De l’esprit public en France

Dans les 4e et 6e livraison du Censeur (1814), Charles Dunoyer survole l’histoire française pour expliquer l’absence d’un esprit public au sein de la population. Sans cesse occupé de son enracinement et d’écarter les menaces qui pèsent sur lui, le pouvoir politique en France a paru peu intéressé par les valeurs de communion et de symbiose. Si aujourd’hui les hommes paraissent désunis et se repaissent dans leur égoïsme, c’est que les gouvernants les ont fait tels, pour mieux servir leur ambition de pouvoir.

De l’esprit public en France, et particulièrement de l’esprit des fonctionnaires publics (Le Censeur, t. I, n°4, juillet 1814 ; deuxième partie, n°6, août 1814.) — Texte attribué à Charles Dunoyer.


DE L’ESPRIT PUBLIC EN FRANCE, 

ET PARTICULIÈREMENT DE L’ESPRIT DES FONCTIONNAIRES PUBLICS.

Rien n’est plus différent, on peut même dire plus opposé que l’esprit social des peuples modernes et celui des peuples de l’Antiquité. Le trait le plus saillant et le plus profond du caractère des anciens, c’est leur patriotisme. Ce sentiment qui sert de base à leur moralité se mêle à toutes leurs affections particulières, et les identifie en quelque sorte avec les corps politiques auxquels ils appartiennent. L’amour de la patrie, au contraire, ne forme qu’un trait presque imperceptible dans la physionomie morale des modernes. Ils ne tiennent à l’État que de très loin, et par un fil extrêmement faible ; toute l’activité de leur âme s’exerce dans le cercle étroit de leurs affections individuelles et s’épuise sur de petits intérêts particuliers. Les citoyens des anciennes républiques étaient particulièrement liés entre eux par l’attachement commun qu’ils portaient à la patrie : ceux des États modernes ne tiennent à la chose publique qu’à cause des sentiments privés qui les unissent entre eux et dans la juste proportion de la force de ces sentiments. Un ancien rapportait tout à l’État, un moderne ramène tout à lui ou au petit nombre d’individus avec lesquels il est en communauté d’affections ou d’intérêts ; les anciens avaient de l’esprit public, les modernes se sont rarement élevés au-dessus de l’esprit de caste, de secte ou de coterie, et depuis longtemps même l’égoïsme isole parmi eux la très grande majorité des hommes.

Cette différence essentielle entre les mœurs des temps anciens et celles des temps modernes devait être une conséquence inévitable de celle des institutions politiques des deux âges. Non seulement les législateurs de l’Antiquité avaient reconnu la souveraineté des peuples, mais ils leur avaient même laissé l’exercice immédiat du pouvoir souverain ; et comme cet exercice était devenu leur occupation la plus habituelle et leur plaisir le plus vif, on conçoit aisément qu’ils eussent fini par considérer les affaires publiques comme leurs affaires les plus particulières, et l’intérêt de l’État comme leur intérêt le plus immédiat.

Dans nos temps modernes, au contraire, non seulement très peu de peuples ont exercé la souveraineté, soit par eux-mêmes, soit par délégation, mais presque toujours leurs gouvernements ont dénié qu’elle résidât en eux ; ils ont fait les efforts les plus soutenus et les mieux concertés pour les empêcher de se saisir du pouvoir suprême ou d’en partager avec eux l’exercice ; il les ont appelés leurs sujets, et ils les ont souvent traités comme leurs esclaves. Dès lors, les hommes des États modernes n’ayant point d’existence publique, et ne tenant à leurs gouvernements par aucun intérêt prochain, ont dû se replier sur eux-mêmes, et s’occuper uniquement de leur vie domestique et privée.

D’un autre côté, tandis que les institutions des anciens États formaient un système lié, dont toutes les parties, conçues dans un même esprit, agissaient sur les hommes d’une manière uniforme, et les conduisaient à un but commun, celles de nos gouvernements modernes, faites à diverses époques, et dans des intentions souvent contraires, les poussent en mille sens opposés, et font qu’ils n’ont que des intérêts et des sentiments divers. Enfin, tandis que chez les peuples célèbres de l’Antiquité toutes les institutions tendaient à former des citoyens, le seul objet commun de celles des États modernes a presque toujours été d’empêcher aux hommes de le devenir. Dans cette vue, les gouvernements ont proscrit tout ce qui pouvait les éclairer sur leurs droits politiques ; ils ont favorisé les préjugés les plus propres à les tenir à cet égard dans l’ignorance ou dans l’erreur ; ils ont accordé une protection spéciale aux sciences vaines et aux arts frivoles, à tout ce qui peut fausser l’esprit, ou amollir le cœur ; et ils sont parvenus à faire des hommes beaux esprits et corrompus, qui savent tout hors se conduire, des hommes civilisés qu’on peut enchaîner avec des rubans, des hommes faciles et polis qui sacrifient sans le moindre remords les intérêts de l’État à leur intérêt le plus futile, des hommes charmants enfin qui semblent animés d’un esprit de bienveillance universelle, et dont l’âme étroite et aride ne forme aucune pensée grande et généreuse.

Le peuple français est, dit on, de tous les peuples le plus civilisé, le plus poli et le moins capable de patriotisme. Quand cela serait, il faudrait peu s’en étonner, en considérant les circonstances particulières dans lesquelles il s’est trouvé et les efforts qu’on a faits, pendant quatorze siècles, pour l’asservir et le corrompre. Son histoire démontre avec évidence que l’esprit public n’a pu se former chez lui à aucune époque, et que son gouvernement, ses lois, sa religion, ses préjugés et ses mœurs se sont constamment opposés à son développement, et à ses progrès.

