Première conférence sur l’économie politique (1860) par Frédéric Passy

passy_postcardEn mars 1860, quarante ans avant de recevoir le premier Prix Nobel de la Paix (1901), Frédéric Passy commençait sa carrière d’économiste par une conférence donnée à Pau. Dans cette allocution, Passy défend les mérites de la science économique, la présentant comme honorable, à côté de toutes ces autres sciences nobles comme la philosophie ou la médecine, mais aussi comme profitable, en indiquant que les individus et les nations ne s’enrichissent qu’en suivant les lois de l’économie politique. Tout en offrant les premières convictions d’une des grandes figures du libéralisme français du XIXe siècle, cette conférence illustre aussi la forme que prenait l’enseignement économique à ses tout débuts, la France ne comptant en effet à l’époque qu’un seul cours formel d’économie — la chaire d’économie politique au Collège de France. B.M.


MON DÉBUT,

PREMIÈRE CONFÉRENCE SUR L’ÉCONOMIE POLITIQUE

Faite à Pau le 24 Mars 1860

Par FRÉDÉRIC PASSY

MEMBRE DE l’INSTITUT

BORDEAUX,

IMPRIMERIE G. GOUNOUILHOU

11, rue Guiraude

1900


MON DÉBUT

Il est bien loin, mon début, et je l’avais à peu près oublié. Je veux dire que je savais bien à quelle époque avait commencé ma carrière de professeur, mais que je ne me souvenais guère de ce que j’avais pu dire alors. Une chose seulement m’était restée dans la mémoire : c’est que, pour la première et dernière fois de ma vie, j’avais appris par cœur une partie de ce que je voulais dire. Que voulez-vous ! je n’avais jamais parlé en public. Comme mon maître Laboulaye, qui nous l’a naïvement conté, et qui, lui aussi, avait débuté à trente-sept ans, je me méfiais de moi-même ; tranchons le mot : j’avais le trac. Et, comme lui aussi, je l’ai eu pendant dix ans, bien qu’après avoir commencé par prendre une ceinture de sauvetage, je me fusse bientôt jeté à l’eau sans plus de précaution et me fusse aperçu que je savais nager.

Donc, c’était en 1860. Depuis trois ans au moins, un comité d’initiative, fondé à Montpellier, était en instance pour faire ouvrir dans cette ville un cours libre d’économie politique ; et dès 1857, sur le conseil de mon maître, Michel Chevalier, qui m’avait fait l’honneur de me désigner comme l’homme indiqué pour faire ce cours, mon discours d’inauguration, qui ne devait être lu qu’en décembre 1860, était écrit.

Le Moniteur publia la fameuse lettre du 5 janvier, par laquelle l’empereur, imitant tardivement Robert Peel, retournait, lui aussi, sa boussole économique. Je me trouvais à Pau. Le préfet, le baron Pron, avait été, comme auditeur au Conseil d’État avant l’empire, mon collègue. J’allais le trouver et lui demandai si, au cas où je ferais annoncer dans les journaux de la localité quelques conférences d’économie politique, il serait dans la nécessité de me faire arrêter.

— Je commencerais par vous faire avertir, me répondit-il en riant. Vous connaissez la législation. Mais laissez-moi réfléchir.

— Tant que vous voudrez, repris-je. Vous avez le télégraphe sous la main. Cela vous rendra la réflexion plus facile.

À quelque temps de là, il me communiquait une lettre du ministre de l’intérieur, M. Billault, portant ces mots : « Dites à M. Passy qu’il peut faire ce qu’il voudra. Priez-le seulement de s’abstenir autant que possible des questions trop brûlantes de la politique du jour. »

Vous avez la bride sur le cou, ajouta Pron. À quand le plaisir de vous entendre ?

Ce n’était pas tout. Il fallait un local. On m’en trouva un à la Mairie, mais modeste : deux bougies — peut-être bien deux chandelles — sur une table ; une dans le fond de la salle et une dans l’escalier : c’était tout en fait de lumière, sauf les miennes. Cela n’empêcha pas le public d’affluer ; mais plutôt, d’abord, par curiosité que par intérêt pour la science économique.

