Sur l’esclavage des noirs

En 1771, le physiocrate Dupont (de Nemours) profite de la circonstance d’une réédition d’un livre de Jean-François de Saint-Lambert, où il est question de l’esclavage des noirs, pour offrir aux lecteurs des Éphémérides du Citoyenune large critique argumentée de cette institution barbare et anti-économique. Après avoir cité très largement les critiques morales de Saint-Lambert sur l’esclavage, Dupont se livre à une analyse économique, pour prouver que l’esclavage est, non seulement une abominable injustice, mais aussi un procédé coûteux, qu’on remplacerait avantageusement par l’emploi d’une main-d’œuvre libre.


 

 

Sur l’esclavage des noirs

Par Pierre-Samuel Dupont (de Nemours)

 

 

« Troisième édition des Saisons, poèmeaccompagné de notes, de poésies fugitives, de contes moraux, et de fables orientales », Éphémérides du citoyen ou Bibliothèque raisonnée des sciences morales et politique, 1771, tome VI, pp. 163-246.

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Troisième édition des Saisons, poèmeaccompagné de notes, de poésies fugitives, de contes moraux, et de fables orientales.

 

À Paris, chez Pissot, libraire, quai de Conti.

 

 

Des personnes qui ne nous connaissent pas nous reprochent de ne point assez aimer les vers. D’autres qui nous connaissent bien, nous reprochent de les aimer trop.

Nous pensons, quant à nous, qu’on ne saurait se soucier trop peu des vers frivoles qui ne présentent qu’un vain battement de sons, et qu’on ne peut trop aimer les vers harmonieux qui exposent des vérités utiles. Pour accorder les amateurs et les détracteurs de la poésie, il ne faudrait peut-être convenir que d’un seul point. C’est que la poésie en elle-même est toujours belle ; mais que des amas de lieux communs, en termes plus ou moins cadencés, ne sont jamais de la poésie, non plus que des centons ne sont des poèmes.

La poésie nous paraît un assemblage de peintures vives et vraies, exprimées, selon la nature des choses, avec toute la grace, ou toute la noblesse, ou toute la force, ou même, quand l’objet est odieux, avec toute l’horreur dont elles sont susceptibles.

Cette poésie, que nous croyons la véritable, ramène nécessairement à un but moral, parceque la Divinité a établi entre nous et tous les êtres qui nous environnent, des rapports moraux, fondés sur les rapports physiques que ces divers êtres ont les uns avec les autres, et avec nous. L’homme qui n’est pas dépravé, ne peut pas s’empêcher d’aimer ce qui est utile à ses semblables et à lui, et de se plaire à le voir peindre avec énergie : il ne peut pas s’empêcher de haïr ce qui leur est nuisible, et de se plaire encore aux descriptions pleines de chaleur qui confirment ou développent ce sentiment relatif à la conservation et à son bonheur, et qu’il tient de la nature.

De ces principes sensibles, et qu’il serait facile de rendre encore plus frappants, et en les exposant avec plus d’étendue[1], nous sommes fort tentés de tirer une conséquence qui paroîtra paradoxale au premier coup d’oeil, mais dont un peu de réflexion manifeste. ra la justesse et la vérité. C’est que les premiers et naturels juges de la Poésie, de l’Eloquence, et de presque tous les beaux Arts, sont les honnêtes gens ; et que, pour être véritablement homme de goût, il est d’abord essentiel d’être homme de bien.

Ce n’est pas qu’il ne soit possible, avec peu de vertu, d’étudier un art, et d’en apprendre presque toutes les règles positives, comme un jurisconsulte apprend à se souvenir des diverses lois du Code et du Digeste. Mais nous soutiendrions quesans vertu l’on ne peut connaître que l’art, et jamais la nature qui en est la base ; de même qu’un avocat malhonnête homme ignorerait nécessairement les principes naturels et divins de justice, sur lesquels tous les codes doivent s’appuyer.

En effet, ne calomnions pas notre espèce ; il n’y a point d’homme qui pût connaître à fond la justice, et refuser de s’y soumettre ; qui pût sentir vivement la nature, et ne pas adorer ses lois. Le méchant n’est qu’un ignorant plus ou moins stupide. Ce n’est point à ces gens-là qu’il appartient de juger les ouvrages d’esprit.

Nous croyons connaître assez les sentiments généraux des lecteurs qui daignent se plaire à parcourir notre recueil périodique, pour imaginer qu’ils partageront notre opinion. Et peut-être, si l’on nous échauffait, oserions-nous dire en cette occasion : tant pis pour ceux qui ne la partageront pas.

Quelle que soit la façon de penser des autres, voici la nôtre, dont il nous serait fort difficile de nous départir. Toutes les fois que nous verrons un homme auquel un très grand objet d’utilité publique ne causera aucune émotion, et pour lequel l’image du bonheur des autres n’ajoutera nul charme aux moyens qui peuvent y contribuer, à l’éloquence qui décrit ces moyens, aux vers qui sont employés pour rendre cette éloquence plus harmonieuse, nous dirons : si ce n’est pas ton corps, c’est donc ton âme qui a des oreilles béotiennes ; et quelque esprit qu’il pût avoir d’ailleurs, de la vie nous ne ferons attention au jugement de cet homme.

Par exemple, si parmi les critiques que le poème des Saisons a essuyées, et pouvait et devait peut-être essuyer, il y en avait quelqu’une qui ne commençât pas par rendre l’hommage le plus profond et le plus affectueux aux vues utiles et nobles, au zèle patriotique de l’auteur, et aux traits pathétiques et touchants qui, dans son poème, en sont la suite, nous nous féliciterions de n’avoir jamais lu ces critiques, et nous nous garderions bien de perdre notre temps à les lire.

On sent bien qu’il serait inutile de le dissimuler : au milieu de la multitude de beaux morceaux de versification que nous avons remarqués dans ce poème et que nous avons cités dans l’analyse que nous en avons donnée, ce sont surtout les sentiments honnêtes, les vues avantageuses pour le genre humain, le patriotisme aussi brûlant qu’éclairé dont il est rempli, qui nous ont fait l’impression la plus vive, qui nous ont inspiré le plus grand intérêt pour l’ouvrage et pour l’auteur.

On a vanté le patriotisme de Thomson, et de quelques autres poètes anglais, parce qu’ils ont loué leur pays. Sans discuter les raisons qu’ils pouvaient avoir pour cela, nous dirons que M. de Saint-Lambert, même à ne le considérer que comme poète, a fait plus, il a servi le sien.

Il en est des nations comme des rois : ce ne sont pas leurs adulateurs qui leur prouvent le mieux leur attachement ; ce sont ceux qui leur donnent de sages conseils, et qui les portent à des résolutions louables.

Le poème entier des Saisons est un acte de patriotisme qui en renferme mille autres. Celui qui cherche sans cesse à arracher les grands propriétaires au luxe des villes, et à les engager à veiller par eux-mêmes à la bonne administration de leurs domaines, d’où sortiraient alors leur richesse et leur félicité particulière, et la richesse et la félicité publiques ; celui qui leur dit avec tant de grace :

« Heureux qui, loin du monde, utile à la patrie,

Y fait naître des biens, en respecte les lois,

. .  .  . .  .  . .  .  . .  .  . .  .  . .  .  . .  .  . .  .

Habite le donjon qu’habitaient ses ancêtres ! »

celui qui peint avec tant de vérité et de dignité les douceurs de la vie tranquille et bienfaisante, que la plus haute noblesse pourrait mener dans ses châteaux ; celui qui cherche partout à rappeler les mœurs, qui fait sentir combien les bonnes mœurs ont de charmes, qui invite tous les ordres de la nation à concourir à leur rétablissement, qui le prescrit aux grands, qui le conseille aux belles, qui intéresse la gloire de celles-ci au bien public, qui leur dit :

« Régnez, sexe charmant, régnez sur l’Univers ;

C’est surtout au François à respecter vos fers ;

Qu’il doive encor sa gloire au désir de vous plaire.

Conservez, ranimez son brillant caractère,

Cet amour pour son Prince et pour la liberté,

L’art d’embellir la vie et la société ; »

celui qui, non content d’appeler les hommes dans les campagnes, indique ce qu’il faut faire pour les yrendre heureux, et pour que leur bonheur assure celui de la société entière ; celui qui remarque que le peuple des champs est composé de deux classes, l’une de paysans malheureux « dont il faut parler, et surtout pour lesquels il faut parler » ; l’autre « de riches laboureurs, de paysans aisés qui ont des mœurs, qui sont des philosophes auxquels il ne manque que la théorie, dont l’état et les sentiments doivent plaire à l’homme de goût, à l’honnête homme éclairé et sensible » ; celui qui montre combien il importe à la société de faire participer autant qu’il soit possible, tous les paysans à cet état d’aisance, loin de l’enlever à ceux qui en jouissent encore ; celui qui dit au sujet des corvées des vérités si touchantes, et qui, par le tableau des maux qu’elles causent, justifie les principes de réforme que le gouvernement commence à adopter sur cet objet capital ; enfin celui qui recommande, qui inspire partout l’amour de l’ordre, du travail et de la vertu, la soumission aux lois divines, le respect pour les décrets du Très-Haut, la reconnaissance pour les bienfaits sans nombre que la Providence verse sur les humains et sur la nature entière, ne peut être qu’un excellent citoyen. Et les bons citoyens verront son ouvrage avec un double intérêt, parce que le mérite de l’humanité, de la philosophie et du patriotisme, ajoute beaucoup pour eux à celui de la poésie. Et l’homme qui pour juger de cette poésie ferait abstraction des idées qu’elle exprime, ne pourrait pas être un bon juge ; pas plus que celui qui, pour juger un animal vivant, commencerait par le tuer, etpar faire empailler sa peau, sur laquelle ensuite il ferait des dissertations.

