Réponse à Charles Beigbeder, le libérateur enraciné. Par Damien Theillier et Nathalie MP

maxnewsworldthree390167Article publié sur le blog de Nathalie MP, un article à deux voix (voir ci-dessous)

Damien Theillier, président de l’Institut Coppet

A la “racine” de l’article de Charles Beigbeder, publié dans Le Figaro du 16 octobre 2015, se trouve une confusion entre libéralisme économique et libéralisme philosophique, source de nombreuses erreurs. Réfutation :

1° Un concentré de tous les poncifs existant sur le libéralisme

Je dois commencer par dire que je partage avec un homme politique comme Charles Beigbeder un certain nombre de valeurs qui me paraissent essentielles pour une vie humaine accomplie : l’enracinement dans une philosophie de l’homme qui associe le respect de la personne avec le patriotisme et l’amour du bien commun. Bref, une anthropologie héritée d’Athènes, de Rome et de Jérusalem, à laquelle s’ajoute la défense des libertés économiques, politiques et religieuses. Et de plus je partage son inquiétude quant au déclin des traditions morales et spirituelles qui fondent notre civilisation. Pour tout ça, je dis à M. Beigbeder bravo !

En revanche je conteste sa vision du libéralisme, une vision incohérente, historiquement et philosophiquement fausse, mais partagée hélas par un grand nombre de conservateurs, qu’ils soient de droite ou de gauche. « Au plan philosophique, écrit Charles Beigbeder, je suis aux antipodes du libéralisme philosophique qui postule l’équivalence de tous les choix de vie, sans aucune hiérarchie de valeurs ni limite ». Cette phrase est un concentré de tous les poncifs et les erreurs existant sur le sujet. D’où vient l’erreur ?

2° Le libéralisme philosophique n’est pas autre chose qu’une théorie de la justice

L’erreur vient du fait que notre auteur confond complètement le libéralisme philosophique et le libéralisme économique. L’approche économique est essentiellement utilitariste et de ce fait elle ne peut fournir aucun principe éthique. Elle décrit les causes et les effets, elle raisonne en termes d’efficacité, de croissance, de préférences individuelles, de calcul d’intérêt. On sait qu’un marché plus libre multiplie les possibilités d’abondance et de bien-être, qu’il maximise la satisfaction des agents, tel est le socle commun des économistes du libre-échange.

Mais le libéralisme philosophique consiste justement à introduire un principe moral non utilitariste sans lequel il est impossible définir objectivement ce que veut dire nuire à autrui et sans lequel il est impossible de distinguer un acte juste d’un acte injuste. Ce principe c’est la propriété naturelle. En effet, la seule définition cohérente de la justice est la propriété naturelle, la libre disposition de soi et de toute possession non volée, c’est-à-dire prise à un autre sans son consentement.

Un peu plus loin, Beigbeder critique la célèbre formule revendiquée par les libéraux : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui ». Mais le fait est qu’il ne la comprend pas puisqu’il ajoute : « l’idée que l’on se fait de la gêne éprouvée par autrui est parfois très personnelle et subjective ». En effet, on ne peut la comprendre sans une théorie des droits de propriété. Car nuire à autrui a un sens très précis : c’est l’agression contre la personne ou contre ses biens. Nuire à autrui n’est un crime ou un délit que s’il y a agression physique contre la propriété, c’est-à-dire contre la personne ou contre ses biens. Peu importe si une action nuit au bien être de certains voire au bien-être de tous dès lors qu’elle respecte cette norme morale de justice. En réalité, la limite du droit de propriété, c’est la justice, c’est le respect du droit d’autrui, c’est la non-agression. Un homme a le droit de faire tout ce qu’il veut avec ce qui est à lui tant qu’il ne nuit pas à la propriété d’autrui. Telle est la limite.

3° La philosophie politique libérale applique cette norme de la justice à l’État.

Le libéral conséquent est aussi celui qui applique le critère universel de la justice, défini comme respect du droit de propriété, à l’État lui-même et aux hommes de pouvoir pour limiter leurs prétentions. En effet, qu’une action soit accomplie au nom du bien commun ne suffit pas à la rendre légitime si elle viole la norme de justice. Celui qui exige de vous par la contrainte légale que vous lui sacrifiez vos droits est un criminel prédateur, quand bien même s’il s’appelle l’État, le gouvernement ou bien le peuple. Quand une spoliation est légale, elle reste une spoliation, c’est-à-dire une injustice, condamnée par la morale naturelle comme par le Décalogue.