Qu’est-ce que ça pourra bien être ? disaient les uns.

C’est étrange, reprenaient les autres, que le gouvernement permette ces choses-là.

Et ainsi de proche en proche.

On comprend que j’aurais été imprudent si, dans de telles conditions, je n’avais pas assuré mon départ, autrement dit pesé mes premières paroles. Je devais, évidemment, commencer par justifier mon entreprise. Et, avant d’aborder aucune des questions principales que je me proposais de traiter : propriété, capital, intérêt, salaire, association, machines et liberté commerciale, il convenait de bien montrer de quelle importance peut être, pour la sécurité sociale, comme pour la prospérité nationale, la connaissance ou l’ignorance des lois qui président au développement de la richesse et du bien-être.

C’est ce que je fis dans les quelques pages qui me servirent d’entrée en matière et qui, après quarante ans, je le répète, me paraissent constituer encore une justification trop nécessaire en présence des erreurs et des préventions contre lesquelles ont toujours à se défendre les vérités économiques les plus simples et les plus essentielles. [1]

Voici ces paroles :

 


Frédéric PASSY.

MESDAMES,

MESSIEURS,

Qu’il me soit permis, avant de commencer cet entretien, de vous remercier de votre présence ici. Qu’il me soit permis de remercier aussi, et non moins vivement, les membres de la Société scientifique de cette ville, qui, en me donnant avec tant d’obligeance l’hospitalité, m’ont mis à même de vous adresser l’appel auquel vous avez si bien répondu.

En parlant ainsi, Messieurs, je ne me fais, veuillez le croire, aucune illusion. Ce n’est pas, je le sais, à cause de moi que cette porte a été ouverte, et ce n’est pas à cause de moi que vous l’avez franchie : je ne suis qu’un étranger inconnu parmi vous, et je n’ai pas moi-même, ailleurs non plus qu’ici, aucun titre bien sérieux à l’attention et à la bienveillance. Mais c’est précisément pour cela que je dois vous remercier davantage, et c’est pour cela que je le fais plus librement et plus volontiers ; car, ce que vous n’avez pas fait pour moi, vous n’avez pu le faire que pour la science, et il vaut mieux, je n’hésite pas à le dire, que ce soit l’intérêt de la science, l’ardeur de connaître et le désir de renouer des traditions sérieuses depuis trop longtemps interrompues, qui vous aient réunis dans cette salle, que si vous y étiez venus comme à un rare et brillant spectacle, attirés par la réputation d’un orateur éloquent, ou curieux de contempler les traits d’un homme célèbre.

La curiosité est de tous les pays et de tous les jours. Et elle ne procure bien souvent que satisfaction vaine, parfois que déception ou regret. Le zèle de s’instruire est plus salutaire ; mais il est aussi plus rare. Et nous pouvons dire, sans calomnier personne, qu’il n’y a pas beaucoup de villes, même parmi les plus grandes, où l’on puisse trouver si aisément, pour entendre parler de choses sérieuses et réputées arides, un auditoire tel que celui qui m’écoute.

Il n’y en a pas tout au moins où la science dont je voudrais vous entretenir soit l’objet de discours publics. Et, sauf la chaire d’économie politique du Collège de France, créée pour le célèbre J.-B. Say, illustrée par le malheureux et glorieux Rossi, et, après lui, toujours si bien occupée, mais accessible à si peu de disciples, il n’y a pas eu, jusqu’à présent, et malgré bien des appels partis parfois de bien haut, un seul lieu en France où ce que nous commençons ce soir ait pu être fait.

Quels que soient la valeur et le succès de ces conférences, elles auront donc, elles ont déjà maintenant, un mérite qui ne leur sera point enlevé, celui d’être les premières et d’ouvrir la voie. C’est bien quelque chose. Et c’est une raison, peut-être, pour que vous ne soyez pas, en y venant, trop mécontents de vous. C’en est une aussi, permettez-moi de le penser, pour que vous ne soyez pas trop sévères pour moi.

