Recension : Commentaire sur l’Esprit des lois, par Destutt de Tracy (éd. Oeuvres complètes)

destutt-de-tracy-commentaire-montesquieuDestutt de Tracy, Œuvres complètes. Tome VII, Commentaire sur l’Esprit des Lois de Montesquieu, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, avril 2016

On peut porter sur l’œuvre de Montesquieu les jugements les plus divers et l’opinion qu’aura chacun illustrera, mieux que bien des exercices intellectuels, la nature de son système de pensée. On comprend mieux les Physiocrates quand on garde en tête la critique vigoureuse qu’ils exprimèrent envers Montesquieu, son système de l’équilibre des pouvoirs et son admiration de l’exemple anglais. Le jugement de Keynes, qui qualifiait le philosophe français de « plus grand économiste français, celui qu’il est juste de comparer à Adam Smith », trahit aussi les origines idéologiques de son projet.

À la vérité, ce n’est pas un hasard si le commentaire critique de Montesquieu renseigne autant sur les idées de son commentateur. L’étonnante étendue thématique de l’Esprit des Lois, l’importance de ses principes dans le fonctionnement des sociétés politiques modernes, tout invite à construire, par la simple confrontation avec Montesquieu, son propre système de pensée et ses propres maximes de la conduite politique d’une nation.

Le mérite de l’exercice s’accompagne toutefois d’un sérieux travers : en choisissant d’exposer son système à la façon d’un commentaire d’un autre auteur, celui-ci eût-il la remarquable renommée de Montesquieu, on s’expose nécessairement à jeter une certaine obscurité sur son travail. C’est, pour ainsi dire, la maladie du commentaire. Benjamin Constant, en construisant son superbe ouvrage d’économie politique en confrontation avec La Science de la législation (1780) de Gaëtano Filangieri, et en intitulant celui-ci Commentaire sur l’ouvrage de Filangieri, a très bien représenté ce travers.

Nous tenons, avec le Commentaire sur l’Esprit des Lois de Montesquieu, un deuxième exemple de ces grands traités libéraux, celui-ci de science politique, injustement oubliés à cause de leur forme (le commentaire) et de leur titre.

Destutt de Tracy est un habitué, d’ailleurs, du commentaire-traité. Le plus souvent, cependant, il s’est abstenu de suivre le plan strict du commentaire. C’est en critiquant librement Condillac qu’il a écrit son Idéologie proprement dite (1801) ; en corrigeant Bacon et Hobbes qu’il a composé sa Logique (1803). Là encore, vers 1806, il prévoit de passer par la case Montesquieu pour bâtir son Traité de la volonté et de ses effets. Son commentaire de l’Esprit des Lois, qu’il se décidera finalement à faire imprimer, n’a pas d’autre objectif. « Vous savez, écrit-il à Claude Fauriel, que je n’ai fait le commentaire que pour avoir une occasion d’agiter une foule de questions, jeter mes idées dans ces différents cadres, et les y reprendre quelque jour, les mettre dans un ordre didactique, et en composer la quatrième partie de l’ouvrage dont j’ai tracé le plan, et dont j’ai déjà donné trois volumes. » [1] En tête des réflexions préliminaires qui ouvrent le Commentaire, Destutt de Tracy répète la même chose : « Mon objet, en commençant cet ouvrage, était de réfléchir sur chacun des grands sujets qu’a traités Montesquieu, de former mon opinion, de la mettre par écrit, afin d’achever de l’éclaircir et de la fixer. Je n’ai pas été longtemps sans m’apercevoir que la collection de ces opinions formerait un traité complet de poli-tique, ou science sociale. » (p.55)

Les circonstances de la publication du Commentaire font l’objet de denses explications dans cette nouvelle édition, avec un usage étendu et très éclairant de la correspondance de Destutt de Tracy, avec Jefferson et Lafayette notamment, publiée le siècle dernier par Gilbert Chinard. Dans l’absolu, l’affaire était étrange : en 1809, Destutt de Tracy présente le manuscrit à ses amis comme venant d’un homme qui lui aurait confié ; en 1811, l’ouvrage est publié aux États-Unis, traduit en anglais mais présenté comme une œuvre originale d’un Américain ; en 1817, enfin, paraît l’édition originale en français, d’abord à Liège et anonymement, puis à Paris sous le nom de Destutt de Tracy en 1819. Claude Jolly, l’éditeur des Œuvres complètes, prend le soin pour nous de retracer cette aventure rocambolesque, de démêler les raisons de l’auteur, et de préciser la nature et l’étendue de l’intervention de Jefferson. L’étonnante chronologie que nous avons rappelé s’en trouve parfaitement éclairée et des faits que, dans l’absolu, on s’explique mal — notamment l’usage qui fut fait de l’ouvrage de Destutt de Tracy comme manuel au sein du William and Mary College de Jefferson — s’en trouvent être expliquées comme des conséquences naturelles des circonstances particulières de la publication du Commentaire.

