L’État doit-il se substituer aux particuliers pour introduire dans le pays une industrie que l’initiative privée, par oubli ou calcul, n’y acclimate pas ?

Au moins depuis Frédéric Bastiat, les libéraux français ont été solidement attachés au libre-échange, et adversaires du protectionnisme. Mais ce courant ayant ses sensibilités, l’attachement au libre-échange n’était pas, chez tous, inconditionnel : ainsi, à la Société d’économie politique, la question de la protection des industries naissantes (éternel bastion de repli du protectionnisme battu) est source en 1890 d’une légère division.


L’État doit-il se substituer aux particuliers pour introduire dans le pays une industrie que l’initiative privée, par oubli ou calcul, n’y acclimate pas ?

 

Société d’économie politique, réunion du 5 février 1890  

(Journal des économistes, février 1890.)

 

La réunion adopte comme sujet de discussion les deux questions suivantes :

1° L’ÉTAT DOIT-IL SE SUBSTITUER AUX PARTICULIERS POUR INTRODUIRE DANS LE PAYS UNE INDUSTRIE QUE L’INITIATIVE PRIVÈE, PAR OUBLI OU CALCUL, N’Y ACCLIMATE PAS ?

2° PEUT-ON SE DIRE ÉCONOMISTE SI ON S’AVOUE PROTECTIONNISTE ?

M. Limousin a la parole pour exposer la question. On connaît, dit-il, ses opinions libre-échangistes, ce n’est donc point la protection qu’il vient soutenir, cependant il prétend qu’un gouvernement peut avoir le droit et le devoir de créer ou de soutenir une industrie que l’initiative privée néglige, ou qu’elle est impuissante à installer dans un pays. Il ne saurait être question, bien entendu, d’une industrie factice, destinée à ne jamais pouvoir lutter une fois devenue majeure, et livrée à elle-même, contre les industries concurrentes des autres pays. Non ! il faut envisager une industrie dont le pays peut produire la matière première, à laquelle sont aptes les habitants de ce pays. Exemple : la filature et le tissage du coton dans une contrée où l’on récolte ce textile, et d’où on l’exporte. Pourquoi le Mexique qui produit le coton ne le travaille-t-il pas, au moins pour les besoins de sa consommation, et est-il obligé de l’exporter à l’état brut, pour l’importer ensuite ouvré ? C’est parce que les industries de la filature et du tissage n’y sont pas organisées, et qu’il n’est point en état de produire aussi bien et à aussi bon marché que l’Angleterre, la France, l’Allemagne ou les États-Unis. Qu’il s’organise, diront les esprits simplistes, puisqu’il y a des profits à réaliser, que les capitalistes du pays créent des manufactures. Cela est facile à dire, mais les choses ne vont pas aussi aisément. On a vu, dans divers pays, des capitalistes — généralement des étrangers — installer des fabriques, faire venir à grands frais des ouvriers exotiques, et très souvent ces tentatives se sont terminées par la ruine des gens entreprenants qui les avaient faites. C’était parce qu’ils n’avaient pas les ressources suffisantes pour pousser leur entreprise jusqu’au jour où des ouvriers indigènes auraient été formés et auraient pu travailler aussi bien et pour les mêmes salaires — à production égale en qualité et en quantité — que ceux des industries concurrentes ; jusqu’à ce qu’ils aient vaincu les préjugés, renforcés d’abord par l’imperfection des premiers produits.

Un gouvernement seul, par la protection qu’il peut accorder, par son action morale, peut mener à bien de pareilles tentatives. N’a-t-on pas vu dans l’Inde et en Australie, les Anglais, cette nation pour laquelle l’action privée est un principe sacro-saint, faire construire et même exploiter les chemins de fer par le gouvernement colonial ? N’est-ce pas au concours du gouvernement que la France doit son admirable réseau de chemins de fer ? Les capitaux étaient défiants, et il fallut la garantie d’intérêt pour leur donner courage. Les grandes voies, reliant les centres importants, se seraient peut-être faites tout de même, mais, sans l’intervention du gouvernement, les lignes secondaires, les affluents auraient attendu longtemps. Quelqu’un est-il disposé à reprocher à Sully l’introduction de la sériciculture en France, à Colbert, celle de la verrerie ?

