Sully jugé par les Physiocrates

SULLY JUGÉ PAR LES PHYSIOCRATES

par Georges Weulersse

(extrait de la Revue d’histoire économique et sociale,
Vol. 10, No. 2 (1922), pp. 234-240).

Sully peut-il être considéré comme un précurseur des Physiocrates ? Dans quelle mesure sa politique économique annonce-t-elle celle que devait, un siècle et demi plus tard, réclamer la nouvelle école ?

Celle-ci — ainsi que chacun le sait — allait reconnaître l’agriculture comme la source unique de toute richesse ; or la primauté naturelle, la supériorité de l’art agricole pour l’enrichissement des nations sont proclamées dans le préambule même des lois inspirées par Sully[1]. Est-il besoin de rappeler le mot destiné à devenir fameux que le Ministre se plaisait, paraît-il, à répéter à son Roi : « Que labourage et pâturage étaient les deux mamelles dont la France était alimentée, et les vrais mines et trésors du Pérou »[2]? Son ministère est l’époque des premières tentatives suivies pour perfectionner l’agriculture du royaume : le fondateur de l’agronomie française moderne est son contemporain et son collaborateur. Olivier de Serres, en l’an 1600, esquisse un programme d’agriculture méthodique et intensive que deux siècles suffiront à peine à réaliser. Patullo, un ami de Quesnay qui écrit en 1758, s’étonne de trouver déjà formulés dans le Théâtre d’Agriculture presque tous les principes qu’il faut inculquer aux cultivateurs français : « le sieur de Serres recommande les luzernes et les sainfoins et en décrit la culture[3]; il regarde ces plantes fourragères comme si avantageuses qu’il les appelle les merveilles du ménage; il recommande expressément la clôture des terres et prétend que l’utilité en était dès lors si reconnue que les paysans appelaient un champ bien enclos la pièce glorieuse du Domaine; il parle des grands effets de la marne, de la chaux, des cendres ; il recommande les engrais ; enfin il paraît avoir connu presque tout ce qu’on sait encore de mieux en agriculture.[4]» Il pose en règle que la productivité de la terre est en proportion du développement de l’élevage[5]. Il faut que les cultivateurs soient assez riches pour se procurer un bétail nombreux : mais précisément Henri IV ne s’est-il pas fait une maxime d’État de « répandre l’abondance sur le laboureur » ? Sous son règne, dans plusieurs provinces, en Normandie par exemple, on voit « les cultivateurs acquérir une aisance qui leur permet d’offrir de la terre un prix plus élevé et de supporter les avances de sa mise en valeur ; les propriétaires peuvent substituer au loyer en nature un loyer en argent, en même temps qu’ils mettent à la charge des preneurs les frais de certains amendements ; grâce à de longs baux fermiers et colons partiaires, et à plus forte raison locataires emphytéotiques, jouissent avec sécurité du fruit de leurs dépenses et de leurs travaux »[6]: c’est la réalisation locale et momentanée de toute une partie du programme agricole que présenteront les Physiocrates. À cette époque privilégiée les capitaux et les soins ne manquent pas à la terre : le ministre renvoie autant qu’il lui est possible les gentilshommes dans leurs domaines[7], et la cessation des emprunts, le remboursement progressif des dettes de l’État permettent au gouvernement d’abaisser légalement et effectivement le taux de l’intérêt[8].