Quand nous le voudrions (eh ! pourquoi le vouloir ?) il ne serait pas en notre pouvoir d’en agir ainsi. C’est ce qui dans le temps où nous avons eu à rendre compte du poème des Saisons, nous nous sommes livrés à toute l’impression qu’il nous a faite, et nous en ayons entretenu nos lecteurs à trois reprises différentes dans trois de nos volumes[2].

L’étendue que nous donnâmes alors à cette analyse ne nous permit point de parler, comme nous l’aurions désiré, des contes moraux et des fables orientales dont ce poème est suivi. Et c’est cette omission que nous nous proposons de réparer aujourd’hui.

Nous passerons donc fort rapidement sur ce que nous pouvons avoir à dire du poème dans cette nouvelle édition. Nous devons seulement remarquer que l’auteur a fait une grande quantité de transpositions heureuses ; que le chant du printemps nous a paru beaucoup mieux ordonné, que la marche en est plus rapide ; que, dans tout le poème, quelques morceaux trop abrégés, et qui par-là manquaient leur objet, ont une plus juste étendue ; que d’autres ont été abrégés fort judicieusement, que plusieurs transitions ont été rendues plus naturelles, et que le poète en a ajouté d’autres dans des endroits où il en manquait. C’est l’écueil de l’art que les transitions dans la poésie descriptive. Si l’on veut savoir à quel point elles sont difficiles, il faut examiner celles de Virgilemême, dans les Géorgiques, qui cependant sont un poème didactique, où le raisonnement enchaîne naturellement les objets, de même que les faits le sont dans la poésie épique ; au lieu que la poésie descriptive est bien autrement embarrassée à lier des tableaux. Qu’on mette toute prévention, tout enthousiasme à part, et qu’on le demande de bonne foi si toutes les transitions des géorgiques sont également heureuses. Il en fallait plus de deux cents dans le poème des Saisons. Il est bien plus aisé d’en critiquer, même avec raison, une douzaine, que de faire  les autres.

Revenons aux additions que l’auteur a faites à son poème. L’épisode des jardins dans le printemps est entièrement changé, il arrive plus naturellement, il est du style le plus convenable au sujet, le plus gracieux et le plus simple. Dans l’été, l’auteur a ajouté le tableau de la zone torride ; dans l’automne, au sujet de la formation des ruisseaux, des rivières et des fleuves, il a placé la description des montagnes glacières, morceau de la plus sublime poésie ; et dans l’hiver, l’épisode pathétique d’une femme dont la cabane est ensevelie sous la neige roulée du haut des monts, et qui y demeure plus d’un mois vivante.

Une autre addition qui tient plus à l’objet de ce recueil, est celle-ci, dans le chant de l’hiver, à l’article des études auxquelles la saison invite à se livrer.

« Les fastes de l’histoire,

Ces monuments confus de misère et de gloire,

Me montrent des États l’un par l’autre abattus,

Le choc des passions, et trop peu de vertus.

Je vois dans Ecbatane, et sur les bords du Tibre,

.  .   .   .   .   .  .   .   .  .   .   .  .   .   .  .   .   .  .   .

L’homme moins protégé qu’enchaîné par les lois,

Le jouet des Tribuns, ou l’esclave des Rois :

La fraude le subjugue, ou la force l’opprime,

Noble amour des humains, fanatisme sublime,

Héroïsme du sage, idole de Solon,

Seul démon de Socrate, âme du grand Caton,

Vertu des Antonios, bonté vaste et féconde,

C’est à toi d’inspirer les arbitres du monde.

Fais que le temps rapide amène à nos neveux

Non des siècles brillants, mais des sièclesheureux ;

Que les muses, les arts et la philosophie

Passent d’un peuple à l’autre, et consolent la vie.

Vérité, juste effroi des mortels corrompus,

Puissants par les erreurs, et grands par les abus,

Achève, il en est temps, de percer lenuage

Quite dérobe au peuple, et te déguise au sage:

En vain l’aveugle orgueil et l’envie en fureur

Défendent contre toi l’ignorance et l’erreur,

Ils n’éclipseront pas le jour qui vient d’éclore,

Et dont l’Europe entière a vu briller l’aurore. »

Mais en voilà plus que nous ne nous proposions d’en dire sur ce poème que nos lecteurs connaissent, et dont nous leur avons déjà beaucoup parlé. Le premier des contes qui le suivent est lAbenaki, qui ne renferme qu’un trait singulièrement exprimé d’humanité sauvage et de sensibilité paternelle. Le second . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Le troisième conte est celui qui nous intéresse le plus ; c’est Ziméo, poème touchant et chaud, dont le fond est historique, et qui peut donner une juste idée de ces nègres que nous avilissons par des chaînes honteuses et cruelles. Ce conte qui montre combien l’esclavage des nègres est odieux et détestable en lui-même, nous offre l’occasion de développer un calcul par lequel nous nous flattons de prouver qu’il est en outre un crime inutile et onéreux pour nous. Il y a environ deux ans que nous avons fait ce calcul, dont le célèbre Benjamin Franklin avait déjà conçu l’idée en 1751, et depuis nous l’avons souvent communiqué à tous nos amis. Nous avions d’abord compté le placer dans l’analyse de Ziméo ; mais ayant parlé pendant trois mois du poème des Saisons, nous crûmes devoir suspendre quelque temps l’extrait d’un ouvrage imprimé à sa suite. D’autres travaux pressés par les circonstances nous entrainèrent, et surtout l’histoire des finances d’Angleterre, et ensuite le traité du commerce et de la Compagnie des Indes, et depuis, celui que nous n’avons point encore achevé, sur la République de Genève, et les troubles qui l’agitent. Le public soumet les journalistes à une servitude souvent nuisible à ses propres plaisirs. Il exige qu’ils ne l’entretiennent que d’ouvrages nouveaux, ou qui viennent d’être nouvellement publiés ; et si par malheur on n’a pas dit tout ce qu’on avait à dire sur un livre qui commence à prendre quelque ancienneté, il faut le perdre, ou attendre qu’une nouvelle édition en offre une occasion nouvelle.

Cette circonstance a beaucoup redoublé pour nous le plaisir de voir une nouvelle édition des Saisons. Nous n’avons pas dissimulé à l’auteur que c’était principalement par là qu’elle nous intéressait, et il n’a pas désapprouvé nos idées à ce sujet[3].

C’est donc de Ziméo, ce sont les nègres esclaves qui sont le principal objet de cet article. Nous emprunterons les tableaux de M. de Saint-Lambert, nous les appuierons par nos calculs. Nous emploierons tout ce que la nature nous a donné de raison et de force pour briser, s’il est possible, les fers d’une portion nombreuse du genre humain ; et si quelque autre profite des mêmes calculs ou des mêmes tableaux, s’il établit d’autres calculs plus forts, s’il emploie des peintures plus frappantes pour contribuer au même but, nous applaudirons à son travail avec des larmes de joie, comme à celui d’un coopérateur et d’un frère qui vient seconder nos efforts : des efforts dont le succès nous importe, et non pas la gloire. Dieu bénisse la concurrence dans le bien ; et malheur à l’âme faible qui, dans des émules secourables, aurait la bassesse d’imaginer des rivaux !

Il y avait trois mois que George Filmer, qui est supposé écrire ce conte, était à la Jamaïque, chez son ami Wilmouth, « lorsqu’un nègre du Bénin, connu sous le nom de John, fit révolter les nègres de deux riches habitations, en massacra les maîtres, et se retira dans la montagne. »

Au sein de cette montagne presque inaccessible, se trouvent des vallées fécondes, où des nègres fugitifs, qu’on appelle Marrons, se sont retirés, et dont ils ne sortent guère que pour venger quelques nouveaux déserteurs des mauvais traitements qu’ils auraient essuyés.

Johnestélu chef des Marrons.Il sort des montagnes avec eux, taille en pièces les troupes qu’on lui oppose, s’empare de la plaine située entre la ville et l’habitation de Wilmouth, brûle les maisons, dévaste la campagne, égorge les blancs, répand partout la désolation, la terreur et la mort.

Le jour de la vengeance est arrivé pour les noirs. Les blancs qui les avaient opprimés avec le plus de dureté, baisent avec bassesse les pieds de leurs esclaves, dont les fers sont rompus, et n’en obtiennent point de pardon.

Une scène différente se passait chez Wilmouth. Wilmouth n’avait jamais exigé de ses esclaves qu’un travail modéré. Il leur abandonnait un terrain à cultiver pour eux-mêmes à leur gré, et fournissait pour cela les instruments, et les laissait les maîtres de vendre les fruits de ce terrain et de leur travail : il avait soin qu’ils fussent abondamment nourris et suffisamment vêtus. Tous les soirs il les faisait danser, et souvent leur donnait des fêtes plus considérables. Partout où les blancs avaient encore quelques forces, ils mettaient leurs esclaves aux fers, de peur qu’ils ne se joignissent aux marrons. Wilmoutharma les siens.

« Si j’ai été pour vous un maître dur, leur dit-il, donnez-moi la mort, je l’aiméritée ; si je n’ai été pour vous qu’un bon père, venez défendre, avec moi, ma femme et mes enfants.

