Système des contradictions protectionnistes ou philosophie de la misère

Ernest Martineau. Système des contradictions protectionnistes ou philosophie de la misère. Annales économiques du 20 juillet 1891, du 5 août 1891, du 5 novembre 1891, du 20 novembre 1891, et du 20 décembre 1891.


SYSTÈME DES CONTRADICTIONS PROTECTIONNISTES OU PHILOSOPHIE DE LA MISÈRE.

M. Courcelle-Seneuil, le savant économiste, disait récemment qu’il y avait un livre à faire en réponse aux sophismes des adversaires de la liberté économique, livre qui serait intitulé : l’Anti-protectionniste. Je crois que, pour répondre à la pensée de M. Courcelle-Seneuil, l’œuvre à faire devrait être, avant tout, destinée à mettre en relief les contradictions de l’école protectionniste.

Un travail dans lequel seraient relevées les contradictions de toute sorte dont fourmillent les discours et les écrits des théoriciens de la protection, serait une œuvre infiniment utile, en ce sens qu’elle atteindrait le but plus sûrement que tout autre procédé. 

C’est, en effet, un principe universellement admis par les logiciens que le signe certain, le critérium de la fausseté d’un système, c’est que les arguments de ceux qui le défendent se contredisent : la contradiction, voilà la preuve, la pierre de touche infaillible de l’erreur.

Si donc il était bien prouvé, par un travail sérieux et sincère, consistant à rapprocher les discours et les écrits des principaux protectionnistes, que les contradictions y sont telles qu’on peut dire qu’elles y fourmillent et qu’on n’a, à proprement parler, que l’embarras du choix, le système protecteur serait jugé… et condamné par les protectionnistes eux-mêmes.

C’est cette œuvre que je voudrais essayer d’entreprendre et à laquelle, empruntant à Proudhon un de ses titres en le modifiant, je crois devoir donner le nom de système des contradictions protectionnistes.

Et d’abord, à tout seigneur tout honneur, commençons par l’examen des théories de M. Méline, le leader incontesté de nos protectionnistes à l’heure actuelle. 

Le programme de nos néo-protectionnistes est bien connu : M. Méline l’a formulé en prenant possession de la présidence de la Commission des douanes des 55, à la Chambre des députés, et aussi dans son rapport général, de même que dans le discours qu’il a prononcé lors de la discussion générale, le 11 mai dernier. 

« Nous ne sommes ni des prohibitionnistes, ni des libre-échangistes, nous sommes des compensateurs. Le producteur français ne réclame pas de privilège, il ne demande qu’une chose : la justice.

Il exige, COMME C’EST SON DROIT, qu’on lui tienne compte des charges excessives qui pèsent sur son travail. Dans l’établissement des tarifs de douanes, il demande que les pouvoirs publics mesurent exactement l’écart qui le sépare de son concurrent étranger, et que le chiffre inscrit au tarif soit la représentation de cet écart.

Votre commission a été d’avis qu’une pareille revendication était absolument légitime et c’est sur cette base qu’elle a tâché d’asseoir l’œuvre si difficile que vous lui avez confiée. »

Dans son discours, lors de la discussion général, l’honorable rapporteur général a fait ressortir que, depuis la guerre de 1870, les charges se sont élevées d’au moins 700 millions ; « pendant ce temps-là, dit-il, nos concurrents faisaient des dégrèvements équivalents. Or ces charges ce sont les frais généraux du grand atelier français, en face de la concurrence étrangère, et personne ne peut contester que les charges financières qui pèsent sur la production française augmentent les frais généraux de nos industriels. »

M. Méline en conclut que les tarifs, qui pouvaient être suffisants en 1860 pour défendre nos industriels et garantir le salaire de nos ouvriers, ne sont plus suffisants aujourd’hui. 

Voilà donc, nettement posé, le terrain de la discussion.

C’est à titre de compensation, pour rétablir l’équilibre rompu par la différence des charges entre le producteur français et ses concurrents étrangers, que nos néo-protectionnistes, M. Méline en tête, réclament des droits protecteurs.

Il y a à cette demande une première objection grave, c’est l’impossibilité, reconnue par les protectionnistes eux-mêmes, d’établir les prix de revient d’une industrie quelconque.

Prius est esse, quam esse tale : avant d’équilibrer des prix de revient il faudrait commencer par les établir.

Or, de votre propre aveu, c’est là une impossibilité absolue ; M. Viger, rapporteur du droit sur les maïs en 1889, le disait, dans la séance du 2 juin 1890 à la Chambre des députés, en ces termes : « M. Peytral avait parfaitement raison de dire que la commission devait laisser de côté la question des prix de revient. M. Galland établit par des chiffres probants que le prix de revient varie suivant la situation, l’importance et la vente des pulpes de la distillerie.