Malgré des origines troublées, la diffusion fut remarquable. Dès sa parution, l’ouvrage eut un grand succès et connut pas moins de 12 éditions du vivant de l’auteur. Par les traductions, il inonda vite l’Europe : italien en 1820, allemand et espagnol en 1821. Au gré des circonstances, le Commentaire sera l’ouvrage le plus diffusé de Destutt de Tracy, qui ne l’avait pourtant composé que comme un brouillon pour l’un des volumes de ses Éléments d’idéologie, sa grande œuvre et le projet de toute sa vie.

Comme Benjamin Constant avec Filangieri, Destutt de Tracy fait le choix de suivre Montesquieu dans ses développements et suit l’ordre des livres de l’Esprit des Lois, plutôt que de rassembler dans un ordre nouveau les réflexions qu’il lui oppose sur la société et la politique. C’est que si Montesquieu « s’était trompé dans le choix de cet ordre, je pourrais bien, à plus forte raison, m’y tromper aussi, malgré l’énorme avantage que me donnent sur lui les lumières acquises pendant les cinquante prodigieuses années qui séparent le moment où il a éclairé ses contemporains de celui où je soumets aux miens le résultat de mes études. » (p.55) [2] Et il ajoute : « D’ailleurs, plus cet ordre que j’aurais préféré aurait été différent de celui qu’a suivi Montesquieu, plus il m’aurait rendu difficile de discuter ses opinions en établissant les miennes. » (p.55) Destutt de Tracy s’est donc refusé à composer un Traité des lois et en reste au Commentaire. Ses lecteurs ne s’y tromperont pas cependant, et y verront le premier, sous l’apparence modeste du second.

La première occasion d’explication critique entre Destutt de Tracy et Montesquieu a lieu autour du mot loi. Destutt de Tracy refuse la définition proposée par l’auteur de l’Esprit des Lois, selon lequel elles sont « les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses ». Pour Destutt de Tracy, une loi correspond plutôt à une « règle prescrite à nos actions par une autorité que nous regardons comme ayant le droit de faire cette loi », avec une peine attachée à son infraction. (p.62) En cela il existe bien des lois naturelles, c’est-à-dire que la nature, si l’on veut, ordonne que les choses soient ainsi, par exemple qu’un corps lâché d’une certaine hauteur tombe au sol. [3]

L’esprit des lois, avaient déjà dit les Physiocrates, est tout entier dans la nature. « On doit remarquer que le terme de faire des lois est une façon de parler fort impropre, disait Mercier de la Rivière, et qu’on ne doit pas entendre par cette expression, le droit et le pouvoir d’imaginer, d’inventer et d’instituer des lois positives qui ne soient pas déjà faites, c’est-à-dire, qui ne soient pas des conséquences nécessaires de celles qui constituent l’ordre naturel et essentiel de la société. » [4] D’accord avec cette position, Destutt de Tracy écrit que les lois ont besoin « d’être conformes aux lois immuables de la nature humaine, et de n’en être que des conséquences ; sans quoi elles sont impuissantes, passagères et n’engendrent que des désordres » (p.172). « Nos lois postérieures doivent, pour être réellement bonnes, être conséquentes à ces lois plus anciennes et plus puissantes. C’est là l’esprit (ou le vrai sens) dans lequel doivent être faites les lois positives. » (p.64)