Les Francs formaient un corps de nation avant leur établissement dans les Gaules. En se fixant parmi les Gaulois, le lien qui les avait uni jusqu’alors commence d’abord à se relâcher, et finit bientôt par se rompre. Ils sont quelque temps sans se confondre avec les vaincus ; mais tandis que plusieurs causes les en tiennent séparés, d’autres causes les en rapprochent ; de sorte que, sans faire encore un même corps avec les peuples des Gaules, ils sont pourtant moins étroitement unis entre eux. La conquête a donc pour effet immédiat d’affaiblir leur esprit national. Bientôt de nouvelles causes contribuent à l’affaiblir encore ; les Francs, au lieu de se tenir ensemble dans une même contrée, se répandent et se fixent çà et là dans plusieurs provinces ; à mesure qu’ils se mêlent ainsi avec les Gaulois, leur caractère national s’efface, leur patriotisme s’attiédit, ils ne sentent plus l’intérêt commun qui les lie, et ils finissent par ne plus faire un corps de nation à part.

Cependant ils ne pouvaient pas en former un avec un peuple qu’une longue domination avait façonné au joug de l’esclavage, et qui depuis près de cinq siècles ne pensait et n’agissait que comme il plaisait aux empereurs de Rome. Aussi, en s’incorporant avec les Gaulois, perdent-ils leur caractère sans en acquérir un nouveau. L’amour du repos et des richesses subjugue leurs âmes indépendantes ; ils contractent toutes les faiblesses du peuple vaincu, et deviennent aussi propres que lui à la servitude. Leurs chefs profitent de ces dispositions pour s’emparer de l’autorité souveraine qu’ils avaient seuls exercée jusqu’alors ; dès ce moment le gouvernement n’est plus qu’une tyrannie, la nation se trouve divisée en deux classes, celle des gouvernants et celle des gouvernés ; et comme leurs intérêts ne sont plus communs, tout esprit national devient en quelque sorte impossible.

Bientôt les intérêts contraires se multiplient dans l’État, et rendent la naissance d’un esprit public de plus en plus difficile. Les grands, que les rois avaient comblés de biens, parce qu’ils avaient eu besoin de leur secours pour asservir le peuple, se croient assez puissants pour pouvoir résister aux rois, et se rendre indépendants de leur autorité. Les prêtres, qui n’avaient pas moins contribué que les grands à établir la domination des rois sur la terre, en faisant descendre leur pouvoir du ciel, et qui, pour prix de ce service, en avaient reçu des dons immenses ; les prêtres, qui avaient fait particulièrement avec eux un trafic si lucratif de la justice divine, les prêtres croient pouvoir imiter l’exemple des grands, et proclament aussi leur indépendance. Dès ce moment les rois, les grands et les prêtres se font des guerres furieuses ; et au sein de leurs sanglantes discordes, il se forme un nouveau genre de domination qui engendre bientôt de nouveaux désordres. Les leudes, les évêques et les abbés, introduisirent les seigneuries dans leurs terres ; ces seigneuries se multiplient, et deviennent autant de tyrannies d’un ordre subalterne ; tyrannies d’autant plus rigoureuses, que l’action en est plus immédiate, et que l’opprimé est placé plus près de l’oppresseur. Alors la France se trouve divisée en autant d’États ennemis qu’il y a de seigneuries particulières ; et, dans chacun de ces petits États despotiques, il existe encore deux intérêts contraires, celui du maître et celui des esclaves. Enfin, on trouve le moyen de perpétuer les divisions et de naturaliser l’anarchie au sein de la France. On fait passer dans les familles les privilèges accordés aux individus ou usurpés par eux. Les bénéfices et les seigneuries deviennent héréditaires ; par suite, les enfants d’un leude sont considérés comme leudes, les enfants d’un seigneur sont considérés comme seigneurs ; certains individus se trouvent ainsi doués en naissant d’une certaine prééminence, et leurs familles, qu’on appelle nobles, forme une caste privilégiée qui doit rester à jamais séparée du reste des Français.

Telle est notre histoire sous les rois de la première race. C’est une des époques où la formation d’un esprit national rencontre le plus d’obstacles, à cause du nombre, de l’âpreté et de la violence des intérêts contraires.

Les institutions de Charlemagne consacrent en droit des distinctions d’ordres qui, jusqu’alors, n’avaient existé que de fait entre les Français. Pour former les assemblées nationales, il divise la nation en trois classes, le clergé, la noblesse et le peuple ; distinction qui devait, ce semble, être éternelle et former un obstacle à jamais invincible à la réunion des intérêts et à la naissance d’un esprit public. En même temps il laisse subsister les justices seigneuriales et les bénéfices. Cependant il modifie considérablement l’effet de ces institutions anarchiques. Il réprime les abus du pouvoir judiciaire exercé par les seigneurs, et il les détermine, par son exemple, à renoncer aux plus odieux des droits établis dans leurs terres. En faisant entrer le peuple dans les assemblées nationales, il cherche à le rapprocher des grands, à l’éclairer sur ses droits, et à ranimer en lui le sentiment de sa dignité et de son indépendance. Si nos pères eussent été moins abrutis par l’esclavage et la misère, peut-être ce grand homme aurait-il réussi à leur rendre quelque vertu et à leur inspirer quelque patriotisme : mais quoiqu’il eût fait grâce à beaucoup d’abus, et qu’à certains égards ses institutions fussent très faibles, elles se trouvèrent cependant trop fortes pour les Français d’alors, et ils furent incapables de les supporter ; d’un autre côté, les successeurs de ce prince, loin de soutenir son ouvrage, ne firent qu’en accélérer la ruine par leur faiblesse et leur impéritie.