Les Nègres jetèrent de grands cris ; ils jurèrent, en montrant le ciel et mettant ensuite la main sur la terre, qu’ils périraient tous pour nous défendre : il y en eut qui se donnèrent de grands coups de couteau dans les chairs, pour nous prouver combien il leur en coûtait peu de répandre leur sang pour nous ; d’autres allaient embrasser les enfants de Wilmouth»

Parmi ces Nègres il en était un d’un âge avancé, nommé Francisque, à qui son esprit, ses connaissances dans l’agriculture et ses mœurs avaient mérité la confiance du maître, et l’estime universelle. Filmeravait trouvé ce Nègre auquel on venait de couper la jambe, abandonné sur le rivage d’une colonie espagnole, perdant son sang, et mourant entre les bras d’une jeune négresse qui, pour le secourir, avait posé à terre un enfant de quelques jours qu’elle allaitait. Il avait fait arrêter le sang du vieux Nègre, et l’avait fait transporter sur son vaisseau ; il l’avait acheté du maître qui l’avait mutilé ; il avait acheté la jeune négresse, qui n’avait pas voulu en être séparée ; il avait acheté l’enfant, et les avait amenés tous trois chez son ami Wilmouth, pénétrés de la plus vive reconnaissance.

Francisqueconnaissait parfaitement ses compatriotes : il était sage et éclairé. Il vient trouver Wilmouth et Filmer, et leur dit :

« Le chef des noirs est né au Bénin ; iladore le grand Orissa,le maître de la vie et le père des hommes ; il doit avoir de la justice et de la bonté. Il vientpunir les ennemis des enfants d’Orissa, mais vous qui les avez consolés dans leurmisère, il saura vous respecter : envoyez vers cet homme un des adorateurs d’Orissa, un de nos frères du Bénin. Wilmouth, qu’il aille dire aux guerriers de quels aliments tu nourris tes esclaves,qu’il leur conte ton amitié pour nous, la paix où nous vivons, nos plaisirs et nosfêtes ; tu verras ces guerriers tirer leursfusils à la terre, et jeter leurs zagaies à tes pieds. »

On suivit le conseil de Francisque, etle succès en fut heureux. Le chef des Marrons envoie assurer Wilmouth et Filmerde son amitié, et bientôt se préparant à la retraite, il se détache avec une trentaine de ses guerriers, et arrive à l’habitation.

« John, ou plutôt Ziméo, car les nègres-marrons quittent ces noms Européens qu’on donne aux esclaves qui arrivent dans les colonies, Ziméoétait un jeune homme de vingt-deux ans : les statues de l’Apollon et de l’Antinoüs n’ont pas des traits plus réguliers et de plus belle proportion. Je fus frappé surtout de son air de grandeur. Je n’ai jamais vu d’homme qui me parût comme lui né pour commander aux autres. Il était encore animé de la chaleur du combat ; mais en nous abordant, ses yeux exprimaient la bienveillance et la bonté : des sentiments opposés se peignaient tour à tour sur son visage ; il était presque dans le même moment triste et gai, furieux et tendre. J’ai vengé ma race et moi, dit-il ; hommes de paix, n’éloignez pas vos cœurs du malheureux Ziméo : n’ayez point d’horreur du sang qui me couvre, c’est celui du méchant ; c’est pour épouvanter le méchant que je ne donne point de bornes à ma vengeance. Qu’ils viennent de la ville, vostigres, qu’ils viennent, et ils verront ceuxqui leur ressemblent pendus aux arbres, et entourés de leurs femmes et de leurs enfants massacrés : hommes de paix,n’éloignez pas vos cœurs du malheureux Ziméo…. Le mal qu’il veut vous faire est juste. Il se tourna vers nos esclaves,et leur dit : Choisissez de me suivre dans la montagne, ou de rester avec vos maîtres.

Àces mots, nos esclaves entourèrentZiméo,et lui parlèrent tous à la fois ; tous lui vantaient les bontés de Wilmouthetleur bonheur ; ils voulaient conduire Ziméoà leurs cabanes, et lui faire voir combien elles étaient saines et pourvues de commodités, ils lui montraient l’argent qu’ils avaient acquis. Les affranchis venaient se vanter de leur liberté ; ils tombaient ensuite à nos pieds, etsemblaient fiers de nous les baiser en présence de Ziméo. Tous ces Nègres juraient qu’ils perdraient la vie plutôt que de se séparer de nous : tous avaient les larmes aux yeux, et parlaient d’une voix entrecoupée ; tous semblaient craindre de ne pas exprimer avec assez de force, les sentiments de leur amour et de leur reconnaissance.

Ziméo était attendri, agité, hors de lui-même ; les yeux étaient humides, il respirait avec peine ; il regardait tour à tour le ciel, nos esclaves et nous. Ô grand Orissa, dieu des noirs et des blancs ! Toi qui as fait les âmes, vois ces hommes reconnaissants, ces vrais hommes, et punis les barbares qui nous méprisent et qui nous traitent comme nous ne traitons pas les animaux que tu as créés pour les blancs et pour nous !

Après cette exclamation, Ziméo tendit la main à Wilmouth et à moi. J’aimerai deux blancs, dit-il, oui, j’aimerai deux blancs. Mon sort est entre vos mains ; toutes les richesses que je viens d’enlever seront employées à payer un service que je demande.

Nous l’assurâmes que nous étions disposés à lui rendre, sans intérêt, tous les services qui dépendraient de nous. Nous l’invitâmes à se reposer : nous lui offrîmes des rafraîchissements. . . . Ce chef accepta nos offres . . . . seulement il ne voulut pas entrer dans la maison ; il s’étendit sur une natte à l’ombre des mangliers, qui formaient un cabinet de verdure auprès de notre habitation. Nos Nègres se tenaient à quelque distance de nous, et regardaient Ziméoavec des sentiments de curiosité et d’admiration.

Mes amis, nous dit-il, le grand Orissa sait que Ziméo n’est point né cruel ; mais les blancs m’ont séparé des idoles de mon cœur, du sage Matomba qui élevait ma jeunesse, et de la jeune beauté que j’associais à ma vie. Mes amis, les outrages et les malheurs ne m’ont point abattu, j’ai toujours senti mon cœur. Vos hommes blancs n’ontqu’une demi-âme ; ils ne savent ni aimer, ni haïr, ils n’ont de passion que pour l’or ; nous les avons toutes,et toutes sont extrêmes. Des âmes de la nature des nôtres ne peuvent s’éteindre dans les disgraces ; mais la haine y devient de la rage. Le Nègre, né pour aimer, quand il est forcé de haïr, devient un tigre, un léopard, et je le suis devenu. Je me vois le chef d’un peuple, jesuis riche, et je passe mes jours dans la douleur : je regrette ceux que j’ai perdus ; je les vois des yeux de la pensée ;je les entretiens et je pleure. Mais après avoir versé des larmes, souvent je me sens un besoin de répandre du sang, d’entendre les cris des blancs égorgés. Eh bien ! je viens de le satisfaire, cet affreux besoin ; et ce sang, ces cris aigrissent encore ma douleur. . . . . Hommes de paix, n’éloignez pas vos cœurs du malheureux Ziméo. Vous pouvez lui trouver un vaisseau, vous pouvez le conduire ; ils ne sont pasloin de cette île, ceux qui sont nécessaires à mon cœur.

Dans ce moment deux des plus jeunes esclaves de Wilmouthse prosternèrent devant Ziméo. Ah ! s’écria-t-il, vous êtes du Bénin, et vous m’avez connu ? Oui, dit le plus jeune des deux esclaves, nous sommes nés les sujets du puissant Damelton père ; celui-ci t’a vu à la Cour, et moi j’ai vu ta jeunesse au village d’Onébo. Des perfides nous ont enlevés à nos parents, mais Wilmouthest notre père. Le Nègre avait à peine prononcé ces mots, qu’il sortit avec précipitation ; Ziméofit un geste pour l’arrêter, et se pencha sur l’autre Nègre qui restait auprès de lui, et qu’il regardait avec attendrissement ; il semblait porter des yeux plus satisfaits sur la campagne de la Jamaïque, et en respirer l’air avec plaisir depuis qu’il lui était commun avec plusieurs Nègres du Bénin. Il nous dit après un moment de silence : Écoutez, hommes de paix, le malheureux Ziméo, il n’espère qu’en vous, et il mérite votre pitié ; écoutez ses cruelles aventures.

Le grand Damel, dont je suis l’héritier, m’avait envoyé, selon l’ancien usage du Bénin, chez les laboureurs d’Onéboqui devaient finir mon éducation ; elle fut confiée à Matomba, le plus sage d’entre eux, le plus sage des hommes : il avait été longtemps un de nos plus illustres Kabashirs ; dans le conseil de mon père, il avait souvent empêché le mal, et fait faire le bien ; il s’était retiré, jeune encore, dans ce village, où s’élèvent depuis des siècles les héritiers de l’empire. Là, Matombajouissait de la terre, du ciel et de sa conscience. Les querelles, la paresse, lemensonge, les devins, les prêtres, la dureté du cœur n’entrent point dans le village d’Onébo. Les jeunes princes ne peuvent y voir que de bons exemples. Le sage Matomba m’y faisait perdre les sentiments d’orgueil et d’indolence que m’avaient inspiré mes nourrices et la Cour ; je travaillais à la terre comme les serviteurs de mon maître, et comme lui-même. On m’instruisait des détails del’agriculture, qui fait naître toutes les richesses. On me montrait la nécessité d’être juste, imposée à tous les hommes, pour qu’ils puissent élever leurs enfants et cultiver leurs champs en paix. On me montrait que les princes entre eux étaient dans la situation des laboureurs d’Onébo, qu’il fallait qu’ils fussent justes les uns envers les autres, afin que leurs peuples et eux-mêmes pussent vivre contents.

