Oeuvres de Turgot – 054 – La corvée des chemins

54. — LA CORVÉE DES CHEMINS.

Première lettre à Trudaine.

[A. L., original signé, avec corrections de la main de Turgot. — Vignon, III, 59, extrait.]

(Instructions de Turgot aux subdélégués et aux commissaires, en vue du paiement des corvées par diminution d’imposition. — Réponses aux objections de Trudaine. — Les pépinières. — Le système du contrôleur général Orry et celui de l’Intendant de Caen, Orceau de Fontette. — Nouveau plan.)

10 juillet.

M., il y a bien longtemps que j’ai eu l’honneur de vous annoncer les explications détaillées qui peuvent vous mettre à portée de juger du plan que j’ai formé pour l’administration des corvées et pour récompenser les travailleurs. Ce n’est pas le seul objet sur lequel je sois en retard avec vous relativement à la matière même des Ponts et Chaussées ; je sens combien ces différents objets sont pressés ; mais le travail que j’ai été obligé de faire pour pouvoir parvenir à mettre quelque ordre dans la confection des rôles de taille au département prochain était d’une nécessité encore plus urgente et l’immensité des détails auxquels j’ai été obligé de me livrer était telle que je n’ai pu terminer ce travail que dans ce moment même.

Je dois commencer par vous développer, avec plus d’étendue que je n’ai pu le faire dans ma lettre du 15 décembre 1761[1], mes idées sur la manière de récompenser les corvoyeurs par des diminutions sur leurs impositions. Je tâcherai ensuite de répondre à vos observations, ou contenues dans votre lettre du 23 décembre, ou dont vous avez eu la bonté de me faire part en conversation. Enfin, je terminerai cette lettre en vous proposant un projet tout différent dans lequel vous supprimeriez entièrement les corvées et qui, je vous l’avoue, me paraîtrait préférable à tout autre.

Je ne puis vous exposer mon plan d’une manière plus claire qu’en transcrivant une partie de l’Instruction que j’ai faite pour les subdélégués et commissaires de corvée :

« Il serait impossible de payer en argent tous les travaux nécessaires pour la confection des routes et qui s’exécutent par corvées sans dépenser à cet objet des sommes très considérables qu’il faudrait imposer sur la Province, ce qui serait sujet à de très grands inconvénients, par la difficulté de rassurer les peuples sur la crainte de voir appliquer le produit de cette imposition à d’autres besoins de l’État.

« Cette raison a seule décidé le ministère à préférer la voie des corvées à celle d’une imposition sur les provinces, mais il me semble que la forme dans laquelle la taille se répartit dans la Généralité, d’après l’estimation des fonds et suivant les règles fixes d’un tarif, offre un moyen facile de récompenser les travaux de la corvée sans charger la Province d’une imposition nouvelle.

« En effet, vous connaissez la forme dans laquelle on distribue les modérations pour cause de grêle ou autres accidents arrivés par force majeure. D’après le procès-verbal qui en a été dressé par un de MM. de l’élection ou par toute autre personne autorisée à cet effet, on fait un état des particuliers qui ont souffert et de la diminution dont ils doivent jouir sur le principal de leur taille à proportion de leur perte, et l’on diminue la paroisse au département d’une somme égale à celle des diminutions particulières dont l’état demeure annexé au mandement pour servir de règle dans l’imposition de la taille.

« Il est très facile d’accorder à chacun de ceux qui ont travaillé à la corvée une diminution sur leurs impositions proportionnée à leur travail, d’en dresser un état pour chaque paroisse, en conformité duquel le commissaire diminuera chaque cote, et de diminuer la paroisse au département de la somme totale de ces diminutions. Par là, un petit nombre de paroisses et, dans ces paroisses, un petit nombre de personnes ne supporteront pas seules le fardeau des corvées ; les travailleurs seront dédommagés par un salaire et la charge de ce salaire, répartie sur toute la Généralité, deviendra très légère pour chacun, au lieu que celle des corvées était excessive pour les particuliers que le hasard de leur position y soumettait.

« Comme la diminution sur le principal de la taille en entraîne une sur les accessoires, il sera nécessaire de fixer tellement la diminution sur le principal que, jointe à celle des accessoires qui en est la suite, elle fasse une somme égale au salaire qu’on jugera dû au contribuable, mais ce calcul ne donnera pas beaucoup de peine.

« La seule difficulté consistera à fixer la diminution due à chaque particulier et cette fixation exigera, en effet, quelque détail suivant la nature du travail qu’on aura donné à chacun, n’étant ni possible, ni juste, de payer de la même manière les travaux d’une nature différente.

« Dans l’état actuel, les travaux qui s’exécutent par corvées, se réduisent, à ce qu’il me semble, à cinq classes qui pourront exiger des règles différentes, soit pour la fixation du montant des salaires, soit pour la manière de dresser les états qui doivent diriger la distribution.

« La première espèce de travail consiste à tirer la pierre de la carrière et ce travail me paraît devoir être payé à la tâche, c’est-à-dire, à tant par la toise cube. Comme toute pierre n’est pas également facile à arracher dans les différentes carrières, il ne sera pas possible d’établir un prix commun pour toute la Généralité et il sera nécessaire d’en fixer un pour chaque carrière. Cette fixation se fera de concert par le subdélégué qui consultera l’ingénieur ou sous-ingénieur et qui en rendra compte à l’intendant. Cette fixation doit être à peu près égale au prix que ce travail coûte ordinairement dans le canton, mais cependant un peu plus faible.

« Le second travail consiste à voiturer la pierre de la carrière dont elle a été tirée, sur l’atelier où elle doit être employée ; ce travail doit encore être payé à la tâche ou à la toise cube ; le prix ne pouvant pas être le même partout, il est nécessaire qu’il soit fixé dans chaque lieu dans la même forme et par les mêmes personnes que le prix du tirage de la pierre.

« Lorsque les pierres sont voiturées sur le lieu, c’est au corvoyeur à les briser et à les arranger pour en former des chaussées cailloutées. Ce travail fait partie du travail des ateliers où l’on rassemble les corvoyeurs dans des temps marqués pour exécuter différents ouvrages ; les principaux de ces ouvrages sont les chaussées même ou cailloutis, les déblais et remblais, soit pour former le lit de la chaussée, lorsque le terrain a besoin d’être haussé ou baissé, soit pour former les accotements. Ces différents ouvrages s’exécutent par les journaliers auxquels on est obligé de joindre quelques voitures ou bêtes de somme pour transporter les matériaux d’un bout à l’autre de l’atelier. Les remblais et déblais occupent un plus grand nombre de voitures, à proportion du nombre des journaliers, que la construction des chaussées, et les fossés se font par les journaliers seuls.

Les salaires des journaliers et ceux des voituriers ou bouviers sont d’un prix fort différent ; il est d’ailleurs très difficile de prévoir la proportion dans laquelle ces deux sortes de travailleurs concourent à la construction des chaussées et cette proportion doit beaucoup varier suivant la situation des lieux. D’après ces réflexions, il paraît difficile de régler le salaire de ces deux sortes d’ouvrages à la tâche et il est nécessaire d’en faire deux articles séparés.

« Le travail fait par les journaliers sur les ateliers forme la troisième classe des travaux de corvée, et quoique je sente combien il est avantageux de faire dépendre la récompense de la quantité d’ouvrage fait, afin d’intéresser les travailleurs à bien employer leur temps, il ne me paraît pas possible de payer cette espèce de travail à la tâche. Cette tâche ne pourrait être qu’un certain nombre de toises courantes de cailloutis, ou de toises cubes de remblai ou de déblai. J’ai déjà remarqué que les journaliers avaient souvent, pour cette sorte d’ouvrage, besoin du concours des voituriers ; l’accomplissement de la tâche qui serait prescrite à un journalier ne dépendrait donc pas de lui seul et, dès lors, celui à qui on serait dans le cas de refuser la récompense ne manquerait pas de rejeter la faute sur celui dont le concours est nécessaire à son travail, ce qui ouvrirait la porte à mille disputes.

Une autre raison s’oppose à ce que l’on puisse régler la récompense de cette sorte de travail à la tâche, c’est la prodigieuse différence qui se trouve dans la nature des terrains et dans la facilité plus ou moins grande à exécuter une même longueur de chemin dans des parties de route quelquefois très voisines : cet inconvénient, qui est très grand partout, est surtout énorme dans un pays aussi inégal que la plus grande partie de la Généralité, où presque tous les chemins sont sur des petites montagnes, et où le terrain change pour ainsi dire, de toise en toise. Enfin, quand on pourrait répartir les tâches avec la plus grande égalité entre les travailleurs, pour y proportionner le salaire qui leur sera dû, lorsqu’ils les auront remplies, l’expérience a prouvé qu’on ne doit pas espérer que le plus grand nombre s’en acquitte dans le temps prescrit, outre qu’il sera toujours prodigieusement difficile de répartir équitablement ces tâches, qu’il est très probable que dans cette répartition l’on se tromperait plutôt, en assignant trop que trop peu à chaque corvoyeur, et qu’une erreur de ce genre, en rendant la récompense promise illusoire, ne manquerait pas de répandre le découragement parmi les paysans. Il ne faut que connaître le peu d’intelligence de la plus grande partie d’entre eux, pour être sûr qu’abandonnés à eux-mêmes, sans instruction, sans émulation, ils ne viendront jamais à bout d’exécuter l’ouvrage le plus facile, comme de creuser les encaissements, de placer des bordures, d’observer, dans la position des pierres plus ou moins grosses, l’arrangement nécessaire pour donner au cailloutis l’assiette et la solidité qui seules peuvent le rendre durable ; à plus forte raison, ne réussiront-ils jamais à raccorder leur tâche avec celle de leur voisin et à suivre les différentes pentes qui leur auront été tracées. Il suit de là que l’on ne peut rien attendre du travail des corvoyeurs si leur travail n’est pas surveillé et continuellement dirigé par des personnes plus intelligentes ; or, en assignant à chaque particulier une tâche, on ne peut se dispenser de le laisser maître du temps où il y travaillera, pourvu qu’elle soit achevée dans un certain délai, et quand bien même on commanderait tous les travailleurs pour un certain nombre de jours, il serait toujours nécessaire qu’ils fussent dispersés un à un sur une très grande longueur de route. Cela posé, il deviendrait absolument impossible de les diriger dans leur travail sans multiplier à l’infini les conducteurs et les piqueurs et sans multiplier dès lors les frais, sans aucune assurance de succès ; peut-être même faudrait-il encore d’autres surveillants pour obliger les piqueurs à quelques exactitude. Ces réflexions prouvent invinciblement qu’il est absolument nécessaire de désigner aux travailleurs certains jours fixes auxquels ils soient tenus de se rassembler, dans les lieux qu’on leur marquera, pour y former des ateliers où ils seront instruits et dirigés dans leur travail par un homme intelligent et chargé de la conduite de l’atelier.

« Les journaliers qui travaillent aux cailloutis ne peuvent donc être commandés que pour un certain nombre de journées et ces journées doivent être spécifiées par le commandement même ; par une conséquence nécessaire, on ne peut se dispenser de régler leur salaire sur le nombre des journées qu’ils auront employées ; comme il est cependant de la plus grande importance qu’ils soient intéressés à ne pas perdre leur temps, il y aurait beaucoup d’inconvénients à ne faire dépendre leur récompense que de leur seule présence. Je crois donc convenable de partager leur salaire en deux parties, dont l’une sera distribuée pour la seule présence et l’autre ne sera donnée qu’à ceux qui auront bien employé leur temps, suivant le certificat de celui qui sera chargé de la conduite de l’atelier ; celui-ci sera tenu de faire faire deux fois chaque jour, le matin et le soir, l’appel de tous les corvoyeurs dénommés au commandement dont il lui sera remis un double et, à l’appel du soir, il distribuera deux sols à chacun de ceux qui auront été présents aux deux appels ; il aura soin en même temps de marquer à chaque appel sur le commandement à la suite du nom de chaque corvoyeur une note de présence et d’absence ; il y joindra, dans une colonne séparée, une autre note qui fera connaître si le même corvoyeur a bien ou mal travaillé ; c’est sur cette note que les travailleurs seront payés du surplus de ce qui leur sera dû pour les journées qu’ils auront employées.