Aussitôt les désordres renaissent avec une nouvelle violence ; les nobles secouent toute espèce de subordination, et le peuple retombe dans sa première servitude. C’est alors que se forme le système monstrueux de la féodalité, système qui donne une apparence d’ordre à l’anarchie qui régnait entre les seigneurs, et qui, de toutes les tyrannies particulières, forme une chaîne immense d’oppression, dont le premier anneau se rattache au trône, et qui descend et va s’appesantir jusque sur les dernières classes du peuple. Dans ce système, le Roi est seigneur suzerain des grands qui tiennent leurs fiefs de la couronne, et ces grands sont ses vassaux directs ; les vassaux du Roi sont à leur tour suzerains de nobles moins riches qu’eux, à qui ils donnent des terres à titre de fiefs ; ces derniers sont encore suzerains de nouveaux vassaux à qui ils ont également cédé des fiefs, et ainsi de suite. Cet ordre de choses, qui semble devoir unir tous les possesseurs de fiefs, en les plaçant dans une sorte de dépendance hiérarchique, non seulement les sépare davantage du peuple, dont il renforce les chaînes, mais devient même une nouvelle cause de dissensions entre eux. Les grands vassaux de la couronne, forts de la faiblesse des rois, se font un jeu de violer les obligations que leur impose leur engagement féodal ; les petits vassaux imitent leur exemple et veulent aussi se rendre indépendants de leur suzerain ; ils s’érigent tous en souverains dans leurs terres ; le joug qu’ils imposent à leurs sujets devient plus rigoureux que jamais ; ils forment des coalitions ; ils font la guerre au Roi, ils se la font entre eux ; ils empiètent continuellement les uns sur les autres ; en un mot, la conduite de nos petits seigneurs d’alors est une parodie complète de celle de tant de grands princes, qui, dans tous les temps, n’ont songé qu’à entretenir la servitude au sein de leurs États, et à porter la guerre au-dehors pour agrandir leur suzeraineté.

Cet état de violence, de discorde et de brigandage dure autant que la dynastie des Carlovingiens, dont il amène la chute ; et la population de la France n’offre encore, pendant deux siècles, que deux classes d’hommes également dégradés, les uns par la tyrannie qu’ils exercent, les autres par le joug qu’ils supportent, et tous également incapables de se former des idées de patrie et de bien public. On ne pourrait comparer à cette époque et à la précédente, pour la nullité de l’esprit national, que celle à laquelle nous vivons, époque où les Français, beaucoup plus unis en apparence, sont peut-être plus séparés en réalité, et où l’égoïsme, qui divise encore mieux les hommes que l’anarchie et les guerres civiles, est parvenu à faire de chaque individu l’ennemi secrètement irréconciliable de tous ceux dont l’intérêt blesse le sien.

La féodalité se soutient encore longtemps sous les rois de la troisième race ; elle s’affermit même sous les premiers Capétiens ; son code se forme ; les seigneurs, las de régler à coups d’épée leurs prétentions respectives, fixent, par des usages, leurs rapports entre eux et avec leurs vassaux. Ces usages confirment toutes leurs usurpations. Ils assurent leur indépendance du roi et la dépendance de leurs sujets ; ils les investissent, dans leurs terres, de toutes les attributions de la souveraineté, du pouvoir législatif, du droit de justice, de celui de battre monnaie, de celui de faire, à leur gré, la paix et la guerre, et d’obliger leurs vassaux et leurs sujets à s’armer pour leurs querelles : en un mot, ils organisent dans l’État des États innombrables et croisent les intérêts de mille manières.

Nous disons que les seigneurs avaient droit de justice. Comme ils ne savaient que se battre et n’entendaient rien à la science des lois, ils introduisent dans leurs cours féodales l’usage monstrueux des combats judiciaires et des autres épreuves connues sous le nom de jugements de Dieu, usage qui, plaçant le droit dans la force, et le crime ou l’innocence dans la manière dont on supporte des épreuves également absurdes et féroces, achève de démoraliser les esprits et les ferme pour des siècles à toutes les idées de législation, de justice et d’ordre sans lesquelles il ne saurait exister ni patrie ni patriotisme. L’usage du duel judiciaire a de plus cet effet particulier, qu’entretenant la barbarie des mœurs et l’habitude des combats, il est une cause toujours agissante de querelles, de brigandages et de division entre les citoyens.

C’est cet usage des duels judiciaires qui donne naissance à ce fameux point d’honneur qui a toujours été, depuis, l’une des grandes règles de conduite des Français. L’orgueil et la férocité dictent ses premières maximes. La vanité du rang décide ce qui sera une offense, et la barbarie des mœurs détermine la manière dont elle sera vengée. Comme les roturiers ou vilains, dans leurs débats juridiques, ne peuvent se servir que du bâton, tandis que les gentilshommes se servent de leur épée, frapper quelqu’un avec un bâton, c’est lui faire une injure qui demande du sang, parce que c’est le traiter comme un roturier. Comme il n’y a que les roturiers qui se battent à visage découvert, donner un soufflet à un homme, c’est lui faire une insulte qui ne se peut laver qu’avec du sang, parce que c’est encore le traiter comme un roturier : ainsi, dans les principes du point d’honneur, une offense n’est une offense pour celui qui la reçoit, que parce qu’on le traite comme un roturier ; d’où l’on voit que le point d’honneur n’est qu’un sentiment faux et exagéré de la supériorité du rang, qu’il peint avec une odieuse énergie le mépris des hommes des premières classes pour ceux des classes inférieures, et qu’il établit entre les citoyens des barrières insurmontables. C’est tout ce que j’en dis ici : je ferai voir plus loin combien ce sentiment qu’un mot insignifiant peut révolter, supporte facilement des choses beaucoup plus déshonorantes, avec combien de bassesses il peut s’allier, et sous combien d’autres rapports il nuit à l’esprit public.