Mon maître avait une fille, la jeune Ellaroé ; je l’aimai, et j’appris bientôt que j’étais aimé. Nous conservions l’un et l’autre la plus grande innocence ; maisje ne voyais qu’elle dans la nature, ellen’y voyait que moi, et nous étions heureux. Ses parents faisaient un usage utile de la passion que nous avions l’un pour l’autre ; je faisais tout ce que me demandait Matombadans l’espérance de me » rendre plus digne d’Ellaroé : l’espérance de s’attacher mon cœur lui rendait tout facile. Mes succès étaient en elle,ses succès étaient en moi. Il y avait cinq ansque je vivais dans ces délices, et j’espérais obtenir de mon père la permission d’épouser Ellaroé. Tu sais que la premiere de nos femmes est notre véritable épouse ; les autres ne sont que ses domestiques, et les objets de notre amusement : j’aimais à penser qu’Ellaroé serait ma compagne sur le trône, et dans tous les âges ; j’aimais à étendre ma passion sur tout l’espace de ma vie.

J’attendais la réponse du Damel, lorsqu’on vit arriver dans Onébodeux marchands portugais ; ils nous vendaient des instruments de labourage, des ustensiles domestiques, et quelques-unes de ces bagatelles qui servent à la parure desfemmes et des jeunes gens : nous leur donnions en échange de l’ivoire et de lapoudre d’or : ils voulaient acheter desesclaves, mais on ne vend au Bénin que les criminels, et il ne s’en trouve point dans les cantons d’Onébo. Je m’instruisais avec eux des arts et des mœurs del’Europe ; je trouvais dans vos arts bien des superfluités, et dans vos mœurs bien des contradictions. Vous savez quellepassion les noirs ont pour la musique et la danse. Les Portugais avaient plusieursinstruments qui nous étaient inconnus et tous les soirs ils nous jouaient des airsque nous trouvions délicieux ; la jeunesse du village se rassemblait et dansait autour d’eux ; j’y dansais avec Ellaroé. Souvent les Portugais nous apportaient de leurs vaisseaux des vins, des liqueurs, des fruits, dont la faveur flattait notregoût ; ils recherchaient notre amitié, nous les aimions sincèrement. Ils nous annoncèrent un jour qu’ils étaient obligés de retournerbientôt dans leur pays ; cette nouvelle affligea tout le village,mais personne autant qu’Ellaroé. Ils nous apprirent, en pleurant, le jour de leur départ ; ils nous dirent qu’ils s’éloigneraient de nous avec moins de douleur, s’ils avaient pu nous donner une fête sur leurs vaisseaux ; ils nous pressèrent de nous y rendre le lendemain, avec lesjeunes gens les mieux faits, et les plus belles filles du village. Nous nous y rendîmes, conduitspar Matombaet par quelques vieillards, chargés de maintenir la décence.

Onébon’est qu’à cinq millesde la mer ; nous étions sur le rivage une heure avant le lever du soleil ; nous vîmes deuxvaisseaux l’un auprès de l’autre, ils étaient couverts de branches d’arbres, les voiles et les cordages étaient chargés de fleurs. Dès qu’ils nous aperçurent, ils firent entendre des chants et des instruments ; ce concert, cette pompe, nous annonçaient une fête très agréable. LesPortugais vinrent au-devant de nous : ils partagèrent notre troupe, montâmes à nombre égal sur les deux vaisseaux.

Il en partit deux coups de canon : le concert cessa ; nous fûmes chargés defers, et les vaisseaux mirent à la voile…

Oui, mes amis, ces hommes à qui nous avions prodigué nos richesses et notre confiance, nous enlevaient pour nous vendre avec des criminels qu’ils avaient achetés au Bénin. Je sentis à la fois le malheur d’Ellaroé, celui de Matombaet le mien. J’accablai les Portugais de reproches et de menaces ; je mordais ma chaîne, je voulais mourir ; mais un regard d’Ellaroé m’en ôtait le dessein: les monstres ne m’avaient pas séparé d’elle ; Matomba était sur l’autre vaisseau.

Trois de nos jeunes gens et une jeune fille se donnèrentla mort. J’exhortaisEllaroéà les imiter ; mais le plaisir d’aimer et d’être aimée l’attachait à lavie. Les Portugais lui firent entendrequ’ils nous destinaient un sort aussi heureux que celui dont nous avions joui. Elle espéra du moins que nous resterionsunis, et qu’elle retrouverait son père. Après avoir pleuré pendant quelquesjours la perte de notre liberté, le plaisir d’être presque toujours ensemble fit cesser les larmes d’Ellaroé, et adoucit mon désespoir. »

Un nouveau désespoir vient bientôt se faire sentir. Les vaisseaux portugais retenus par le calme, manquèrent de provisions. Ziméo ne conserva les jours d’Ellaroé et les liens que par le moyen de quelques dattes que des Nègres déterminés à la mort s’étaient retranchées. L’excès de la famine détermine les Portugais à faire égorger deux jeunes négresses pour nourrir les autres. Ellaroé et Ziméo détournent les yeux avec horreur, et jettent à la mer cette odieuse pâture : il leur restait encore quelques-unes des dattes qu’ils avaient gardées. Ce secours manque enfin. Le désespoir est affreux parmi les Portugais mêmes ; ils veillent les esclaves de moins près. Ellaroé et Ziméo comptant n’avoir plus qu’à mourir, voyant l’image du trépas autour d’eux, n’attendant de secours ni de Dieu, ni des hommes, touchant à ce moment terrible qui fait taire toutes les considérations, et suspend toutes les lois, veulent au moins expirer dans les bras l’un de l’autre. Entraînés par les derniers élans d’une passion désespérée, ils s’unissent sous ces auspices funèbres, et comptent ensuite n’avoir plus qu’à déposer leurs âmes dans le sein du Dieu de la nature. Ils se trompaient, un vent frais s’élève, et les porte en trois jours à Porto-Bello.

« Je revis Matomba, continue Ziméo, il me baigna de ses larmes ; il revit safille, il approuva notre mariage. Le croirez-vous, mes amis ? le plaisir de me réunir à Matombale plaisir d’être l’époux d’Ellaroéles charmes de son amour, la joie de la voir échappée à de si cruels dangers, suspendirent en moi le sentiment de tous les maux ; j’étais prêt à aimer mon esclavage : Ellaroé était heureuse, et son père semblait se consoler. Oui, j’aurais pardonné peut-être aux monstres qui nous avaient trahis ; mais Ellaroéet son père furent vendus à un habitant de Porto-Bello, et je le fus à un homme de votre nation, qui portait des esclaves dans les Antilles.

Voilà le moment qui m’a changé, qui m’a donné cette passion pour la vengeance, cette soif de sang qui me fait frémir moi-même, lorsque je reviens à m’occuper d’Ellaroédont la seule image adoucit encore mes pensées.

Dès que notre sort fut décidé, mon épouse et son père se jetèrent aux pieds des monstres qui nous séparaient, je m’yprécipitai moi-même ; honte inutile ! on ne daigna pas nous entendre. Au moment où l’on voulut m’entraîner, monépouse, les yeux égarés, les bras étendus, et jetant des cris affreux, je les entends encore, mon épouse s’élança vers moi : je me dérobai à mes bourreaux,je reçus Ellaroédans mes bras qui l’entourèrent ; elle m’entoura des siens, etsans raisonner, par un mouvement machinal, chacun de nous, entrelaçant ses doigts et serrant ses mains, formait une chaîne autour de l’autre ; plusieurs mainscruelles firent de vains efforts pour nous détacher. Je sentis que ces efforts ne seraient pas longtemps inutiles : j’étais déterminé à m’ôter la vie, mais comment laisser dans cet horrible monde ma chèreEllaroé?J‘allais la perdre, je craignais tout, je n’espérais rien, toutes mespensées étaient barbares : les larmes inondaient mon visage ; il ne sortait de ma bouche que des hurlements sourds,semblables au rugissement d’un lion fatigué du combat ; mes mains se détachant du corps d’Ellaroé, se portèrent à son col…. Ô grand Orissa !les blancs enlevèrent mon épouse à mes mains furieuses ; elle jeta un cri de douleur au moment où l’on nous désunit ; je la vis porter ses mains à son col, pour achever mon dessein funeste ; on l’arrêta : elle meregardait : ses yeux, tout son visage, son attitude, les sons inarticulés qui sortaient de sa bouche, exprimaient les regrets et l’amour.

On m’emporta dans le vaisseau de votre nation : j’y fus garrotté et placé de manière que je ne pus attenter à ma vie ; mais on ne pouvait me forcer à prendre de la nourriture. Mes nouveaux tyransemployèrent d’abord les menaces ; bientôt ils me firent souffrir des tourments que des blancs seuls peuvent inventer ; jerésistais à tout.

