« Les nations par consentement », par Murray Rothbard

RothbardSmileLes questions relatives à la nation, à l’identité nationale, à la cohabitation des cultures, à l’immigration, etc., sont aujourd’hui devenues controversées, explosives. Observer que les Français en ont fait une préoccupation majeure, et s’abstenir, par crainte, de toucher à ces sujets, n’est cependant pas une attitude convenable pour un institut comme le nôtre, dont la vocation première est la recherche académique sur les principes de la liberté.

Dans l’article suivant, dont l’Institut Coppet offre ici la première traduction en français, Murray Rothbard insiste sur la nécessité, pour les libéraux, de réfléchir à nouveau sur l’idée de nation, et suggère que le modèle anarcho-capitaliste est la solution pour régler les problèmes liés aux conflits qui nous minent justement aujourd’hui. B.M.


Les nations par consentement : une décomposition de l’État-nation

Par Murray Rothbard

(traduction par Benoît Malbranque)

Les libertariens ont tendance à se concentrer sur deux éléments d’analyse importants : l’individu et l’État. Cependant, ce fut l’un des événements les plus importants et les plus remarquables de notre temps que la ré-émergence — avec fracas — ces cinq dernières années d’un troisième aspect du monde réel, celui-ci tout à fait négligé : la « Nation ». Auparavant, lorsque l’on prenait la peine de mentionner la « nation », on la rattachait le plus souvent à l’État, comme dans l’expression commune, « l’État-nation », quoique ce concept transforme en maxime universelle un développement particulier survenu au cours des derniers siècles. Au cours des cinq dernières années, au contraire, nous avons vu, comme un corollaire de l’effondrement du communisme en Union soviétique et en Europe de l’Est, l’État centralisé ou le soi-disant État-nation se décomposer de manière remarquable et étonnamment rapide en ses différentes nationalités constitutives. La nation et la nationalité véritables ont fait une réapparition éclatante sur la scène mondiale.

I. La réémergence de la Nation

Bien évidemment, la « nation » n’est pas la même chose que l’État, et cette différence, les premiers libertariens et libéraux classiques tels que Ludwig von Mises et Albert Jay Nock l’avaient parfaitement sentie. Les libertariens contemporains supposent souvent, et à tort, que les individus ne sont liés les uns aux autres que par les liens de l’échange marchand. Ils oublient ce fait que tout le monde est nécessairement né dans une famille, dans une langue et dans une culture. Chaque personne est née dans une ou plusieurs communautés qui se chevauchent, incluant habituellement un groupe ethnique, avec des valeurs, des pratiques culturelles, des croyances religieuses et des traditions spécifiques. Chacun est généralement né dans un « pays ». Il est toujours né dans un contexte historique spécifique en termes de temps et de lieu, dans une communauté et sur une surface géographique.

L’État-nation européen des temps modernes, cette traditionnelle « grande puissance », n’émergea pas du tout comme une nation, mais suite à la conquête « impériale » d’une nationalité — généralement présente au « centre » du pays résultant, et basée dans la capitale — sur les autres nationalités situées à la périphérie. Puisque la « nation » est une somme de sentiments nationaux subjectifs fondés sur des réalités objectives, les États centraux et impériaux ont eu plus ou moins de succès dans l’établissement, parmi leurs nationalités soumises situées la périphérie, d’un sentiment d’unité nationale impliquant une soumission au centre impérial. En Grande-Bretagne, les Anglais n’ont jamais vraiment éradiqué les aspirations nationales des nationalités celtiques, Écossais et Gallois, qu’ils avaient dominées, bien que le nationalisme Cornique semble avoir été en grande partie éliminé. En Espagne, les conquérants Castillans, basés à Madrid, n’ont jamais réussi — chose dont le monde a été le témoin aux Jeux olympiques de Barcelone — à effacer le nationalisme des Catalans, des Basques, ou même des Galiciens et des Andalous. Les Français, s’étendant hors de leur base parisienne, n’ont jamais totalement apprivoisé les Bretons, les Basques, ou les habitants du Languedoc.

