Pour une défense sans compromission de toutes les libertés

Après avoir présenté un programme de libéralisme complet (mais aussi volontairement modéré) dans le Courrier français (juillet 1846), Gustave de Molinari recense les réactions de la presse départementale. À ceux qui l’accusent d’intransigeance et d’excès, dans sa défense de toutes les libertés, il répond : « Par ce fait qu’on défend une liberté, n’est-on pas tenu aussi, sous peine de manquer de logique et de bon sens, de soutenir toutes les autres libertés ? On ne compose pas avec les principes, on ne trie pas les libertés, il n’y a dans le terrain des réformes aucune ivraie à séparer du bon grain, tout est bon grain. »


Œuvres complètes de Gustave de Molinari, Volume II, à paraître

 

Sur l’accueil fait par les journaux au programme d’opposition

[4 juillet 1846. — Conjectural, Presque certain.]

Des journaux de diverses nuances, la Gazette de France, l’Alliance, l’Auxiliaire breton, le Courrier du Nord, le Censeur de Lyon, etc., s’occupent de notre programme d’Opposition. Leurs observations sur ce programme de la jeune Gauche sont diverses, comme leurs opinions. La Gazette, par exemple, ne nous trouve pas suffisamment réformistes, le Courrier du Nord pense que nous nous séparons trop de la vieille Gauche, tandis que l’Auxiliaire breton est d’avis que nous ne nous en séparons pas assez, enfin le Censeur de Lyon trouve que nous nous engageons beaucoup trop avant dans les voies du libéralisme. Voilà bien des opinions ! Et notons en passant que c’est un journal légitimiste qui nous reproche d’être trop peu libéraux, et un journal démocrate qui nous reproche de l’être trop. Ceci donnera une idée de l’état de confusion, d’anarchie, où sont tombés les partis, faute d’une doctrine rationnelle, faute d’un système parfaitement arrêté. Répondons d’abord en quelques mots à la Gazette.

La Gazette parle beaucoup, parle toujours, comme chacun sait, de la réforme électorale et des libertés nationales (comme s’il y avait des libertés qui ne fussent pas nationales !), mais tout en parlant incessamment de réformes et de libertés, la Gazette évite avec soin de donner son plan de réforme et de définir d’une manière spéciale, précise, les libertés dont elle invoque le nom. Nous prenons donc le parti de poser à la Gazette les questions suivantes :

De quelle manière entendez-vous la réforme électorale ? Quel est votre plan de réforme ?

Êtes-vous pour la liberté des cultes, c’est-à-dire pour la séparation complète, définitive de l’Église et de l’État ?

Êtes-vous pour la liberté d’enseignement ? De quelle façon entendez-vous la réforme de l’Université ?

Êtes-vous pour la liberté du commerce ?

Nous espérons que la Gazette qui nous trouve trop peu réformistes voudra bien répondre d’une manière claire et catégorique à ces questions-là. Aussi bien est-il grandement temps que la Gazette donne au public la clef de ses doctrines libérales. Voilà bientôt seize ans que la Gazette réclame la réforme électorale au nom de la souveraineté nationale et dans l’intérêt des libertés publiques ; mais nous doutons fort que les lecteurs de la Gazette sachent mieux ce qu’elle entend par libertés publiques que ce qu’elle désigne sous le nom de souveraineté nationale. Que la Gazette s’explique donc une bonne fois, nettement, franchement sur toutes ces questions si importantes, si vitales. Nous lui en saurons gré et son public aussi.

L’Alliance nous félicite de notre libéralisme. Nous en remercions sincèrement l’Alliance. Cependant il y a, à notre avis, mieux à faire que de féliciter les gens sur l’expression de leurs principes, c’et de marcher avec eux, du même pas, dans la voie où ils se sont engages, c’est de poursuivre avec eux la réalisation de ces principes dont on reconnaît la justesse, l’excellence. Comment se fait-il, par exemple, que l’Alliance qui défend avec une si sincère et si généreuse ardeur la cause de la liberté d’enseignement, hésite à se prononcer sur la liberté des cultes, et se prononce pour la restriction quand il s’agit de la liberté de conscience ? Comment se fait-il qu’elle ait à la fois du blâme et des louanges pour la liberté du commerce et qu’elle prenne si peu d’intérêt à la réforme électorale ? Est-ce là une conduite bien rationnelle? Par ce fait qu’on défend une liberté, n’est-on pas tenu aussi, sous peine de manquer de logique et de bon sens, de soutenir toutes les autres libertés ? On ne compose pas avec les principes, on ne trie pas les libertés, il n’y a dans le terrain des réformes aucune ivraie à séparer du bon grain, tout est bon grain. Que l’Alliance y songe !