« COMMENT VOULEZ-VOUS ALORS QUE NOUS PUISSIONS ÉTABLIR DES PRIX DE REVIENT ? »

Le rapporteur de la commission du Sénat, M. Dauphin, non moins protectionniste que M. Viger, a tenu un langage identique et tous les protectionnistes de la Chambre et du Sénat ont accepté cette déclaration des rapporteurs respectifs de l’une et de l’autre assemblée.

Ce qui ressort de cette déclaration en la généralisant, c’est l’impossibilité d’établir les prix de revient.

Comment donc, je répète la question, voulez-vous équilibrer des prix de revient que vous ne pouvez pas établir ? 

Mais passons sur cette première impossibilité et supposons cette quadrature du cercle résolue.

Voilà vos prix de revient respectifs établis : pour que l’équilibre se fasse il faut de toute nécessité que la charge dont vous grevez les concurrents étrangers reste sur leurs épaules ; si pour s’en décharger ils la font glisser sur le dos de nos acheteurs nationaux votre système compensateur s’en va en fumée.

Par exemple, si le droit protecteur de 5 fr. sur les blés est compris dans le prix de vente par l’importateur étranger, c’est l’acheteur français qui en supportera le poids, et cet acheteur qui sera par exemple un viticulteur, un maraîcher, un artisan, en un mot un producteur national, grevé d’avance de sa charge d’impôts, aura en outre à payer de ce chef la part d’impôts du producteur protégé.

C’est-à-dire qu’à la place de la compensation, de l’équilibre cherché, le résultat final sera celui-ci : le producteur protégé sera détaxé, et le consommateur français dudit produit, protecteur sacrifié, sera surtaxé.

Au lieu d’une juste et équitable compensation, ce sera une odieuse et criante injustice.

Eh bien ! que tel soit le résultat final, c’est ce que le bon sens indique et ce que tous les protectionnistes ont formellement reconnu.

Pour le prouver, il me suffira de me reporter à des documents tout récents, à la discussion du projet de réduction de la taxe des blés de 5 à 3 fr.

Dans cette discussion, la majorité des deux Chambres s’est mise d’accord pour opérer la réduction ; il n’y a eu de difficulté que sur la question de savoir à partir de quelle date la réduction devrait être faite.

Le Sénat voulait le dégrèvement immédiat ; la Chambre des députés, au contraire, a voulu en reculer l’effet jusqu’au premier août prochain.

Or quel est le motif mis en avant par les orateurs protectionnistes qui, soit au Sénat, soit à la Chambre des députés, sont partisans de ce dernier système ? 

C’est que, disent-ils, la réduction immédiate ne profiterait ni à la meunerie, ni aux consommateurs, parce qu’il y a des marchés à terme passés « droits acquittés » et que l’importateur étranger a compris la taxe de cinq francs dans son prix de vente. C’est donc ce dernier qui bénéficierait lors de la livraison de la réduction de 2 fr.

L’IMPORTATEUR ÉTRANGER A COMPRIS LA TAXE DE CINQ FRANCS DANS SON PRIX DE VENTE : ce n’est pas nous qui vous le faisons dire ; tous, vous vous empressez de le déclarer, et, chose à noter, les protectionnistes partisans de la réduction immédiate n’ont pas essayé de contester la force de cette objection ; ils se sont bornés à dire que l’intérêt de l’alimentation publique était une raison d’ordre supérieur.

Ainsi, voilà votre aveu clair, précis, formel : la charge du droit protecteur glisse sur le producteur étranger qui s’en décharge en le faisant entrer dans son prix de vente.

Osez donc, après cela, maintenir votre système soi-disant compensateur.

Ce qui s’applique ici, en matière de blés, s’applique naturellement par identité de motifs à tout autre produit protégé, et qu’il s’agisse de viande, de vins, de fer, de houille, etc., toujours l’importateur étranger procède de même sorte ; toujours il comprend le montant du droit dans son prix de vente.

Le voilà donc, de votre propre aveu, cet équilibre tant vanté entre le producteur protégé et son concurrent étranger !

Pour juger votre compensation, nous n’avons pas besoin de chercher des arguments, c’est vous-mêmes qui vous chargez de nous les fournir, et ils sont tels que nous aurions mauvaise grâce à ne pas vous en remercier.

Que pourrions-nous trouver de plus probant et de plus décisif pour juger votre système… et pour le condamner ? 

Ce fardeau de 700 millions que nous supportons depuis la guerre de 1870, vos tarifs soi-disant compensateurs ne vous en allègent en aucune façon ; ils n’aboutissent qu’à ceci : détaxer vos producteurs protégés, vos favoris, et surtaxer les consommateurs nationaux qui, en outre de leurs propres impôts, auront à payer les impôts des autres.

Voilà ce qui justifie bien les paroles de M. Méline : « Nous sommes la justice, toute la justice, nous ne demandons que la justice ! »

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Mais ce n’est pas tout et nous ne connaissons pas encore le système protecteur dans toute sa beauté. Pour l’apprécier et le juger complètement, il faut se bien rendre compte du but dans lequel il a été institué.