Un Nègre né au Bénin, esclave depuis deux ans de mes nouveaux maîtres, eupitié de moi ; il me dit que nous allions à la Jamaïque, et que dans cette île on pouvait aisément recouvrer la liberté, ilme parla des nègres-marrons, et de la république qu’ils avaient formée au centre de l’île ; il me dit que ces nègres montaient quelquefois des vaisseauxAnglais, pour faire des courses dans les îles espagnoles ; il me fit entendre qu’on pouvait délivrer Ellaroéet son père. Il réveilla dans mon cœur les idées de la vengeance et les espérances de l’amour ; je consentisde vivre, vous voyez pourquoi. Je me suis vengé ; mais il me faut retrouver les idoles de mon cœur : il le faut, où je renonce à vivre. Mes amis, prenez toutes mes richesses, équipez un vaisseau …

Ziméo fut interrompu par l’arrivée de Francisque,qui s’avançait soutenu par ce jeune nègre qui le premier avait reconnu son prince. Dès que Ziméoles aperçut, il s’écria : Ô mon père ! Ô Matomba ! Il s’élança vers lui, en prononçant à peine le nom d’Ellaroé. Elle vit, et te pleure, dit Matomba, elle est ici. Voilà, dit-il, en me montrant,celui qui nous a sauvés. Ziméo embrassait tour à tour Matomba, Wilmouth et moi, en répétant avec vitesse et une sorte d’égarement : Conduis-moi… conduis-moi…

Nous allions prendre le chemin de la petite forteresse, où nos femmes étaient renfermées ; mais nous vîmes Marien,ou plutôt Ellaroé, descendre et voler vers nous. Le même nègre qui avait rencontré Matomba, était allé la chercher. Elle arrivait tremblante, le visage baigné de larmes, élevant les mains et les yeux vers le ciel, et répétant d’une voix étouffée : Ziméo ! Ziméo ! Elle avait remis son enfant entre les mains du nègre de Bénin : après avoir embrassé son époux, elle lui présenta le jeune enfant. Ziméo, voilà ton fils ; c’est pour lui que Matomba et moi, nous avons supporté la vie. Ziméo prit l’enfant, le baisait avec transport, et s’écriait : Il ne sera pas l’esclave des blancs, le fils qu’Ellaroé m’a donné. Sans lui, sans lui, disait Ellaroé, je serais sortie de ce monde, où je ne rencontrais plus celui que cherchait mon cœur. Les discours les plus tendres étaient suivis des plus douces caresses ; ils les suspendaient pour caresser leur enfant ; ils se le présentaient l’un à l’autre. Bientôt ils ne furent plus occupés que de nous et de leur reconnaissance. Je n’ai jamais vu d’homme, même de nègre, exprimer si vivement et si bien ce sentiment aimable.

On vint donner avis à Ziméoque les troupes anglaises étaient en marche ; il fit sa retraite en bon ordre. Ellaroé et Matombafondaient en larmes en nous quittant ; ils voulaient porter toute leur vie le nom de nos esclaves ; ils nous conjuraient de les suivre dans la montagne : nous leur promîmes de les aller voir, aussitôt que la paix serait conclue entre les nègres-marrons et notre colonie. Je leur ai déjà tenu parole, je me propose d’allerjouir encore des vertus, du grand sens et de l’amitié de Ziméo, de Matomba et d’Ellaroé. »

« J’ajouterai à ce récit »,dit M. de Saint-Lambert, toujours sous le nom de Filmer, « quelques réflexions sur les nègres.

Mon séjour dans les Antilles et mes voyages en Afrique m’ont confirmé dans une opinion que j’avais depuis longtemps. C’est que les peuples d’Europe sont comme beaucoup d’hommes en place, qui commencent par être injustes, et finissent par calomnier les victimes de leur injustice. Les négociants qui font la traite des nègres, les colons qui les tiennent dans l’esclavage, ont de trop grands torts avec eux pour nous parler vrai.

La premiere de nos injustices est de donner aux Africains un caractère général. Ils ont la même couleur ; ils ont beaucoup de sensibilité : voilà tout ce qu’ils ont de commun. Les nez écrasés même et les grosses lèvres, ne sont pas plus les attributs des noirs que des blancs. Il y a chez ceux-ci des Lapons, des Tartares, des Esquimaux, des Mongols, des Chinois, qui ont ces deux difformités. Il y a chez les Africains des nations entières où la taille et le visage ont les plus belles proportions. Il n’est pas plus vrai que les nègres en général soient paresseux, fripons, menteurs, dissimulés ; ces qualités sont de l’esclavage, et non de la nature.

Le vaste continent de l’Afrique est couvert d’une multitude de peuples. Les gouvernements, les productions, les religions qui varient dans ces contrées immenses, ont nécessairement varié les caractères. Ici vous rencontrerez des républicains qui ont la franchise, le courage, l’esprit de justice que donne la liberté. Là, vous verrez des nègres indépendants, qui vivent sans chefs et sans lois, aussi féroces et aussi sauvages que les Iroquois. Entrez dans l’intérieur des terres, ou même bornez-vous à parcourir les côtes, vous trouverez de grands empires, le despotisme des princes et celui des prêtres, le gouvernement féodal, etc. Vous verrez partout des lois, des opinions, des points d’honneur différents ; et par conséquent, vous trouverez des nègres humains, des nègres barbares ; des peuples guerriers, des peuples pusillanimes; de belles mœurs, des mœurs détestables ; l’homme de la nature, l’homme perverti, et nulle part l’homme perfectionné.

 Nous traitons les nègres d’imbéciles ; il y en a de tels, et ce sont des peuples isolés, que leur situation ou leur religion séparent trop du reste des hommes : mais les peuples du Bénin, du Congo, du Monomotapa, etc., ont de l’esprit, de la raison, et même des arts.

Tout cela est fort imparfait sans doute : leurs Guiriotsne valent pas Horace ou Rousseau ; leurs musiciens ne sont pas des Pergolèse, leurs peintres des Raphaël, leurs orfèvresdes Germain.

Mais songez-vous que ces peuples n’ont encore que très imparfaitement l’écriture ? Songez-vous qu’ils n’ont pas les modèles des anciens ? Ils font moins avancés que nous, j’en conviens ; mais cela ne prouve pas qu’ils aient moins d’esprit.

Ils n’ont ni la boussole, ni l’imprimerie ; voilà les deux arts qui nous ont donné l’avantage sur presque tous les peuples du globe ; et nous les devons au hasard. La boussole, en facilitant les voyages, nous fait partager les lumières de tous les lieux ; et l’imprimerie nous a rendu propre l’esprit de tous les âges. C’est elle qui nous a fait retrouver les traces perdues des Grecs et des Romains, sans que nous ayons encore égalé ni les uns ni les autres.

Oui, ce sont les circonstances, et non pas la nature de l’espèce, qui ont décidé de la supériorité des blancs sur les nègres. Il y a quelque apparence que l’intérieur de l’Afrique n’est pas une terre aussi ancienne que l’Asie : de plus, il est séparé de l’Asie, et même de l’Égypte, par des déserts immenses ; les peuples qui l’habitent, sans communication avec les peuples anciennement policés, n’ont eu que leurs seules lumières ettrop peu de temps pour se perfectionner ; tandis que les Égyptiens ont formé les Grecs et peut-être les Étrusques ; que ceux-ci et les Grecs ont formé les Romains, et que tous ensemble ont éclairé le reste de l’Europe.

Observez encore que les nègres habitent un pays où la nature est prodigue, et qu’il leur faut peu d’industriepour satisfaire à leurs besoins ; d’ailleurs, il ne faut ni esprit, ni invention pour se garantir des inconvénients de la chaleur, et il en faut beaucoup pour se garantir des inconvénients du froid. Par conséquent, on exerce moins son esprit sous l’équateur qu’en-deçà du Tropique ; et la raison doit faire des progrès moins rapides chez les peuples du midi, qu’elle n’en fait chez les peuples du nord.

Malgré les avantages des circonstances, qu’étions-nous il y a quatre cents ans ? L’Europe, si vous en exceptez Venise et Florence, ne valait peut-être pas le Congo et le Bénin. J’ai voyagé, et je sais l’histoire. Oui, les grands peuples chez les nègres sont àpeu-près ce que nous avons été depuis le neuvième jusqu’au quatorzième siècle. Les mêmes opinions absurdes, les épreuves, les sortilèges, les droits féodaux, des loisatroces,des arts grossiers étaient alors chez nos ancêtres, et sont aujourd’hui chez les Africains.

Portons-leur nos découvertes et nos lumières ; dans quelques siècles ils y ajouteront peut-être, et le genre humain y aura gagné. N’y aura-t-il jamais de prince qui fonde des colonies avec des vues aussi grandes ? N’enverrons-nous jamais des apôtres de la raison et des arts ? Serons-nous toujours conduits par un esprit mercantile et barbare, par une avarice insensée qui désole les deux tiers du globe, pour donner, ou plutôt pour vendre fort chèrement au reste quelques superfluités.

Ô peuples d’Europe ! les principes du droit naturel seront-ils toujours sans force parmi vous ? Vos Grecs, vos Romains ne les ont pas connus. Avant le Gouvernement civil de Locke, le livre de Burlamaqui et l’Esprit des Lois, vous les ignoriez encore ; que dis-je, dans ces livres même sont-ils assez nettement posés sur la base de l’intérêt commun à toutes les nations et à tous les hommes ? Les Hobbes, les Machiavels et autres, n’ont ils pas encore des partisans ? Dans quel pays de l’Europe les lois constitutives, criminelles, ecclésiastiques et civiles, sont-elles conformes à l’intérêt général et particulier ?

Peuples polis, peuples savants, prenez-y garde, vous n’aurez une morale, de bons gouvernements et des mœurs, que lorsque les principes du droit naturel seront connus de tous les hommes ; et que vous et vos législateurs, vous en ferez une application constante à votre conduite et à vos lois. C’est alors que vous serez meilleurs, plus puissants, plus tranquilles : c’est alors que vous ne serez pas les tyrans et les bourreaux du reste de la terre : vous saurez qu’il n’est pas permis aux Africains de vous vendre des prisonniers de guerre ; vous saurez que les seigneurs des grands fiefs de Guinée ne peuvent vous vendre leurs vassaux ; vous saurez que votre argent ne peut vous donner le droit de tenir un seul homme dans l’esclavage. »

Voilà ce que dit M. de Saint-Lambert, et nos lecteurs se félicitent sans doute de ce que nous n’avons point essayé de le redire autrement. Voici ce que nous croyons devoir y ajouter. Mais qu’on ne s’attende plus à trouver ici les charmes d’une éloquence entraînante et rapide. M. de Saint-Lambert est un poète sublime ; nous sommes des calculateurs, non pas froids, mais sévères. Heureusement, que les gens que nous avons à persuader ne sont pas moins sensibles au calcul de leur intérêt qu’au tableau de leurs devoirs.

