Projet d’édit sur le commerce des grains

Projet d’édit sur le commerce des grains

par le marquis de Mirabeau (vers 1768).

[Archives nationales de France, Fonds Quesnay-Mirabeau, M. 784, n°3. — Georges Weulersse, Les manuscrits économiques
de François Quesnay et du marquis de Mirabeau aux Archives nationales
, 1910, p. 105-114.]

 

 

Louis, Joseph, Charles, Georges ou Frédéric, n’importe. Le pouvoir que nous tenons de Dieu et du consentement social et universel, ainsi que tous les autres hommes tiennent leurs droits et leurs possessions, étant le plus étendu des droits, nous oblige à des devoirs qui lui sont proportionnés, et surtout à veiller au maintien de la justice et à en donner l’exemple sans restriction. C’est donc dans la justice primitive et essentielle que nous devons chercher la règle de nos devoirs. Le plus important sans doute est d’empêcher que le concours des intérêts particuliers, principe de l’union entre les hommes, ne devienne choc, et que la force privée ou publique n’en vienne à léser le moindre particulier dans son droit naturel. 

C’est malheureusement ce qui est arrivé jusqu’à nous, parmi nous, et presque chez tous les peuples policés de l’Europe, sur l’article important du commerce des grains. . . . . . . . . . . . . 

. . . . . . . . . . . . . La justice veut et ordonne que tout homme soit libre en sa personne et en ses biens. L’esprit de conquête, préjugé fondamental des Romains, et plus encore l’esprit de république, qui n’a de ressort que l’exclusion de tout ce qui lui est étranger, étaient absolument contraires à cette loi d’égalité naturelle qui fait la base de toute justice entre les hommes. Les lois romaines, empreintes de ces deux vices, originaires elles-mêmes en quelque sorte de la Grèce toujours inquiète et républicaine, infectèrent de ce même esprit nos cités naissantes et croissantes et les administrations municipales. Les magistrats des anciennes républiques avaient pour premier soin celui de nourrir ou gratuitement ou à bas prix la populace des villes dominantes : les deniers publics, les prohibitions et la force ouverte étaient employés à cet objet unique et capital. Quels excès ne sont pas justifiés par le préjugé, l’usage et l’habitude ! De là cette police des grains préconisée aujourd’hui, qui des administrations municipales s’est étendue sur les juridictions provinciales et jusque sur le gouvernement. De là le préjugé général et si dangereux, que l’autorité doit pourvoir à la subsistance du peuple : d’où résulte l’opinion que dans les cas majeurs le peuple est en droit de la lui demander. 

Nous étions né nous-même et avions été élevé dans cette erreur ; et en effet la misère et la faim de nos semblables, de nos frères, comparée avec l’opulence d’un grand nombre et le superflu qui semble être le nécessaire des cours, est un contraste bien propre à nous faire regarder comme comptable devant Dieu et devant les hommes des maux que la disette apporte à nos sujets. Plus toutefois nous nous en sommes occupé et avons voulu tenir la balance des subsistances, plus nous avons vu les maux s’accroître, s’étendre et se multiplier ; et c’est par l’épuisement de notre Trésor, par le dérangement du commerce, par la ruine de l’agriculture, par les variations excessives des valeurs, par la misère enfin du peuple des campagnes partout, et de celui des villes tantôt en un lieu tantôt en d’autres, que nous avons enfin appris que l’autorité ne peut porter qu’une main sacrilège et meurtrière sur les ressorts de l’action préordonnée par le grand ordonnateur, ressorts qui doivent aller d’eux-mêmes au bien de l’humanité. 