« Vous comprenez facilement que les deux sols de gratification journalière seront payés en argent effectif et que le surplus ne sera payé qu’en modération sur les impositions ; j’ai pensé que, quelque modique que soit la gratification de deux sols en argent, ce serait un petit secours pour le moment du travail et que se secours contribuerait à rendre les corvoyeurs plus assidus, les engagerait à se rendre aux heures marquées, leur inspirerait plus de confiance pour la promesse qu’on leur ferait d’une plus grande récompense sur leurs impositions et les encouragerait à la mériter. La dépense de cette gratification ne doit pas être assez considérable pour que je ne puisse pas la retrouver sur différentes économies et je me suis arrangé pour la faire, sans augmenter en rien les charges de la province.

« L’autre partie de la récompense n’étant pas due à la seule présence, mais devant être aussi méritée par le bon emploi du temps, il sera facile de concilier les avantages des récompenses distribuées à la tâche et à proportion du travail, avec la nécessité de commander les travailleurs par journée et de fixer la récompense sur le nombre de ces journées ; il suffira pour cela que le sous-ingénieur ou conducteur principal chargé d’un atelier divise les travailleurs qu’il aura sous ses ordres en un certain nombre de brigades composées de quatre, cinq à six hommes suivant la nature de l’ouvrage ou du terrain ; il assignera une petite tâche à chaque brigade, et il annoncera à ceux qui la composent qu’il ne les notera sur l’état, comme ayant bien travaillé, qu’autant qu’ils auront achevé cette tâche dans le nombre de jours pour lesquels ils sont commandés. Cette tâche doit être toujours assignée d’une manière bien précise et non sujette à équivoque : si c’est un cailloutis, ce sera un certain nombre de toises courantes ; si c’est un transport de terres, ce sera un certain nombre de toises cubes ; si c’est un accotement à régaler, on pourra marquer par des piquettes la longueur de la tâche assignée à chaque brigade. Surtout, il faut plutôt faire ces tâches trop faibles que trop fortes, afin de ne mettre jamais une brigade dans l’impossibilité de mériter la note de bon travail et de n’être jamais obligé de la lui refuser, hors le cas de mauvaise volonté évidente ; il est vrai qu’on peut craindre, en faisant ces tâches trop modérées, que le travail d’une saison ne soit pas aussi considérable qu’il aurait pu l’être à proportion du nombre de journées d’hommes employés. Il est cependant un moyen de remédier encore à cet inconvénient, c’est d’exciter l’émulation entre les différentes brigades par la promesse d’une récompense en argent pour la brigade qui aura fait le plus d’ouvrage au delà de la tâche qui lui aurait été assignée. Pour rendre cette émulation encore plus générale, on pourrait promettre à celui de chaque brigade qui aurait le mieux travaillé, au jugement de ses compagnons, une augmentation de récompense sur ses impositions égale au salaire d’une ou de deux journées : cette récompense devrait être plus ou moins forte suivant que chaque brigade serait composée d’un nombre d’hommes plus ou moins grand. Je sens que le succès de ces moyens d’émulation dépend presque entièrement de l’intelligence de celui qui conduit l’atelier et de sa dextérité à manier les esprits du peuple, mais je suis persuadé aussi que, s’il sait en faire usage, l’ouvrage pourra se faire avec une très grande célérité et je me propose bien de régler les gratifications, que je leur accorderai, sur cette célérité dont je jugerai par la proportion de la quantité de travail fait avec le nombre des travailleurs employés.

« Pour résumer ce long article, les récompenses qui me paraissent convenir le mieux au travail des journaliers sur les ateliers consistent :

1° En une gratification de deux sols par jour qui sera distribuée lors de l’appel du soir à tous ceux qui auront été présents aux deux appels du matin et du soir ;

2° En une diminution sur les impositions de trois sols par journée d’hiver et de cinq sols par journée d’été qui, avec les deux sols de gratification, feront cinq sols en tout par journée d’hiver et sept sols par journée d’été ; cette diminution ne sera donnée qu’à ceux qui auront bien travaillé et le sous-ingénieur ou conducteur de l’atelier ne donnera la note de bon travail qu’aux corvoyeurs qui auront achevé dans le temps marqué la tâche modérée qui leur aura été assignée ;

3° Comme, pour répartir ces tâches, il sera nécessaire de diviser les travailleurs d’un atelier en un certain nombre de brigades, je me propose de faire donner à celle des brigades qui aura fait le plus d’ouvrage, par delà la tâche qui lui aura été assignée, une gratification en argent qui doit être proportionnée au nombre d’ouvriers dont est composée chaque brigade, au nombre des brigades que fournit l’atelier et au nombre de jours pour lesquels les ouvriers sont commandés ; cette gratification qui doit être, à vue de pays, d’un écu ou même un peu plus, doit être réglée par le subdélégué de concert avec le sous-ingénieur ou conducteur principal chargé de la conduite de l’atelier ; ils doivent en rendre compte à l’intendant ;

4° La quatrième espèce de récompense consistera à passer à celui de chaque brigade, qui aura le mieux travaillé au jugement de ses camarades, le salaire d’une ou deux journées sur ses impositions de plus que celles qu’il a employées effectivement : ce sera encore au subdélégué, de concert avec l’ingénieur ou conducteur de l’atelier, à fixer si cette récompense doit être d’une ou de deux journées ; elle doit être plus forte lorsque la brigade est plus nombreuse.

« La quatrième classe des travaux de corvée est le travail qui se fait par des voitures ou bêtes de somme, sur les mêmes ateliers où sont les journaliers. Ces voitures servent à transporter des matériaux d’un bout à l’autre de l’atelier ; leur usage est moins nécessaire lorsqu’il ne s’agit que de faire le cailloutis ; on s’en sert beaucoup davantage pour les remblais et déblais qui exigent que les voitures et les journaliers travaillent ensemble sur les mêmes ateliers. Par une suite de ce mélange, les voitures destinées au service des ateliers ne peuvent être commandées que par journées, et le nombre de ces journées doit servir de base pour fixer leur récompense. Cette récompense doit être, comme celle des journaliers, un peu au-dessous de ce que ces sortes de voitures sont ordinairement payées dans le canton ; comme ce prix peut varier dans les différentes parties de la Généralité, ce sera au subdélégué à le fixer et à l’annoncer aux syndics des paroisses ; le salaire d’une paire de vaches doit être sans doute fort au-dessous de celui d’une paire de bœufs, puisqu’il faut, dit-on, deux paires de vaches pour faire le même ouvrage qu’une seule paire de bœufs, mais cette différence doit être fixée d’après l’usage du canton. S’il y a des chevaux ou d’autres bêtes de trait qu’on soit dans le cas de commander, il faudra aussi en régler le salaire d’après le prix du canton.

« Le prix d’une voiture pouvant aller, suivant les cantons, de vingt à quarante sols, l’objet de la récompense formera une diminution assez considérable sur les impositions et, par cette raison, j’avais compté d’abord ne donner aucune récompense journalière pour les voitures, d’autant plus que les propriétaires des voitures ayant tous des domaines seront en état d’attendre leur récompense ; cependant, j’ai pensé qu’il était nécessaire d’intéresser aussi les bouviers à se rendre assidûment sur les ateliers et à s’y trouver aux heures marquées. Par cette raison, j’ai pris le parti de faire distribuer aussi à chaque bouvier la gratification de deux sols par jour, de même qu’aux journaliers, et cette gratification tournera à leur profit et non au profit du maître. Comme ce ne peut pas être un objet bien considérable, cette gratification ne sera point en déduction de la diminution promise au propriétaire des bestiaux ou voitures à raison du nombre de journées employées ; mais le subdélégué doit la faire entrer en considération pour fixer le salaire de chaque paire de bœufs, un peu moins haut que le prix courant du pays. Cette gratification comme celle des journaliers, se distribuera, pour la simple présence et lors de l’appel du soir, à ceux des bouviers qui auront assisté aux deux appels ; mais la diminution sur les impositions ne sera due qu’à ceux dont les bestiaux auront bien travaillé. Je sens que c’est le maître, et non le simple bouvier qui est imposé et, par conséquent, qui profite de la diminution, et que c’est du bouvier qu’il dépend de bien ou mal travailler, lorsqu’il est sur l’atelier ; mais il est facile au maître d’obliger son bouvier à bien travailler, et sans doute, il n’y manquera pas lorsque la diminution qui lui est promise en dépendra ; il faudra que le conducteur de l’atelier charge le syndic de la paroisse, lorsque les bouviers auront mal travaillé, d’en instruire les maîtres et de les avertir d’y mettre ordre, s’ils veulent profiter de la gratification.

« Il me semble qu’il n’y a guère que la mauvaise volonté qui puisse mettre un bouvier dans le cas de mal travailler ; du moment qu’il est sur l’atelier, il est prêt à exécuter les ordres qu’on voudra lui prescrire et, pourvu qu’il obéisse, le bon emploi de son temps dépend plus du conducteur ou du piqueur qui dirige ses mouvements que de lui-même. Je pense que, pourvu qu’il exécute avec docilité ce qu’on lui prescrit, on ne peut lui refuser la note de bon travail ; on pourrait, absolument parlant, il est vrai, demander à chaque voiture un certain nombre d’allées et venues par jour, suivant la distance du lieu où elles iraient chercher les pierres et les terres au lieu où elles les apporteraient : peut-être même ne serait-il pas difficile de prescrire ces espèces de tâches avec assez d’équité ; mais il ne le serait pas autant de s’assurer du nombre de voyages effectifs faits par chaque voiture et, du moins, cette espèce de régie exigerait une attention trop compliquée et qui me paraît superflue ; par la même raison, le travail des voitures ne me paraît pas susceptible de la division par brigades, ni des récompenses attachées à la brigade qui aurait le mieux travaillé.

