Spoliateurs ou producteurs. Le débat sur la Noblesse commerçante au XVIIIe siècle

Recension : Christian Cheminade, Noblesse commerçante contre noblesse militaire. Une querelle des Lumières (1756-1759), éditions Classiques Garnier, septembre 2021, 372 pages.

 

 

Une liberté qui ne fait plus débat, et dont on jouit sans y penser, n’inspire rien, et n’est habituellement pas grandement documentée. Le débat furieux sur la « noblesse commerçante », dont les contributions majeures de l’abbé Coyer et du chevalier d’Arcq viennent d’être rééditées dans une édition savante par Christian Cheminade, aux éditions Classiques Garnier, en fournit une illustration digne d’attention.

Nous souvenons-nous même qu’il fut un temps où la société toute entière était fondée sur de toutes autres bases, et où, pour reprendre les descriptions fameuses fournies par Frédéric Bastiat ou par Charles Comte, elle reposait, non sur l’échange, l’industrie, et la production, mais sur la rapine, la guerre, et la spoliation ? À cette époque les richesses mal acquises étaient les seules qui puissent conduire à la gloire : on était admiré en entrant à Rome (et plus tard à Versailles) lorsqu’on y ramenait le produit matériel des conquêtes, et une liste rallongée de peuples asservis. Être noble, signifiait participer à la conquête violente de butins, et vivre noblement, augmenter le patrimoine de l’État par la guerre. Un homme qui aurait cessé de se faire pilleur et violenteur, pour rentrer dans la classe des productifs, en exerçant quelque art utile, aurait perdu son titre : préférer la production à la spoliation s’appelait déroger.

Cet état de société, qui dura plusieurs millénaires, était né de la transformation de la vie sauvage, fondée elle aussi sur la violence ; elle aurait pu durer encore, si les enfanteurs de la société nouvelle n’y avaient pas donné la main, et abattu tel un grand arbre les fondations illibérales de la société d’Ancien régime.

Dans ces efforts, des centaines d’individus ont concouru à l’œuvre commune, et l’intrication de leurs contributions n’est pas sans peiner et embarrasser l’historien. La Noblesse commerçante de l’abbé Coyer reste toutefois l’une des œuvres les plus dignes d’attention. Voici un auteur qui, nourri par les écrits de quelques authentiques économistes libéraux, tels que Vincent de Gournay, attaque frontalement cette folie selon laquelle commercer, pour un noble, c’est déroger, et que la seule vraie noblesse est celle des armes.

Il prépare aussi, d’un même mouvement, la confusion et la dissolution des ordres traditionnels, et l’avènement d’une société sans état, sans strate rigide, que la Révolution française aura la tâche de produire. À partir de la nuit du 4 août 1789, la question de la noblesse commerçante trouvera une réponse fameuse, et on lira alors, dans un texte fondamental, que « tous les citoyens, sans distinction de naissance, pourront être admis à tous les emplois et dignités ecclésiastiques, civiles et militaires et nulle profession utile n’emportera dérogeance. » (Décret du 11 août 1789 relatif à l’abolition des privilèges, article 11). Plus tard encore, les industrialistes s’opposeront à Napoléon, affichant leur préférence pour les valeurs de l’industrie, et la fin de la civilisation fondée sur la guerre.

En 1756, la Noblesse commerçante se fondait sur les argumentaires libéraux de certains bons esprits, comme Vincent de Gournay, dont l’abbé Coyer participait ainsi à diffuser les idées. Le succès de cette plainte libérale, contre la société d’ordres, fut immense, et le bruit qu’il produisit est illustré par les commentaires dans les journaux de l’époque et par le nombre des éditions. Aux yeux des authentiques libéraux du temps, c’était une victoire. Le marquis d’Argenson, l’ayant lu, dira : « J’en ai été charmé » (Mémoires et journal inédit, édition Jannet, vol. 5, p. 135)

À partir de 1756, la controverse grandit, et les réponses se multiplièrent. Christian Cheminade a fait le choix d’inclure dans sa réédition la réponse du chevalier d’Arcq, qui au fond est assez médiocre, mais qui permet de bien se représenter le climat intellectuel dans lequel ces questions sont agitées, et la force des intérêts et des préjugés qu’il s’agissait de vaincre.

Cette édition très méticuleuse, et qui s’ouvre sur une longue introduction, représente un accomplissement très méritoire, qui rend un vrai service pour le progrès de l’histoire des idées.

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