C’est pourquoi Charles Beigbeder se trompe quand il affirme : « S’il est démocrate, un vrai “libéral” ne reconnaît aucune loi au-dessus de l’addition arithmétique des suffrages ». Eh bien non ! Pour un libéral, la démocratie n’est légitime que si elle respecte la norme morale de la propriété, c’est-à-dire la liberté pour chacun de décider des affaires qui le concernent, dans la limite de ce qui lui appartient. Mais si elle se transforme en règle majoritaire illimitée permettant de disposer de la personne et des biens d’autrui, elle devient oppressive car elle détruit le droit au lieu de le protéger.

Ainsi un libéralisme philosophique bien compris, tel qu’il a été défendu par les libéraux classiques français notamment (je renvoie notre auteur à la lecture des œuvres publiées sur //www.institutcoppet.org) est un libéralisme normatif qui n’est pas autre chose qu’une théorie de la justice fondée sur le droit de propriété. C’est une philosophie qui ne vise pas seulement l’utilité mais la justice comme norme morale rationnelle de l’organisation sociale. Et ce libéralisme bien compris débouche sur une philosophie politique. Car il n’est pas possible de comprendre l’essence de la philosophie libérale, si on ne comprend pas qu’elle a toujours été historiquement définie par une rébellion authentique contre l’immoralité de l’État prédateur et spoliateur, quelle que soit sa forme, monarchique ou démocratique.

***

Cet article à deux voix est à lire comme un accord musical : le côté trille impertinente de la note ci-dessous trouve résolution et confort dans la sonorité plus doctrinale de la note du dessus. 

Nathalie MP 

Charles Beigbeder a eu la main heureuse lorsqu’il est tombé sur le mot « enracinement »pour donner une meilleure illustration à ses idées. Quoi de plus solide, quoi de plus rassurant que cette certitude de pouvoir compter sur la force tranquille d’un arbre séculaire pour y appuyer nos existences ? C’est en quelque sorte la figure tutélaire d’un père qui nous est proposée, image à l’appui, pour ne pas nous tromper dans nos chemins de vie. Si cette idée est acceptable pendant nos années de formation, elle devient oppressante pour l’homme adulte. Où sont ses choix ? Où est sa responsabilité ? Quand Charles Beigbeder dit « Pour ma part, je préfère me définir comme un libérateur enraciné », ce dernier mot signifiant un ancrage dans une France définie allusivement par un « fonds commun civilisationnel » judéo-chrétien, c’est bel et bien son choix. Et de fait, il utilise le « je ». Mais en aucun cas son choix, qui instaure une frontière philosophique et historique à ce que la France doit être, ne saurait être imposé aux autres. Ce qui ne veut nullement dire que ce ne sera jamais le choix des autres.

Charles Beigbeder commence son opération de déformation et de limitation du libéralisme en disant que le mot en tant que tel est tellement dévoyé qu’il serait préférable de l’abandonner tout à fait. A vrai dire, il contribue lui-même à entretenir la confusion, tant son article est un exemple de détournement par le bas de la tradition libérale. Il fait une distinction, qui n’a pas lieu d’être, entre les libéralismes philosophique, politique et économique, pour rejeter violemment le premier, ou, plus exactement, pour critiquer la définition erronée qu’il a forgée du premier pour mieux le rejeter. Selon lui, le « libéralisme philosophique postule l’équivalence de tous les choix de vie », sans limites ni hiérarchie des valeurs. On comprend sa lecture négative puisqu’il aimerait voir s’imposer en France un certain mode de vie basé sur le « fonds commun civilisationnel » évoqué ci-dessus.

Contrairement à ce qu’il croit, le libéralisme ne revendique pas le moindre relativisme moral. Confiant dans les capacités de réflexion et de création des individus, il laisse à chacun la possibilité de décider pour lui-même, en toute responsabilité, à partir du moment où les droits naturels et inaliénables des individus, à savoir la vie, la liberté et la propriété, sont respectés. Pour le libéralisme, il n’existe qu’un seul agent moral capable de dire le bien et le mal, c’est l’individu. Aucune entité collective, aucun groupe n’a de légitimité à déterminer la morale pour ses membres, l’Etat moins que tous les autres. Cela ne signifie pas pour autant que la morale n’existe pas. Les droits naturels existent, mieux, ils préexistent à toute idée d’Etat, ce dernier n’ayant qu’une seule fonction vitale, les faire respecter.