« La cinquième classe du travail de corvée est l’entretien des routes déjà construites en entier et où il n’y a plus que quelques ornières à combler, quelques trous à boucher et quelques parties d’accotement à réparer. Comme il n’y a, sur chaque point de la route, que très peu d’ouvrage à faire, il n’y a pas moyen de rassembler tous les travailleurs d’une paroisse dans un seul atelier, et comme, pour que la route ne se ruine pas et que l’ouvrage à faire ne s’augmente pas en très peu de temps, il est très important que les dégradations légères soient réparées aussitôt qu’elles deviennent sensibles, il n’est pas possible d’attendre les saisons convenables et de commander tous les corvoyeurs aux mêmes jours : c’est l’instant de la dégradation qui doit seul décider de l’instant de la réparation ; dès lors, la corvée d’entretien doit être conduite et récompensée sur des principes tout à fait différents de la corvée de construction. Dans la corvée d’entretien, les corvoyeurs travaillent en différents temps, en différents lieux et, dans chaque lieu, ils sont en trop petit nombre pour que leur travail puisse être surveillé et dirigé par un employé intelligent ; il est impossible qu’un subdélégué entre dans les détails nécessaires pour les commander au besoin, et il le serait encore plus qu’un conducteur constatât leur obéissance ou leur désobéissance à ses commandements ; il est donc absolument nécessaire de prescrire des tâches d’un certain nombre de toises courantes, et d’assigner chaque partie de chemin à quelques travailleurs qui seront tenus de l’entretenir en tout temps. Leur récompense ou la diminution qu’ils obtiendront sur leurs impositions sera réglée par le nombre de journées que leur tâche exige, année commune, eu égard à la distance de leur habitation au lieu de leur tâche. Elle leur sera accordée sur la vérification faite chaque automne du bon état de la route. Ces tâches pourront être assez difficiles à répartir, mais comme il n’y a pas d’autres moyens de récompenser les travailleurs de la corvée d’entretien, et que d’ailleurs cette répartition serait fixée pour ainsi dire à demeure, il ne faudrait épargner aucune des peines nécessaires pour la faire avec la plus grande exactitude et d’une manière qui ne soit sujette à aucune équivoque. Une des premières difficultés de cette répartition sera de bien désigner à chacun des travailleurs la partie du chemin qui lui sera tombée en partage. Ce serait bien inutilement qu’on les instruirait du nombre de toises courantes dont ils sont chargés, et il ne serait pas moins impraticable de séparer chaque tâche par un poteau ou borne, comme on fait pour distinguer les tâches des paroisses ; mais on peut aisément y suppléer par la spécification des héritages que les chemins bornent ou traversent ; ces héritages sont connus des habitants par le nom de leurs possesseurs ; ils sont distingués dans les procès-verbaux d’arpentement par des numéros et un ingénieur ou conducteur principal peut facilement, en se promenant le long de la route, son plan à la main et accompagné du syndic de la paroisse, reconnaître et marquer sur la ligne qui représente les chemins dans son plan, le commencement et la fin de chaque héritage. Ce premier travail étant fait, au lieu d’assigner à un particulier un certain nombre de toises courantes à entretenir, on lui assignera la partie de chemin qui va depuis le bout du pré de Jean, le long de la vigne de Pierre, jusqu’au commencement de la vigne de Martial ; on partagerait ainsi toute la route entre les particuliers de la paroisse qu’on croirait devoir charger de l’entretenir. Si les corvoyeurs ne devaient pas être payés, la justice exigerait qu’on répartît la totalité de la route entre tous les corvoyeurs d’une paroisse, en sorte que chacun eût une tâche à peu près égale et proportionnée à ses facultés ; mais cette distribution serait, je crois, impraticable par la multitude de détails qu’elle exigerait, et c’est sans doute parce qu’elle est impossible que, jusqu’à présent, on s’est contenté de distribuer les tâches d’entretien aux paroisses en laissant aux soins des syndics de donner aux particuliers les ordres nécessaires pour raccommoder les mauvais pas. Il résulte de là qu’un syndic peut arbitrairement faire supporter tout le fardeau de l’entretien des chemins à un petit nombre de paysans en dispensant tous les autres. Le salaire dont jouiront les corvoyeurs sur leurs impositions rendra cette répartition égale des tâches entre les corvoyeurs aussi inutile que la nature des choses la rend impossible. Qu’importe, en effet, qu’un homme ait quatre toises de chemin à entretenir et son voisin huit toises, si celui-ci reçoit un salaire double et si, dans les deux cas, le salaire est proportionné au travail ? Il ne faut donc s’occuper, dans la répartition des tâches d’entretien, ni de donner à chacun une tâche entièrement égale, ni d’employer exactement tous les travailleurs d’une paroisse. Il y a même de l’avantage à n’employer que les possesseurs ou métayers de gros domaines qui peuvent employer plusieurs valets, ou des chefs de famille qui peuvent travailler avec leurs enfants. Il est d’expérience qu’un homme seul sur une route s’ennuie et fait peu d’ouvrage ; plusieurs hommes réunis s’entr’aident et s’excitent. Si l’on donne une tâche à un simple journalier, il ne s’en acquittera qu’avec répugnance et avec peu de succès ; si on réunit plusieurs journaliers indépendants pour les charger d’une tâche un peu plus considérable, ils ne se concilieront que très difficilement : l’un voudra se reposer lorsque l’autre voudra travailler et chacun d’eux fera son possible pour laisser faire aux autres tout l’ouvrage et se dispenser d’y concourir ; au lieu qu’en chargeant un chef de famille ou un gros métayer, ses enfants, ou les valets qui lui sont subordonnés, travaillent de concert avec moins d’ennui et plus d’intelligence et, comme on n’est pas astreint à faire toutes les tâches égales, les héritages qui bordent les chemins ne se trouvent jamais assez étendus pour qu’on ne puisse pas marquer les deux extrémités de chaque tâche d’une manière précise et par les bornes connues de quelque pièce de terre. Cette attention à prescrire les tâches avec précision, et de façon que les paysans puissent toujours reconnaître sans peine celle qui leur a été assignée, est de la plus grande importance. Ce plan rendra les répartitions bien plus faciles à faire et bien moins sujettes à changer ; car, en laissant de côté les journaliers et les petits habitants, on n’aura besoin que des rôles des tailles pour reconnaître toutes les principales cotes et celles qui sont appuyées sur des domaines considérables ; ces cotes changent moins souvent que celles des petits habitants ; ordinairement, la cote reste lorsque le propriétaire change et, dans le cas même où la cote changerait, il serait facile de le reconnaître par la comparaison annuelle du rôle de la taille avec la répartition de corvée d’entretien. »

Après cette exposition de mes idées sur les récompenses que l’on peut accorder aux corvoyeurs suivant la nature de leur travail, je vais, M., entrer dans le détail des objections que vous avez bien voulu me proposer.

La première de ces objections, en suivant l’ordre de votre lettre du 23 décembre, concerne la distribution manuelle de deux sols par jour que je me propose de donner à chaque contribuable. « Vous ignorez, dites-vous, sur quel fonds je compte prendre l’argent nécessaire pour cette distribution ; si vous le saviez, vous auriez peut-être des observations à me faire à cet égard. » Il ne me sera pas difficile de vous satisfaire sur cet article. Ce fonds n’est autre que le fonds commun à toutes les dépenses qui se font pour l’utilité publique dans toutes les généralités sur les excédents de capitation. Je présume d’autant moins que la nature de ce fonds donne lieu à quelques observations de votre part que, dans vos conversations particulières, vous m’avez paru désirer que toutes les récompenses que je me propose d’accorder sur la taille le fussent sur la capitation ; je répondrai dans la suite à cet article.

J’ai d’autant moins de répugnance à prendre, sur les excédents de capitation, les fonds dont j’aurai besoin pour cette distribution manuelle, que j’espère n’avoir pas besoin pour cela d’augmenter la somme imposée sur la Province. Vous pouvez vous rappeler une lettre que j’ai eu l’honneur de vous écrire au sujet des pépinières, dans laquelle je vous rendais compte de la suppression qu’avait faite M. de Marcheval de celles qui étaient auparavant dispersées dans la Généralité pour les réunir toutes dans un domaine qu’il avait affermé au nom de la Société d’Agriculture, afin d’y exécuter toutes les nouvelles expériences qu’on jugerait utiles. Je ne sais si, par cet arrangement, la dépense s’est trouvé moindre qu’auparavant, mais il est sûr que, dans une seule année, elle a monté à 10 000 francs. Cependant, vous savez que les fonds imposés pour les pépinières ne montent qu’à 2 500 l. ; le surplus des 10 000 livres s’est pris sur les excédents de capitation. J’ai cru devoir encore supprimer ce domaine d’expériences, avec la pépinière générale qu’on y avait annexée, et vous avez approuvé que, pour pourvoir à l’avenir à la plantation des arbres sur les grands chemins, je prisse des arbres dans les pépinières des particuliers qui en élèveraient et qu’à l’égard de l’entretien, j’en chargeasse les propriétaires riverains des routes moyennant une gratification.

Par cet arrangement, j’espère que, si les fonds annuellement imposés pour les pépinières sont consommés, du moins, il ne sera pas nécessaire d’y ajouter aucun supplément ; par conséquent, en laissant subsister l’imposition sur le même pied que du temps de M. de Marcheval, je pourrai trouver 7 à 8 000 l. sur cet article et, en y joignant ce que je pourrai gagner sur quelque objet d’économie, il ne me sera pas difficile de subvenir à la dépense des distributions manuelles que je me propose de faire faire aux corvoyeurs sur les ateliers et que je compte devoir être bornée à environ 10 000 livres.

Vous m’observez, en second lieu, que « lorsqu’on fera la distribution, tous les corvéables se présenteront, mais que tous n’auront pas travaillé, que les uns seront arrivés fort tard et que d’autres n’auront rien fait ». Je crois avoir prévenu ces inconvénients dans le plan que vous venez de lire ; tous les travailleurs doivent être, vous l’avez vu, commandés nom par nom ; les états de ces commandements seront remis à ceux qui seront chargés de la conduite de chaque atelier. Ceux-ci s’en serviront pour faire l’appel, le matin et le soir, et feront, à côté de chaque nom, une note de présence ou d’absence ; je joins à cette lettre un modèle de ces états de commandements ; les corvéables seront bien avertis que la gratification ne sera donnée qu’à ceux qui auront assisté aux deux appels du matin et du soir, au moyen de quoi, il me paraît bien difficile qu’il s’élève aucune dispute qu’on ne puisse terminer sur-le-champ.

À l’égard de ceux qui auraient pu mal employer leur temps, il est vrai qu’ils seront également payés de la distribution manuelle ; mais ils seront privés de la partie la plus considérable de leur récompense qui consistera dans la diminution de leurs impositions. J’imagine que cette privation, jointe aux autres précautions que je propose pour entretenir l’émulation parmi eux, suffira pour leur faire employer leur temps beaucoup mieux qu’ils ne l’ont fait par le passé.

Vous craignez, en troisième lieu, « la difficulté de trouver des sujets d’une fidélité assurée pour faire ces distributions. Rien ne sera, dites-vous, plus aisé que de faire paraître des rôles nombreux dont mon préposé mettra les répartitions en partie dans sa poche. La dépense sera réelle et l’ouvrage peu avancé. »

J’ose vous répondre que cette espèce de prévarication sera presque impossible ; celui qui sera chargé de la conduite des ateliers et, par conséquent, de la distribution manuelle, ne sera en aucune manière le maître de grossir ses rôles à volonté. Les commandements qui lui seront remis par le subdélégué contiendront les noms de tous les travailleurs dont la présence sera constatée par un appel public, en présence des syndics des paroisses. Ces commandements seront conservés avec les notes de présence et d’absence, apposées lors de l’appel, et envoyés au bureau de l’Intendance pour servir de base aux états de modérations qui formeront l’autre partie de la récompense. Si le conducteur de l’atelier supposait présent un homme absent, dans la vue de s’approprier la gratification, les autres corvoyeurs qui savent que cette présence emporte aussi une diminution sur les tailles ne manqueraient pas de s’opposer à la fraude et de la déclarer. D’ailleurs, le particulier, sous le nom duquel le préposé aurait touché la gratification, étant nommé, il serait bien aisé à mes subdélégués de s’informer dans chaque paroisse soit au curé, soit au syndic, si tous les particuliers nommés comme présents dans les états de commandement ont reçu leur gratification. Enfin, ce qui doit donner une sécurité entière, c’est la modicité de l’intérêt qu’aurait un conducteur à tromper ; pour gagner trente sols, il faudrait qu’il supposât faussement présents quinze particuliers et cela au moment d’un appel public ; personne ne voudra s’exposer à perdre son état pour un gain aussi léger.