L’ordre de la chevalerie, qui prend naissance sous les premiers Capétiens, favorise beaucoup l’usage des duels, et, sous ce point de vue, il est comme les combats judiciaires une cause de désordre et de division entre les Français. Il étend le code du point d’honneur et l’enrichit de quelques maximes utiles et généreuses ; mais il y fait entrer aussi plusieurs règles fausses ou bizarres, et il y laisse le principe anti-social qui lui sert de base. — La galanterie que les chevaliers inventent, et qui devient un de leurs premiers devoirs, est un sentiment puérile et exagéré qui fausse leur esprit, qui rapetisse leurs âmes, qui leur fait faire, avec appareil, mille niaiseries, mille sottes extravagances, quelquefois des actions criminelles, et qui donne à leurs plus héroïques prouesses un motif presque toujours ridicule. Je ferai mieux voir ailleurs l’influence que la galanterie, et la politesse de mœurs qu’elle nous a donnée, ont eue sur notre esprit public.

La religion n’avait pas peu contribué, depuis l’origine de la monarchie, à empêcher la naissance de l’esprit public en France. Le clergé avait d’abord prêché l’obéissance passive ; bientôt après il avait donné l’exemple de l’insubordination la plus effrénée. Toujours orthodoxe dans sa croyance, il s’était montré encore plus dépravé dans ses mœurs, et sa conduite avait offert l’alliance monstrueuse de la pureté de la foi avec tous les vices de l’âme. Il avait prêché la continence et donné l’exemple d’une vie licencieuse ; il avait prêché l’humilité, et exercé avec orgueil une domination usurpée ; il avait prêché le mépris des richesses, et son insatiable avidité avait menacé la France d’une usurpation universelle. (1) Il n’est point d’efforts qu’il n’eût faits, pas de moyens qu’il n’eût employés pour attirer à lui toutes les richesses de l’État. Il avait persuadé aux peuples qu’il n’était point de crimes si odieux qu’on ne pût effacer en faisant des dons aux églises. (2) Il avait fait intervenir directement le ciel dans l’établissement de la dîme (3), et en avait assuré le paiement en remplissant de vaines terreurs l’âme des fidèles ; il avait institué les pénitences comme un moyen d’expiation, et ces pénitences étaient devenues un fonds de commerce pour les moines (4), qui se chargeaient de les faire à prix d’argent ; enfin, il avait employé la force des armes, et s’était souillé de sang pour acquérir de nouvelles richesses, ou conserver celles dont il avait dépouillé les citoyens. Ainsi, pour devenir riche et puissant, il avait fait naître les erreurs morales les plus pernicieuses, et fortifié au même point l’ignorance des esprits, la barbarie des mœurs et l’habitude de tous les crimes ; causes qui, comme on voit, devaient avoir l’influence le plus funeste sur l’esprit public.

Dépouillé de ses biens par Charles Martel, indemnisé de ses pertes par Charlemagne, mais dépouillé une seconde fois par les nobles sous les successeurs de ce prince, le clergé avait perdu sa prééminence pendant la seconde dynastie. Il s’intrigue pour la recouvrer sous les premiers Capétiens. Les combats judiciaires lui en offrent l’occasion. Il les condamne hautement au nom du ciel ; et sous prétexte que dans tous les procès l’un des plaideurs soutient une injustice, que toute injustice est un péché, que tout péché intéresse la religion, et que tout ce qui intéresse la religion est de la compétence de ses ministres, il usurpe sur les seigneurs le droit de rendre la justice, et ce droit devient bientôt pour lui une source féconde de richesses et d’autorité. Il parvient ainsi à former de nouveau une puissance dans l’État, et de là une nouvelle cause de division dans les sentiments et les intérêts.

Cette adroite usurpation du clergé en favorise une autre bien plus remarquable de la part des papes. Comme les progrès que leur puissance temporelle avait faits depuis Charlemagne leur avaient permis de s’arroger un pouvoir absolu sur les évêques de tous les pays catholiques, ils exigent que tous les jugements rendus par les tribunaux ecclésiastiques du royaume soient soumis à leur révision, et ils deviennent ainsi, parmi nous, les juges suprêmes de toutes les affaires et les premiers magistrats de l’État. C’est alors particulièrement que l’esprit ultramontain commence à régner en France, et l’on sait si cet esprit était propre à former des citoyens.