La division des gouvernements en trois types fondamentaux est un point central et même structurant de l’œuvre de Montesquieu. Or, pour Destutt de Tracy, « la division ordinaire des gouvernements en républicains, monarchiques et despotiques, me paraît essentiellement mauvaise. » (p.65) Elle est selon lui trop vague, trop incorrecte aussi. Si l’on devait ranger les gouvernements de toutes les nations connues, de tous les temps connus, dans ces trois catégories, on se trouverait bien embarrassé, certains ne s’adaptant à aucune en particulier, d’autres pouvant rentrer dans plusieurs à la fois. La démocratie[5] et l’aristocratie tiennent toutes deux de la forme républicaine, mais s’avèrent très différentes l’une de l’autre. Le despotisme, à proprement parler, n’est pas un type de gouvernement : c’est un abus qui peut se trouver dans chacun d’entre eux, et qui ne définit rien. Destutt de Tracy propose l’alternative suivante : « M’attachant donc uniquement au principe fondamental de la société politique, oubliant ses formes diverses, et n’en blâmant aucune, je partagerai tous les gouvernements en deux classes. J’appellerai les uns nationaux ou de droit commun, et les autres spéciaux ou de droit particulier et d’exceptions. » (p.67) La différence entre les deux est que le premier suit l’intérêt général, l’autre des intérêts privés. Ce n’est pas un classement très restrictif, on s’en doute, et en vérité, toutes les aristocraties, les régimes féodaux, les théocraties, etc., se rangent facilement dans la seconde catégorie, et toute république, monarchie, démocratie même, où le pouvoir suit l’intérêt général, prend place dans la première. Cependant, Destutt de Tracy affirme que « la division que j’ai adoptée me donne bien plus de facilité pour pénétrer dans le fond du sujet, que celle que Montesquieu a employée. » (p.69) D’ailleurs les principes que Montesquieu accole à chacun de ses trois gouvernements-type, la vertu pour la république, l’honneur pour la monarchie, et la crainte pour le despotisme, ne sont pas plus précis et plus conformes à la réalité que sa division première.

La manie que démontre Montesquieu pour l’autorité des hommes du passé est l’objet de vives critiques de la part de Destutt de Tracy. « Qu’il me soit permis de dire que l’on ne peut assez s’étonner de la quantité de faits, ou minutieux, ou problématiques, ou mal circonstanciés, que Montesquieu va chercher dans les auteurs les plus suspects, ou dans les pays les moins connus, pour les faire servir de preuves à ses principes ou à ses raisonnements. Il me semble que la plupart du temps ils éloignent de la question, au lieu de l’éclaircir : j’avoue que cela m’a toujours fait une vraie peine. » (p.124) L’exemple des peuples anciens est un travers chez Montesquieu, non seulement par sa multiplication intempestive, mais par l’opposition de caractère entre ce passé ancien et la réalité des sociétés contemporaines. « Ce profond penseur a souvent le tort, écrit ainsi Destutt de Tracy, de beaucoup trop respecter les peuples barbares et leurs institutions. » (p.101) Quelques années plus tard, Frédéric Bastiat a indiqué pourquoi il était néfaste de proposer comme exemples les sociétés de la Grèce et de la Rome antique : « Remarquez, dit-il, que la société romaine est directement l’opposé de ce qu’est ou devrait être notre société. Là, on vivait de guerre ; ici, nous devrions haïr la guerre. Là, on haïssait le travail ; ici, nous devons vivre du travail. Là, on fondait les moyens de subsistance sur l’esclavage et la rapine ; ici, sur l’industrie libre. » [6]

Sur le luxe, Montesquieu est coupable d’imprécisions. Il ne parvient pas à en dégager une définition satisfaisante et ne distingue par la nature du luxe de ses formes. Pourtant, un système d’arrosage pour un cultivateur est un investissement ; pour le propriétaire d’un beau jardin, c’est un luxe. Montesquieu aurait donc du appeler luxe les dépenses improductives et formuler à leur égard un jugement clair : car le luxe, du point de vue économique et moral, est néfaste. Il provoque, dit Destutt de Tracy, une déperdition des forces de la nation et implique une circulation des richesses qui est moins utile. [7]

Dans le commentaire des livres XX et XXI, Destutt de Tracy, constatant que Montesquieu ne possède pas « les premières notions de la manière dont se forment et se distribuent les richesses des nations » (p.224), prend la liberté de détailler les contours de sa pensée économique relativement à l’utilité du commerce, à la nature de la valeur et à celle de l’échange. Il offre ici, appuyé par les enseignements de Jean-Baptiste Say, un condensé des principes qu’il a cherché à établir dans son Traité d’économie politique (1823).