Vous me rappelez que « du temps de M. Orry, on avait imaginé de faire des distributions de pains. La dépense alla beaucoup plus loin que si l’on avait payé l’ouvrage à prix d’argent ». Cela peut-être, mais je suis persuadé qu’on n’avait pas pris alors les précautions que je prendrai : 1° pour fixer le nombre des travailleurs ; 2° pour leur faire employer leur temps utilement. Il y a d’ailleurs dans les distributions en pain un inconvénient qui ne se trouve pas dans les distributions en argent, c’est que le pain étant nécessairement cuit d’avance, la même dépense a lieu, soit que les travailleurs viennent, soit qu’ils ne viennent pas.

« Vous trouvez encore plus d’inconvénient dans le projet de payer le surplus du travail des ateliers et la totalité de celui des voitures par des diminutions sur les cotes de taille et autres impositions ; cela ne peut avoir lieu, dites-vous, que dans les paroisses dont les rôles sont faits par commissaires ; dans ceux que les collecteurs font eux-mêmes, je ne pourrais les y assujettir et il est peut-être bien difficile de rendre perpétuelle cette manière de répartir la taille par commissaires, contre laquelle la Cour des Aides de Clermont a fait plus d’une fois des représentations. »

Je prendrai la liberté de vous observer que cette objection tombe également sur la manière dont on répartit les modérations, pour cause de grêle et autres accidents. Les collecteurs eux-mêmes seraient assujettis à cet égard à suivre tout ce qui est ordonné sur le plumitif et sur le mandement qui leur est adressée ; de plus, tant que le tarif actuellement établi en Limousin subsistera, il est absolument impossible que les rôles soient faits autrement que par des commissaires. Cette manière de répartir la taille vient d’être autorisée par une Déclaration, enregistrée dans les deux Cours des Aides de Paris et de Clermont, et je ne présume point que ces tribunaux continuent à réclamer contre cet usage autant que par le passé, depuis que la connaissance des oppositions aux rôles d’office vient de leur être rendue et retirée aux Intendants Si dans la suite, il est fait quelque changement au tarif, ce sera uniquement pour en simplifier les règles et pour corriger les estimations des fonds qui servent de base à la répartition ; ce ne sera jamais, à ce que j’espère, pour rétablir l’arbitraire. Or, du moment qu’il n’y aura rien d’arbitraire dans la répartition de la taille, chaque contribuable saura toujours ce qu’il doit naturellement supporter ; dès lors, il reconnaîtra, sans peine, si on le fait jouir ou non de la modération qui lui a été promise. Ce qui m’a fait regarder cette forme de récompense, comme plus possible dans la généralité de Limoges qu’ailleurs, est moins l’usage d’y faire faire des rôles par des commissaires que l’établissement d’un tarif, d’après lequel chacun peut savoir ce qu’il doit payer, et si, pour exécuter le même plan dans les autres généralités, j’ai cru nécessaire que les Intendants y fissent faire d’office les rôles des paroisses assujetties à la corvée, c’est uniquement pour suppléer au défaut de ce tarif.

« Vous craignez que le taux de quelques-uns des contribuables ne soit quelquefois absorbé, et au delà, par la distribution de la corvée, et vous ajoutez que, voulant accorder jusqu’à 60 l. à un bon syndic d’une grosse paroisse, il pourra se trouver souvent que celui qui sera le plus propre à cette fonction ne portera pas un taux de taille aussi considérable. »

Il doit arriver bien rarement, M., que la cote d’un particulier soit absorbée et au delà par la récompense de son travail. Un simple journalier ne paye guère moins de 50 l. de toutes impositions ; ainsi, je puis le faire travailler dix jours sans absorber toute sa cote.

À l’égard des syndics, dont la gratification doit être plus considérable, je n’ai jamais compté les récompenses que sur les fonds de la capitation et je me propose même de leur donner cette récompense par une gratification effective dont je prendrai les fonds sur les excédents. L’objet n’en sera pas très considérable, n’y ayant qu’un certain nombre de paroisses qui travaillent chaque année à la corvée ; d’ailleurs, j’en retrouverai les fonds dans la suppression d’une gratification qu’il était ci-devant d’usage d’accorder aux collecteurs et que je supprime, ainsi que j’ai eu l’honneur de vous l’expliquer dans ma lettre du 15 décembre 1761.

Vous me proposez ensuite une objection qui paraît très forte : « Les rôles d’office, dites-vous, sont sujets à opposition et même aujourd’hui à l’appel aux Cours des Aides ; des chicaneurs se plaindront du peu de taille qui sera supportée par ceux que mon opération aura soulagée ; ils seront écoutés à la Cour des Aides qui n’aura aucun égard aux diminutions que j’aurai fait faire en considération de la corvée. »

Ma réponse à cette objection sera précisément celle que m’a faite M. le Procureur général de la Cour des Aides lorsque je lui ai exposé mon plan et les craintes qu’il pouvait faire naître.

Du moment que j’aurai eu soin de marquer sur le plumitif que la paroisse a été précisément diminuée des mêmes sommes dont les travailleurs ont été diminués en particulier, quiconque voudrait s’en plaindre serait sans intérêt et non recevable. Cette réponse est d’autant plus décisive que l’action en comparaison de cote n’est point reçue dans les ressorts de la Cour des Aides de Paris et vient d’être abrogée dans celui de la Cour des Aides de Clermont par la dernière Déclaration qui vient d’y être enregistrée et qui est à peu près la même que celle du 13 avril 1761. Par conséquent, aucun particulier ne pourra intenter procès à un autre sous prétexte qu’il est trop peu taxé. La communauté le pourrait encore moins ; outre qu’elle irait directement contre son intérêt, elle aurait besoin de l’autorisation de l’Intendant aux termes de l’article 16 de la même Déclaration ; or, vous croirez sans peine que je ne l’autoriserai pas à intenter un pareil procès. D’ailleurs, tout ce qui est porté sur le plumitif et fait au département a toujours été reconnu par les officiers des Élections qui sont censés y avoir donné leur avis. Il est inouï qu’on ait jamais recouru contre les diminutions accordées pour cause de grêle ou d’incendie et les diminutions, pour cause de corvée, n’entraîneront pas plus d’inconvénients.

Vous ajoutez que « j’ai certainement des villes abonnées pour la taille et d’autres où elle est fixée par les commissions dans lesquelles il me sera impossible de faire l’application de mon projet ». Je ne suis point encore sans réponse à cette objection. Il n’y a, dans toute la Généralité, qu’une seule ville abonnée, c’est celle de La Rochefoucauld ; mais, comme les octrois rapportent un peu plus que le montant de l’imposition et que ce surplus est au profit de la ville, il ne me sera pas difficile d’en diriger l’emploi et de le faire appliquer aux travaux dont la ville serait chargée et qui seront faits à ses dépens et à prix d’argent. Je suis persuadé que la communauté se prêtera volontiers à demander cet emploi de son superflu plutôt qu’à supporter le fardeau de la corvée.

Quant à ce qui concerne les villes fixées, soit par les commissions, soit par simple usage, les deux principales, Limoges et Angoulême, ne sont pas tenues de travailler aux corvées et vous ne m’avez point autorisé à changer cet usage.

À l’égard des autres, comme elles sont plus ménagées sur le principal de la taille que les autres villes, la capitation n’y suit pas exactement la même proportion et est un peu plus forte ; au moyen de quoi, je pourrai suppléer par des décharges de capitation à l’impossibilité de donner des récompenses sur la taille, et comme ces villes ne fournissent presque à la corvée que des journaliers, je ne trouve pas à les récompenser sur la capitation le même inconvénient que dans la campagne ; j’aurai l’honneur de vous expliquer ci-après en quoi consiste cet inconvénient.

Vous me faites enfin une dernière objection dont je dois plus que personne sentir la force : c’est « le grand détail qu’exigera mon opération ; ce détail vous fait craindre dans l’exécution bien des abus. » Je conviens, M., que l’ensemble de mon plan exigera en effet de très grands détails ; mais vous me permettrez d’observer que ces détails viendront moins de l’embarras de récompenser les corvées que de la difficulté d’ordonner des corvées avec quelques règles et sans exposer le peuple à mille injustices. Les commandements, avec les notes de présence ou d’absence et de bon ou de mauvais travail, devant être envoyés dans les mêmes bureaux immédiatement après la corvée, il n’y aura pas la plus légère difficulté à répartir sur chacun la récompense qui lui sera due. La distribution journalière ne sera pas non plus bien embarrassante pour celui qui en sera chargé, et ses comptes ne seront pas difficiles à rendre, puisque les mêmes états de commandement sur lesquels il aura fait l’appel en seront les pièces justificatives ; mais, pour mettre de l’ordre dans la distribution des récompenses, j’ai besoin de prendre des précautions très grandes pour n’être point trompé :

1° Les corvoyeurs ne travailleront jamais que rassemblés dans un petit nombre d’ateliers sous la conduite d’un homme de l’art, sur la fidélité et l’intelligence duquel je pourrai compter, lequel sera chargé de faire les appels et les notes sur les états de commandement et de diriger les travailleurs ;

2° Tous les travailleurs seront commandés, nom par nom, par un subdélégué ou un commissaire des corvées, d’après des états exacts qui auront été dressés dans chaque paroisse.

Ces deux précautions, quoique très simples à énoncer, supposent un très grand travail de ma part et de celle des subdélégués chargés de faire les commandements ; mais j’ose vous assurer que, même quand je ne donnerais aux corvoyeurs aucune récompense, elles seraient pour ainsi dire encore plus nécessaires qu’elles ne le sont dans mon plan et je n’en négligerais pas une. Car, si le travail de la corvée est purement gratuit, la plus légère inégalité dans la répartition de cette charge devient une injustice extrême et je crois pouvoir vous assurer que cette injustice est inévitable dans la manière ordinaire de commander les corvées, et que c’est une des choses qui a excité le plus de plaintes contre la corvée en général.

En effet, ou il faut rassembler tous les travailleurs sous la conduite d’un homme de l’art, ou il faut les laisser se répandre le long d’une route sans autre guide que leur syndic et quelques piqueurs d’espace en espace, ou il faut que tous les corvoyeurs soient commandés, nom par nom, par un subdélégué sur des états dressés avec soin, ou il faut laisser le syndic de chaque paroisse maître de commander les habitants quand il veut et comme il veut : j’ignore ce que peut produire cette dernière méthode dans des pays très peuplés, très riches, où les corvoyeurs ne s’éloignent jamais de chez eux de plus d’une lieue et n’ont qu’environ quatre jours par an à donner, où enfin l’on trouve communément à la campagne des gens qui sachent lire, écrire, et aient assez d’intelligence et de probité pour commander les habitants de leur paroisse avec ordre et sans injustice, mais je sais que, dans un pays tel que le Limousin où la dépopulation est telle que, dans plusieurs cantons, il n’y a pas à quatre lieues de chaque côté de la route, assez d’habitants pour fournir au travail de la corvée, où l’ignorance est excessive, où dans plusieurs paroisses on ne trouve pas un collecteur qui sache lire, il est absolument impossible de trouver des syndics auxquels on puisse s’en rapporter sur des détails aussi difficiles. Je conviens que, jusqu’à présent, l’on a pris ce parti ; mais, d’un côté, les travailleurs abandonnés à eux-mêmes ont perdu leur temps sur les routes depuis vingt ans et les chemins sont à peine commencés ; de l’autre, les injustices, les vexations, les amendes, les garnisons se sont multipliées et l’administration la plus vigilante n’a jamais pu suffire à y mettre aucune règle. Je serais fort aise de m’épargner tant de détails, mais j’aime encore mieux m’y livrer que de laisser commander les paysans par des syndics dont je ne puis connaître ni l’intelligence, ni la probité.