On reconnaît désormais que l’effondrement de l’Union soviétique, centralisatrice et impériale, a levé le voile sur des dizaines de nationalismes précédemment effacés au sein de l’ex-URSS, et il est désormais clair que la Russie elle-même, ou plutôt la « République fédérative de Russie », est tout simplement une formation impériale légèrement plus récente dans laquelle les Russes, se déplaçant hors de leur centre moscovite, ont incorporé de force de nombreuses nationalités, y compris les Tartares, les Yakoutes, les Tchétchènes, et bien d’autres. Une grande partie de l’URSS découlait de la conquête impériale russe au XIXe siècle, au cours de laquelle les Russes et les Britanniques, dans leur affrontement, sont parvenus à dépecer une grande partie de l’Asie centrale.

La « nation » ne peut pas être définie avec précision ; elle est une constellation complexe et variable de différentes formes de communautés, de langues, de groupes ethniques ou de religions. Certains pays ou certaines nationalités, tels que les Slovènes, sont à la fois un groupe ethnique distinct et une langue ; d’autres, comme les groupes belligérants en Bosnie, proviennent du même groupe ethnique, dont la langue est la même, mais qui diffèrent par la forme de l’alphabet, et qui se heurtent violemment sur la question religieuse (entre les Serbes orientaux orthodoxes, les Croates catholiques, et les Musulmans de Bosnie, qui, pour rendre les choses plus compliquées, étaient à l’origine des partisans de l’hérésie manichéenne Bogomile).

La question de la nationalité est rendue plus complexe par l’entremêlement de la réalité objective et des perceptions subjectives. Dans certains cas, tels que celui des nationalités d’Europe orientale sous les Habsbourg ou celui des Irlandais sous les Britanniques, les nationalismes, y compris les langues dominées et parfois en passe de disparaître, ont dû être consciemment préservés, encouragés et développés. Au XIXe siècle, ce fut l’œuvre d’une élite intellectuelle résolue, luttant pour soutenir les périphéries vivant sous la domination du centre impérial, et partiellement absorbé par lui.

II. Le sophisme de la « sécurité collective »

Le problème de la nation s’est aggravé au cours du XXe siècle de par l’influence prépondérante que le wilsonisme a exercé sur la politique étrangère aux États-Unis et dans le monde entier. Je ne parle pas de l’idée de « l’auto-détermination nationale », qui s’est principalement manifestée après la Première Guerre mondiale, mais de la notion de « sécurité collective contre l’agression ». Le défaut fondamental de ce concept séduisant, c’est qu’il fait l’analogie entre les États-nations et les agresseurs individuels, et donne à la « communauté mondiale » le rôle de gendarme de quartier. Le gendarme, par exemple, voit A agresser B ou lui voler sa propriété ; le gendarme se précipite naturellement pour défendre la propriété que B a sur sa propre personne ou ses biens. De la même manière, les guerres entre deux nations ou deux États auraient un caractère similaire : l’État A envahit l’État B ou commet une « agression » envers lui ; l’État A est promptement désigné comme « l’agresseur » par le « gendarme international » ou son substitut présomptif, que ce soit la Société des Nations, l’Organisation des Nations Unies, le Président des États-Unis ou son secrétaire d’État, ou l’éditorialiste du saint New York Times. Par la suite, la force de police du monde, quelle qu’elle soit, est censée entrer rapidement en action pour stopper le « principe d’agression », ou pour empêcher l’« agresseur », que ce soit Saddam Hussein ou la guérilla serbe de Bosnie, de remplir leurs objectifs présumés, qui sont de traverser l’Atlantique et de venir assassiner tous les habitants de New York ou de Washington DC.

Le défaut essentiel de cette argumentation populaire est à trouver au-delà de la discussion habituelle sur le fait de savoir si oui ou non l’armée de l’air américaine ou des soldats au sol peuvent réellement éradiquer les Irakiens ou les Serbes sans trop de difficulté. Le défaut majeur est l’hypothèse présente implicitement dans l’ensemble de l’analyse : que chaque État-nation serait « propriétaire » de sa zone géographique, d’une manière aussi juste et légitime que chaque individu l’est de sa personne et de la propriété qu’il a hérité, a acquis par le travail, ou a obtenu par un échange volontaire. Les limites d’un État-nation traditionnel sont-elles vraiment aussi justes ou aussi irrévocables que ma maison, la votre, une propriété foncière ou une usine ?