C’est alors que, nous abaissant devant la Majesté Suprême, nous soumettant à l’ordre naturel qu’il a prescrit, éclairés par notre soumission même, nous avons reconnu que c’est à Dieu seul, qui donne les récoltes, à en régler la distribution : que cette distribution se fait toujours équitablement par la nature même des choses, de manière que chacun en reçoit sa part en échange de son travail, et en raison des avances qu’il a employées pour acquérir cette part : que la source d’où coulent les subsistances est inépuisable et fournit toujours avec surcroît en raison du travail et des avances qui la sollicitent, c’est là l’œuvre de Dieu et de la nature ; que l’œuvre de l’homme dans cette acquisition préliminaire et conservatoire de la société, c’est d’employer sans relâche son travail et ses avances pour pomper à cette source de la vie pour tous ; que tous les travaux quelconques de l’humanité, qui par leur multiplication et leur variété semblent ne pas appartenir et n’adhérer par aucun endroit au travail primitif qui puise à cette source, n’ont néanmoins d’autre objet que d’attirer à ceux qui s’y emploient une part sur le magasin des subsistances de première nécessité : que c’est cette nécessité qui établit le rapport indispensable de tous les travaux humains avec le travail productif des subsistances; que par là tout travail est une aide pour le cultivateur, et le cultivateur ne réussit qu’en proportion de l’aide qu’il reçoit, aide que la terre le met toujours en état de payer avec profit ; que dans ce grand cercle de travaux divers, de spéculations et de voitures, par lequel l’industrie et le besoin opèrent la distribution des subsistances et rapprochent la consommation et la production, l’autorité qui intervient sous quelque prétexte que ce soit, autre que le devoir de protéger et maintenir la liberté générale et particulière, ne peut que se faire illusion à elle-même et aux autres et opérer la lésion de quelques-uns, d’où résulte celle de tous ; que si l’autorité veut régler le prix des achats et celui des ventes, elle force nécessairement quelques-uns de ces ressorts destinés à aller tous d’eux-mêmes par l’impulsion du besoin et l’interposition des travaux et des échanges libres de toutes parts ; que le motif de venir au secours du pauvre dans quelque cas que ce puisse être n’est qu’un vain prétexte d’un acte vraiment tyrannique dont le premier effet retombe sur le pauvre lui-même, toujours le premier lésé par le dérangement du commerce des subsistances qui entraîne toujours diminution de leur masse ; que dans les cas de disette le commerce seul et la concurrence peuvent remplir le vide et ramener l’abondance, attendu que cherté foisonne, et qu’il n’y a d’autre moyen d’y faire participer le pauvre qu’en lui offrant de bons salaires ; que sur ce point-là même l’autorité doit être très circonspecte, puisqu’elle ne dispose que des deniers publics, fruits de la contribution de tous, et que c’est un cercle vicieux que de lever sur le peuple pour nourrir le peuple : qu’enfin (et c’est ici la raison sommaire et décisive) l’autorité ne peut s’entremettre dans le cercle des conventions et des échanges sans altérer la liberté de quelqu’un, et par conséquent le droit humain, le droit divin, et opérer l’injustice, comme en effet il se trouvera par l’effet de toute taxe que le producteur aura travaillé pour le consommateur ou le consommateur pour le producteur à un prix au-dessous de ce qu’il aurait voulu le faire s’il eût été libre. 

À ces causes et autres à ce nous mouvants et devant nous mouvoir, de notre science certaine puisqu’elle est celle de la loi de Dieu et de l’ordre qu’il a prescrit à la nature, pleine puissance puisque nous ne voulons que la justice et que Dieu et les hommes la veulent ; aussi voulons, ordonnons ce qui suit. 

Art. Ier. 

Nous faisons avant tout amende honorable et réparation pour nos aïeux, prédécesseurs, et pour nous-même, à Dieu et à la justice qui voit tout, mais qui pardonne les crimes de l’erreur : aux hommes, qui ont tant souffert de cette juridiction fatale, et à la postérité qui connaîtra le juste et l’injuste mieux que nous — d’avoir par une police téméraire attenté 

aux droits des propriétaires, aux droits des cultivateurs, aux droits des consommateurs, aux droits naturels de l’humanité enfin. Nous reconnaissons cette juridiction injuste au premier chef, et par conséquent sacrilège et attentatoire à tout droit divin et humain, sous quelque prétexte qu’elle puisse s’exercer. 