Vous m’insinuez, en terminant votre lettre, qu’il vous paraîtrait plus avantageux de récompenser les travaux de corvées « par des gratifications sur la capitation que par les diminutions que je propose sur la taille et de proportionner ces récompenses, non pas au nombre de journées employées, mais aux tâches, en supposant qu’elles soient exécutées dans un temps marqué. Vous me conseillez de lire à ce sujet l’Instruction qui fut envoyée à MM. les Intendants du temps de M. Orry sur la matière des corvées ». Quant aux fonds sur lesquels on peut prendre la récompense des corvéables, je conviens avec vous, M., que, soit qu’on donne des gratifications sur la capitation et qu’on augmente pour cela l’excédent, soit qu’on accorde seulement des diminutions sur la taille dont on répartisse le montant sur les autres paroisses, la charge est absolument égale pour la Province ; mais je n’en suis pas moins persuadé qu’il y a beaucoup d’avantages à donner la récompense sur la taille.

Premièrement, l’augmentation de l’imposition sur la Province fait un objet plus sensible et frappe davantage l’imagination qu’une simple répartition qui ne présente qu’une opération de pure équité. Je vous avoue aussi que je ne puis m’empêcher d’avoir quelque répugnance pour cet usage de prendre les fonds de toutes les dépenses sur les excédents de capitation. Cette forme a quelque chose de si arbitraire qu’il serait bien à souhaiter qu’on en trouvât quelqu’autre pour employer à l’utilité des provinces, une partie des sommes qui s’y lèvent. La plus légère occasion suffira, peut-être, pour donner lieu aux Cours souveraines de présenter cet usage comme une suite d’abus et, d’un autre côté, on a peut-être lieu de craindre que la facilité de se procurer par là de l’argent dans des besoins pressants ne tente le ministère d’appliquer une partie de ces excédents au Trésor Royal. Je crois la récompense par voie de répartition à l’abri de toute critique de la part des Cours et je suis encore plus sûr qu’elle ne fournira jamais un moyen d’appliquer à des destinations étrangères à la Province, la surcharge qu’elle lui aura occasionnée.

En second lieu, il est vraisemblable que la plus grande partie des journaliers ne porte pas un taux de capitation assez fort pour remplir, par de simples décharges, les récompense qui leur seraient dues. Je serais donc obligé d’y suppléer par des gratifications effectives en argent. Le paiement de ces gratifications entraînerait beaucoup plus d’embarras et peut-être d’abus que ne peut en occasionner la confection des états de modération sur la taille.

Enfin, la justice demande que la récompense soit donnée à ceux qui ont véritablement travaillé. Or, si je donnais toutes les récompenses, par de simples décharges de capitation, la plus grande partie des métayers qui supportent principalement la charge de la corvée n’en jouiraient pas.

Il n’en est pas de la province du Limousin comme de la plus grande partie des autres, où le fermier seul paye les impositions. En Limousin, les propriétaires, même les gentilshommes, ne trouvent ordinairement des métayers qu’en se chargeant de payer la moitié de la taille et autres impositions. Lorsque j’accorde, sur la capitation d’un domaine, quelque modération, la plupart des maîtres n’en font pas moins payer à leurs métayers la part entière de leurs impositions et profitent seuls de la décharge accordée. Les métayers qui ont supporté le fardeau de la corvée n’auraient donc aucune part à la récompense et ils ne pourraient y prétendre sans s’exposer à des querelles avec leurs maîtres. La diminution que je fais au département sur la taille n’a pas le même effet et le maître n’a aucun prétexte pour exiger que son métayer lui tienne compte de la taille à laquelle il aurait été imposé sans cette diminution. Cette dernière raison est celle qui me décide le plus à donner les récompenses, en déduction sur la taille et non sur la capitation, et c’est celle que j’avais en vue lorsque j’ai eu l’honneur de vous dire qu’on pourrait récompenser les habitants des villes sur la capitation avec moins d’inconvénient que les habitants de la campagne. Quant à ce qui concerne la distribution de ces récompenses par journées ou par tâches, je sens toutes les raisons qui vous font incliner en faveur de cette dernière méthode, que je crois, ainsi que vous, devoir être préférée toutes les fois qu’elle est possible et vous avez pu remarquer dans l’exposition de mon plan, combien j’ai cherché à m’en rapprocher pour me mettre en état de discuter cette question à fond avec vous.

J’ai lu, avec toute l’attention dont je suis capable, l’Instruction que vous avez eu la bonté de me communiquer. Je vous avoue donc qu’une partie des vues de cette Instruction me paraissent très difficiles à pratiquer dans la province où je suis.

On y propose, en général, ainsi que vous me faites l’honneur de me le marquer, d’accorder aux syndics et aux corvéables des gratifications proportionnées aux tâches qui leur sont fixées en supposant qu’elles soient exécutées dans un temps marqué, passé lequel la gratification est perdue, et, dans le cas où l’ouvrage ne serait pas fait dans un second délai, l’intendant est autorisé à le faire faire à prix d’argent aux dépens de la communauté ou des particuliers qui sont en retard. Ce plan paraît simple au premier coup d’œil, mais dans les détails d’exécution, il se présente bien des doutes et des difficultés.

Premièrement, se contentera-t-on de prescrire, en général, une certaine tâche à chaque communauté, ou bien entreprendra-t-on cette tâche générale en autant de tâches particulières qu’il y aura de travailleurs ?

Dans le premier cas, je conçois bien que la gratification accordée à la paroisse, en diminution sur sa capitation, pourra être proportionnée à sa tâche, mais cette gratification générale ne sera pas un motif d’encouragement bien puissant pour chacun des particuliers qui n’auront pas l’espérance d’en profiter à proportion de leur travail, puisqu’étant nécessairement répartie sur toute la paroisse au marc la livre de chaque cote, ceux qui ont moins travaillé, ceux qui n’ont pas travaillé du tout et ceux mêmes qui en sont exempts, en jouiront autant que les corvoyeurs les plus laborieux. Il n’y aurait qu’un seul moyen de faire tomber la récompense sur ceux qui l’ont véritablement méritée, ce serait d’avoir des notes exactes de présence et d’absence ; or, ces notes ne peuvent être faites que par un homme de confiance qui ferait l’appel, soir et matin, sur les ateliers ; il faudrait, par conséquent, commander les corvéables par journées et l’on serait obligé d’entrer dans tous les détails que suppose mon plan. D’ailleurs, on s’écarterait du système des tâches, en assignant des jours précis, dont le nombre pourrait souvent ne pas cadrer avec la tâche prescrite, n’étant pas possible d’estimer toujours avec précision la tâche qu’on peut faire en un temps donné. Or, toute erreur qui rendrait la récompense promise illusoire serait une source de murmure et de mécontentement ; si l’impossibilité d’estimer exactement le nombre des journées nécessaires pour remplir la tâche de la paroisse engage à laisser le syndic maître de commander les habitants, quand il veut et comme il veut, c’est ouvrir la porte à tous les abus qui peuvent naître de son peu de capacité ou de fidélité.

Il paraît que l’esprit de l’Instruction est de donner la préférence aux tâches morcelées et il est vrai que l’on peut, en proportionnant la récompense à ces sortes de tâches, la faire tomber sur ceux qui l’ont méritée par un travail effectif ; mais j’ai peine à croire qu’on puisse, par ce moyen, faire de bon ouvrage et que les paysans, répandus çà et là sur une longueur de route immense, creusant chacun leur trou, ou élevant leur petite butte sans que personne les conduise, puissent former des chaussées dont les parties se raccordent les unes aux autres.

Il y a plus : il est presque impossible que l’ouvrage avance ; chacun, maître par cette méthode de choisir le temps de son travail, travaillera toujours sans ardeur et remettra toujours au lendemain ; lorsque le terme prescrit arrivera, très peu auront fini, et comme on ne peut mettre des morceaux de route de trois à quatre toises à l’entretien, les parties faites les premières seront dégradées avant que les autres soient peut-être commencées, et les plus diligents seront payés de leur zèle par la nécessité où ils seront de faire deux fois le même ouvrage.

Je crois bien démontré que les corvoyeurs ne peuvent travailler, promptement et bien, qu’autant qu’ils seront sans cesse surveillés et dirigés par un homme de l’art ; or, il est impossible de conduire une foule de travailleurs épars, un à un, sur toute la longueur d’une route et qui, étant maîtres absolus du temps, laissent toujours l’ingénieur qui monte à cheval pour visiter la route dans l’incertitude s’il y trouvera quelqu’un.

La division des tâches par ouvriers ne peut se faire qu’en assignant à chacun un nombre de toises égal du même genre d’ouvrage ; on ne pourrait faire autrement sans entrer dans un détail impraticable ; or, cette égalité dans le nombre des toises peut faire une énorme inégalité dans le travail par l’extrême différence des terrains.

Ces deux derniers inconvénients des tâches morcelées, ont je crois, même lieu dans les pays de plaines, mais ils augmentent tellement dans les pays de montagnes par la difficulté prodigieuse d’observer les pentes et de diriger l’écoulement des eaux et par la position des différents lits de terre et de rochers que cette méthode m’y paraît absolument impraticable.

On conseille dans l’Instruction de faire entreprendre toute la route à la fois ; si le système des tâches morcelées avait lieu, ce parti serait, en effet, le plus avantageux, mais si la nécessité de rassembler les travailleurs des ateliers et de faire conduire chaque atelier par un homme de l’art est démontrée, comme je le crois, il n’est possible d’entreprendre que peu à la fois, et l’on ne peut avoir qu’autant d’ateliers qu’on a d’hommes de l’art sur lesquels on peut compter : c’est, parce qu’on a suivi d’autres principes en Limousin, que tout y est commencé depuis vingt-cinq ans et que rien n’y est, je ne dis pas fini, mais un peu avancé, à l’exception de la route d’Espagne, par Angoulême, sur laquelle on a un peu plus forcé le travail.

Ce qui fait qu’on a moins senti la nécessité de ne faire qu’un petit nombre d’ateliers, dont chacun serait subordonné à un homme de l’art pour la conduite du travail et à un subdélégué pour les commandements, c’est qu’on a donné une confiance beaucoup trop grande aux syndics des paroisses. L’Instruction va même jusqu’à proposer de rendre le syndic responsable, si la tâche de la communauté n’est pas remplie dans le second terme fixé, en le condamnant à une amende à peu près égale à la gratification qui lui aurait été accordée, si l’ouvrage eût été fait avant l’expiration du premier délai. Or, pour rendre un homme responsable de la négligence de la communauté, il faut lui confier une autorité, bien dangereuse dans la main d’hommes de cette espèce ; il faudrait, pour ainsi dire, s’en reposer sur lui de tout ce qui concerne les commandements et j’ose bien vous répondre que la chose est physiquement impossible. Si je puis trouver des syndics capables de fournir aux subdélégués ou commissaires de corvées des états bien exacts des hommes et des voitures de leur paroisse, s’ils sont assez assidus pour se trouver tous les jours sur les ateliers, pour faire connaître les corvoyeurs au sous-ingénieur ou au conducteur, et s’ils ont assez d’intelligence pour faire exécuter aux travailleurs les instructions de celui-ci et pour remplir, jusqu’à un certain point, les fonctions de piqueur, je serai plus content d’eux que je n’ose l’espérer et je croirai qu’ils ont bien mérité leur gratification. Il serait sans doute à souhaiter qu’il y eût dans chaque communauté une espèce d’Administration municipale qui pût se charger d’exécuter dans le détail les ordres généraux que le gouvernement se contenterait de lui notifier sur ce qu’il exige de la communauté ; alors, l’Administration générale serait infiniment simplifiée. J’entends dire que cette Administration municipale est établie en Alsace et dans quelques autres provinces ; mais, nulle part, on n’en est plus éloigné qu’en Limousin ; et autant la réalité en serait avantageuse, autant serait-il dangereux de la supposer où elle n’est pas et d’agir en conséquence de cette espèce de fiction de droit[2].