Ainsi, la France pourrait très bien être une nation très solide en se basant sur le respect des droits naturels, sans exiger en plus un fonds commun civilisationnel pour en faire partie. Aujourd’hui, on assiste d’autant plus à une demande d’identité nationale que l’Etat, censé faire respecter les droits naturels, a abandonné nombre de ses missions régaliennes pour s’occuper de favoriser telle catégorie de citoyens au détriment de telle autre. La position de Charles Beigbeder apparait plus comme une réaction conjoncturelle à un dévoiement de l’Etat, à la fois présent partout avec partialité sur les fins sociales souhaitables (cigarettes, éoliennes, éducation nationale, viandes rouges, taxis, Air France etc…) et absent de sa seule vraie mission, celle de faire respecter par tous l’Etat de droit en France (émeutes des gens du voyage, zones de non-droit en banlieue, laxisme pénal etc..). Non, M. Beigbeder, le libéralisme ne s’attache pas « à détruire l’homme et la nation ». Il voit la nation comme une association d’hommes libres, qui ont tout loisir de s’intéresser à leur héritage historique, philosophique et culturel, selon les choix de leur conscience.

Avec le mot conscience, nous en arrivons à la branche politique du libéralisme. Charles Beigbeder se dit attaché aux grandes libertés publiques que sont les libertés de la presse, d’expression, de culte, de réunion etc.. afin de tenir en respect les tentations de l’Etat de museler toute opinion dissidente. Et de citer tous les procès (au propre comme au figuré) qui sont faits à Nadine Morano ou Eric Zemmour pour leurs propos ou leurs écrits. On ne saurait être plus d’accord sur ce sujet. C’est pourquoi, en dépit de la cohérence revendiquée par M. Beigbeder à la fin de son article, on s’étonne de lui voir refuser la personnalité morale aux individus comme il le faisait à propos du libéralisme philosophique, pas assez enraciné à son goût dans une conception identitaire de la France.

Le libéralisme économique, à propos duquel Charles Beigbeder vante à juste titre la supériorité du marché pour offrir les meilleurs produits au meilleur prix, souffre du même constat. Pourquoi les individus seraient-ils capables d’entreprendre, de choisir leur activité professionnelle, d’innover et d’échanger, mais par contre seraient inaptes à choisir leurs autres modes de vie, tels que religion, vie de famille, alimentation, temps de travail et temps de loisir etc.. ? Exemple typique : pourquoi faudrait-il absolument« sanctuariser le repos dominical, marqueur temporel fondamental de notre civilisation » ? Que Charles Beigbeder se repose tant qu’il veut le dimanche et qu’il en profite pour lire tant qu’il le souhaite des ouvrages philosophiques sur les méfaits du libéralisme ou sur les bienfaits d’un encadrement patronal et patriotique des modes de vie. C’est son choix et personne ne cherche le moins du monde à le contester. Mais de grâce, qu’il laisse ses congénères organiser leur vie à leur convenance. Ils ont aussi une conscience.

Le libéralisme ne peut se découper en tranches. Si l’individu est capable de faire des choix dans le domaine économique, il est aussi capable d’en faire dans les autres domaines. Libéraliser en partie l’économie pour assurer une croissance de la richesse tout en bridant toutes les autres activités humaines n’est pas un libéralisme enraciné, c’est un totalitarisme d’affaires au profit d’une conception de la nation, sans doute rassurante, mais figée et contredite par les évolutions historiques que la France a connues. Le seul terme de judéo-chrétien, qui contient en lui-même deux traditions, montre bien que l’évolution se fait dans l’échange et l’ajout, pas dans la conservation chimiquement pure d’un seul élément initial. Du reste, les traditions juive et chrétienne furent elles-mêmes des traditions de désenracinement, de libération du choix individuel, par rapport aux rites entièrement codifiés des sociétés traditionnelles.

L’enracinement proposé par Charles Beigbeder est en complète opposition avec ses propos sur le libéralisme politique. Il circonscrit la liberté individuelle aux seules activités économiques, lesquelles sont de plus soumises aux règles (repos dominical) civilisationnellement acceptées par M. Beigbeder. Il tend à mettre l’homme au service de l’enrichissement d’une nation définie autoritairement par ce qu’elle est dans l’histoire au jour d’aujourd’hui, en fait même plutôt par ce qu’elle était avant 1960. Qualifier cet enracinement de libérateur est un euphémisme qui ne sert que ceux qui pensent comme lui et qui se sentent assez fort pour ériger un Etat sur la base de cette conception. Dans ce cas de figure, il y a fort à parier que le libéralisme économique serait très rapidement étouffé par les prétentions « civilisationnelles » de l’Etat tutélaire et identitaire. A cet égard, les remarques positives (même reformulées) de Charles Beigbeder sur le Front national ne sont pas pour nous rassurer.

//leblogdenathaliemp.com

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