Jamais on n’a sérieusement prétendu qu’il fût bien et louable de mettre ses semblables à la chaîne, de les traiter comme des bêtes de somme, qui n’obtiennent de nous, dit le bon la Fontaine, que

Force coup, peu de gré, voilà tout leur loyer.

Les particuliers qui ont des esclaves, les gouvernements qui le tolèrent, en rougissent en secret. Mais ils croient que c’est une grande économie ; que le travail des esclaves auquel on ne paie ni gages, ni salaires, est à bien plus bas prix que ne pourrait être celui des hommes libres, auxquels il faudrait en payer ; enfin que si l’on employait ceux-ci à la culture de nos colonies, le sucre serait trop cher.

Quand la chose serait vraie, il n’y aurait point à balancer, il faudrait se résoudre à payer le sucre plus cher, ou même à s’en passer, plutôt que de violer si cruellement les droits de l’humanité. Dire qu’il serait licite de faire un homme esclave pour avoir son travail à meilleur marché, c’est dire qu’il serait licite de l’assassiner sur un grand chemin, pour avoir son argent à peu de frais. Il y a des hommes dépravés et désespérés qui tiennent cette conduite. Il n’y en a point qui mentent assez à leur conscience pour tenter seulement de la justifier.

Mais les particuliers et les gouvernements se trompent. L’injustice est une mauvaise ménagère ; elle achète tout trop cher. C’est la justice qui ne paie rien (comme le mot l’emporte) qu’à son juste prix. C’est la bienfaisance qui a tout à bon marché.

La science de l’économie politique démontre chaque jour ces principes à ceux qui la cultivent ; et c’est parce qu’elle les démontre rigoureusement, qu’elle est une science ; et c’est parce que ces principes mènent directement au bonheur de tous les hommes, et sont conformes à la dignité de notre espèce, qu’elle est une science respectable.

Depuis la première et impérieuse loi naturelle qui voulut que l’homme subsistât par son travail, il ne peut rien acquérir pour rien. Il lui faut des avances même avec la terre, pour en tirer des récoltes ; il lui en faut avec les animaux pour en tirer des services ; il lui en faut avec ses semblables pour en obtenir des secours. L’homme sage qui ne ménage point ses avances ; l’homme juste qui ne refuse pas le salaire à ses coopérateurs, qui fait des contrats libres, et qui les exécute, peut se répondre qu’on n’y manquera point avec lui, et qu’il jouira du fruit légitime de sa bonne conduite. Il vivra dans une société douce, noble et profitable avec la nature et avec ses pareils. L’homme de génie qui multipliera avec une apparente prodigalité les avances et les travaux, l’homme bienfaisant qui préviendra par des soins, par des attentions, par des services réels les services qu’on pourrait lui rendre ; cet homme semblera commander aux éléments ; il régnera par la reconnaissance sur tous ceux qui l’environneront. Il disposera de leurs forces physiques. Il les doublera par les forces morales de l’amour et du sentiment ; il sera maître, grand, puissant, riche, heureux.

Voilà ce dont l’étude sévère de l’homme et de la nature ne permet pas de douter. Elle tourne au bien public les passions mêmes qui, dans l’ignorance, désolent la terre, et troublent la société. Elle dit à l’ambitieux : veux-tu être sûr de commander ? Sois juste, sois bienfaisant, sois sensible, sois vertueux. Elle dit à l’homme intéressé : veux-tu t’enrichir ? respecte les droits de tes subalternes, excite-les au travail par de forts salaires, ne sois pas seulement juste envers eux, sois bienfaisant, sois noble, et ne crains point de perdre ce que tu confieras à leur activité, qui te le rendra toujours avec usure. Elle dit à la cupidité imbécile et féroce, qui voudrait usurper, asservir, prendre, piller, tout avoir pour rien : arrête, tu te mets en guerre avec la nature et avec les hommes. Tes succès sont plus qu’incertains, ils seraient odieux, ils seraient périlleux ; tu n’aurais rien, ou peu de chose, et ce peu de chose te coûterait cent fois plus qu’il ne vaut : prends une autre route, rappelle autour de toi les hommes effrayés, cesse de leur faire du mal, fais-leur du bien, et leurs forces cesseront de menacer ta faiblesse, et leurs travaux deviendront avantageux pour toi.

Ô ! le rare effort que celui d’une philosophie qui ne porterait à la vertu que les hommes déjà vertueux ! C’est bien là ce dont il s’agit ! Doutez-vous que dans quelque position que vous les eussiez mis, Socrate, Caton et Marc-Aurèle n’eussent été les premiers des humains ? C’est la totalité du peuple qu’il faut exciter aux choses honnêtes et louables. Ce sont les hommes faibles qu’il faut guider à la vertu, ce sont les méchants qu’il faut y conduire ; les gens de bien y vont tout seuls.

Quel est le véhicule qui agit avec une force égale sur le peuple et sur l’homme à caractère, sur les âmes bien nées et sur les méchants mêmes ? Il est donné de Dieu, c’est l’intérêt.

Éclairons-donc l’intérêt, montrons, démontrons qu’il est même, dès ce monde, toujours d’accord avec la justice la plus sévère, et presque toujours avec la bienfaisance, et nous couperons par la racine l’oppression et la méchanceté, qui ne viennent jamais que de l’intérêt mal entendu. L’homme n’est point né pour mal faire. Le plus vil des scélérats, s’il voyait un intérêt égal à faire le bien qu’à commettre un crime, ne se rendrait pas criminel. Cependant, plus on observe la nature, et plus on reconnaît qu’elle a attaché non seulement cet intérêt égal, mais un beaucoup plus grand intérêt aux bonnes actions qu’aux mauvaises. C’est donc l’ignorance de leur propre intérêt qui fait les coupables[4]. Nous le prouverons aujourd’hui par rapport à l’esclavage des nègres. Mais qu’on nous propose tout autre problème d’économie politique, et nous prouverons demain qu’il a la même solution.

On a bien vite dit que le travail des nègres esclaves ne coûtait rien que leur nourriture, et par conséquent, qu’il était à fort bon marché, à beaucoup meilleur marché que celui des hommes libres.

Pourquoi a-t-on dit cela, qui est une grosse erreur ? C’est qu’on n’a pas fait réflexion aux frais d’achat du nègre, qui sont perdus par sa mort ; à la courte durée de la vie qu’il traîne dans les fers ; à la nécessité de recommencer à sa perte un nouvel achat ; à l’intérêt des fonds que cela consume ; à l’obligation d’avoir sur un petit nombre de nègres, un autre nègre oisif, pour lutter à coups de fouet contre la paresse inhérente à tout esclave, et qui est son premier moyen de se venger du maître qui l’opprime ; au danger que font courir les marrons ; aux frais de la guerre qu’on ne peut éviter avec eux ; au temps inévitablement perdu par les esclaves en mille occasions ; à leur ineptie naturelle et volontaire, etc., etc., etc., etc., etc., etc.

Essayons d’estimer quelques-uns de ces articles, et l’on verra si le travail des nègres est réellement à vil prix.

Un nègre, pièce dInde (selon la barbare expression en usage dans nos colonies), coûte actuellement dans ces mêmes colonies dix-huit cents francs, argent des îles, qui reviennent à douze cents francs argent de France. Ce nègre occupe donc un capital de douze cents francs qui, à dix pour cent, taux du commerce, et taux qui n’est même pas haut pour le commerce au-delà des mers, équivaut à une rente annuelle de cent vingt livres, ci par an                                         120 liv.

Les nègres qui arrivent dans nos îles sont ordinairement au désespoir : on en exige un travail suivi auquel ils ne sont point accoutumés, on les nourrit mal, on les bâtonne bien ; rien de cela n’est consolant. Le plus grand nombre se dépite, les uns se pendent, les autres s’étouffent avec leur langue, d’autres se noient, d’autres s’empoisonnent, d’autres désertent et deviennent marrons ; quelques-uns restent agacés par les femmes avec lesquelles ils gagnent des maladies sourdes et dangereuses ; très peu vivent vieux. Des gens qui ont habité nos Antilles, et des négociants qui font ce commerce, nous ont assuré que, pour que ces colonies prospèrent, il faut y porter tous les ans environ un huitième en sus des nègres qui y sont. Nous pourrions inférer de ce calcul que les nègres importés ne durent communément, et compensation faite de tous les risques et de toutes les pertes par mort, maladies ou marronage, que huit ans au travail. Mais de peur d’exagération, nous estimerons leur durée moyenne à dix ans. Au bout de dix ans, voilà un nouveau capital de douze cents francs qu’il faut mettre dehors. L’ancien est perdu, et cette perte répartie sur les dix années, donne pour       chacun cent vingt livres, ci par an                120 liv.

qui joint au cent vingt livrespour l’intérêt de l’argent, forment déjà une perte annuelle de deux cent quarante livres, ci par an                                240 liv.

qu’on pourrait appeler le fonds des gages de chaque nègre, mais qui n’en forme pas la totalité.