Il me semble que non seulement le libéral classique ou le libertarien, mais toute personne de bon sens qui réfléchit à ce problème, doit répondre par un « Non » retentissant. Il est absurde de représenter les limites prétendues de chaque État-nation, telles qu’elles existent à un moment donné, comme quelque chose de légitime et de sacré, chacun de ces État-nations ayant son « intégrité territoriale » et le droit de rester aussi paisible et inviolé que peut l’avoir votre corps, le mien, ou une propriété privée. Invariablement, bien sûr, ces frontières ont été acquises par la force et la violence, ou par un accord interétatique conclu au-dessus des têtes des habitants du lieu, et invariablement elles évoluent, au fil du temps, de manière considérable, de manière à rendre les proclamations sur «l’intégrité territoriale » tout bonnement ridicules.

Prenez, par exemple, le désordre actuel en Bosnie. Il y a seulement quelques années, l’opinion publique mainstream, partagée par la Gauche, la Droite et le Centre, proclamait haut et fort l’importance de maintenir « l’intégrité territoriale » de la Yougoslavie, et dénonçait amèrement tous les mouvements de sécession. Aujourd’hui, peu de temps a passé, mais la même opinion publique mainstream, qui défendait récemment les Serbes comme les champions de « la nation yougoslave » face aux vicieux mouvements sécessionnistes cherchant à détruire cette « intégrité », désormais cette opinion vilipende les Serbes et souhaite les écraser par suite de leur « agression » contre « l’intégrité territoriale » de la « Bosnie » ou de la « Bosnie-Herzégovine », une nation montée de toutes pièces, qui n’avait pas plus d’existence réelle que la « nation du Nebraska » n’en pouvait avoir avant 1991. Mais tels sont les pièges dans lesquels nous sommes forcés de tomber si nous restons ancrés dans la mythologie de « l’État-nation », dont les frontières hasardeuses existant à l’instant t, doivent être considérées comme les droits sacrés et inviolables de son entité possédante, par une analogie profondément fallacieuse faite avec les droits de propriété privée.

Il convient d’adopter l’excellente stratégie de Ludwig von Mises, consistant à s’abstraire des émotions contemporaines : Postulons deux États-nations contigus, « Terreutonia » et « Libertonia ». Supposons que Terreutonia ait soudainement envahi l’est de Libertonia et revendique ce territoire comme le sien. Faut-il condamner automatiquement Terreutonia pour son méchant « acte d’agression » contre Libertonia, et envoyer des troupes, littéralement ou métaphoriquement, contre les brutaux Terreutoniens et au nom de la « petite » et « courageuse » Libertonia ? En aucun cas. Car il est très possible que, pour prendre un exemple, il y a deux ans, l’est de Libertonia avait été une partie intégrante de Terreutonia, qu’elle formait l’ouest du territoire de Terreutonia, et que les Terreutons, l’ethnie des habitants et citoyens du territoire, se plaignaient, au cours des deux dernières années, de l’oppression de Libertonia. En bref, dans les litiges internationaux en particulier, et selon les mots immortels de W. S. Gilbert :

Les choses sont rarement ce qu’elles semblent être,
Le lait écrémé se déguise en crème.

Le bien-aimé policier international, que ce soit Boutros Boutros-Ghali ou les troupes américaines ou l’éditorialiste du New York Times, aurait mieux fait d’y réfléchir à deux fois avant de se jeter dans la mêlée. Les Américains sont particulièrement mal placés pour jouer leur rôle soi-disant wilsonien de moralistes et de policiers du monde. Le nationalisme aux États-Unis est particulièrement récent, et il est plutôt une idée qu’un sentiment enraciné dans des groupes ethniques ou des luttes de nationalité de longue date. Ajoutez à cela l’élément crucial que les Américains n’ont pratiquement pas d’histoire, et cela rend les Américains particulièrement inaptes à foncer d’intervenir dans les Balkans, où la question de qui adopta quelle position à quel endroit durant la guerre contre les envahisseurs turcs au XVe siècle est beaucoup plus concrète dans les esprits pour la plupart des combattants que le souvenir de ce qu’ils ont mangé au dîner d’hier.