Omnis definitio periculosa. Toute définition est dangereuse, a dit un ancien. Il aurait pu ajouter ennuyeuse. Je le sais, et vous aussi peut-être. Mais il y a beaucoup de choses ennuyeuses et dangereuses qu’il est impossible d’éviter toujours ; et les définitions sont du nombre. Il faut, en fait de sciences au moins, commencer par le commencement, et ce n’est pas pour elles qu’a été faite la chanson : « Le premier pas se fait sans qu’on y pense. » Il ne se fait, au contraire, ou du moins il ne se fait bien, qu’à la condition d’y penser, et c’est parce que trop souvent on n’y pense pas qu’on le fait si mal et qu’on trébuche dès le second.

Résignons-nous à cette nécessité, et, puisque nous voulons parler de l’économie politique, ne craignons pas de nous demander ce que c’est que l’économie politique ; si c’est une science, quel est l’objet de cette science ; à qui et à quoi elle sert, et pourquoi ceux qui la cultivent demandent si instamment aux autres de la cultiver à leur tour. Évidemment, si je puis répondre à peu près à ces questions, ma tâche en sera immédiatement simplifiée, et, sachant où je veux vous conduire et de quels intérêts nous avons à nous occuper, vous m’abandonnerez si le but ne vous paraît pas digne de vos efforts ; vous me suivrez plus aisément s’il vous semble les mériter.

D’abord, qu’est-ce qu’une science ? Sur ce point, je n’ai qu’à faire appel à vos souvenirs. À cette même place, on vous a parlé de bien des choses, et dans le nombre il en est qui portent le nom de science. On vous a parlé de physique, de chimie, d’astronomie, de géologie, que sais-je encore ? On vous a dit que c’étaient des sciences, et vous le croyez. Pourquoi ? Parce que dans votre pensée, comme dans la pensée de ceux qui vous en parlaient, ces choses ne sont pas livrées au hasard, mais dominées par des règles ; parce que les faits qu’elles embrassent ne sont pas des faits sans liaison et sans ordre, mais, au contraire, des faits unis entre eux par des rapports invariables et fixes, par des lois, œuvre et reflet d’une loi plus haute, la volonté toute puissante et toute sage du divin législateur.

C’est pour atteindre à ces lois qu’on étudie les faits. Et toute science n’a d’autre but que la connaissance des rapports généraux par lesquels s’expliquent les accidents particuliers. C’est par là qu’elle attache, et c’est par là qu’elle sert. Rien de plus beau et de plus utile que l’astronomie. Mais, si le spectacle de la voûte étoilée ravit notre esprit en enchantant nos regards, si les cieux, comme dit l’Écriture, racontent la gloire de Dieu, c’est parce que, même sans les connaître, notre esprit devine dans le mouvement des astres une règle et un ordre, et qu’à travers les lumières créées nous sentons la lumière incréée, la lumière créatrice. Si l’étude des révolutions célestes nous est profitable, si, grâce à elle, nous pouvons, dans bien des circonstances, faire utilement et à propos ce que sans elle nous ferions mal à propos et malheureusement, si le marin ou le pâtre isolés sur les flots ou dans les déserts lisent leur route au-dessus de leur tête, si les éclipses sont prévues, si les marées sont pesées, et si tant de merveilleuses et fécondes assertions des savants viennent à chaque instant étonner et servir les ignorants, c’est parce que les astres ont eux-mêmes leur route tracée dans l’espace et que la régularité de leurs actions permet, en les observant, d’en déterminer la nature et d’en prévoir le retour. Sans fixité, pas de connaissance ; et sans connaissance, pas de profit. Le hasard ne se laisse ni mesurer, ni utiliser.

