Question politique sur le mariage

Interrogé sur le mariage, l’abbé de Saint-Pierre, qui avait eu par ailleurs l’audace de demander la liberté du mariage pour les prêtres, expose sa position générale. Pour lui, le mariage a vocation à être indissoluble, ne serait-ce que pour protéger les enfants qui sont des tiers et qui pourraient souffrir d’une séparation. Il suggère toutefois que la loi pourrait donner la liberté aux couples mariés sans enfants de se séparer dans certaines circonstances et avec certaines protections au conjoint qui n’en aurait pas fait la demande.


 

Question politique sur le mariage

par l’abbé de Saint-Pierre

[Bibliothèque publique et universitaire de Neuchâtel, ms. R146.]

 

Vous me demandez si, en ne consultant que la morale et la politique de la raison universelle, je conseillerais quelques changements dans nos lois sur le mariage. Je nai pas assez médité sur les avantages et sur les inconvénients de la multiplicité des femmes et sur la permission de faire des contrats de mariage pour un temps limité ; mais jusqu’à présent il me semble que nos lois sur cet article sont, à tout peser, les meilleures qui soient sur la terre et dans lesquelles les inconvénients sont moindres et en moindre nombre.

Le sage législateur doit viser à laugmentation du bonheur de ses sujets, à la multiplication de ces mêmes sujets, et surtout à l’éducation des enfants qui tend à lacquisition de la prudence et des talents et principalement à leur faire observer la justice et pratiquer la bienfaisance pour plaire à Dieu.

De là il suit que la loi doit viser à multiplier les mariages entre ceux qui peuvent nourrir et donner ou faire donner à leurs enfants une bonne éducation. Nous savons par expérience que les pères et les mères désirent plus laugmentation du bonheur de leurs propres enfants que laugmentation des enfants des autres et que ce désir saugmente durant le temps de leur enfance quils passent dans la maison paternelle.

De là il suit que, pour le bien des enfants, il est à propos que les mariés demeurent ensemble avec leurs enfants et le plus longtemps quil est possible.

De là il suit quil est plus à propos que les contrats de mariage soient pour la vie des mariés, parce que, si c’était pour un temps limité, leur affection pour leurs enfants diminuerait, ils travailleraient moins pour augmenter le bonheur de ces enfants. Ainsi les richesses de l’État diminueraient à proportion de la diminution du travail des sujets.

Il est évident que si les quinze femmes de ce mahométan avaient été à quinze maris, il en serait venu plus denfants. De là il suit que pour le bien de l’État il vaut mieux en général quun mari nait quune femme.

À l’égard de la liberté de répudier ou de se séparer, elle me paraît très opposée à lintérêt des enfants quand il y en a ; mais quand il ny en a pas, après dix ans de mariage, la loi pourrait laisser cette liberté aux mariés à certaines conditions en faveur de celui qui ne la demanderait point.Mais cest peu de chose et nos séparations volontaires de biens y suppléent assez en général. Ceux qui se sont unis pour être mieux peuvent aussi se séparer pour être mieux, pourvu que le tiers, cest-à-dire les enfants, nen souffrent point.

Au reste, si les mariés songeaient le matin, à midi et le soir quils doivent observer la justice lun envers lautre, encore plus quenvers dautres personnes ; sils songeaient de même que, selon la raison universelle, ils sont encore plus obligés à pratiquer la bienfaisance lun envers lautre quenvers toute autre personne pour plaire à Dieu et pour obtenir le paradis, il arriverait dun côté que, se déplaisant plus rarement par des contradictions, ou du moins réparant loffense, et de lautre que se faisant mutuellement plus souvent de petits plaisirs par des attentions obligeantes, il en résulterait quun pareil mariage serait une condition très souhaitable en cette vie et très méritoire pour la seconde vie.

Une minute de bonne lecture à chacun de ces trois temps de la journée leur suffirait pour rendre leur vie heureuse. Jappelle bonne lecture, dun côté lexposition de la punition et de la récompense de la vie future, et de lautre lexposition des différentes manières de se faire du plaisir, et du plaisir lun à lautre. Et voilà de ces petits livres très importants au bonheur de la société. On ne saurait en composer trop de cette espèce. Vous voilà instruit de mes opinions. Je les garde par provision en attendant quil men vienne de meilleures, cest-à-dire de plus vraisemblables. Adieu. Je veux dire : puissiez-vous obtenir le paradis par vos actions de bienfaisance.

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