Par exemple, l’Instruction propose d’autoriser les syndics à faire faire à prix d’argent la tâche des particuliers qui ne s’en seraient pas acquitté dans le temps marqué, aux dépens de ceux-ci. Il me semble que c’est confier une terrible autorité à des mains bien suspectes. D’ailleurs, l’impossibilité de distribuer également les tâches et d’avoir égard à leur difficulté réelle rendrait l’exécution littérale de cet article souverainement injuste, et je ne crois pas qu’il ait jamais été exécuté.

Il serait un peu plus praticable de faire faire à prix d’argent l’ouvrage des communautés qui n’auraient pas fait leur tâche dans le second délai qu’on doit leur prescrire, suivant l’Instruction, en supposant cependant que la tâche assignée à chaque communauté soit très modérée et que la distribution des tâches n’ait pas été faite, comme en Limousin, d’après des évaluations forcées et fictives. Cependant, on ne peut exécuter ce plan qu’en faisant une imposition sur les paroisses de la somme qu’aura coûté l’ouvrage et il me semble que les tribunaux auraient plus de prétexte pour crier contre cette imposition et la présenter sous des couleurs odieuses que pour s’opposer aux diminutions que j’ai projeté d’accorder aux corvoyeurs sur leurs impositions. Il résulte, comme il semble, de cette discussion que le système proposé dans l’Instruction, envoyée aux Intendants par M. Orry, est au moins aussi difficile à pratiquer, aussi sujet à des réclamations de la part des tribunaux et vraisemblablement moins avantageux, soit aux peuples, soit à l’accélération de l’ouvrage que celui sur lequel j’ai eu l’honneur de vous consulter.

Dans celui-ci, à la vérité, l’on sera obligé d’entrer dans de grands détails ; mais dans l’autre, on n’éviterait ces détails qu’en les abandonnant à des hommes incapables de s’en acquitter et qui ne pourraient qu’abuser de cette confiance pour commettre une foule d’injustices et de vexations.

J’entreprendrai moins et je ferai travailler moins d’hommes à la fois ; mais tous les travailleurs, continuellement guidés par un homme de l’art, feront probablement beaucoup plus d’ouvrage en moins de temps ; aucun ne sera commandé qu’à son tour, et sur des états exacts, par mes subdélégués ou par des commissaires de confiance. Enfin, tous seront récompensés et la charge de la confection des grands chemins sera supportée par toute la Province et ne tombera plus uniquement sur un petit nombre de paroisses. À la vérité, cette récompense ne sera pas toujours répartie à raison d’une certaine quantité d’ouvrage prescrite aux travailleurs, mais outre que, dans mon plan, le tirage des pierres de la carrière, leur transport de la carrière aux ateliers et tous les travaux d’entretien doivent être commandés et récompensés à la tâche, je crois avoir pris des précautions suffisantes pour que ceux des travailleurs qui seront commandés à la journée ne perdent pas leur temps et vous avez même pu remarquer que j’ai indiqué, à ceux qui seront chargés de la conduite des ateliers, un moyen assez facile de concilier tous les avantages des récompenses données à la tâche avec la nécessité de commander et de récompenser les corvéables à raison du nombre de journées.

Je ne sais si je dois maintenant me flatter de vous avoir satisfait sur les difficultés que le premier coup d’œil de mon plan vous avait présentées. Je souhaite d’avoir pu y réussir. Mais je sens qu’indépendamment de la bonté intrinsèque de ce projet, il peut être combattu par des considérations qui lui sont étrangères, mais qui doivent être pesées avant de se livrer à l’exécution.

On peut craindre que, si les corvées sont payées dans une généralité sans l’être dans les autres, les habitants de ces dernières, venant à en être instruits, ne supportent qu’avec beaucoup de répugnance le fardeau dont leurs voisins ne seront plus chargés, que le murmure et le découragement ne se mettent parmi eux et qu’il ne devienne impossible de les faire obéir aux commandements.

Je pourrais répondre que cette inégalité de traitement entre différentes provinces n’a pas plus d’inconvénient que celle qui existe déjà par rapport aux droits d’aides, de gabelles et autres, et qu’elle en a même beaucoup moins, puisque la corvée ne peut donner lieu à aucune contrebande ; mais j’aime mieux convenir que l’inconvénient est réel dans l’un et dans l’autre cas et, si je pensais que le système de la corvée pût et dût être perpétuel dans le Royaume, je regarderais cette considération comme un véritable obstacle à l’exécution de mon projet. J’observerai cependant que si l’inégalité du traitement entre les provinces est un mal dans l’ordre politique, il vaut mieux y remédier d’une manière douce en traitant tout le monde également bien, qu’en traitant tout le monde également mal ; qu’ainsi la conséquence naturelle de cette objection serait, si mon projet est bon en lui-même, de l’adopter pour toutes les provinces du Royaume : il n’en est aucune où les Intendants ne soient autorisés à faire faire les rôles d’office. En se bornant à celles qui sont dans le cas de travailler à la corvée, je suis persuadé qu’ils n’exciteraient pas les plaintes des Cours des Aides.

Il ne faut pas se dissimuler les défauts attachés au système des corvées et surtout des corvées gratuites. Ce surcroît de charges, qui ne tombent que sur un certain nombre de paroisses, est déjà une espèce d’atteinte aux principes de la justice distributive et, dès lors, une source de murmures. Vos intentions ont toujours été que le peuple fût extrêmement ménagé, soit par la modicité des tâches, soit par l’attention que vous avez toujours recommandée de ne placer les corvées que dans les saisons mortes et que les travaux de la campagne ne remplissaient pas ; mais vous connaissez mieux que qui que ce soit la difficulté de trouver, dans toutes les personnes qu’on est obligé de charger des détails de l’exécution, toute la vigilance et le zèle nécessaires pour connaître et empêcher les abus ; et vous ne vous êtes certainement pas flatté que vos vues d’humanité seraient partout pleinement exécutées.

Vous n’ignorez pas combien les corvées ont excité de plaintes dans différentes provinces, et on ne peut guère disconvenir qu’elles n’aient été souvent fondées. Je puis, en particulier, vous assurer qu’on a depuis longtemps raison de se plaindre en Limousin, où l’administration des corvées a été, en général, conduite avec autant de dureté que de négligence et où, depuis vingt-cinq ans qu’on travaille aux chemins, les routes principales sont toujours aussi mauvaises. Je sais qu’il est possible de faire mieux et j’en ai même vu l’épreuve dans quelques parties de la Généralité où les corvées ont été conduites avec beaucoup d’activité et de succès sans exciter de grandes plaintes. Mais l’étude que je viens de faire de cette matière m’a bien convaincu que le succès ne pouvait être dû qu’à la réunion de beaucoup de zèle à beaucoup de talent dans les personnes qui ont dirigé les corvées de ces parties. Avec la plus grande précaution dans le choix des hommes et la vigilance la plus laborieuse, je ne puis me promettre d’avoir partout le même succès et quand je pourrais m’en flatter, je suis bien sûr que la plus petite négligence de ma part ou de celle de mes successeurs ferait retomber tout dans le désordre actuel. J’en conclus que le Limousin n’est pas la seule province où il se soit fait sentir

Or nous sommes, vous le savez, dans un temps où les plaintes, même les moins justes, trouvent mille échos, à plus forte raison, celles qui ont un fondement plus réel. Mille écrivains exercent leur zèle, vrai ou simulé, à déclamer contre tout ce qui les choque. On n’a rien épargné, en particulier, pour représenter les corvées sous une couleur odieuse. Les esprits s’échauffent partout et sur tout. Les Compagnies souveraines ont les yeux ouverts sur toutes les parties de l’administration pour y chercher des occasions de déployer leur zèle patriotique et de fortifier leur pouvoir en l’exerçant. Elles n’attendent pour agir que la plénitude de leur succès sur d’autres objets et peut-être le moment où la paix leur permettra d’attaquer ouvertement les opérations de la finance, sans s’exposer au reproche de favoriser les ennemis de l’État. Vous êtes trop éclairé pour ne pas prévoir cette fermentation et trop sage pour ne pas vous occuper des mesures à prendre pour la prévenir : il est certain que s’il y a quelque moyen de mettre l’administration des Ponts et Chaussées à l’abri de toute plainte, il est très important de ne pas attendre, pour le saisir, que cette administration soit devenue l’objet des représentations, et peut-être des entreprises des tribunaux.

Peut-être serait-ce aller trop vite que de faire à la fois dans tout le Royaume, un changement dont vous pourriez ne pas regarder le succès comme entièrement assuré : mais du moins, faudrait-il le tenter dans quelque province, et je m’offre à vous avec le plus grand plaisir pour cette expérience. Je regarde ma généralité comme une de celles où l’on peut la faire avec le moins de danger par rapport à l’inconvénient que vous craignez d’une innovation favorable au peuple qui ne pourrait pas être générale, et la circonstance de la guerre est même assez avantageuse, parce que le travail étant presque entièrement suspendu dans les parties des généralités voisines qui touchent à la mienne, à l’exception de deux cantons de la généralité de La Rochelle, les effets de la comparaison se feront moins sentir. En un mot, je regarde une innovation de ce genre comme forcée par les conjonctures du temps, indépendamment même de l’utilité réelle qui doit en résulter. Il est donc indispensable de faire un essai, et si l’essai réussit, bien loin que l’inégalité de traitement entre les provinces qui en résultera soit un motif pour s’opposer à l’exécution du nouveau plan, elle deviendra au contraire une raison de l’adopter généralement et de l’étendre à tout le Royaume[3].

Au reste, M., quand je vous propose un changement dans l’administration des corvées, il s’en faut bien que j’aie aucune attache au plan particulier que je viens de vous exposer ; je crois, au contraire, que vous pouvez faire aisément beaucoup mieux ; et quelque peine que je me sois donnée pour en combiner toutes les parties et disposer tout pour l’exécution, je désire très vivement que vous rendiez tout mon travail inutile en supprimant totalement les corvées.

Les moyens que j’ai imaginés pour payer les travailleurs adoucissent à la vérité le fardeau de la corvée et en rendent la répartition plus équitable ; mais ils laissent subsister un vice inséparable de ce système qui en rendra toujours les succès lents et incertains : je parle de la complication extrême qu’il met nécessairement dans l’administration des Ponts et Chaussées par la multiplication des employés, par les détails dans lesquels il faut entrer pour connaître la force des paroisses, les noms des travailleurs et des propriétaires de bestiaux, pour commander chacun à son tour (car tout travail qui n’est pas libre est une charge, quoique payée, et toute charge doit être répartie avec équité), pour s’assurer des présents et des absents, pour juger de la validité des excuses, pour disposer les ateliers et fixer les heures des appels relativement aux distances des villages commandés, pour fixer les temps de la corvée et choisir des jours qui ne soient pas employés aux travaux de la campagne.

Ce dernier article est de la plus grande importance et rien n’est plus difficile dans l’exécution, parce que la diversité du sol, de la culture et même du climat et de la température, qui, dans un pays de montagnes, varie d’une province à l’autre, mettent dans l’impossibilité d’établir une règle générale.

Ajoutez à tous ces embarras, ceux des fournitures d’outils, de leur magasinage, de leur renouvellement et de leurs réparations. Ajoutez encore ceux qu’entraîne la punition des délinquants ; car, du moment que le travail est commandé, il y aura des gens qui désobéiront ; il faut cependant faire respecter l’autorité et prononcer des peines, c’est-à-dire des amendes, des garnisons, des emprisonnements. Que d’occasions de murmures, que de sources d’injustices et d’abus !