Autre mesure qui devait mériter l’éloge des Économistes : la Déclaration du 16 mars 1595 rend insaisissables les instruments aratoires et le bétail ; elle défend de réquisitionner irrégulièrement les laboureurs, leurs chevaux et leur matériel d’exploitation[9]. Dans le même temps les dessèchements sont encouragés ; Sully leur accorde d’abord une exemption totale de la dîme pendant 20 ans, puis une réduction perpétuelle à la 50gerbe[10]; et sous l’empire de cette législation favorable, de notables étendues de territoire sont bientôt conquises à la culture[11]. Enfin, devançant le vœu des Physiocrates, cette administration éclairée ne se contente pas de favoriser la production des denrées et matières premières nationales, elle se soucie d’en développer la consommation : « Sully, écrit Quesnay, ne protégeait que les manufactures de laine, parce qu’il avait reconnu que l’abondance des récoltes dépendait du débit des laines, qui multiplie les troupeaux nécessaires pour fertiliser les terres »[12]. Le Trosne félicite le ministre de s’être opposé à l’introduction des fabriques de soieries, qui utilisaient une matière première étrangère ; Mirabeau le loue presque sans réserves d’avoir soutenu que « la richesse territoriale aurait toujours le nécessaire autour d’elle en manufactures, et qu’il fallait bannir ou prohiber le superflu »[13]. Mais le mérite insigne de ce grand politique, aux yeux de l’École nouvelle, c’était d’avoir facilité le commerce intérieur des denrées par la construction de routes et de canaux, surtout d’avoir promulgué la libre exportation des grains. « Ce grand ministre, écrit encore Quesnay, avait saisi les vrais principes du gouvernement économique du royaume, en établissant les richesses du roi, la puissance de l’État, le bonheur du peuple, sur le revenu des terres, c’est-à-dire sur l’agriculture et sur le commerce extérieur de ses productions ; il disait que, sans l’exportation des blés, les sujets seraient bientôt sans argent, et le souverain sans revenus »[14].Il favorisa donc ce « commerce de propriété qu’il regardait avec raison comme le commerce essentiel d’un grand royaume situé avantageusement pour la navigation »[15]. Avant même que l’interdiction de commercer avec l’Espagne fût levée pour les autres marchandises, Henri IV avait spécifié qu’elle le serait pour les grains, et il trouva fort mauvais « que le Parlement de Toulouse se fût ingéré sans sa permission de défendre la sortie des blés du Languedoc »[16]. Un Édit du 26 février 1601 rendit en effet l’exportation des grains entièrement libre et franche[17].