L’intervention de l’autorité sociale, du gouvernement, est nécessaire et légitime parce que lui seul, par fonction, se préoccupe de l’intérêt général, présent et futur, parce que lui seul peut avoir les longues pensées. Mais si l’intervention du gouvernement peut être légitime et nécessaire, la question de la modalité de cette intervention n’est pas indifférente. Le système de la protection douanière — auquel on recourt habituellement — doit être écarté, et celui des subventions directes préféré. Les droits de douane protecteurs ont l’énorme inconvénient, dont parle Bastiat dans sa distinction entre « ce que l’on voit et ce que l’on ne voit pas », de causer un dommage dont ceux qui en souffrent ne s’aperçoivent point, et de permettre aux bénéficiaires de crier à la ruine de l’industrie nationale dès qu’on les menace dans leur privilège. Les subventions ont, au contraire, l’avantage de constituer un crédit inscrit au budget, discuté tous les ans, objet des attaques de ceux qui demandent également des subventions et auxquels on répond : « Il n’y a pas d’argent ». De plus, l’allocation peut être faite de manière à obliger au développement. On peut donner des primes à un nombre déterminé des premiers instructeurs industriels introduits dans un pays, aux premiers introducteurs d’un certain outillage, aux premiers producteurs à un certain prix réduit. Les primes à la marine marchande ont amené une amélioration considérable de notre outillage de navigation commerciale. Le système de l’impôt sur le sucre à travers la betterave — très discutable, mauvais même avec le système des primes déguisées à l’exportation — a eu la plus heureuse influence au point de vue industriel.

M. E. Levasseur, de l’Institut, fait quelques observations très courtes au sujet d’une autre question qui avait été soulevée en même temps que la précédente, et qui figure à l’ordre du jour permanent sous cette forme :

Peut-on se dire économiste si lon s’avoue protectionniste ?

C’est, dit l’orateur, une question de mots, de définitions.

Il est, lui, partisan du libre-échange, avec quelques nuances, mais il n’en admet pas moins qu’un protectionniste a droit, au même titre que lui-même, à la dénomination d’économiste. De même pour un « socialiste ».

Protectionniste et socialiste peuvent parfaitement raisonner sur beaucoup de questions économiques et différer seulement sur certains points d’opinion avec la plupart des membres de notre Société.

Un matérialiste et un spiritualiste sont, de même, des philosophes, car ils s’occupent, au même titre, d’études et de conceptions philosophiques.

Encore une fois, il n’y a là qu’une question de mots.

M. Limousin est d’avis, lui aussi, que l’on peut se dire économiste en s’avouant protectionniste. C’est, dit-on, une question de définitions. Sans doute, mais rien n’est plus nécessaire pour s’occuper d’une branche quelconque du savoir humain que de faire des définitions. On ne peut pas faire de science sans avoir une bonne nomenclature, dont tous les termes soient définis, précis, ne prêtant à aucune équivoque. Où en serait la chimie inorganique sans la nomenclature de Guyton de Morveau ? Et l’état de confusion de la chimie organique ne provient-il pas de l’impuissance où l’on a été de trouver une base rationnelle pour sa nomenclature ?

Qu’est-ce que l’économie politique ? On donne ordinairement à ce nom deux significations : il s’applique à la fois à une science — celle des rapports ayant pour cause la production et la répartition des richesses qu’ont entre eux les hommes — et une opinion : l’opinion privéiste, celle d’après laquelle le gouvernement ne doit pas intervenir dans les rapports dont s’occupe la science de l’économie politique, lesquels seraient exclusivement du domaine de l’action privée. Cette confusion de significations cause de continuels malentendus, les « privéistes » qui soutiennent une opinion conçue à priori, affirmant qu’ils sont les seuls économistes, les seuls détenteurs de la science. On a reproché, autrefois, aux économistes d’être de simples enregistreurs de phénomènes ; on avait bien tort, et il est regrettable qu’ils ne se soient pas cantonnés sur ce terrain. Bien entendu, à la condition que, tout en enregistrant les phénomènes, ils aient recherché les lois de la production de ceux-ci, ce qui est nécessaire pour faire une science réelle. Cette science devrait fournir aux artistes sociaux, c’est-à-dire aux «socialistes», leurs moyens d’action. De même les chimistes de laboratoire fournissent aux chimistes industriels les éléments de leurs procédés de réalisation. Les hommes pourraient, d’ailleurs, être les mêmes, se dédoublant par une opération intellectuelle très connue.