Ainsi, Messieurs, l’idée constitutive d’une science, c’est l’idée de loi, de règle, de rapport fixe et déterminable. Partout où l’esprit peut concevoir et saisir une loi, il y a place pour une science. C’est dire qu’il y a autant de sciences que de catégories de faits observables en ce monde : car comment admettre que rien en ce monde soit sans règle, c’est-à-dire sans cause et sans effet ; et si nous croyons en Dieu, pouvons-nous supposer qu’il n’y ait pas d’ordre dans les œuvres de Dieu ?

Mais la première des œuvres de Dieu, c’est l’homme : c’est l’être dont il a dit : « Faisons-le à notre image et à notre ressemblance. » L’homme a donc des lois ; sa nature est donc, dans ses éléments divers, soumise à des règles, et il peut devenir l’objet d’études scientifiques. Plusieurs sciences, en effet, ont l’homme pour objet ; tantôt l’homme isolé, tantôt l’homme uni à ses semblables, tantôt l’homme envisagé dans son corps, et tantôt l’homme envisagé dans son esprit. Ai-je besoin d’en citer des exemples, et n’avez-vous pas nommé déjà en vous-mêmes l’anatomie, l’hygiène, la médecine, le droit, la morale, la religion ?

Eh bien ! Messieurs, l’économie politique est l’une de ces sciences qui ont l’homme pour objet. Parmi les choses dont l’homme s’occupe ici-bas, parmi les tâches qu’il accomplit, il en est une dont il est aisé de médire, mais dont il est moins aisé de se passer. C’est l’exploitation du monde matériel. En tout temps, en tout pays, les hommes ont besoin de vivre, et en tout temps, en tout pays, ils ont besoin, pour vivre, d’emprunter à la nature les éléments de la vie. En tout temps, comme en tout pays, ils poursuivent ce qu’on a appelé la richesse, ce qu’il vaut mieux appeler, d’un mot plus général et plus vrai, le bien-être. La recherche du bien-être est une des nécessités de la nature humaine. Elle a donc ses lois. Elle peut donc être l’objet d’une science. Cette science, c’est la science économique.

La richesse, Messieurs, le bien-être, ce sont là des choses dont on trouve assez souvent de bon goût de faire peu de cas, au moins en paroles et pour les autres ; et il ne manque pas de gens qui crient depuis longtemps à l’humanité, comme la pédante de Molière :

Le corps, cette guenille, est-il d’une importance,

D’un prix à mériter seulement qu’on y pense ?

Mais l’humanité laisse crier. Elle est comme le bonhomme Chrysale : elle tient à sa guenille. Elle a raison d’y tenir, je ne crains pas de le dire. Et en y tenant, pourvu qu’elle ne tienne pas qu’à elle et qu’elle n’oublie pas pour elle tout le reste, elle se montre non seulement plus sensée, mais plus docile aux vues de la Providence, plus soucieuse de sa vraie grandeur et de sa dignité qu’en se jetant dans les excès de l’ascétisme. Car cette guenille, qu’on veut lui faire sacrifier, c’est la condition de tout le reste.

Qu’est-ce, en effet, Messieurs, que le bien-être, sinon la satisfaction des besoins qui nous ont été donnés par la Providence, à l’aide des ressources que la même Providence a mises à notre portée ? Dieu, en nous créant, nous a faits imparfaits. Mais il nous a donné les moyens de devenir moins imparfaits. En nous, il a mis des désirs, hors de nous des objets propres à assouvir ces désirs, et il nous a donné la faculté d’apercevoir le rapport qui lie les uns aux autres. C’était nous donner le devoir, en même temps que la nécessité, de réaliser ce rapport. C’était nous faire, à la différence des êtres sans raison, les arbitres et les agents de notre destinée. C’était nous conférer, par un privilège unique, le don de produire après Lui et, en quelque sorte, le pouvoir de créer de seconde main.