Pour peu que l’administration se relâche un peu de son attention continuelle et que les subalternes soient moins bien choisis ou moins bien surveillés, le travail languira et les routes n’avanceront point.

À ces inconvénients généraux de toute corvée gratuite ou stipendiée, s’en joignent de particuliers dans les provinces où le nombre d’hommes n’est pas proportionné à la quantité d’ouvrage. On s’est cru obligé en Limousin d’étendre la distance à laquelle les paroisses sont assujetties à la corvée jusqu’à 9 000 toises, c’est-à-dire à quatre lieues communes ; encore, ces 9 000 toises étant comptées du clocher, dont plusieurs villages sont éloignés de près d’une lieue, il y a des corvoyeurs qui sont obligés de venir de cinq lieues. Malgré cela, il y a sur la route de Toulouse des parties d’un travail très difficile, où le pays ne fournit pas assez d’ouvriers. Il faut, ce me semble, en conclure que le système des corvées, quelque adoucissement qu’on y apporte en les payant, est encore insuffisant pour faire les routes les plus essentielles du Royaume.

Il n’y a cependant pas de milieu : si l’on ne fait pas usage des corvées, gratuites ou non, il faut payer tout à prix d’argent, et je n’hésite pas à penser que c’est le seul moyen de faire très promptement, et de la manière la moins onéreuse aux peuples, de très bons chemins. Je ne dis rien ici que je ne vous aie entendu dire plus d’une fois, M. ; mais vous avez craint que l’imposition destinée à payer les travailleurs ne fût appliquée à d’autres besoins, et qu’ainsi le peuple ne restât chargé de l’impôt sans avoir jamais de chemins. Ce motif est le seul qui ait engagé le ministère à préférer le système des corvées. Si donc on pouvait lever les fonds destinés à payer le travail des chemins d’une manière qui les garantit de cette espèce d’envahissement et de toute application étrangère, je suis persuadé que vous abandonneriez avec plaisir un système que vous avez adopté uniquement par la crainte de cet inconvénient.

Or, pour se mettre entièrement à l’abri de cette infidélité du Gouvernement (pardonnez-moi l’expression), il n’y a autre chose à faire que d’appliquer à l’administration des grands chemins la même méthode qu’on suit pour une autre espèce de de charge publique, dont les fonds n’ont jamais été, ni pu être, détournés à un objet étranger : je parle des réparations d’églises ou de presbytères. Vous savez que le montant de l’adjudication qui s’en fait, au nom de l’Intendant, s’impose sur la paroisse en vertu d’un Arrêt du Conseil. Je propose donc de faire pareillement chaque année l’adjudication de la tâche qu’on aura prescrite à chaque paroisse, et d’autoriser l’Intendant, par un Arrêt du Conseil, à y imposer au marc la livre de la taille le montant du prix. Un seul Arrêt du Conseil suffirait, pour toutes les paroisses de la Généralité chargées de quelque partie de chemins et cet arrêt serait expédié sur l’état qui vous serait envoyé tous les ans avant le département. Vous manderiez en même temps à l’Intendant d’avoir attention de diminuer la paroisse, au département, de la même somme qui devrait y être imposée pour la confection des chemins ; au moyen de quoi, elle ne supporterait cette surcharge que dans la même proportion que le reste de la généralité ; les fonds de cette imposition seraient déposés sans taxations entre les mains du trésorier des Ponts et Chaussées qui ferait les paiements aux adjudicataires sur les ordonnances de l’Intendant et dont le compte en cette partie vous serait envoyé tous les ans arrêté par l’Intendant.

Il est aisé de voir que la destination de ce fonds ne serait pas moins inviolable que celle de ceux qu’on impose dans la même forme pour les réparations d’églises et de presbytères. En effet, il n’y aurait de même aucune imposition générale sur la Province ; elle serait purement locale et momentanée sur chaque paroisse ; tantôt elle porterait sur l’une et tantôt sur l’autre, et, dans tous les cas, elle serait représentative d’un ouvrage dont la paroisse est chargée ; il n’est pas possible d’imaginer que le gouvernement veuille jamais enlever à une paroisse particulière un fonds qui lui appartient. D’ailleurs, cette imposition ayant toujours besoin d’être établie chaque année par un nouvel Arrêt concerté entre l’Intendant et l’Intendant des Finances chargé du détail des Ponts et Chaussées, il sera toujours physiquement impossible que l’application en soit détournée.

Ce plan a quelque rapport avec celui qu’avait adopté, il y a quelques années, M. de Fontette, intendant de Caen. Mais il en diffère en bien des égards, et surtout en ce qu’il ne prête pas comme celui-ci à la critique des tribunaux. M. de Fontette partait de l’ouverture que donne l’Instruction, composée sous le ministère de M. Orry. de faire à prix d’argent, aux dépens des communautés, la tâche qu’elles n’auraient point achevée dans un certain délai ; il leur proposait l’alternative de faire leur tâche par corvée ou de la laisser faire à prix d’argent à leurs frais et, au défaut de délibération, il prenait le retard de confection de la tâche pour un consentement à ce qu’elle fût faite à prix d’argent aux dépens de la communauté. Il ne manquait à cette excellente opération que la forme, c’est-à-dire, une autorisation publique, sans laquelle la Cour des Aides avait quelque prétexte pour ne voir, dans la répartition du prix de l’ouvrage sur la communauté, qu’une imposition faite par l’Intendant de son autorité privée. J’ignore si M. de Fontette avait l’intention de diminuer la paroisse, au département, du montant de l’adjudication ; mais je présume que non ; car je suis si persuadé que, s’il y eût pensé, son opération n’aurait excité aucune réclamation dans les paroisses, et que, par conséquent, il n’aurait point été porté de plaintes à la Cour des Aides.

Quoiqu’il en soit, un Arrêt du Conseil met l’Intendant à l’abri de tout reproche, tandis que l’intention de diminuer la paroisse au département ôte tout prétexte de plainte, et il ne peut pas résulter de cette opération le moindre inconvénient. Si, par excès de précaution, l’on voulait encore laisser le choix aux paroisses de faire leurs tâches par corvées, je suis bien persuadé qu’en leur annonçant d’avance la diminution sur leurs impositions du montant de l’adjudication, aucune ne choisira la corvée, et je m’engage à vous présenter sur ce point les délibérations unanimes de toutes les paroisses qui n’ont jamais été commandées pour les chemins. Je conviens cependant que les villes fixées pour la taille ne sont point susceptibles de diminution au département : mais elles craignent encore plus la corvée que les campagnes, et je suis bien sûr qu’elles se prêteraient aussi, bien volontiers, à supporter une imposition légère pour l’éviter.

En me rappelant le travail immense que m’a déjà coûté et que me coûterait encore le système de la corvée, il me semble que je respire lorsque je peux envisager l’extrême simplicité que ce nouveau plan donnerait à l’administration des Ponts et Chaussées.

La partie de l’art et la fidélité dans les adjudications seraient les seuls objets dont on aurait à s’occuper et une attention médiocre suffirait pour en écarter tous les abus.

Je compte pour beaucoup l’avantage inestimable qu’y trouverait le Gouvernement de savoir précisément la charge qu’il impose au peuple en ordonnant telle ou telle partie de chemin, l’avantage de tarir à la fois la source des vexations et celle des désobéissances, de n’avoir plus à punir pour cet objet, celui de n’avoir plus à commander et d’économiser l’usage de l’autorité qu’il est si fâcheux d’avoir à prodiguer. On n’aura jamais à craindre que les travaux des chemins nuisent à ceux de la campagne. On ne manquera nulle part d’hommes pour les construire ; les entrepreneurs sauront bien en trouver. On ne sera, par conséquent, plus astreint faute d’hommes, dans certains cantons, à ne faire qu’en plusieurs années les parties de routes les plus urgentes et à laisser le passage public interrompu. On pourra, s’il le faut, porter tout le travail d’une route sur une seule partie et ne l’abandonner, pour passer à une autre, que lorsqu’elle sera totalement terminée.

M. le Contrôleur général pourrait même faire entreprendre à la fois, dans une province, toute une route intéressante pour le commerce général du Royaume et, si elle fournit une surcharge trop considérable, y avoir égard sur le moins imposé du brevet de la taille. Enfin, les routes ne pouvant manquer d’être terminées beaucoup plus tôt que dans le système des corvées et, leur construction étant beaucoup moins onéreuse au peuple, on pourrait se permettre de multiplier beaucoup davantage les communications de ville à ville, si utiles au commerce intérieur, et peut-être serait-on un jour étonné de la multitude des chemins qu’on se serait procurés par cette voie.

La masse des entretiens croîtrait à la vérité sans cesse, mais l’objet en serait modique et il serait naturel de charger chaque paroisse des chemins qui traverseraient son territoire. Il serait presque indifférent de suivre pour ces entretiens le même plan d’une adjudication à prix d’argent, ou celui que j’ai proposé pour la corvée d’entretien et qui, quoiqu’il exige un assez grand détail, lors du premier établissement, deviendrait par la suite bien simple quant à l’exécution ; mais je préférerais encore la voie de l’adjudication, parce qu’elle serait plus simple, plus analogue à l’administration générale de cette partie, et parce que, les chemins pouvant être tantôt cailloutés, tantôt pavés, suivant les lieux et la nature des terrains, il s’en trouverait des parties qui ne pourraient être entretenues qu’à prix d’argent.

Vous voyez à présent, M., en quoi consistent les deux projets que j’ai l’honneur de vous proposer : vous pouvez en balancer les avantages et les inconvénients, préférer l’un ou les désapprouver tous les deux. Je ne vous cache pas que je serais très affligé si c’était là votre façon de penser et que je ressentirais, au contraire, une joie très vive de vous voir adopter le second de ces deux plans. Je le souhaite infiniment par amour du bien, parce que je le crois utile ; peut-être par intérêt, parce qu’il m’épargnerait beaucoup de travail ; et certainement par vanité, parce que rien ne peut me flatter autant que votre approbation. Ceci n’est point un compliment, mais l’expression sincère de mes sentiments. Quant à mon premier plan, j’avoue que je redoute un peu la peine qu’il me donnerait dans l’exécution, mais je m’y livrerai avec courage.

Permettez-moi d’insister, en finissant, sur la nécessité de prévenir, par un adoucissement considérable dans l’administration des corvées, les attaques que les tribunaux ne manqueront pas de lui livrer tôt ou tard. En insistant sur ce point, je crois vous donner une nouvelle preuve de l’attachement que je vous dois à tant de titres.

Deuxième lettre à Trudaine.

[Vignon, III, 62, extrait.]

(Système des péages — Essai du projet de suppression des corvées.)

7 septembre.

(Trudaine avait répondu le 6 août que le contrôleur général Bertin repoussait les projets de Turgot et pensait à recourir au système des péages sur les routes, lorsque la paix serait définitive. Trudaine faisait marquer qu’il n’avait jamais pressé les Intendants sur l’emploi des corvées et qu’il ne presserait pas Turgot. Il engageait celui-ci à ne faire que l’indispensable ; on verrait, dans la suite, à prendre des arrangements qui puissent s’exécuter dans toutes les généralités. Dans sa réplique, Turgot critique le système des péages. Il montre que ce système, gênant pour le commerce, serait d’un produit insuffisant. Il renonce d’ailleurs à son premier plan et propose de faire, sur une partie de la route de Bordeaux, un essai de l’exécution des tâches à prix d’argent avec dédommagement ultérieur aux paroisses par diminution proportionnée sur les impositions.)

Troisième lettre à Trudaine.