Si Destutt de Tracy reproche beaucoup à Montesquieu, il y aurait aussi beaucoup à reprocher à Destutt de Tracy, comme son amour souvent aveugle du gouvernement représentatif, ou les limites mêmes de celui-ci : ainsi, selon lui, les femmes ne devraient pas être citoyennes, car « les femmes sont certainement destinées aux fonctions domestiques, comme les hommes aux fonctions publiques » (p.149) Sa défense de la peine de la mort (p.99) ou des colonies (p.130) semble aussi quelque peu cavalière. Que penser enfin de la concession qu’il ajoute dans une note à l’édition de 1819, pour affirmer que « la monarchie constitutionnelle, ou le gouvernement représentatif avec un seul chef héréditaire, est et sera encore extrêmement longtemps, malgré ses imperfections, le meilleur de tous les gouvernements possibles pour tous les peuples de l’Europe, et surtout pour la France » (p.164) ? Car le régime issu de la Restauration n’est pas un régime représentatif comme le réclame Destutt de Tracy dans son livre, loin s’en faut ; est-ce alors une tactique, mais alors que vaut-elle ? Cette sorte de fatalisme, pour quiconque construit un système politique théorique idéal, a de quoi surprendre. D’autant que c’est le même auteur qui, quelques pages plus tôt, nous peint en des termes très expressifs les défauts du pouvoir héréditaire, qui ne peut être défendu que par « des hommes qui ne réfléchissent pas » :

« Pour les hommes qui ne réfléchissent pas, et c’est le grand nombre, il n’y a d’étonnant que ce qui est rare. Rien de ce qui se voit fréquemment n’a le droit de les surprendre, quoique dans l’ordre physique comme dans l’ordre moral, ce soient les phénomènes les plus communs qui sont les plus merveilleux. Ainsi tel qui se croirait en démence, s’il déclarait héréditaires les fonctions de son cocher ou de son cuisinier, ou s’il s’avisait de substituer à perpétuité la confiance qu’il a dans son avocat et dans son médecin, en s’obligeant lui et les siens de n’employer jamais en ces qualités que ceux que lui désignerait l’ordre de primogéniture, encore qu’ils fussent enfants ou décrépits, fous ou imbéciles, maniaques ou déshonorés, trouve tout simple d’obéir à un souverain choisi de cette manière. Mais, pour l’être qui pense, il est si rare de trouver un homme capable de gouverner, et qui, à la longue, n’en devienne pas indigne ; il est si vraisemblable que les enfants de celui qui est revêtu d’un grand pouvoir, seront mal élevés et deviendront les pires de leur espèce ; il est si improbable que si un d’eux échappe à cette maligne influence, il soit précisément l’aîné ; et, quand cela serait, son enfance, son inexpérience, ses passions, ses maladies, sa vieillesse, remplissent un si grand espace dans sa vie, pendant lequel il est dangereux de lui être soumis ; tout cela forme un si prodigieux ensemble de chances défavorables, que l’on a peine à concevoir que l’idée de courir tous ces risques ait pu naître, qu’elle ait été si généralement adoptée, et quelle n’ait pas toujours été complètement désastreuse. » (p.156)

Malgré ces imperfections, qui sont surtout le signe de l’époque, de ses préjugés et de ses dangers, le Commentaire sur l’Esprit des Lois de Montesquieu représente l’un des classiques de la pensée libérale de la première moitié du XIXe siècle. Avec le Censeur et les œuvres de Jean-Baptiste Say, il a participé à former la génération dorée du libéralisme français, celle qui connut son apogée dans les années 1840, et dont Frédéric Bastiat fut le plus grand représentant. À ce titre, il méritait cette réédition soignée, à laquelle nous applaudissons.

Benoît Malbranque

____________

[1] Bibliothèque de l’Institut, fonds Fauriel, Ms 2327, n°2, pièce 458.

[2] Le dernier morceau de cette phrase éclaire une autre face du projet de Destutt de Tracy : il s’agit de mettre à jour la science politique grâce à la compréhension acquise ces dernières années, par l’expérience, sur le gouvernement représentatif, sur la guerre, sur l’économie, etc.

[3] Destutt de Tracy remarque que Montesquieu n’a pas mieux défini le mot liberté. « On peut voir combien est vague l’idée qu’il nous a donnée du sens du mot liberté, quoiqu’il ait consacré trois chapitres à le déterminer. » (p.134)

[4] L’ordre naturel et essentiel des sociétés politiques, chapitre XV

[5] Son refus de la démocratie, qui est considérée comme le régime de l’enfance de la société, un régime barbare où la populace tyrannise la nation sous le règne des passions, est digne d’intérêt. « C’est un gouvernement impraticable à la longue, et absolument impossible sur un espace de terrain un peu étendu » dit-il. (p.91)

[6] Œuvres complètes de Frédéric Bastiat, édition Institut Coppet, tome V, p.92-93

[7] Nous n’avons pas besoin de mentionner les critiques prononcées par Destutt de Tracy à l’encontre de la théorie des climats de Montesquieu, puisqu’aujourd’hui, et depuis deux siècles, elle n’est plus l’objet que de moqueries.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publié.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.