Est-ce si peu de chose que cela, en vérité ? Et comment est-il possible qu’on ait pu méconnaître ainsi, dans l’une de ses parties essentielles, la grandeur de la condition faite à l’homme et la bonté divine qui lui a fait cette condition ? Quelle œuvre, je le demande, sera tenue pour providentielle, si l’on refuse d’appeler de ce nom cette création en sous-ordre, déléguée à une créature privilégiée ; cette révélation simultanée des richesses de la terre et des grandeurs de l’hôte qui l’habite ; cette réalisation progressive, par un être imparfait et fini, des harmonies de la pensée infaillible et des merveilles de la Puissance infinie ? Et comment ne voit-on pas que, si cette œuvre s’accomplit, en partie du moins, sur la matière et par la matière — par la raison bien simple qu’elle a pour instrument un corps matériel — c’est de l’esprit, maître du corps, qu’elle procède, et c’est en faveur de l’esprit qu’elle témoigne ?

Est-il une seule des conquêtes de l’homme sur la nature, une seule, je le répète, qui ne soit la réalisation d’une pensée ? Quand le bras agit, n’est-ce pas la tête qui le guide ? N’y a-t-il pas, parmi les goûts dont le bien-être procure la satisfaction, bien des jouissances purement intellectuelles ou morales : l’indépendance, le loisir d’étudier, la quiétude de l’âme, le bonheur de donner et de servir, et tant d’autres qu’il serait trop long d’énumérer ?

Et quand bien même on pourrait soutenir, avec quelque apparence de raison, que ces jouissances sont matérielles parce qu’elles exigent des éléments matériels ; quand bien même on prétendrait que la matière seule figure dans le bilan des richesses sociales, et que tout est matière dans les acquisitions de l’humanité, ne faudrait-il pas toujours reconnaître au moins que la recherche du bien-être est un fait moral, et le travail, c’est-à-dire l’effort de vouloir et d’agir, un fait moral aussi ?

C’est ce fait moral, Messieurs, qui est, à mon avis au moins, le véritable objet de la science économique. Et la science économique n’est pas, je le crois, comme on le dit trop, la science de la richesse, c’est la science du travail, c’est-à-dire la science de l’activité productrice. La richesse et le bien-être sont le but des hommes, je le veux bien ; mais l’objet de la science est l’étude des moyens par lesquels ce but est poursuivi. Non pas des moyens matériels, mais des moyens moraux, des causes qui développent l’activité, de celles qui la rendent fructueuse, de celles qui la paralysent ou de celles qui la détournent.

Des arts divers s’occupent des procédés techniques de telle ou telle industrie, de celle du papier ou de celle du fer, de celle des tissus ou de celle de la teinture. L’économie politique s’occupe des conditions générales de l’industrie. Elle étudie l’emploi des forces humaines. Elle est, si je puis m’exprimer ainsi, la mécanique morale de l’humanité.

Pardonnez-moi, Messieurs, d’avoir insisté si longtemps sur ces préliminaires, dont je sens toute la sécheresse. Ils étaient nécessaires ; car sans eux nous aurions risqué de ne pas nous entendre et vous auriez pu croire, comme on le croit trop généralement encore, que l’économie politique est une science matérialiste. Première erreur, d’où l’on conclut, assez naturellement, par une plus grave encore, que les économistes sont matérialistes.

L’économie politique est une science morale. Messieurs, croyez-le bien. Et si ceux qui la cultivent peuvent lui faire faire quelque progrès, c’est à la condition d’être, avant toute chose, des moralistes. C’est du moins ma conviction profonde. Et c’est pour cela — pardonnez-moi cet aveu — que l’économie politique est, à mon sens, une grande et noble science.

Grande et noble, Messieurs, cela veut-il dire la plus grande et la plus noble ? Non. Et Dieu me garde de passer d’un extrême à l’autre ! Il y a deux mobiles en l’homme : l’intérêt et le devoir ; et le dernier est le plus sublime. La science du devoir, aussi, est plus élevée que la science de l’intérêt ; et la morale proprement dite passe avant l’économie politique. Mais pour atteindre le juste, faut-il répudier l’utile ?