Une question qui est en dehors de l’économie politique, c’est le but vers lequel tendent les applicateurs, but qui est déterminé par une conception morale. Il est des hommes, comme par exemple M. de Bismarck, et comme les hommes politiques de la Restauration, qui croient que l’intérêt national a plus à gagner à l’existence d’une aristocratie riche, dût le total de la richesse générale être moins grand, qu’à la diffusion d’une richesse plus considérable dans la masse du peuple. Les partisans de cette théorie patronale trouvent dans l’économie politique l’indication du moyen qui leur permettra d’atteindre ce résultat : ce moyen, c’est la protection douanière sur les produits, et la concurrence internationale des bras. Ils ont, par suite, en appliquant ce système, tout autant le droit de se dire économistes, bien que protectionnistes, que les partisans du libre-échange. Ceux-ci croyant que le bien d’un peuple est lié à l’augmentation de la richesse et à sa diffusion la plus large possible, trouvent également dans l’économie politique le moyen de marcher vers la réalisation de leur idéal ; ils sont donc aussi des économistes.

Le protectionniste qui n’a pas le droit de se dire économiste est celui qui croit que la protection douanière a pour effet la diffusion de la richesse : la science économique démontrant le contraire jusqu’à l’évidence la plus absolue. De même le libre-échangiste qui croirait que l’effet du libre-échange international des produits sera la création d’une aristocratie industrielle.

La qualité d’économiste peut donc être ou ne pas être appliquée à un protectionniste, selon que celui-ci connaît ou ne connaît pas les phénomènes sociaux provoqués par la protection, et qu’il tend à ces résultats naturels ou à d’autres que le système ne peut pas donner.

M. Rouxel soutient que la protection, quels que soient ses effets apparents au premier abord, est aussi nuisible à ceux qu’elle prétend protéger qu’à ceux contre lesquels elle est décrétée.

Quand une industrie est protégée, dit-il, on observe aussitôt vers elle un afflux artificiel et momentané de capitaux et de bras ; la production se développe d’une façon exagérée, mais bientôt les bénéfices s’abaissent considérablement et une crise plus ou moins cruelle s’ensuit fatalement.

M. Frédéric Passy fait remarquer qu’entre M. Limousin et M. Rouxel, la contradiction est plus apparente que réelle. Lun considère les effets immédiats de la protection et l’autre ses effets lointains et définitifs. Or, au premier moment et pour un cercle restreint, les faveurs accordées à une industrie peuvent lui être réellement avantageuses. La législation actuelle sur les sucres dont on vient de parler, législation qui contient en réalité deux parties, l’une destinée à stimuler la production de la betterave riche et l’autre qui prélève sur le consommateur et sur le Trésor, au profit d’un nombre restreint de fabricants, une liste civile de plusieurs dizaines de millions, a, très certainement, été très avantageuse à cette catégorie de privilégiés. Il est tout naturel qu’ils la trouvent très bonne et que leur opinion soit partagée par leur entourage qui participe plus ou moins au rayonnement de cette prospérité. Mais si l’on attend que tout se soit nivelé, si surtout on considère l’ensemble des productions et des industries, tour à tour protégées par des droits qui ne peuvent servir les unes qu’en nuisant aux autres, on arrive incontestablement, comme l’a dit M. Rouxel, à l’appauvrissement et au renchérissement général. Quelques habiles à peine, exceptionnellement, peuvent continuer à s’en trouver mieux qu’ils ne se trouveraient d’un régime de liberté sous lequel ils seraient à la fois privés de l’impôt prélevé en leur faveur sur la bourse des autres et déchargés de tout ce qu’ils payent eux-mêmes pour satisfaire la soif de protection de tels ou tels.

Avant de passer à la question principalement abordée par M. Limousin, M. Passy s’arrête un instant à celle qu’a effleurée M. Levasseur. Il est d’avis, comme ce dernier, que l’on a beaucoup abusé et que l’on abuse beaucoup encore de ces distinctions d’écoles en vertu desquelles on s’excommunie mutuellement. Socialiste et économiste étaient autrefois des termes absolument inconciliables. Il у avait entre eux la différence de la nuit et du jour. Il y a bien encore évidemment des différences et même de l’opposition, mais ce n’est plus une opposition absolue. Le socialiste s’occupe des questions sociales ; l’économiste s’occupe des questions économiques : ce sont bien à peu près les mêmes questions. Ils ne le font pas tout à fait dans le même esprit, les uns croyant plus à la liberté et les autres davantage à l’intervention de l’État, mais ils le font ou ils peuvent le faire avec les mêmes bonnes intentions, tout comme le font en se combattant les libre-échangistes et les protectionnistes.