Les libertariens et les libéraux classiques, qui sont particulièrement bien équipés pour repenser tout le domaine confus de l’État-nation et des affaires étrangères, se sont trop concentrés durant la guerre froide contre le communisme et l’Union soviétique pour se livrer à une réflexion de fond sur ces questions. Maintenant que l’Union soviétique s’est effondrée et que la guerre froide est terminée, les libéraux classiques se sentiront peut-être libres de se pencher à nouveau sur ces problèmes dont l’importance est considérable.

III. Repenser la sécession

Tout d’abord, nous pouvons conclure que toutes les frontières étatiques ne sont pas justes. L’un des objectifs des libertariens devrait être de transformer les États-nations existants en entités nationales dont les limites pourraient être dites justes, de la même manière que les limites de la propriété privée sont justes ; c’est-à-dire de décomposer les États-nations coercitifs existants en des nations authentiques, des nations par consentement.

Dans le cas, par exemple, de l’est du Libertonia, les habitants devraient être en mesure de faire volontairement sécession de la Libertonia et de rejoindre leurs camarades de Terreutonia. Encore une fois, les libéraux classiques devraient résister à la tentation de dire que les frontières nationales « n’ont pas d’importance ». Il est vrai, bien entendu, et les libéraux classiques l’ont longtemps proclamé, que plus est faible le degré d’intervention de l’État dans les deux pays, Libertonia et Terreutonia, et plus indifférente sera la frontière. Mais même dans un État minimal, les frontières nationales auraient encore un sens, et même un sens particulièrement fort pour les habitants du territoire. Car dans quelle langue — le terreutonien, le libertonien, ou les deux ? — seront les panneaux dans les rues, les annuaires téléphoniques, les procédures judiciaires ou les classes scolaires sur ce territoire ?

En bref, chaque groupe, chaque nationalité, devrait être autorisée à se séparer de tout État-nation et à se joindre à tout autre État-nation qui accepte de l’incorporer. Cette simple réforme serait un grand pas fait en direction de l’établissement de nations par consentement. Les Écossais, s’ils le veulent, devraient être autorisés par les Anglais à quitter le Royaume-Uni, et à devenir indépendants, et même à se joindre à une Confédération gaélique, si les citoyens le souhaitent.

Face à l’idée d’un monde où les nations sont en grand nombre, une réponse commune est de se soucier de la multitude des barrières commerciales qui pourraient être érigées. Mais, toutes choses étant égales par ailleurs, plus le nombre de nouvelles nations est grand, plus est petite la taille de chacune d’elle, et mieux cela est. Car il serait beaucoup plus difficile de propager l’illusion de l’autosuffisance si le slogan était « Achetez les produits du Dakota du Nord » ou même « Achetez les produits de la 56ème avenue » qu’il ne l’est aujourd’hui de convaincre le public d’ « Acheter américain ». De même, « À bas le Dakota du Sud », ou a fortiori, « À bas la 55ème avenue » serait un concept bien plus difficile à vendre que de répandre la peur ou la haine des Japonais. De la même manière, les absurdités et les conséquences malheureuses de la monnaie de papier fiduciaire seraient beaucoup plus évidentes si chaque province ou chaque ville ou chaque quartier se mettait à imprimer sa propre monnaie. Un monde plus décentralisé serait beaucoup plus susceptible de se tourner vers des marchandises saines obtenues sur marché, tels que l’or ou l’argent, pour constituer sa monnaie.

IV. Le modèle anarcho-capitaliste pur

Je soulève le modèle anarcho-capitaliste pur dans cet article, non pas tant pour défendre le modèle en soi et pour le proposer comme guide pour régler les controverses et les différends actuels au sujet de la nationalité. Le modèle pur consiste simplement dans le fait que nul espace de terrain, pas un centimètre carré dans le monde, ne reste « public » ; chaque centimètre carré de superficie de terre, que ce soit les rues, les places, ou les quartiers, est privatisé. La privatisation totale aiderait à résoudre les problèmes de nationalité, souvent d’une manière surprenante, et je suggère aux États existants, aux États libéraux classiques, de tenter de se rapprocher d’un tel système, même si certaines zones de terrain restent dans la sphère étatique.