Qu’il y avait loin cependant de l’œuvre accomplie par Sully à celle que réclamaient les Physiocrates, et quel écart surtout, quelle opposition même on peut apercevoir entre les principes économiques du ministre de Henri IV — si tant est qu’il eût des principes— avec ceux de la nouvelle doctrine ! — Il avait encouragé les dessèchements : il n’avait rien fait pour les défrichements[18]; un Édit de 1600 avait solennellement confirmé l’inaliénabilité des communes[19]. Sous ce grand règne, c’est Mirabeau qui l’avoue, on avait vu « la routine des impositions désastreuses suivie constamment, plus affermie que réformée »[20]; l’arbitraire de la taille maintenu, la gabelle à peine touchée, tous les impôts indirects conservés[21]. Sans doute le poids des tailles avait été réduit[22]et l’agriculture avait pu s’en trouver momentanément soulagée ; mais, suivant les principes des Physiocrates, elle ne pouvait recevoir de soulagement réel, durable, que de la suppression des impôts indirects, et non pas d’une diminution de l’impôt foncier direct qui allait à l’encontre de leur plan de réforme fiscale. Le souci de l’agriculture est ce qui apparaît le moins dans l’Édit général sur la chasse de 1601, comme dans celui de 1607 ; ce qui y domine, c’est la préoccupation de conserver le gibier et de limiter le droit de chasse au roi et aux seigneurs qui feront reconnaître leurs titres par les autorités compétentes[23]; Mirabeau est obligé, ici encore, à un aveu pénible : « L’Édit des Capitaineries livre les cultivateurs au supplice des esclaves criminels chez les Romains[24]». Il lui faut bien aussi dénoncer des restrictions graves et funestes à la liberté de culture, « une ordonnance, entre autres, qui défend de semer du blé noir ou du sarrasin, pour forcer sans doute à des cultures plus profitables, comme si la culture dépendait simplement de la volonté des cultivateurs[25]». La liberté d’exportation elle-même, c’est un Physiocrate qui le reconnaît, « ne fut que de tolérance ; l’opération du ministre fut secondée par les saisons, par le peu d’étendue de notre commerce, par l’inertie de nos voisins ; mais la liberté ne fut point légale, puisque l’Édit du 12 mars 1595 qui défend d’exporter les grains sous peine d’être poursuivi comme criminel de lèse majesté n’a jamais été révoqué… Si ce ministre eût regardé la liberté de l’exportation comme un principe fondamental, l’eût-il exposée à être renversée par l’incapacité ou la timidité de ses successeurs, excusés et même secondés par un Édit ? Il eût cherché à perpétuer par l’autorité d’une loi publique l’usage de cette liberté qu’il se contenta de tolérer, de permettre, ou même de favoriser[26]». L’histoire impartiale a en effet établi aujourd’hui qu’Henri IV « n’a pas fait de la liberté du commerce des grains le régime normal et permanent du pays, et qu’il l’a assez souvent subordonnée aux circonstances[27]». Au nombre de celles-ci, Galiani, ennemi de cette sorte de commerce, ne manque pas de rappeler qu’il en faut compter une bien malheureuse, la dépopulation du royaume[28]. Enfin, même lorsque la législation d’alors se trouve être conforme au futur programme des Économistes, les intentions du législateur sont souvent bien différentes des leurs. Lorsque, par exemple, Henri IV s’efforce d’assurer la liberté du transport intérieur des blés, ce n’est pas l’avantage du producteur qu’il vise particulièrement, mais avant tout l’intérêt du consommateur[29]. Sully met l’agriculture au premier rang des richesses de l’État ; mais il est très loin de lui attribuer le privilège d’une productivité exclusive. S’il la considère comme supérieure à l’industrie, c’est, en grande partie, parce qu’elle forme de meilleurs soldats et qu’elle contribue à maintenir les mœurs frugales[30]. Sully est à sa manière un « populationniste », ou tout simplement un homme de guerre ou un moraliste d’État, autant qu’un Économiste, même au sens large du mot. On pourrait même le considérer comme un « bullionniste » ; car l’or et l’argent lui paraissent être la richesse par excellence d’un État : n’a-t-il pas interdit la sortie des espèces du royaume ? Les prohibitions de toutes sortes ne l’effrayent pas : il veut qu’on interdise le luxe national[31], ou en tout cas l’introduction des « marchandises et étoffes provenant des manufactures étrangères » ; étrange aberration de la part d’un ministre désireux de développer l’exportation agricole[32] ! Le principe suprême enfin de l’ordre social suivant les Physiocrates, n’est-il pas atteint par telle loi « qui adjuge toutes les mines au souverain, qui restreint la propriété à la superficie, qui livre la profondeur à l’invasion et aux surprises, et rend toutes les richesses souterraines nulles et de pure concession »[33]?

Ainsi, le règne de Henri IV et le ministère de Sully ont été l’époque d’une brillante renaissance agricole ; comme nous l’avons écrit ailleurs[34], l’administration économique du royaume a été inspirée alors d’un esprit assez voisin de celui qui animera les Économistes, et certaines mesures importantes ont été prises que ces derniers inscriront à nouveau dans leur programme ; mais, pour ce qui est de la correction et de la rigueur des principes, si l’on se place au point de vue des Physiocrates, il faut bien reconnaître, avec Mirabeau lui-même, revenu d’un enthousiasme exagéré, que « ces deux grands hommes, néanmoins si fort au-dessus de leur siècle ténébreux, n’étaient pas parvenus à la lumière en matière de gouvernement »[35].

 

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[1]« Le plus grand et légitime gain et revenu des peuples procède principalement de labeur et culture de la terre qui leur rend, selon qu’il plaît à Dieu, à usure, le fruit de leurs travaux, en produisant des quantités de blés, vins, graines, légumes et pâturages. De quoi non seulement ils vivent à leur aise, mais en peuvent entretenir le trafic et commerce avec nos voisins et pays lointains, et tirer d’eux or, argent et tout ce qu’ils ont en plus grande abondance que nous ». Préambule de l’Édit de 1599 sur les défrichements.

[2]Économies Royales, Coll. Michaud et Poujuolat, t. XVI p. 283. Année 1598.

[3]Dès 1589, d’ailleurs, Charles Estienne et Jean Liébaut avaient établi la théorie des prairies artificielles. M. Fagniez, Économie rurale de la France sous Henri IV, p. 51.

[4]Patullo,Essai sur l’amélioration des terres, p. 125-126.