Telles sont, jusqu’au commencement du douzième siècle, les causes qui s’opposent, en France, à la réunion des sentiments, des intérêts, des opinions, et à la naissance d’un esprit patriotique. Ici commence une grande révolution dans le gouvernement, révolution conduite, pendant près de cinq siècles, avec autant d’habileté que de persévérance, et qui finit par faire passer, dans les mains du successeur de Capet, tout le pouvoir que les seigneurs avaient ravi aux descendants de Charlemagne. Dans cette lente transition de l’anarchie féodale à l’autorité presque absolue de nos derniers rois, il s’opère des changements heureux dans nos institutions ; cependant elles sont loin de prendre une direction propre à former des citoyens. Utiles jusqu’alors à la tyrannie des grands, elles deviennent uniquement propres à protéger la puissance des rois, et laissent la nation dans sa dépendance, son apathie et son éternelle indifférence pour elle-même.

Cependant, à côté de cette révolution dans le gouvernement et les institutions politiques, il s’en opère insensiblement une autre dans les opinions et les mœurs ; révolution dont le dénouement terrible doit, au bout de six siècles, renverser du trône la postérité des Capet, élever ce tiers-état si longtemps opprimé au-dessus des grands et des rois, et l’investir à son tour du pouvoir souverain ; révolution consommée au nom de la patrie et du bien public, et qui a des résultats peut-être aussi funestes que les précédentes aux mœurs et au patriotisme.

Je suivrai rapidement, dans un second article, les progrès de l’une et de l’autre ; je ferai voir les obstacles que la formation de l’esprit public continue à éprouver pendant leurs cours ; je montrerai l’état dans lequel le dernier gouvernement a laissé nos mœurs ; j’exposerai, sans déguisement, la dégradation particulière de la plupart des fonctionnaires publics, et l’impossibilité qu’il y a que rien de solide s’établisse, tant qu’ils feront leur premier devoir du soin de leur fortune ; enfin, je démontrerai qu’une religieuse observation des lois est le seul régime qui puisse nous donner un caractère vraiment national, et nous faire jouir enfin d’un bonheur réel et durable.

O.

 

(1) Tout homme qui mourait sans donner une partie de ses biens à l’église, ce qui s’appelait mourir déconfès, était privé de la communion et de la sépulture. Si l’on mourait sans faire de testament, il fallait que les parents obtinssent de l’évêque qu’il nommât, concurremment avec eux, des arbitres pour fixer ce que le défunt aurait dû donner en cas qu’il eût fait un testament. On ne pouvait pas coucher ensemble la première nuit des noces, ni même les deux suivantes, sans en avoir acheté la permission : c’était bien ces trois nuits-là qu’il fallait choisir ; car, pour les autres, on n’aurait pas donné beaucoup d’argent. Esprit des lois, livre 28, chapitre 48

(2) … Les aumônes étaient surtout la pénitence des riches. Ils effaçaient leurs péchés en augmentant les richesses d’une église, ou en fondant un monastère. Lorsque Charlemagne donna l’exarchat de Ravenne au pape, il crut travailler pour son salut. Histoire moderne de Condillac, liv. 2, chap. 1er.

(3) Il prêcha (le clergé) la dîme ; il la prêcha au nom de Saint-Pierre ; les moines firent même parler Jésus-Christ. Ils forgèrent une lettre que le Sauveur écrivait aux fidèles, et par laquelle il menaçait les païens, les sorciers, et ceux qui ne payaient pas la dîme, de frapper leurs champs de stérilité, de les accabler d’infirmités, et d’envoyer dans leurs maisons des serpents ailés qui dévoreraient le sein de leurs femmes. Ibid.

(4) … Les pénitences devinrent un fonds de commerce pour les moines qui se chargeaient de les faire moyennant une certaine somme. Ainsi, un riche péchait, et un moine se donnait la discipline. Ibid.

 


DE L’ESPRIT PUBLIC EN FRANCE, 

ET PARTICULIÈREMENT DE L’ESPRIT DES FONCTIONNAIRES PUBLICS. 

La France, pendant le règne de la féodalité, offrait, sous un certain point de vue, l’aspect que présente aujourd’hui l’Europe. Ses Rois, réduits à un simple droit de suzeraineté que l’insubordination des seigneurs rendait même illusoire, n’exerçaient de véritable pouvoir qu’en qualité de seigneurs sur les habitants de leurs domaines privés. Chaque province, chaque seigneurie formait un État particulier, et tous ces petits États étaient, soit en eux-mêmes, soit les uns à l’égard des autres, dans une situation à peu près semblable à celle où se trouvent depuis longtemps les divers États européens. L’autorité des seigneurs reposait, comme plus tard celle des Rois, sur la souveraineté de leur juridiction, sur l’obéissance passive de leurs sujets, sur l’équilibre existant entre les forces des principaux fiefs, équilibre qui assurait l’indépendance des petits seigneurs à peu près de la même manière que la balance établie entre les grandes puissances de l’Europe protège l’autorité des petits princes. Un seigneur puissant qui aurait voulu entreprendre de devenir chef unique de la France avait donc à faire à peu près ce qu’aurait à faire aujourd’hui un prince qui aspirerait en Europe à la monarchie universelle.