[Vignon, III, 63, extrait.]

(Réponse aux objections, avec projet d’arrêt du Conseil.)

Limoges, 14 décembre.

(Trudaine n’avait répondu que le 14 novembre à la lettre de Turgot du 7 septembre. « Cette lettre, avait-il dit, confondue par mégarde avec les papiers étrangers à la généralité de Limoges, me tombe aujourd’hui sous la main et je me hâte de réparer ce retard ». Il fit connaître en même temps à Turgot que le contrôleur général n’avait pas complètement adopté le système des péages : « Je suis aussi frappé que vous des inconvénients qui en résulteraient » ; mais le contrôleur général voyait dans les projets de Turgot de grandes difficultés, savoir :

1° La nécessité de l’uniformité dans toutes les généralités et la crainte d’un juste soulèvement de toutes celles où les corvéables travaillent sans rétribution ;

2° L’inconvénient de faire tous les ans de nouvelles impositions pour les Ponts et Chaussées, tandis qu’il y en avait de subsistantes et pour cet objet dans les commissions des tailles ;

3° La nouveauté qui serait plus capable d’exciter les plaintes du Parlement que la continuation des corvées, modérément imposées ;

4° Dans les circonstances du moment, le Roi était obligé de diminuer la taille ; une nouvelle imposition aurait présenté un contraste de modération et de surcharge dont on aurait concilié difficilement les principes.

Le contrôleur général voulait bien cependant ne rien changer à la proposition de faire exécuter à prix d’argent les tâches des communautés lorsqu’elles le demanderaient par des délibérations.

« Je ne puis m’empêcher, ajoutait Trudaine, de vous observer que les routes de la Généralité restent sans entretien ; celles de Bordeaux ont déjà excité bien des plaintes… »

On peut croire que Trudaine avait exprimé la pensée de Bertin plus que sienne et que le retard apporté à sa réponse ne fut pas involontaire.)

Je n’ai reçu qu’à la fin de mon séjour à Angoulême et après tous mes départements finis, la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire le 14 novembre en réponse à la mienne du 7 septembre dernier…

Cette lettre me fait craindre d’avoir été un peu plus loin que vous ne l’auriez désiré.

Cependant, comme toutes les opérations du département relatives à l’imposition projetée étaient déjà faites, que les paroisses avaient délibéré de faire faire leurs tâches à prix d’argent, qu’elles avaient été diminuées au département du montant de l’imposition projetée, il ne m’a pas été possible de revenir sur mes pas, et j’espère que vous voudrez bien faire expédier l’Arrêt dont j’ai l’honneur de vous envoyer le projet, accompagné des délibérations de toutes les communautés qui y sont dénommées.

La totalité de l’imposition proposée pour cette année monte à 39 991 livres 15 s. et cette somme, au moyen des diminutions accordées aux paroisses comprises dans le projet d’Arrêt du Conseil, est actuellement répartie sur toute la Généralité…

Cette imposition, déduction faite des diminutions que la Généralité éprouve d’ailleurs, ne produira qu’une augmentation effective de 2 002 livres, que la Généralité portera de plus cette année que l’année dernière sur toutes ses impositions ; et vous sentez que personne ne peut se révolter contre une pareille augmentation dont l’objet est d’ailleurs si avantageux…

Je vous serais infiniment obligé de vouloir bien m’envoyer le plus promptement qu’il vous sera possible l’Arrêt du Conseil dont je joins ici le projet, afin que je puisse faire faire les rôles et les mettre en recouvrement à peu près dans le même temps que ceux de la taille…

Il me reste maintenant à répondre aux réflexions que vous avez la bonté de me proposer dans votre lettre du 14 novembre contre mon projet.

Les paroisses des généralités d’Auch, de Montauban, d’Auvergne, de Lyon, touchent au Languedoc où les chemins se font par adjudication, et l’on ne voit pas qu’elles se soient refusées aux corvées ; je n’imagine pas pourquoi l’exemple de la généralité de Limoges les frapperait davantage. Enfin, si le plan que j’essaye aujourd’hui ne réussit pas, il faudra bien l’abandonner dans cette province ; et s’il réussit, rien ne sera plus aisé que de l’adopter dans d’autres et de faire cesser par là tous les murmures, s’il y en avait.

Quant à votre seconde objection, fondée sur l’inconvénient de faire tous les ans de nouvelles impositions dans les provinces pour les Ponts et Chaussées, tandis qu’il y en a de subsistantes pour le même objet dans les commissions des tailles, permettez-moi de vous observer que l’imposition dont il s’agit a un objet très différent de l’imposition ordinaire des Ponts et Chaussées, qu’elle est l’équivalent d’une charge réelle, qu’elle ne porte directement que sur quelques paroisses qui s’y sont soumises volontairement et que l’application des fonds à leur destination primitive est bien plus certaine que celle des Ponts et Chaussées qu’on vient tout récemment de détourner pour les dépenses de la guerre.

Je ne saurais être bien frappé de la crainte des Parlements, et je ne puis m’imaginer sur quels fondements ils pourraient porter des plaintes contre cette innovation, surtout si l’imposition était toujours précédée de la délibération des communautés. D’ailleurs, s’ils se plaignaient, le Gouvernement devrait, ce me semble, être fort aise de recevoir des remontrances auxquelles il serait si facile de répondre. Jusqu’à présent, les Parlements ont toujours cherché à se montrer les défenseurs du peuple contre la Cour, et la Cour aurait bien bonne grâce à changer le rôle et à prouver que les Parlements s’opposeraient à l’avantage du peuple. Mais je doute que ceux-ci voulussent attaquer une opération qui ne pourrait être qu’agréable au public : la prévention même où sont les Compagnies contre les corvées les disposerait favorablement pour cette innovation, par laquelle il semblerait qu’on aurait voulu aller au-devant de leurs représentations.

Vous m’observez, en finissant votre lettre, qu’en attendant ces nouveaux arrangements, les routes de la généralité de Limoges restent sans entretien.

Quant à la route de Toulouse, elle est, en effet, dans le plus mauvais état, et cela, dans presque toutes ses parties, et c’est précisément parce qu’elle est en si mauvais état, qu’il n’y a aucune partie qu’on puisse entretenir. Elle serait incomparablement moins mauvaise si jamais on n’y avait travaillé, et je suis assuré qu’on y passait plus aisément, il y a quarante ans, qu’on ne peut y passer aujourd’hui après que la Province a été fatiguée par trente ans de travaux inutiles.

Projet d’arrêt du Conseil. — Vu au Conseil d’État du Roi les délibérations des habitants de plusieurs paroisses des élections de Limoges, Brive et Angoulême, par lesquelles, dans la vue d’éviter le dérangement que causent ordinairement les corvées dans la culture des terres et les transports de commerce, les dits habitants préfèrent de faire faire à prix d’argent les parties de chemin, qui leur ont été assignées sur les grandes routes qui traversent la généralité de Limoges, se soumettant de payer le montant des adjudications qui en seront faites au rabais, lequel serait réparti sur chacun d’eux par un rôle particulier au marc la livre de leur taille ; vu l’avis du sieur Turgot…, ouï le rapport du Contrôleur général…

Le Roi, en son Conseil, ayant égard aux dites délibérations, que S. M. a autorisées, a ordonné et ordonne que, conformément aux dites délibérations, il sera imposé, en la présente année 1762, sur les paroisses de la généralité de Limoges ci-après dénommées…

ponse de Trudaine.

[Vignon, III. 65.]

(Objections du Contrôleur général.)

Paris, 17 janvier 1763

M., j’ai voulu encore revenir à la charge auprès de M. le Contrôleur général pour l’engager à vous accorder l’Arrêt que vous me demandez pour autoriser l’imposition des sommes destinées à suppléer aux ouvrages de corvée ; je n’ai jamais pu l’y déterminer. Il est très prévenu, et avec raison, des motifs puissants qui doivent déterminer à diminuer les impositions, et tout ce qui tend à augmentation sur cet objet lui répugne extrêmement. Vous vous fondez sur ce que cette augmentation se trouverait compensée en plus grande partie avec la diminution que votre généralité a obtenue sur le principal de la taille ; mais il est persuadé que cette diminution n’est point réelle et qu’elle sera plus qu’absorbée par l’augmentation des secondes lignes.

Il m’a demandé s’il y avait des exemples de pareils arrêts. J’ai été obligé de lui dire que je n’en connais pas, mais que tous ses prédécesseurs, à commencer par M. Orry, qui a principalement monté le travail des corvées, avaient souvent consenti par leurs lettres et par leurs instructions que les communautés avisassent à faire à prix d’argent les tâches qui leur étaient assignées ; que même les instructions y conduisaient tout naturellement, puisque la peine indiquée à toute communauté qui ne remplit pas sa tâche dans les délais qui lui sont prescrits, est de faire à prix d’argent l’ouvrage dont elle était chargée et de le lui faire payer.

Il m’a répondu qu’il ne voulait rien changer, quant à présent, à tout ce qui avait été fait et prescrit par ses prédécesseurs par rapport à ces ouvrages de corvée, mais que les arrangements de la paix étant constatés il se proposait de s’en occuper et m’a rappelé sur cela les idées dont il m’avait déjà entretenu. De quelque façon que je l’aie tourné, je n’ai pu le faire consentir à expédier un Arrêt. Vous verrez si vous croyez convenable d’obliger, en vertu de vos Ordonnances, les communautés que vous avez soulagées, à payer pour leur contribution aux corvées, les sommes contenues dans leurs délibérations. Mais je ne crois pas que vous puissiez vous flatter, quant à présent, de voir autoriser cet arrangement par un Arrêt du Conseil. D’un côté, il me paraîtrait fort injuste que ces communautés profitassent du soulagement, sans acquitter la condition sous laquelle elles l’ont obtenue ; de l’autre, les ouvrages, auxquels vous avez destiné ce secours, sont des plus pressants. Vous viendrez peut-être à Paris, et nous en traiterons verbalement plus au long.

Vous ne devez pas compter de la part de la caisse des Ponts et Chaussées sur une remise de fonds plus considérable en 1763, parce que M. le Contrôleur général ne nous traitera pas, dans toute cette année, plus avantageusement que dans les années de guerre. Il me laisse espérer qu’en 1764 les choses reprendront leur ancien cours, et assurément, je serai fort aise d’en faire part à la généralité de Limoges. Mais il ne faut pas espérer que jamais on puisse lui donner un fonds suffisant pour subvenir à tous ses ouvrages et tenir lieu des travaux de corvée.

Je voudrais que vous voulussiez bien donner toute votre attention à ce qui se passe dans les généralités voisines. Les chemins de l’Auvergne, par exemple, commencent à être fort avancés : il y a été fait de très grands ouvrages et fort solidement ; le public commence à en tirer avantage, sans que les peuples aient été trop grevés des travaux de corvée. On m’assure que cela se montre aussi très bien dans la généralité de Bordeaux. Il est malheureux que les ouvrages mal entrepris et peut-être mal suivis dans la généralité de Limoges vous aient indisposé contre cette administration. Je ne veux pas me livrer, quant à présent, à une discussion plus étendue : j’attendrai votre retour à Paris et je crois que vous me trouverez toujours disposé à entrer dans vos vues et à en procurer l’exécution par toutes les voies que je croirai praticables.

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[1] Voir ci-dessus, p. 119. La nouvelle lettre de Turgot montre à quel travail il dut se livrer.

[2] Voir, au sujet des idées de Turgot sur l’organisation municipale, le Mémoire sur les municipalités.

[3] On voit que, dès cette époque, Turgot regardait la suppression de la corvée des chemins dans toute la France comme une réforme qui s’imposait à bref délai.

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