Art. II. 

Pour éviter toute exception sur ce point sous prétexte de cas majeurs où l’intervention de l’autorité devient nécessaire, nous déclarons que l’autorité n’a nul droit à intervenir en manière quelconque dans les conventions des hommes, si ce 

n’est pour faire qu’elles soient libres et volontaires, comme aussi pour recevoir et conserver dans des dépôts publics celles de ces conventions dont les conséquences doivent avoir des effets assurés et constants dans l’avenir pour des personnes ou qui n’existent pas, ou qui ne sont point en état de veiller à leurs intérêts. Les négociations du commerce journalier et courant ne sont pas dans ce cas-là, et moins que tous autres le commerce des comestibles ; d’où suit que la justice n’y a rien à faire, et quant à la police, elle n’a d’autre ressort qui ne soit pas tyrannique que de maintenir la liberté et la sûreté de tous. 

Art. III. 

Toute autorité coercitive qui s’exerce ou peut s’exercer dans l’État, de tel genre qu’elle puisse être et sous quelque forme et dénomination qu’elle soit connue, est censée faire portion de celle du souverain et ne saurait émaner que de lui. En conséquence le renoncement public que nous venons de faire à cette juridiction tyrannique est pour nous et pour tous nos officiers quelconques, tant municipaux que civils et militaires, corps nationaux, corps de provinces, de villes, de communautés, de magistrature, d’agrégation, etc., de manière que personne désormais, telle qu’elle soit, et quelque qualité qu’elle puisse s’attribuer, n’ose se mêler de ce qu’on appela jusqu’à ce jour la police des grains. 

Art. IV. 

Cette juridiction que nous prohibons ici désormais à nous et à tous nos officiers quelconques, il ne faut pas que le peuple, les bourgeois, nobles, seigneurs, que qui que ce soit en un mot, manant, habitant ou transéant aux lieux soumis à notre juridiction et confiés à notre sauvegarde, prétende se l’arroger, en tout ou partie, directement ou indirectement ; car nous déclarons que nous tiendrons désormais tout acte tendant à cela pour crime de lèse-majesté divine et humaine au premier chef puisqu’il attaque l’humanité entière. 

Art. V. 

Ce serait néanmoins commettre crime que d’oser dorénavant demander compte aux magistrats, et aux préposés quelconques à la police, de la cherté du pain, non plus que de tout autre genre de comestibles, à moins que la clameur à cet égard ne fût fondée sur quelque acte tendant à gêner le commerce des denrées. Dans ces cas-là l’accusation est prouvée par le fait ; mais sitôt que le commerce des denrées et la manipulation des comestibles seront libres dans toutes leurs parties…, personne n’est responsable du dérangement des saisons et des récoltes, et de l’insuffisance des moyens de ceux qui ne peuvent atteindre au prix du pain. Nous voulons donc que non seulement tout acte de fait, mais encore tout murmure public de ce genre soit puni comme prélude et invitation au genre de sédition le plus dangereux de tous. C’est du blé en abondance qu’il faut au peuple ; pour avoir du blé en abondance il faut que la terre en produise : la production ne peut se maintenir et s’accroître que par la valeur vénale des produits : la valeur vénale ne tient qu’au commerce, et le vrai commerce qu’à la pleine et entière liberté.

Art. VI. 

En conséquence, nous ordonnons que l’entrée, la sortie et le commerce de tous grains quelconques sera entièrement libre et dedans et dehors le royaume, quelle que soit la région qui les a produits et celle où on les veut transporter, et cela dans tous les temps, soit de disette ou d’abondance, de guerre ou de paix, soit de la part de l’ami ou de l’ennemi, sans pouvoir être assujetti à aucun droit, vérification, révision ni juridiction. Le blé est à celui qui l’a acquis, et il n’est permis à personne au monde d’attenter à la propriété du tiers. Toute propriété est inviolable ; c’est la loi de Dieu et de la nature sur laquelle est fondée avant tout toute société. 