Cette tâche n’effraya point la politique des descendants de Hugues Capet. Ils s’attachent à connaître les vices du système féodal, et ils s’en servent habilement pour en ruiner tous les appuis. Ils profitent de l’état de détresse et de pénurie auquel les seigneurs se trouvent réduits, par l’effet de leurs guerres domestiques, pour les engager, par leur exemple, à affranchir, à prix d’argent, les habitants de leurs terres, et à leur vendre des chartes de commune ; ils profitent de l’état d’asservissement et de misère dans lequel ils les avaient toujours tenus, pour les engager à se mettre sous leur protection, et à les prendre pour garants des engagements que les seigneurs contractaient envers eux. Ils se servent des rivalités des seigneurs pour les rendre tous justiciables de leurs tribunaux particuliers, et pour faire exécuter par les uns les jugements par lesquels ils dépouillent les autres de leur crédit et de leurs richesses. La barbarie des duels judiciaires leur offre le prétexte le plus heureux pour établir l’instruction du procès par écrit et par témoins, qui dégoûte les seigneurs des fonctions de juge, la doctrine des appels au suzerain, qui fait arriver par gradation toutes les affaires au tribunal suprême du Roi, les bailliages, qui sont chargés de réviser les jugements des seigneurs, et qui, par l’adroite doctrine des cas royaux, achèvent de ruiner les justices seigneuriales. Ils s’autorisent du désordre qu’engendraient la bizarrerie et la contrariété des usages établis dans les diverses seigneuries, pour faire des lois générales, et ils intéressent l’avarice des seigneurs à l’observation de ces lois, en leur abandonnant le produit des amendes prononcées contre les infracteurs. À la faveur des mécontentements qu’excitent les altérations successives de valeur que les seigneurs font subir à leurs monnaies, ils leur enlèvent le droit de continuer à en fabriquer. Enfin il n’est point un abus dont ils ne tirent habilement parti pour étendre leur autorité, et ils trouvent dans les progrès qu’elle fait des moyens pour lui en faire faire chaque jour de nouveaux.

À mesure que le pouvoir des Rois s’étend, les querelles des seigneurs perdent de leur vivacité, la servitude du peuple devient moins dure, les institutions et les mœurs cessent d’être aussi barbares. Cependant ce changement est peu favorable à l’esprit public, parce que les Rois s’attachent plus à faire des sujets que des citoyens. Loin de chercher à unir les Français, ils mettent un art profond à les diviser pour les mieux soumettre. Louis-le-Gros arme les communes contre les seigneurs ; Philippe-Auguste met la petite noblesse aux prises avec les seigneurs du premier rang ; Philippe-le-Bel connaissant les ressentiments dont le clergé, les seigneurs et les communes sont animés les uns contre les autres, convoque des États-généraux auxquels il appelle les trois ordres, et il ne les rapproche que pour les mieux diviser. Tandis qu’il repousse toutes leurs demandes sous prétexte qu’ils ne sont point d’accord, il leur vend chèrement à chacun des chartes qui ne sont propres qu’à envenimer leurs haines mutuelles. Enfin, en même temps que les Rois entretiennent la désunion entre les Français des diverses classes, ils cherchent à les tous assujettir à leur puissance, ou, pour mieux dire, ils ne les divisent que pour les intéresser tous également à leur faire la cour et à rechercher leur protection : c’est ainsi qu’aux États-généraux convoqués par Philippe-le-Bel, les trois ordres, au milieu de leurs dissensions, font des efforts égaux pour gagner ce prince et obtenir son appui ; de sorte que la nation ne paraît assemblée que pour reconnaître sa suprême puissance. La politique dont les Rois se servent pour étendre leur autorité ne met donc pas moins d’obstacles à la naissance et aux progrès du patriotisme par les jalousies et les haines qu’elle alimente entre les divers ordres de citoyens, que par l’esprit de servitude qu’elle leur inspire à tous.

Cette marche artificieuse était trop utile à l’autorité des Rois pour qu’ils ne la suivissent pas avec persévérance. Dès le règne de Philippe-le-Bel, elle avait déjà fait passer dans leurs mains les plus hautes prérogatives de la souveraineté, le pouvoir législatif, le pouvoir judiciaire, le droit exclusif de battre monnaie, de faire la paix et la guerre, de recruter des armées, avec les moyens d’en avoir habituellement à leur solde. C’est à la faveur de la même tactique qu’opposant successivement les évêques aux papes et les papes aux évêques, ils étaient parvenus à ruiner presque entièrement la puissance des uns et des autres, et à les dépouiller du droit de justice qu’ils avaient usurpé sur les seigneurs, au commencement de la dynastie régnante ; c’est par cette conduite, en un mot, qu’ils avaient réussi à ravir aux seigneurs presque toutes leurs prérogatives, à s’emparer de tous les pouvoirs, à faire reconnaître leur autorité aux citoyens de toutes les classes, et à ne presque plus compter en France que des sujets, même parmi leurs vassaux les plus puissants.

Ils se servent pour conserver leur pouvoir, et lui faire faire de nouveaux progrès, des mêmes moyens qu’ils avaient employés pour le conquérir. Ils font tourner à son profit les choses mêmes qui semblent les plus propres à le détruire. L’administration inconsidérée, capricieuse et dure des premiers Valois, les violents murmures qu’elle excite, et la guerre civile qu’elle finit par allumer, ne servent, en dernier résultat, qu’à rendre leur autorité plus absolue ; si la nation veut faire des efforts pour recouvrer ses droits, trop peu éclairée pour leur donner une sage direction, elle les fait tourner à son malheur et à sa honte, et sa résistance à l’oppression n’est pas moins funeste à sa liberté que sa soumission au pouvoir arbitraire.

Bientôt les grands, tout à fait vaincus par l’ascendant de la puissance royale, et n’osant plus prétendre, dans leurs domaines, à l’exercice de la souveraineté, changent de vues et de conduite, et donnent à leur ambition une direction toute nouvelle. Ils n’aspirent plus qu’à étendre et affermir le pouvoir des Rois, qu’ils avaient fait tant d’efforts pour détruire, et à devenir leurs ministres après avoir été si longtemps leurs rivaux, espérant ainsi sans doute exercer en leur nom l’autorité qu’ils avaient perdue, et parvenir peut-être à la reconquérir. En même temps le clergé sépare sa cause de celle de la nation, et conspire avec les grands pour agrandir l’autorité des Rois, de qui seuls désormais ils peuvent attendre des honneurs et des richesses.