Compensationfaite des diverses cultures, et de la diverse force des entreprises, on estime que généralement, sur dix nègres, il y a un commandeur demi-piqueur, demi-bourreau, qui travaille peu ou point, mais qui presse les autres à l’ouvrage, les tyrannise le long du jour, et les fouette le soir pour sa récréation. Ce commandeur est un nègre bien dressé, bien assoupli, bien rompu, bien corrompu par les mœurs de la servitude, bien lâche, bien dur, bien fripon, dont les féroces talents sont à beaucoup plus haut prix que ceux d’un nègre encore sauvage. On n’a point de commandeur un peu capable à moins de deux mille quatre cents ou deux mille sept cents livres, argent des îles ou dix-huit cents livres argent d’Europe. L’intérêt de ce capital est de cent quatre-vingt livres par an qu’il faut répartir sur dix nègres ; ce qui ajoute à la dépense annuelle de chacun dix-huit livres, et ce qui porte cette dépense que nous appelions les gages, non pas payés au nègre, mais perdus annuellement à cause de lui, à deux cent cinquante-huit livres, ci  258 liv.

Un commandeur est ordinairement un homme acclimaté ; il mène une vie moins misérable que les autres nègres ; il n’a ni tant de fatigue, ni tant de chagrins ; il est un peu mieux nourri, et un peu mieux vêtu. Il vit plus longtemps. Supposons que c’est moitié plus longtemps, le capital de son acquisition ne sera perdu qu’au bout de quinze ans de durée moyenne. Ce n’est que cent vingt livres de perte par an, qui, réparties sur dix nègres, portent la perte annuelle que chacun d’eux occasionne, de deux cent cinquante-huit livres à deux cent soixante-dix : ci par an pour chaque nègre, sans la nourriture, ni le vêtement,         270 liv.

On estime à cent francs par an l’un dans l’autre, la nourriture et le vêtement de chaque nègre de travail ; mais comme nous l’avons remarqué, le commandeur est un peu mieux nourri et un peu mieux vêtu. On peut passer pour lui ces deux articles au moins à cent vingt livrespar an, qui, partagées entre les dix nègres qu’il commande, et ajoutées aux deux cent soixante-dix livresque nous avions déjà calculées, forment précisémentdeux cent quatre-vingt-deux livres, de perte annuelle que cause chaque nègre esclave, à la place des gages que pourrait exiger un homme libre : ci par an                 282 liv.

à quoi joignant, selon ce que nous venons de voir cent francs par an pour la nourriture et le vêtement, ce qui certainement est peu de chose, on aura déjà un total de trois cent quatre-vingt-deux livres par an, ou environ vingt-quatre sols par jour de travail, de dépense effective pour chaque esclave, ci                   382 liv.

Ce n’est pas tout. Il est impossible d’avoir des nègres esclaves sans avoir des marrons. Il est impossible d’avoir des marrons, sans courir le risque plus ou moins grand de voir son habitation brûlée, et ses nègres fidèles égorgés, et même ce qui est un peu plus grave, d’être égorgé soi-même. Pour s’opposer à ce danger, il faut entretenir une force militaire assez coûteuse, et qui cependant n’en garantit pas suffisamment, puisque nous voyons par les papiers publics, qu’il ne se passe point d’année sans qu’un assez grand nombre d’habitations et de ses possesseurs soient immolés, dans les colonies anglaises, hollandaises, portugaises, espagnoles et françaises, à la vengeance des nègres marrons ou révoltés.

C’est aux possesseurs de nègres à savoir quelle importance ils attachent à ce danger, dont l’estimation ne peut pas être partout la même, et qui doit être plus ou moins grand selon la nature du pays. Cependant, comme indépendamment des frais et des pertes, il y va de la tête, nous croyons que cet article doit être d’un certain poids ; et qu’en l’estimant à la valeur d’un dixième en sus des dépenses effectives que chaque nègre occasionne, nous n’exagérons pas. Pour le savoir, il faudrait demander à nos colons s’ils ne donneraient pas bien un dixième de ce que leur coûte annuellement leurs esclaves, pour être physiquement sûrs de n’être jamais égorgés par eux pour les marrons, de n’essuyer aucun dégât de leur part, et de n’avoir aucune autre dépense à faire, ni aucune autre attention à prendre pour conserver leur vie et leurs biens. S’ils ne veulent pas du marché, notre estimation est trop chère ; s’ils en veulent, elle n’est que juste, et peut-être pas assez forte.

Le dixième de trois cent quatre-vingt-deux livresest trente huit livresqui, jointes aux trois cent quatre-vingt-deux livres, forment un total de quatre cent vingt livres, ci par an                                          420 liv.

ou vingt-huit sols par jour de travail, de dépense absolument inévitable pour chaque nègre esclave : le tout argent de France, qui ferait, argent des îles, six cent trente livres par an, ou quarante deux sols par jour de travail.

Arrêtons-nous ici : passons sous silence la perte sur les outils et instruments que l’esclave gâte par impéritie ou mauvaise volonté ; la perte sur les récoltes qu’il fait mal ou sans soin ; et tant d’autres pertes qui pourraient grossir ce calcul, qui sont nécessairement liées à l’esclavage, et que nous réservons pour fermer la bouche à ceux qui voudraient contester les résultats que nous allons résumer.

sumé de la perte ou de la dépense annuelle quoccasionne chaque nègre esclave dans nos colonies

Intérêt du capital de l’acquisition du nègre au denier dix, cent vingt livres                        120 liv.

Perte du nègre, et par conséquent du capital même en dix ans, c’est par an cent vingt livres, ci              120 liv.

Intérêt du capital que coûte un commandeur, réparti sur les nègres qu’il commande, dix-huit livres par an pour chacun, ci                                          18 liv.

Perte du commandeur, et de ce capital même en quinze ans, répartie sur les nègres commandés ; c’est pour chacun, par an, douze livres, ci                   12 liv.

Nourriture et vêtement du commandeur sur le pied de cent vingt livres par an, réparties sur les nègres commandés, c’est pour chacun douze francs, ci              12 liv.

Nourriture et vêtement de chaque nègre par an, cent livres, ci                       100 liv.

Dangers et dépenses de la guerre des marrons, frais de milice, temps perdu, habitations brûlées, plantations détruites, noirs et blancs égorgés, un dixième en sus des estimations précédentes, ou pour chaque nègre esclave, trente-huit livres, ci                           38 liv.

Outils et instruments gâchés par l’ignorance ou la mauvaise volonté de l’esclave                   Mémoire

Temps perdu      Mémoire

Pertes sur les récoltes mal préparées et mal faites                                                          Mémoire

Toutes autres pertes et dépenses inséparables de l’esclavage                                        Mémoire

Total annuel              argent de France       420 liv.

                                   argent des îles           630 liv.

non compris les quatre articles passés pour mémoire.

Quatre cent vingt livres de France par an, ou six cent vingt livres des îles, partagées entre trois cents jours de travail donnent vingt-huit sols de France, qui valent aux îles quarante-deux sols par jour.

Nous demandons à présent si, existant comme il existe en Europe, vingt à vingt-cinq millions d’âmes qui ont à peine dix écus ou trente livres par an pour subsister, il manquerait jamais d’hommes libres qui fussent disposés à aller gagner quarante-deux sols par jour, valant vingt-huit sols de France dans les îles ? Nous demandons s’il est besoin, pour avoir des ouvriers à ce prix, de faire violence à personne ? Et s’il ne suffirait pas de faire afficher en quel lieu se trouve l’ouvrage, et par quel port on peut s’embarquer ?

On nous dira que les blancs ne pourraient pas travailler sous le climat brûlant des Antilles. Mais cette objection tant rebattue aujourd’hui, fera rire ceux qui se souviendront que ces mêmes colonies ont été commencées par des blancs de toutes les nations de l’Europe ; flibustiers, qui résistaient aux plus grandes fatigues ; boucaniers, qui courraient sans cesse les bois pour tuer des buffles, qui ne vivaient que de la chair de ces animaux, qui les écorchaient, qui en préparaient eux-mêmes les peaux, occupation dégoûtante et malsaine ; planteurs de tabac, qui exécutaient eux-mêmes leurs défrichements et tous les travaux de leur culture. Ces aventuriers, la plupart perdus de débauches antérieures, recouvraient la santé dans ces îles, où ils menaient la vie la plus laborieuse et la plus dure[5], précisément peut-être parce qu’ils menaient une vie dure. Ils se portaient mieux que nos colons aujourd’hui, précisément peut-être parce qu’ils étaient plus laborieux.

Il faut convenir d’une chose : l’homme blanc d’Europe, quand il est exercé par le travail du corps, est une des espèces les plus vivaces et les plus robustes que le ciel ait placées sur la terre. Il l’emporte à cet égard sur le nègre, sur l’Asiatique indien, et sur les naturels d’Amérique[6], même dans leur propre climat. C’est donc un préjugé de croire qu’il ne pourrait soutenir en liberté le même travail que ceux-ci supportent dans les fers et sous le bâton, qui sont, de tous les régimes, le plus contraire à la santé.

Mais ce n’est pas seulement à la santé que cet odieux régime est contraire ; il l’est encore évidemment au succès du travail. L’esclave est paresseux, parce que la paresse est son unique jouissance, et le seul moyen de reprendre en détail à son maître une partie de sa personne, que le maître a volée en gros. L’esclave est inepte, parce qu’il n’a aucun intérêt de perfectionner son intelligence. L’esclave est mal intentionné, parce qu’il est dans un véritable état de guerre toujours subsistante avec son maître. Ce qu’il empêche de naître par la mauvaise culture qu’il donne aux productions, sans qu’il soit possible de le trouver en faute, est inappréciable.