[5]« Sur l’herbage comme sur un ferme fondement toute l’agriculture s’appuie. Aussi voit-on que moyennant le bétail tout abonde en un lieu, tant par le denier liquide qui sans attente en sort que par les fumiers causant abondance de toutes sortes de fruits. » Cité par Fagniez, p. 50.

[6]Goudard, Les intérêts de la France mal entendus(1756), t. I, p. 384.

[7]Cf. Fagniez, p. 30.

[8]Cf. Marquis de Mirabeau, Éphémérides du citoyen, 1770, n° 12, pp. 15- 17 : « Cette opération, puérile selon la raison, est essentielle dans le fait et l’on éprouvera longtemps que ces sortes de règlements, quand ils sont d’ailleurs adaptés aux circonstances, procurent aussitôt un haussement de valeur aux fonds et à toutes les propriétés foncières. Or Sully avait su précisément se ménager des circonstances favorables. »

[9]La Déclaration ne faisait d’ailleurs que rendre perpétuelle l’insaisissabilité temporaire accordée par Charles IX en 1571. Cf. Fagniez, p. 15.

[10]Cf.Journal Économique, octobre 1764, p. 440.

[11]Palus de Bordeaux, marais de Chaumont-en-Vexin, étang de la Souterraine, marais de Tonnay-Charente, marais du Bas-Languedoc, etc. Cf. Fagniez p. 20-21.

[12]Quesnay, Art. grains, Éd. Daire, p. 273. La France produisit, en effet, à cette époque, une grande quantité de laines d’excellente qualité.

[13]Mirabeau, Éloge de Sully. Éphémérides du Citoyen, 1770, n° 12, p. 26.

[14]Quesnay, art. Grains, loc. cit. ; allusion à une lettre de Sully, du 27 avril 1607. Voir Économies royales, t. IX, p. 286. Cf. Fagniez, p. 18.

[15]Quesnay. Note aux Questions intéressantes, Éd. Oncken, p. 262. Suivant Patullo, « le moyen simple de la liberté d’exportation fut le principal qu’il employa » pour payer les dettes du royaume, diminuer les impôts, et former un trésor public. Essai, p. 242.

[16]Forbonnais,Recherches et considérations, t. I, p. 68.

[17]Cf. Fagniez, p. 55.

[18]Cf.Journal Économique, octobre 1764, p. 440.

[19]Cf. Journ. Écon., février 1767, p. 50.

[20]Mirabeau, 4lettre sur la Dépravation de l’ordre légal. Éphémérides, décembre 1767, p. 30.

[21]Saint-Péravy, Mémoire de 1768, p. 29-30.

[22]De 10 à 14 millions, entre 1597 et 1609. Voir Fagniez, p. 15.

[23]Fagniez, p. 14.

[24]Mirabeau, loc. cit.

[25]Ibidem.

[26]Abeille,Réflexions, 1764, p. 5-6.

[27]Fagniez, p. 55.

[28]« Vous chérissez le beau privilège d’être dépeuplé et d’avoir des denrées de première nécessité à vendre aux étrangers, en regrettant ce prétendu beau temps de Sully où la France avait été détruite par 40 ans de guerres civiles ». Galiani, Dialogues sur le commerce des blés, n° 6. Éd. Daire, p. 99.

[29]«Voulant, comme il est juste et raisonnable, que la liberté du commerce soit permise en toutes nos provinces et que celles qui ont nécessité d’une espèce de marchandises, même de celles de l’aliment et nourriture des personnes, en soient secourues par les autres où elles abondent davantage». Lettre de Henri IV à l’échevinage de Lyon, du 3 octobre 1604. Cf. Fagniez, p. 18.

[30]Économies royales, t. XVI, p. 514, année 1603.

[31]Économies royales, t. XVI, p. 514, année 1603.

[32]G. Mirabeau, Éloge de Sully, Éph., 1770, n° 12, p. 18 et pp. 34-36.

[33]Mirabeau, Éph., décembre 1767, p. 29-30.

[34]Cf. notre Mouvement Physiocratique, t. I, p. 2.

[35]Mirabeau, loc. cit.

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