Cependant, tandis que les grands et le clergé agissent de concert pour étendre la prérogative royale, un simple corps de judicature, qui portait envie à leur crédit, ose concevoir la pensée d’en arrêter les progrès et de s’en arroger une des attributions les plus éminentes. Le parlement, que les Rois avaient institué uniquement pour juger les procès, usant avec art de la considération que lui avaient donnée ses lumières, du lustre que les Rois avaient répandu sur lui, en allant tenir dans son sein des lits de justice, et y régler les plus grandes affaires de l’État, de la popularité qu’il s’était acquise en accueillant les pétitions des individus et des provinces qui se plaignaient à lui des actes arbitraires de l’autorité, et particulièrement de l’habitude que les ministres avaient prise de faire publier leurs ordonnances dans son sein, et de les faire transcrire sur ses registres pour leur donner plus d’autorité, s’arroge le droit de soumettre les lois à son approbation et à la formalité de l’enregistrement, comme à une condition sans laquelle elles ne pouvaient avoir aucune force ; il s’associe ainsi à la puissance législative, et parvient à faire reconnaître cette usurpation. Plus tard, il réussit également à soumettre les grands à sa juridiction, et à se faire reconnaître pour la cour des pairs du royaume. Ces deux hautes prérogatives le mettent en état de lutter avec avantage contre les grands ; mais cette lutte dans laquelle les deux partis se couvrent également du nom du Roi, et dont le Roi tire habilement parti pour les contenir l’un et l’autre, ne sert qu’a consolider sa puissance ; et la nation, que le parlement ne défend pas de bonne foi, et dont l’intérêt est sacrifié à toutes les ambitions, se trouve plus sûrement opprimée que jamais, et chaque jour plus loin d’avoir un esprit public.

Telle est la situation de la France à la fin du XVe siècle. À cette époque, les princes de l’Europe donnent à leur politique une direction toute nouvelle, et cette révolution achève de rendre absolue l’autorité de nos Rois.

L’anarchie féodale avait régné dans tous les États de l’Europe comme en France, et partout elle avait porté les mêmes atteintes à la prérogative royale. Tant que les Rois avaient été obligés de lutter contre leurs vassaux, et de leur disputer l’autorité, ils avaient été voisins sans penser à se faire la guerre ; mais sitôt qu’ils furent parvenus à ressaisir leur pouvoir et à s’affermir au sein de leurs États, ils voulurent se rendre formidables au-dehors, et étendre leur empire par les armes. Les succès que la France, l’Espagne et l’Autriche obtinrent tour à tour dans la guerre d’envahissement que Charles VlII avait portée en Italie, fit germer subitement dans presque toutes les têtes couronnées la fureur insensée des conquêtes. « On se fit, dit Thouret, de misérables idées de fortune, d’agrandissement et de défense, et toute l’Europe fut emportée par le mouvement rapide d’un préjugé dévastateur qui n’a été ni suspendu ni calmé par deux siècles de guerres infructueuses. »

Cette révolution fit naître une espèce d’esprit public en France ; mais il prit une direction si fausse, il renforça tellement nos chaînes, et rendit si difficile la naissance d’un véritable patriotisme, qu’il eût mieux valu peut-être pour la nation qu’elle ne sortît pas de son état habituel d’engourdissement et d’apathie. Bien loin de là, elle partagea le délire de ses chefs, et se laissa emporter toute entière aux plus vaines idées de grandeur et de gloire. Elle crut son honneur intéressé à voir ses Rois dominer sur des peuples étrangers. Elle semblait chercher à les élever bien haut pour rendre sa dépendance moins humiliante, pour la couvrir même d’un certain éclat, et à se consoler de sa servitude domestique en exerçant un grand empire hors de ses frontières. Cette situation morale, qui la disposait à l’obéissance par l’admiration, et qui ennoblissait ainsi sa dépendance, n’était propre qu’à la rendre toujours moins capable de patriotisme. D’un autre côté, la guerre mettant à la disposition de nos Rois des armées nombreuses et composées d’hommes accoutumés à l’obéissance la plus aveugle, plaçait dans leurs mains un instrument terrible, et dont ils pouvaient se servir pour maîtriser la France à leur gré. L’esprit de guerre et de conquête offrait donc à nos princes deux moyens également puissants de rendre leur autorité absolue. Aussi mirent-ils tous leurs soins à l’entretenir ; ils placèrent les vertus militaires au-dessus de toutes les vertus ; ils répandirent sur elles le lustre le plus brillant ; ils furent les premiers à en donner l’exemple ; et presque tous cherchèrent à faire triompher la nation au-dehors pour la subjuguer plus facilement au-dedans.

Cette nouvelle politique fait faire de tels progrès à l’autorité royale, que, dès le règne de François Ier, elle écrase tout autour d’elle et ne connaît presque point d’obstacles. Ce prince est assez puissant pour pouvoir traiter en maître tous les ordres de son royaume. Il disgracie impunément les grands qui lui font ombrage ; il réprime l’ambition du parlement, lui rappelle son origine, et le force de revenir à l’objet de son institution ; il arrache aux papes le pouvoir qu’ils avaient usurpé en France de nommer aux évêchés et aux abbayes ; dispose à son gré, à la faveur de ce pouvoir, des prélats de son royaume, et s’assure par eux de la soumission de tout le clergé ; en un mot, il tient également tous les Français dans la dépendance, et donne une force toute nouvelle à ce qu’on a appelé depuis l’esprit de la monarchie, esprit qui certes n’était rien moins que du patriotisme.