Non, Messieurs, pas plus que pour élever son âme il ne faut répudier son corps. Le juste et l’utile s’accordent, au contraire, et il y a tout bénéfice, pour l’un comme pour l’autre, à ne jamais les séparer dans ses recherches, car ils ne sont pas séparés dans la réalité. C’est le même Dieu qui a donné à l’homme le sentiment du devoir et l’instinct de l’intérêt ; c’est le même Dieu qui a soumis l’homme à la nécessité de pourvoir aux besoins du corps et qui lui a imposé l’obligation de satisfaire aux exigences de l’esprit. L’homme a donc deux tâches à accomplir ici-bas, non pas identiques, mais concordantes, et qui se soutiennent et se supportent l’une l’autre. Renier l’une, c’est compromettre l’autre. Le progrès matériel est, quoi qu’on en puisse dire, l’auxiliaire du progrès spirituel ; car comment penser quand on croupit dans la misère ? Et le bon sens vulgaire ne le dit-il pas : Primo vivere deinde philosophare : manger d’abord, réfléchir ensuite.

Le progrès spirituel, à son tour, est la condition du progrès matériel ; car comment s’enrichir si l’on ne travaille et si l’on n’épargne ? Et la volonté intelligente n’est-elle pas la source d’où découle tout effort ? En vain de passagères et menteuses apparences semblent dire le contraire et séduisent, pour leur malheur, les ignorants et les faibles : on ne devient pas meilleur sans devenir plus heureux ; on ne devient pas plus heureux sans devenir meilleur. L’utile est la substance du juste. Le juste est le cachet de l’utile. L’intérêt est l’occasion du droit ; le droit est le titre de l’intérêt. Le ciel est le but de la terre, et la terre est le chemin du ciel.

C’en est assez, Messieurs, quant à la valeur de la science économique, et c’en est assez aussi, sans doute, pour vous montrer que cette science, trop souvent mal jugée, parce qu’elle est mal connue, mérite au plus haut degré votre bienveillante attention. J’ai cru — et vous ne m’en voudrez pas de l’avoir cru — que la première chose à faire, pour lui concilier votre intérêt, c’était de montrer qu’elle est honorable et de la remettre à son rang parmi les plus nobles objets de la connaissance humaine. Mais si d’autres considérations étaient nécessaires et s’il fallait, pour vaincre l’indifférence, montrer que l’économie politique est profitable, et que ce n’est pas en vain qu’on la néglige ou qu’on la cultive, avec quelle abondance et quelle force les preuves ne se présenteraient-elles pas de toutes parts à notre esprit ? Est-il possible de les ramener sur nous-mêmes, sans trouver partout des raisons pressantes d’étudier et de respecter les lois éternelles du progrès et du bien-être ? L’histoire, trésor toujours plus abondant, mais trop souvent mal exploité, de l’expérience universelle, n’est-elle pas une suite ininterrompue de leçons économiques ? Et si nous aspirons à la comprendre, c’est-à-dire si nous y voyons autre chose que les jeux aveugles de la force et du hasard, ne nous apparaît-elle pas comme le vivant développement des lois suprêmes de l’infaillible justice ?

L’inégalité règne entre les nations : les unes sont puissantes et riches, les autres pauvres et sans force ; de grandes élévations étonnent le monde, et de grandes chutes le consternent. Est-ce assez, pour expliquer ces différences et ces vicissitudes, de l’influence des climats et des races ? On le dit, et on fait même, pour le prouver, de grandes et pompeuses dissertations. On le dit ; mais vous ne le croyez pas, Messieurs, car vous sentez en vous-mêmes que faire dépendre à ce point la bonne ou la mauvaise fortune des sociétés de circonstances étrangères ou forcées ; que réduire ainsi leur sort à la chance d’une bonne ou mauvaise place au soleil, ou d’un bon ou mauvais lot à la loterie des aptitudes, c’est anéantir ce qui fait leur grandeur ou leur abaissement, la faculté de faire bien ou mal.