On représente depuis quelques années, et en ce moment plus que jamais, ceux d’entre nous qui n’ont pas réclamé de droits sur les grains, comme des ennemis de l’agriculture. Ce sont des médecins qui ont une autre manière de traiter leur malade ; ont-ils pour cela plus envie de le tuer ? Évidemment non. M. Passy invoque, pour justifier cette manière de voir, quelques souvenirs personnels très piquants. Il rappelle que ses amis et lui avaient proposé en faveur de l’agriculture des réformes très sérieuses et d’une autre efficacité, croit-il, que les mesures adoptées ; et il conclut qu’il faut éviter de pousser à l’extrême la vivacité des discussions.

Revenant à la question directement abordée par M. Limousin, M. Passy dit qu’il comprend très bien le point de vue auquel se place son collègue. Ce point de vue n’est pas nouveau. Bastiat avait déjà dit qu’il vaudrait beaucoup mieux donner des subventions directes aux industries que l’on veut soutenir que de les favoriser indirectement par des élévations de tarifs. On sait en effet, dans ce cas, ce que l’on fait ; on connaît le chiffre du sacrifice et il est visible pour tout le monde dans un chapitre du budget. La théorie de M. Limousin serait donc très soutenable si l’on était sûr, d’une part, que l’État ne se trompera pas sur l’utilité ou la nécessité d’introduire dans le pays l’industrie qui y fait défaut ; d’autre part, que cette industrie ne s’y introduirait pas d’elle-même sans le secours d’une subvention par l’appât naturel du bénéfice à réaliser ; et enfin que la subvention une fois accordée à titre temporaire ne se perpétuera pas au-delà des circonstances qui l’auront fait naître, en vertu de cette tendance du provisoire à devenir définitif.

Or, ajoute M. Passy, l’État n’est pas infaillible ; l’État, nous l’avons tous dit, c’est un monsieur, ministre, chef de division, simple chef de bureau parfois et les subventions de l’État n’ont pas toujours, précisément parce qu’elles sont faciles à recevoir, la vertu vivifiante qu’on leur prête. L’effort libre a très souvent une bien autre puissance. Comme preuve de cette assertion, M. Passy rappelle l’histoire de l’industrie même dont il vient d’être parlé, celle du sucre indigène, vainement stimulée par les faveurs de toute sorte dont la combla Napoléon et prospérant seule malgré l’oubli et la malveillance du gouvernement de la Restauration, jusqu’à inquiéter la production sucrière des colonies et à faire surgir dans les conseils du gouvernement ce projet d’expropriation et d’interdiction au prix de quarante millions d’indemnité que fit avorter l’opposition de M. Hippolyte Passy.

En terminant, M. Passy réfute ce qu’a dit M. Limousin lorsqu’il a soutenu que la science doit se borner à enregistrer des faits et reproché aux économistes de partir de l’idée préconçue de la supériorité de la liberté. Les faits, dit-il, sont les matériaux de la science. Ils ne sont pas la science, il ne suffit pas de les juxtaposer, il faut en déduire la leçon. Les lois, a dit Montesquieu, sont les rapports des choses ; la science est la constatation des rapports des choses. Elle ne fait pas ces rapports, elle les dégage et les met en lumière. Les économistes sont, en général, partisans de la liberté. Ce n’est pas seulement parce que la liberté leur paraît un régime plus digne et plus noble, c’est parce que les faits leur montrent que c’est en même temps le régime le plus fécond, celui sous lequel l’activité humaine se développe le mieux et obtient les meilleurs résultats. Il y a longtemps, ajoute-t-il, que cela a été dit sous une forme admirable par Bastiat, dans ses deux Lettres à M. de Lamartine. Et c’est ainsi, pour prendre un exemple actuel, que ce n’est pas par l’effet d’un système préconçu, mais par l’observation des faits qu’ils sont arrivés à condamner ces réserves de grains que l’on rêve en ce moment de ressusciter. L’expérience a prouvé que pour faire des réserves de trois mois, il faut retirer du marché et soustraire à la consommation le quart de ses ressources de l’année, autrement dit, faire à la fois le vide et la cherté ; que, de plus, cette cherté s’accroît des dépenses de magasinage et de conservation, que les soins donnés aux grains et aux farines par une administration ne valent jamais ceux qui leur sont donnés par leurs possesseurs au nom de leur intérêt personnel ; et qu’en fin de compte, on arrive à faire payer plus cher au public une alimentation inférieure et réduite. Cela était vrai et établi il y a plus d’un siècle, quand Turgot écrivait : « Grenier d’abondance, grenier de disette ». Cela sera vrai de tout temps, et ce n’est pas au nom d’une préférence quelconque que les économistes le répètent, c’est au nom des faits auxquels se réfère justement M. Limousin.

La séance est levée à onze heures dix.

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