Les successeurs de ce prince ne savent point retenir un pouvoir qu’il leur était si facile de conserver. Leur extrême faiblesse favorise des guerres civiles qui menacent de renverser leur famille du trône ; guerres que le fanatisme allume au profit de l’ambition, et qui, pendant près d’un demi-siècle, causent en France des déchirements effroyables sans améliorer l’esprit public.

La doctrine de Luther s’était introduite dans le royaume pendant le règne de François Ier ; et la protection que ce prince lui accordait en Allemagne n’avait pas moins contribué que la dépravation de sa cour à lui faire des prosélytes en France. Comme on n’avait pu arrêter la contagion par l’exemple des mœurs et de la piété, il avait fallu lui opposer le fer et le feu, et la violence de ces moyens n’avait servi qu’à la rendre plus active. Les successeurs de François veulent combattre le mal de la même manière, et comme lui, ils ne font que l’étendre et l’envenimer. La persécution lui fait faire chaque jour des progrès plus rapides ; elle irrite également et ceux qui l’exercent et ceux qui la souffrent ; et la France se trouve divisée en deux nations ennemies également impatientes de se déchirer. Des factieux profitent de ces dispositions pour essayer de s’emparer du pouvoir. Les Guises se mettent à la tête des catholiques ; Condé se met à la tête des huguenots ; les chefs des deux partis se disputent d’abord à qui arrachera le sceptre des mains des Valois ; plus tard les Guises veulent repousser les Bourbons du trône devenu vacant, et auquel l’hérédité les appelle ; et tandis que le peuple croit verser son sang pour la religion, il ne sert que l’ambition de quelques grands. Au milieu des excès auxquels on le pousse, sa raison altérée ne conserve aucune idée de patrie et de bien public. Si quelques hommes, restés calmes au milieu du délire universel, osent méditer un rapprochement entre les catholiques et les réformés, et tâcher de faire servir leurs sanglantes querelles à l’établissement de la liberté et du bonheur public, leur parti devient un objet d’horreur et de mépris pour les deux autres, et la nation ne sort de sa pieuse frénésie que pour retomber sous Henri IV dans les langueurs de la servitude.

Ce prince se sert, pour rétablir l’autorité royale, de la politique dont ses prédécesseurs avaient tiré si habilement parti. Il profite des divisions des ligueurs pour conquérir le trône ; il profite des rivalités des grands pour les faire tous rentrer dans l’obéissance ; il laisse, dans le fameux édit destiné à pacifier les deux partis religieux, quelques sujets d’inquiétude et de mécontentement pour l’un et l’autre, afin de leur faire sentir à tous deux la nécessité de sa protection et le besoin de la rechercher ; et il parvient à rendre son pouvoir aussi absolu que l’avait été celui de François Ier. Aussi quoique Henri voulût sincèrement le bien de son peuple, la soumission aveugle qu’il en exigea ne permît-elle pas que l’esprit public se formât sous son règne. Il laissa subsister au sein de l’État tous les principes de désordre qui s’y étaient accumulés depuis l’origine de la monarchie, l’inimitié réciproque des trois ordres, l’ambition et les rivalités des grands, une égale disposition du peuple à la servitude et à la révolte, l’ambition particulière du parlement, et les haines mal éteintes nées des querelles religieuses.

Tous ces éléments de désordre fermentent à la fois sous la régence de Marie de Médicis, et pendant les premières années du règne de Louis XIII ; et ils auraient inévitablement produit de nouvelles guerres civiles, s’il n’avait paru dans le conseil du roi un homme capable, non pas de les détruire, car le despotisme est toujours lui-même une cause plus ou moins prochaine d’anarchie, mais du moins d’en arrêter le développement.

L’édit de Nantes inspirait aux calvinistes des inquiétudes qui les tenaient dans un état perpétuel d’insurrection. Richelieu calme leur agitation en minant leurs forces ; il ôte ainsi aux grands le seul appui qui restait à leur ambition ; il rompt tous ceux qu’il ne peut faire plier, ou les force à s’exiler du royaume ; il humilie profondément le parlement ; il enchaîne à la fois les esprits par le charme des arts et par la terreur des supplices ; il accable la nation de tout l’ascendant qu’il lui donne sur les autres puissances de l’Europe, et la courbe tellement sous le despotisme, qu’après sa mort, elle continue d’être docile sous la main incertaine de Louis XIII, et que les germes de discorde qu’elle conservait encore dans son sein, ne peuvent produire, pendant la minorité de Louis XIV, que la guerre ridicule de la Fronde.

Le règne de ce dernier prince n’est, à beaucoup d’égards, que la continuation du ministère de Richelieu. Son despotisme est moins sombre, mais non pas moins énergique. Jamais prince n’a retenu son peuple dans des chaînes plus brillantes ni plus fortes ; jamais le pouvoir absolu ne s’est montré sous des formes plus grandes, plus nobles, plus séduisantes, j’oserais presque dire plus corruptrices ; aussi la nation perd-elle sous ce prince toute idée d’indépendance, et la volonté du monarque devient pour elle la suprême loi.

La suite à un numéro prochain.

D….r.

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