Art. VII. 

Permettons à tout particulier, ou propriétaire, ou marchand, ou autre quelconque, de faire tel amas qu’il voudra de grains ou autres comestibles sans être pour cela sujet en quelque lieu, temps, saison, ou circonstance que ce puisse être, à être inquiété en aucune façon. 

Art. VIII. 

Défendons à qui que ce puisse être d’en enlever, amasser, acheter jamais autrement que de gré à gré, dans quelque cas que ce soit ni puisse être, la loi de Dieu n’admettant aucune exception telle que celle de la provision de la capitale, de la Cour ; et rien, sous une autorité légitime, vigilante et éclairée, ne peut justifier le violement du droit naturel, le guet-apens, le vol et le meurtre, tous crimes renfermés dans cette fatale police. La liberté seule et le bon prix doivent parer à tous ces cas et autres, prévus ou non prévus, et toute autre manière d’y pourvoir est défendue par ces présentes sous peine de concussion et de mort. 

Art. IX. 

Prenons dans notre protection immédiate tous marchands et emmagasineurs de blé…. Voulons qu’il leur soit toujours et en tous temps et lieux permis d’accaparer, acheter en vert et en sec, avant et après la récolte, plusieurs années à l’avance, enfin de faire tous les marchés possibles de gré à gré ; persuadé que ceux de ces marchés qui sont ou peuvent paraître onéreux aux cultivateurs sont l’effet de la misère, dont rien ne peut le défendre que la pleine liberté de disposer de ses produits. Voulons que tous et un chacun desdits marchands et commerçants puissent vendre, conserver, emmagasiner, garder, préparer, brûler en eau-de-vie et boissons, en faire enfin comme de leur chose propre, sans que jamais ils puissent être inquiétés ni forcés en manière quelconque ; de sorte que si un marchand de blé passait à travers la place d’une ville dont le marché manquerait, et refusait de délier à tout prix, ceux qui le forceraient en surpayant n’en seraient pas moins coupables de concussion et punis de mort. 

Art. X. 

Comme nous voulons absolument que tout désordre à cet égard cesse, nous rendons désormais responsables de la tranquillité publique à cet égard tous les magistrats et gens en autorité dans les villes et campagnes ; et voulons que ceux qui seront convaincus de les avoir fomentés sous main, ou seulement d’avoir lâchement toléré le moindre abus en ce genre, soient punis de mort connue coupables du même crime. Ce n’est pas sur la masse d’une étincelle portée dans un magasin à poudre qu’il faut juger du délit de celui qui expose tout le monde à l’embrasement. 

Art. XI. 

Nous exemptons de tous droits d’entrée, de sortie, de péage et tous autres quelconques les blés et grains de toute espèce, même dans les péages qui ne nous appartiennent pas ; attendu que le droit naturel dont nous sommes les conservateurs, et qui rend la nourriture des hommes sacrée et privilégiée, est au-dessus du droit positif, si respectable d’ailleurs, qui règle les droits des particuliers. Si, d’entre ces droits devenus comme patrimoniaux par le laps de temps, il en est qui contrastent avec les lois de l’ordre naturel et essentiel des sociétés, c’est à nous à en opérer l’abolition en vertu de la loi, et le rachat légitime pour l’intérêt des familles et pour l’édification publique. Ce soin nous regarde, mais le rétablissement du droit des gens et de la nature ne peut être retardé. 

Art. XII. 

Le présent Édit, perpétuel et irrévocable tant que la loi de Dieu et de la nature à laquelle il est conforme subsistera, sera lu, publié et affiché dans tous les lieux de notre obéissance, partout où s’assemblent les hommes et où ils ont droit de s’assembler : afin qu’aucune n’en puisse ignorer ni prétendre cause d’ignorance, puisqu’il s’agit de la faute la plus grave et d’encourir irrémissiblement la peine de mort. 

Si mandons, etc. 

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