Vous ne le croyez pas, Messieurs, parce que le croire, ce n’est pas seulement démentir le témoignage de la conscience, c’est aussi démentir le témoignage des faits, et qu’il faudrait être plus qu’aveugle pour ne pas voir que la civilisation et la barbarie, la misère et la puissance, sont loin d’être distribuées d’une manière immuable selon les lieux ou les hommes. Des contrées fertiles ne nourrissent pas leurs habitants, et des contrées arides portent une population nombreuse et bien pourvue ; des races longtemps prépondérantes s’effacent, et des races sans passé prennent la tête du progrès.

Rien de plus inexplicable si le monde est livré au hasard ou à la fatalité. Mais rien de plus simple s’il est soumis à la loi morale par excellence, à la loi de la responsabilité, si chacun, peuple ou homme, y fait son sort et y reçoit le prix de ses œuvres. La prospérité, alors, est une récompense et l’adversité un châtiment. On grandit par le travail, l’intelligence et la justice ; on dépérit par l’injustice, la paresse et l’orgueil. L’Espagne, riche par l’agriculture et l’industrie, maîtresse d’un nouveau monde et en possession de trésors inépuisables, décline tout à coup : a-t-elle perdu son sol ou changé d’habitants ? Non, mais avec cette opulence trop subite elle a perdu le goût du travail, qui est la seule vraie et durable richesse, et elle a cru pouvoir suppléer par la spoliation et la conquête à l’activité productive. La Hollande, un pauvre petit pays dénué de tout, même de sol, se développe et s’enrichit jusqu’à devenir l’égale des plus riches et des plus forts, et tient en échec, tour à tour, sans fléchir, toute la puissance d’un Philippe II et d’un Louis XIV : sa latitude est-elle devenue autre ou a-t-elle vu descendre sur elle des êtres supérieurs ? Non, mais elle a su, triomphant de la nature par la plus opiniâtre énergie, créer elle-même, par un effort sans relâche, toutes ses ressources, et fonder sur un labeur infatigable, sur une économie vigoureuse et sur une patience à toute épreuve, l’édifice sans cesse renouvelé de sa solide et vivante prospérité.

Elle a, Messieurs, vous le dirai-je ? elle a, dans son propre sein, trouvé une mine plus riche et plus féconde que celles du Pérou ou de Guatemala ; elle a trouvé l’art d’encaquer le hareng. Si je vous dis que cela se réduit à dire que la Hollande a suivi les lois de l’économie politique, tandis que l’Espagne les a violées, vous sourirez et vous direz que M. Josse est toujours orfèvre. Rien de plus vrai, pourtant ; car, si le nom d’économie politique est moderne, et s’il n’y a qu’un siècle environ que l’économie politique s’est constituée comme science, les lois économiques sont de tous les temps, et il a toujours été bon ou mauvais de les ignorer ou de les connaître, de les suivre ou de les violer, comme il a toujours été bon ou mauvais, même avant l’établissement de la médecine et l’existence de médecins, de manger à son appétit ou de manger trop, de manger des poisons ou des aliments sains. Il y a plus : la théorie qui a perdu l’Espagne, et qui, nous le verrons, a nui et nuit encore à bien d’autres peuples, cette théorie a un nom spécial dans l’histoire économique : elle s’appelle la théorie de la balance du commerce ; et le roi Midas en avait, dès l’antiquité, fait l’expérience à ses dépens.

Celle qui a sauvé la Hollande en a un aussi : c’est la liberté commerciale. Et elle se résume dans ce principe, que nous aurons aussi à exposer : Les produits s’échangent contre des produits, ou, si vous l’aimez mieux, tout vient du travail. Parce que ces exemples sont loin de nous, est-ce une raison pour en méconnaître l’enseignement ? Et qui ne voit, sans que je le dise, que tous les peuples, à toutes les époques, ont le même intérêt à savoir, pour agir en conséquence, comment les sociétés prospèrent et comment elles souffrent ?

Que si le sort des empires nous touchait peu ; si nous croyions, bien à tort, que nous sommes trop peu de chose pour influer sur lui, comment notre propre sort ne nous toucherait-il pas, et comment le souci de notre tranquillité ne nous ferait-il pas une loi de ne pas négliger les études économiques ?