L’ouverture des frontières, ou le problème du Camp des Saints

La question de l’ouverture des frontières, ou de la libre immigration, est devenue un problème croissant pour les libéraux classiques. La raison de cela est d’abord que l’État-providence subventionne de plus en plus les migrants, les autorisant à entrer et à recevoir une assistance permanente ; la seconde raison est que les frontières culturelles sont devenues de plus en plus lâches. J’ai commencé à repenser mes vues sur l’immigration lorsque, avec l’effondrement de l’URSS, il est devenu clair que l’ethnie russe avait été encouragée à affluer en Estonie et en Lettonie afin de détruire les cultures et les langues de ces peuples. Auparavant, il avait été facile de qualifier d’irréaliste le roman anti-immigration de Jean Raspail, Le Camp des Saints, dans lequel la quasi-totalité de la population de l’Inde décide de passer, dans de petits bateaux, en France, et où les Français, infectés par l’idéologie progressiste, ne trouvent pas la volonté d’empêcher la destruction de la nation, économiquement et culturellement. Tandis que les problèmes culturels et ceux de l’État-providence se sont intensifiés, il est devenu impossible de continuer à rejeter les préoccupations de Raspail.

Toutefois, en repensant l’immigration sur la base du modèle anarcho-capitaliste, il est devenu clair pour moi qu’un pays totalement privatisé n’aurait en aucun cas des « frontières ouvertes ». Si chaque parcelle de terre dans un pays était détenue par une personne, un groupe ou une société, cela signifierait qu’aucun immigrant ne pourrait y entrer sans y être invité et sans avoir été permis d’y louer ou d’y acheter une propriété. Un pays totalement privatisé serait aussi « fermé » que ses habitants et ses propriétaires le souhaiteraient. Il semble donc clair que le régime de l’ouverture des frontières qui existe de facto aux États-Unis équivaut en réalité à une ouverture rendue obligatoire par l’État central, agent en charge de toutes les rues et tous les terrains publics, et ne reflète pas véritablement les souhaits des propriétaires.

Sous le système entièrement privé, de nombreux conflits locaux et problèmes « d’externalités » — et pas seulement le problème de l’immigration — seraient parfaitement réglés. Toute localité ou territoire étant détenu par des entreprises privées, des sociétés ou des communautés contractuelles, une véritable diversité régnerait, selon les préférences de chaque communauté. Certains quartiers seraient ethniquement ou économiquement diversifiés, tandis que d’autres seraient ethniquement ou économiquement homogènes. Certaines localités permettraient la pornographie, la prostitution, les drogues ou l’avortement, et d’autres prononceraient une interdiction sur l’une ou sur toutes ces questions. Les interdictions ne seraient pas imposées par l’État, mais naîtraient tout simplement des conditions fixées pour résider ou utiliser une surface de terrain. Tandis que les étatistes, qui sont démangés par le désir d’imposer leurs valeurs à tout le monde, seraient déçus, chaque groupe de culture aurait au moins la satisfaction de vivre dans des quartiers habités par des gens qui partagent ses valeurs et ses préférences. Bien que la propriété privée des territoires ne fournirait pas l’utopie ni une panacée pour tous les conflits, elle fournirait au moins une solution de second choix à laquelle la plupart des gens pourraient s’accommoder

Enclaves et exclaves

La sécession de nationalités hors d’États centralisés pose un problème évident concernant les zones mixtes, ou les enclaves et exclaves. La décomposition du massif État-nation central de Yougoslavie en parties constituantes a résolu de nombreux conflits en fournissant une nation indépendante aux Slovènes, aux Serbes, aux Croates ; mais que dire de la Bosnie, où dans beaucoup de villes et villages les populations sont mélangées ? Une des solutions est d’encourager à persévérer dans la même voie, à travers encore plus de décentralisation. Si, par exemple, l’est de Sarajevo est serbe et l’ouest de Sarajevo est musulman, ils se rattachent alors chacun à leur nation respective.