Des éloges à l’Alliance passons aux critiques de l’Auxiliaire Breton. Comment donc notre confrère de Rennes a-t-il pu trouver la moindre ressemblance entre notre programme et le programme de l’Opposition Thiers-Barrot ? Où donc a-t-il vu ces rapports singuliers, pour nous servir de ses propres expressions, qui rattachent nos principes d’opposition à ceux que nous blâmons si vertement ? En toutes choses, M. Thiers n’est-il point le partisan de la Restriction, et ne sommes-nous point les partisans de la liberté ? M. Thiers exalte le concordat et nous réclamons la séparation de l’Église et de l’État ; M. Thiers trouve à peu près parfaite l’organisation de l’Université, et nous voulons réformer radicalement l’Université ; M. Thiers a fait la loi sur les associations et les lois de septembre, et nous réclamons la liberté d’association et la liberté de la presse ; M. Thiers défend la protection douanière, et nous soutenons la cause du libre-échange ; M. Thiers, enfin, a enterré la réforme électorale, et nous voulons la ressusciter. Jamais, en vérité, il n’y a eu dissidence plus radicale, plus complète que celle qui nous sépare de M. Thiers et de sa Gauche. Que l’Auxiliaire breton veuille donc bien ne plus confondre ce qui est séparé, ce qui demeurera éternellement séparé, à moins toutefois que M. Thiers, ce panégyriste du despotisme et ce fauteur de la réaction anti-libérale, ne s’avise quelque jour de se convertir à la liberté !

Le Courrier du Nord et le Censeur de Lyon n’ont point commis l’erreur que nous reprochons à l’Auxiliaire breton ; ces deux journaux se sont parfaitement aperçu que nous nous séparions de la vieille Opposition, et ils nous en font un crime. Le Courrier du Nord, par exemple, nous reproche d’avoir affaibli l’Opposition, en la désunissant. Allons donc ! Est-ce que l’Opposition parlementaire pouvait être affaiblie ? N’a-t-elle pas perdu ce qui lui restait de forces, d’énergie, le jour où elle s’est misérablement placée à la suite de M. Thiers ? N’a-t-elle pas donné, ce jour-là, sa démission de parti de l’Opposition ? La mission d’une Opposition n’est-elle point de défendre la cause de la liberté, et le Courrier du Nord osera-t-il affirmer que l’Opposition ralliée à M. Thiers, patronnée par M. Thiers, soit encore le parti de la liberté ? Non, nous n’avons point affaibli l’Opposition parlementaire, elle s’est elle-même affaiblie, perdue, et c’est pour ne point nous affaiblir, nous perdre avec elle, que nous l’avons délaissée ! Nous sommes restés sur le terrain des principes qu’elle abandonnait pour servir l’inquiète ambition d’un homme sans principes ! Puisse-t-elle bientôt rejeter l’indigne alliance qu’on lui a imposée, et revenir sur le solide terrain des principes que nous n’avons jamais quitté !

Mais, nous dit à son tour le Censeur de Lyon, il est donc bien sûr que ce terrain est solide, inébranlable ? Êtes-vous donc bien certains que la liberté doive être, en toutes choses, réclamée d’une manière absolue ? Avez-vous bien pesé toutes les conséquences de la réalisation complète, absolue des principes de liberté ? Ne vous alarmez-vous pas des maux que la réalisation de ces principes a déjà causés, et ne craignez-sous pas qu’une réalisation plus complète n’aggrave encore ces maux-là ? La devise de nos pères était : liberté, égalité, fraternité. Ne craignez-vous point que la liberté seule n’engendre l’inégalité et l’antagonisme ?

Mon Dieu non, répondrons-nous au Censeur, nous n’avons point de telles craintes ; nous avons pleinement foi en la liberté ; nous sommes persuadés que la liberté, bien loin d’engendrer l’inégalité et l’antagonisme, amènerait au contraire, comme des conséquences inévitables, l’égalité et la fraternité. Et savez-vous ce qui nous donne cette conviction ? C’est que nous savons d’une manière certaine, qu’en toutes choses, ce n’est point la liberté qui, jusqu’à cette heure, a produit l’inégalité et l’antagonisme, mais l’absence de la liberté, mais le privilège ! N’est-ce point, par exemple, le privilège accordé à certaines productions qui a engendré, au sein de l’industrie nationale, l’antagonisme des intérêts ? N’est-ce point ce même privilège qui, en accroissant abusivement la valeur de certains capitaux et de certaines terres, et en abaissant par là même la valeur du travail, a produit l’inégalité des classes, séparé, comme par un abîme, la masse qui travaille de la minorité qui possède ? Pourquoi donc accuser la liberté alors que le privilège seul est coupable ?

L’espace et le temps nous manquent pour répondre avec plus de détail au Censeur de Lyon ; quand la question de l’enseignement sera mise à l’ordre du jour, nous tâcherons de prouver à notre confrère de Lyon que la liberté de l’enseignement est préférable au despotisme de l’Université ; nous nous bornerons à lui dire aujourd’hui que nous entendons, en ce qui concerne la liberté des cultes, que la séparation de l’Église et de l’État soit complète, c’est-à-dire que l’Église cesse de recevoir son salaire de l’État. Si l’Eglise continuait à être salariée par le pouvoir, la liberté des cultes ne demeurerait-elle pas un vain nom ?

Nous aurons à discuter, au reste, plus d’une fois encore, avec les journaux qui défendent, comme le Censeur de Lyon le despotisme, dans l’intérêt de l’égalité et de la fraternité ! Nous aurons plus d’une fois à défendre la cause de la liberté, non seulement contre les conservateurs mais encore contre certains démocrates.

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