Il n’en serait pas de même des ouvriers libres de leur personne, et propriétaires de leurs gains. L’envie d’accroître ces gains et de mériter la préférence sur leurs concurrents, les rendrait actifs et intelligents. Ils feraient dans le même temps, à moins de frais, avec moins de fatigue, parce que le chagrin et l’ennui n’en seraient pas ; ils feraient, par de meilleurs méthodes qu’ils perfectionneraient chaque jour, au moins le double de l’ouvrage que font les nègres esclaves ; et puisqu’ils ne coûteraient pas plus cher, comme nous venons de le voir, leur salaire comparé avec le produit de leur travail, serait donc environ de moitié meilleur marché. Il y aurait donc un très grand profit à les employer, quand même on devrait les payer un peu plus cher qu’on ne paye les nègres esclaves aujourd’hui ; ce qui nous paraît impossible, vu le prix actuel des salaires en Europe.

Nous prions qu’on fasse attention à ces calculs, et puis qu’on nous dise comment il faut nommer l’acte de violer de la manière la plus dure les droits de ses semblables, quand, loin d’y gagner, on y perd soi-même immensément. Qu’on nous dise comment il faut nommer un crime, horrible devant Dieu, qui défend aux hommes de s’opprimer et d’usurper sur les droits les uns des autres, atroce envers ceux qui en sont les victimes, et nuisible et ruineux pour ceux qui les commettent.

Ce crime ne se borne point à la servitude dans laquelle on retient injustement les nègres, et aux mauvais traitements qui en sont la suite. L’occasion de vendre ces malheureux entretient des divisions, et fomente des guerres perpétuelles entre les divers peuples de la côte d’Afrique ; et le sang coule depuis deux cents ans sans interruption, afin que nous puissions nous emparer, pour de l’argent, d’une partie de ceux qui survivent à leur défaite.

C’est ainsi que les Européens semblent n’avoir tiré de leur esprit, de leurs arts, de leur industrie, que l’odieux privilège de mettre tout en combustion et de causer les malheurs de leurs semblables, d’un bout de la terre à l’autre. À la fois ingénieux et barbares, notre demi-civilisation nous a rendu propres à nuire à tout le monde, sans jamais servir ni les autres, ni nous-mêmes. Nous avons dévasté l’Amérique ; après en avoir exterminé les habitants qui n’auraient pas mieux demandé que de nous donner à très bon compte les productions de leurs pays, nous avons enfin songé à cultiver ce pays devenu désert par nos forfaits. Ce projet, hélas ! trop tardif, mais sage en lui-même, nous n’avons pu prendre sur nous de l’exécuter sagement. Nos efforts se sont tournés vers la canne à sucre, qui n’y réussit pas aussi bien à beaucoup près qu’en Afrique, où elle croît sans culture, et où nous avons été chercher nos plants. Ces cannes, dont les plus faibles à la côte d’Afrique sont de la grosseur du poignet, et dont il s’en trouve qui ont cinq à six pouces de diamètre, ont tellement dégénéré dans nos îles, qu’à peine y sont-elles de la grosseur d’un pouce. Et c’est pour cultiver ces chétives cannes que nous allons chercher et dégrader les hommes que la nature avait placés à côté d’elles dans leur pays originaire !

Les cannes y ont perdu les trois quarts de leur valeur. La perte sur les nègres est bien plus grande et plus cruelle. Encore une fois, pour fournir à notre honteux commerce d’hommes, il faut que les Africains soient toujours en guerre, et qu’il en périsse dans les combats une infinité que nous n’achèterons point. De ceux plus malheureux qui nous sont vendus, il en meurt la moitié sur les vaisseaux pendant la traversée, et les autres expirent peu de temps après dans les horreurs de la servitude, en cultivant mal des cannes dégénérées. Voilà quel a été l’essor de l’intelligence atroce des peuples européens ; mais personne d’entre eux ne s’est avisé de penser que puisque le ciel avait mis les cannes et les nègres à la côte d’Afrique, il ne fallait pas tant de peines, de dépenses et de cruauté pour avoir du sucre ; qu’il suffisait seulement de faire quelques établissements pacifiques à la côte ; d’y envoyer des artisans et des fabricateurs de moulins et de chaudières, de dire aux nègres : amis, vous voyez bien ces cannes, coupez-en, passez-les entre les deux rouleaux que nous vous offrons, faites-en bouillir le jus dans des chaudières que voici, et nous vous paierons bien le sirop qui en proviendra. Sans doute ils eussent mieux aimé nous vendre le suc de leurs cannes que le sang de leurs frères. Sans doute il leur eût coûté moins cher ; car l’esclave fait acheter la victoire à laquelle il cède. Nous eussions perfectionné leurs mœurs et les nôtres ; nous les eussions rendu cultivateurs et industrieux ; nous ne fussions pas devenus des oppresseurs non moins insensés qu’avides. La culture du sucre établie chez les nègres, et par eux-mêmes, dans leur pays où ils consomment peu, où leur intelligence est libre, où ils se prêtent des secours réciproques, où la nature fait presque tous les frais de la production, n’aurait coûté que très peu de chose ; et nous aurions vraisemblablement aujourd’hui le sucre tout raffiné pour six liards la livre, ce qui est sa valeur à la Cochinchine, où il est cultivé par des mains libres[7].

Le premier souverain qui prendra le parti de montrer aux nègres à faire du sirop, et de leur en acheter au lieu d’esclaves, forcera bientôt les autres nations de l’imiter. Il sera le bienfaiteur de l’Europe et de l’Afrique, le réformateur des noirs et des blancs ; il sera agréable à Dieu et aux hommes ; son nom ne sera prononcé qu’avec amour et bénédiction ; ses vertus et ses lumières attireront les récompenses du ciel, les dons de la nature sur ses États et sur ceux de ses voisins.

Mais alors, va-t-on dire, on ne pourra plus cultiver le sucre dans les colonies américaines, puisque la côte d’Afrique y étant plus propre, il y reviendra à meilleur marché. La chose est vraisemblable. Que feront dans ce cas les possesseurs des terres dans ces colonies ? Ils se livreront à d’autres cultures ; aussi bien leurs terres, épuisées par les cannes, demandent-elles à changer de production.

Au reste, soit qu’ils veulent continuer cette culture, ou en essayer de nouvelles, ce qu’on ne peut trop leur répéter, ce que nous croyons leur avoir prouvé avec évidence, ce que d’autres prouveront quand ils le voudront, et peut-être beaucoup mieux que nous, est qu’ils ne peuvent en aucun cas employer des ouvriers plus coûteux et moins bons que les esclaves. L’humanité et la philosophie crient depuis longtemps qu’il est abominable d’en avoir. L’arithmétique politique commence à prouver que cela est absurde, que des ouvriers libres ne coûteraient pas plus, seraient plus heureux, n’exposeraient point aux mêmes dangers, et feraient le double d’ouvrage. Espérons que ces vérités deviendront si communes, que les gouvernements, après avoir favorisé l’instruction nécessaire sur ce qui est juste, honnête et utile, ne souffriront plus qu’on abuse de leur nom pour autoriser la violation perpétuelle des droits les plus précieux de l’espèce humaine, confiés par la providence à leur garde spéciale. Espérons qu’ils ne voudront plus que l’ignorance étaie l’injustice, et que l’injustice protège l’ignorance ; espérons qu’ils mettront leur gloire à ne commander dans toute l’étendue de leur domination, qu’à des sujets libres et heureux ; et finissons en invitant tous les citoyens éclairés et sensibles à hâter par leurs discours et par leurs écrits une si désirable révolution.

_________________

[1] Voyez plus haut dans ce volume, page 42 et suivantes, le fragment intitulé, du principe commun à tous les beaux-arts, et de leurs rapports avec l’utilité publique.

[2] Le troisième, le quatrième et le cinquième de l’année 1769.

[3] Voici ce qu’il nous écrivait d’Eaubonne, le 14 juin dernier, en réponse à une lettre du 24 mai :

« Vous faites une bonne œuvre de soutenir la cause de ces pauvres nègres ; ils m’ont toujours fait une extrême pitié … Vous devez naturellement faire en leur faveur beaucoup plus que moi. Vous démontrez qu’il est de l’intérêt de ne s’en pas servir ; je m’étais contenté de faire sentir qu’il est injuste et barbare de s’en servir, et de l’intérêt des colons de les bien traiter, etc.»

[4] Cette maxime ne souffre aucune exception, par rapport aux crimes qui touchent à la société en général, ou qui exigent un concert de plusieurs. Elle n’en souffre qu’une par rapport aux particuliers isolés. C’est le cas où des passions dominantes peuvent égarer la raison de quelques individus, et les mettre dans un véritable état de démence. Mais de toutes les passions il n’y en a que deux, la colère et l’amour, qui puissent produire cet effet funeste, cet égarement complet de la raison humaine ; encore ne le peuvent-elles que pendant des instants assez courts ; encore ne produiraient-elles que peu ou point de désordres chez un peuple qui, par une bonne éducation nationale, aurait inspiré à tous les hommes un très haut respect pour la dignité de leurs semblables, et pour la sainteté des contrats, qui les aurait accoutumés de bonne heure à se maîtriser eux-mêmes, et qui punirait sérieusement les délits constatés.

[5] Voyez l’Histoire des Flibustiers.

[6] Voyez les Recherches sur les Américains.

[7] Voyez les Voyages dun philosophe, qui se trouvent à Paris, chez la veuve Dessaint, rue du Fossé-Saint-Jacques.

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