Mais cela se traduira forcément par un grand nombre d’enclaves, des morceaux de nations entourés par d’autres nations. Comment cela peut-il être résolu ? En premier lieu, le problème des enclaves / exclaves existe de nos jours. Un des conflits contemporains les plus problématiques — et un auquel les États-Unis ne se sont pas encore mêlés, parce qu’il n’a pas encore été montré sur CNN — est le problème du Haut-Karabakh, une enclave arménienne au sein de l’Azerbaïdjan, formellement rattaché à ce pays. Le Haut-Karabakh devrait clairement faire partie de l’Arménie. Mais, dans ce cas, comment les Arméniens du Karabakh parviendront-ils à éviter le blocus des Azéris, et comment éviteront-ils d’en venir à une bataille militaire en essayant de maintenir un corridor terrestre vers l’Arménie ?

Sous le système de la propriété privée totale, bien entendu, ces problèmes disparaîtraient. Aujourd’hui, personne aux États-Unis n’achète des terres sans s’être assuré que son titre de propriété est clair ; de la même manière, dans un monde entièrement privatisé, les droits d’accès seraient évidemment un élément crucial de la propriété foncière. Dans un tel monde, donc, les propriétaires du Karabakh s’assureraient qu’ils ont acheté les droits d’accès à un corridor terrestre azéri.

La décentralisation fournit également une solution viable au conflit permanent et apparemment insoluble en Irlande du Nord. Lorsque les Britanniques ont divisé l’Irlande dans les années 1920, ils ont donné leur accord pour que soit effectué un second niveau de partition supplémentaire, à l’échelle plus locale. Ils n’ont jamais réalisé cette promesse. Cependant, si les Britanniques permettaient un vote de sécession local, paroisse par paroisse, en Irlande du Nord, la plupart de la superficie des terres, qui est à majorité catholique, déciderait probablement de rejoindre la République. Ce serait le cas, par exemple, de comtés tels que Tyrone et Fermanagh, le Down du sud, et l’Armagh du sud. Les protestants conserveraient probablement Belfast, le comté d’Antrim, et d’autres régions au nord de Belfast. Le problème majeur restant serait l’enclave catholique dans la ville de Belfast, mais, encore une fois, le modèle anarcho-capitaliste pourrait être approché via l’autorisation d’acheter des droits d’accès à l’enclave.

En attendant la privatisation totale, il est clair que notre modèle pourrait être approché, et les conflits minimisés, en permettant les sécessions et le contrôle au niveau local, jusqu’au niveau des plus petites communautés, et par le développement de droits d’accès contractuels aux enclaves et aux exclaves. Aux États-Unis, il devient important, dans l’avancée vers une telle décentralisation radicale, pour les libertariens et les libéraux classiques — et pour de nombreux autres groupes minoritaires ou dissidents — de commencer à accorder la plus grande attention au Dixième Amendement, aujourd’hui oublié, et d’essayer de désintégrer le rôle et le pouvoir de cette puissance centralisatrice qu’est la Cour suprême. Plutôt que d’essayer d’amener à la Cour suprême les gens défendant telle ou telle conviction idéologique, il convient de réduire et de minimiser sa puissance, et de décomposer son pouvoir en des niveaux régionaux ou même en instances judiciaires locales.

La citoyenneté et les droits de vote

L’un des problèmes épineux de notre temps est la question de savoir qui devient citoyen d’un pays donné, puisque la citoyenneté confère des droits de vote. Le modèle anglo-américain, selon lequel chaque enfant né dans la superficie du pays devient automatiquement un citoyen, invite clairement une immigration de confort de la part de futurs parents. Les États-Unis, par exemple, font face actuellement au problème des immigrants illégaux qui, s’ils donnent naissance à un bébé sur le sol américain, deviennent automatiquement citoyens et peuvent, avec leur enfant, avoir droit à des prestations sociales permanentes et des soins médicaux gratuits. Il est clair que le système français, dans lequel on doit être né d’un citoyen pour devenir automatiquement citoyen, est beaucoup plus proche de l’idée d’une nation par consentement.