Une grande et terrible question tient le monde en trouble depuis l’origine, et c’est une question économique, la question de l’inégalité des richesses. C’est en vain que nous chercherions à l’éluder ou à l’oublier ; car c’est l’énigme du sphinx, et jamais elle n’a été plus pressante que de nos jours.

Qu’est-ce, sous des apparences politiques, que toutes nos révolutions depuis trois quarts de siècle, sinon des révolutions sociales ? Et que poursuivons-nous à travers tant de changements et de fatigues, sinon plus de bien-être et un bien-être plus général ? Ce bien-être, Messieurs, il n’y a que l’observation des lois économiques émanées de Dieu qui puisse le procurer. Et il n’y a que la connaissance de ces lois qui puisse nous empêcher de le chercher dans des voies dangereuses où s’égarent l’utopie et la violence. Il n’y a qu’elle qui puisse pacifier en éclairant et donner à la morale, battue en brèche par la cupidité ignorante, l’appui, prosaïque si l’on veut, mais décisif et sûr, de l’intérêt bien entendu. Il n’y a que l’analyse exacte des phénomènes qui puisse dissiper l’illusion et la fantasmagorie des vains systèmes.

Il est donc d’intérêt social, et il est d’intérêt particulier, d’étudier et de répandre l’économie politique. Et le faire, c’est faire acte à la fois et de bon citoyen et d’homme avisé.

Messieurs, il y a quelques années à peine, la misère nous entourait de toutes parts, la menace retentissait à nos oreilles et la spoliation semblait à l’ordre du jour. Nous combattions alors (il le fallait bien) et par les armes et par la parole ; nous nous défendions et nous nous justifions. Nous n’avons plus, en ce moment, à nous défendre, et les armes, Dieu merci ! sont déposées. Mais nous avons encore, il faut bien le dire, à nous justifier ; nous avons à nous rectifier peut-être, et la parole n’a pas fini son œuvre. Car l’erreur n’est pas détruite pour être réduite au silence. Et parce qu’on ne parle plus ni de droit au travail, ni de crédit gratuit, ni d’impôt progressif, ni de tant d’autres systèmes dont on a tant parlé, il ne faut pas croire que tous ces systèmes n’aient plus de partisans et qu’ils ne soient pas demeurés comme un ferment de division entre nous. Rien ne paraît plus au-dessus du sol mais le germe n’est pas mort ; car ce germe, c’est l’ignorance. Et pour que le danger de l’erreur soit vraiment détruit, il ne suffit pas qu’elle soit comprimée, il ne suffit pas même qu’elle soit oubliée : il faut qu’elle soit remplacée par la vérité.

La vérité, c’est l’étude qui la donne. La lumière dissipe les fantômes, et la puissance des démons s’évanouit à mesure que disparaissent les ténèbres.

Mais j’ai tort, Messieurs, d’insister si longtemps sur ces considérations, toutes graves et décisives qu’elles soient. Nommer les objets dont s’occupe la science économique, c’est assez faire pour montrer que la science économique importe à tous, et le programme le plus sommaire est un appel suffisant.

Capital, travail, propriété, salaire, crédit, association, machines, paupérisme, impôt, commerce, industrie, etc., etc., à qui donc ces choses peuvent-elles rester indifférentes, et qui de nous, en les entendant nommer, pourrait s’écrier sans folie : que m’importe ? Ne sont-ce pas là nos affaires à tous, l’élément de nos intérêts et de nos droits ? Et peut-on craindre, à moins d’en trop mal parler, d’ennuyer les autres en en parlant ?

(Extrait de la Revue économique de Bordeaux.)

_______________

[1] Cette réflexion est si juste, que la première question soumise à la réunion internationale des économistes, le 20 juillet 1900, était précisément celle que posait, en 1860, M. Passy, et que le discours qu’il prononça dans cette séance produisit, comme ses paroles de 1860, mais sur un auditoire autrement préparé, une profonde impression.

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