Il est également important de repenser complètement l’idée de vote ainsi que sa fonction. Doit-on attribuer à tout le monde le « droit » de voter ? On demanda un jour à Rose Wilder Lane, théoricienne libertarienne du milieu du XXe siècle, si elle croyait au suffrage des femmes. « Non », répondit-elle, « et je suis également contre le suffrage masculin. » Les Lettons et les Estoniens ont abordé le problème des immigrants russes de façon convaincante en leur permettant de rester de façon permanente en tant que résidents, mais sans leur accorder la citoyenneté ni donc le droit de vote. Les Suisses accueillent les travailleurs temporaires, mais découragent fortement l’immigration permanente, et, a fortiori, la citoyenneté et le vote.

Pour éclairer notre lanterne, tournons-nous, une fois de plus, vers le modèle anarcho-capitaliste. À quoi ressemblerait le vote dans une société totalement privatisée ? Non seulement les votes seraient très divers, mais le plus important est que personne n’y prêterait attention. La forme de vote la plus pleinement satisfaisante pour un économiste est probablement l’entreprise, ou la société anonyme, où le vote est proportionnel à la part que chacun détient dans les actifs de l’entreprise. Mais il existe également, et il en existerait, une myriade d’associations de toutes sortes. On suppose généralement que les décisions d’une association sont prises sur la base d’un vote où chaque membre compte pour une voix, mais cela est généralement faux. Sans l’ombre d’un doute, les associations les mieux gérées et les plus agréables sont celles qui sont gérées par une petite oligarchie auto-entretenue, composée des plus habiles et des plus intéressés, un système qui s’avère plus agréable pour les membres subalternes non-votants tout autant que pour l’élite. Si je suis un membre, disons d’un club d’échecs, pourquoi devrais-je m’inquiéter de si je peux voter, si je suis satisfait de la manière dont le club est géré ? Et si je suis intéressé par la direction des affaires, je serais probablement invité avec reconnaissance par l’oligarchie, qui est toujours à l’affût de membres énergiques, à rejoindre l’élite dirigeante. Et enfin, si je suis mécontent de la manière dont le club est géré, je peux facilement le quitter et rejoindre un autre club, ou même en créer un par moi-même. Cela, bien évidemment, est l’une des grandes vertus des sociétés libres et privatisées, que nous envisagions un club d’échecs ou une communauté contractuelle de voisinage.

De toute évidence, si nous commençons à avancer vers le modèle pur, et que de plus en plus de territoires et de domaines de la vie deviennent soit privatisés soit micro-décentralisés, le vote deviendra une préoccupation de moins en moins importante. Bien sûr, nous sommes loin de cet objectif. Mais il est important de commencer, et en particulier de changer notre culture politique, qui traite la « démocratie » ou le « droit » de vote, comme le bien politique suprême. En vérité, le processus de vote doit être considéré au mieux comme trivial et sans importance, et jamais comme un « droit », en dehors des utilisations possibles de ce mécanisme dans le cadre d’un contrat consensuel. Dans le monde moderne, la démocratie ou le vote est seulement utile pour participer ou ratifier l’utilisation de la force gouvernementale pour contrôler les autres, ou comme moyen d’éviter d’être soi-même ou son groupe l’objet du contrôle. Le vote, cependant, est, au mieux, un instrument inefficace pour l’auto-défense, et il est de loin préférable de le remplacer en brisant complètement le pouvoir de l’État central.

En somme, si nous procédons à la décomposition et la décentralisation de l’État-nation moderne, centralisateur et coercitif, en le divisant en nationalités et en communautés, nous devons en même temps réduire la portée du pouvoir conféré à l’État, la portée et l’importance du vote et l’étendue des conflits sociaux. La portée des contrats privés, et du consentement volontaire, sera étendue, et l’État brutal et répressif sera dissout progressivement dans un ordre social harmonieux et plus prospère.

Initialement paru dans le Journal of Libertarian Studies, 11, n° 1 (automne 1994), p.1-10

Traduit par Benoît Malbranque

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