Dans un livre intitulé la Révolution économique, livre publié sous le patronage de M. Méline, il est dit que le droit de douane protecteur a été institué POUR LE PRODUCTEUR NATIONAL.

On croyait généralement que le droit de douane, comme tout impôt quelconque, était institué dans l’intérêt du Trésor public ; les théoriciens de la protection ont changé tout cela ; bouleversant tous les principes de notre droit public, ils ont fait du tarif fiscal un tarif restrictif ; haussant le tarif pour barrer l’entrée du marché aux produits du dehors, ils ont eu en vue de restreindre les produits sur le marché dans l’intérêt d’une oligarchie de producteurs, afin de renchérir les prix de leurs produits par la diminution de la quantité.

Ainsi, au lieu de profiter au Trésor public, le tarif profite au trésor particulier des protégés, des favoris de ce système. C’est ce qu’un des protectionnistes les plus autorisés de la Chambre des députés, M. Viger, rapporteur de la loi sur le maïs, disait le 2 juin 1890, en ces termes : 

« On prétend que la protection ne sert à rien, vous pouvez cependant constater ses effets : depuis les droits sur les alcools étrangers, il n’entre plus de ces alcools en France, ou, tout au moins, il n’en pénètre qu’une quantité infinitésimale. »

Voilà, exposé très nettement, le but et l’effet du droit protecteur.

Pour que l’impôt de douane profite au producteur protégé, comme dit M. Méline, il faut barrer l’entrée du marché aux produits similaires du dehors : de cette manière, et de cette manière seulement, le producteur est protégé ; à cet effet, le tarif repoussant les produits du dehors, l’offre est restreinte sur le marché, et c’est cette disette, cette restriction de l’offre, qui amène le renchérissement désiré.

Cependant, pour que cette protection soit efficace, il ne faut pas que la prohibition soit complète.

Pourquoi ? Parce que, comme le dit M. Méline dans son discours du 12 mai dernier, « les droits trop élevés ne peuvent que donner des illusions aux industriels, surexciter la production, augmenter la concurrence intérieure, et créer souvent un état de choses qui ne vaut pas mieux que celui qui résulte de l’insuffisance des tarifs. »

Il importe de bien noter cette déclaration, dont M. Méline d’ailleurs nous autorise à prendre acte : 

« Je suis, dit-il, l’adversaire convaincu des droits élevés, parce que les industries n’en profitent pas. »

LES INDUSTRIES N’EN PROFITENT PAS : si nous dégageons la pensée du leader de la protection, formulée dans ce langage quelque peu enveloppé que je viens de vous citer : « les droits trop élevés créent un état de choses qui ne vaut pas mieux que celui qui résulte de l’insuffisance des tarifs », voici ce qu’il veut dire : 

Les tarifs protecteurs ont pour but de restreindre l’offre et de créer sur le marché la disette des produits protégés ; il faut donc éviter que l’abondance ne se refasse à l’intérieur du tarif PAR LA SUREXCITATION DE LA PRODUCTION, et c’est cette concurrence intérieure, la plus redoutable de toutes, qui se produirait si nous faisions la prohibition complète.

Sous l’influence du droit prohibitif, en effet, la production intérieure serait surexcitée par l’appât des gros profits promis par les hauts tarifs, et l’abondance se refaisant à l’intérieur annihilerait les effets du tarif.

« Il faut donc — conclut M. Méline dans le livre de la Révolution économique — il faut laisser la porte à demi ouverte et non la fermer complètement. »

Aveu précieux, dont nous prenons acte, comme dit M. Méline, et que nous enregistrons avec soin pour en tirer telle conclusion que de droit.

Donc vous raréfiez pour renchérir ; vous repoussez l’abondance pour restreindre l’offre, et, en restreignant l’offre dans l’intérêt du producteur, vous organisez la disette au préjudice du grand public consommateur.

M. Méline le déclare formellement dans un discours en date du 9 juin 1890 : 

« Si vous protégez l’un, vous atteignez forcément les autres, c’est inévitable… » et, par voie d’exemple il ajoute : « Le droit sur l’avoine est payé par des cultivateurs qui nourrissent leurs chevaux avec de l’avoine et qui n’en produisent pas. Les cultivateurs consentent à payer les droits sur le blé, sur le seigle, sur l’avoine. »

Ceci juge le système : la protection, on le voit, est une politique d’affaires basée sur le principe fameux : « Les affaires, c’est l’argent des autres » ; c’est le public consommateur qui fait tous les frais de cette soi-disant protection.

Pour se rendre bien compte de ses effets, il faut toujours avoir les yeux fixés sur le marché où se vendent les produits protégés.

Sur ce marché, toutes les fois qu’il se vend un produit protégé quelconque, blé, viande, vin, fer, houille, etc., l’acheteur paie au vendeur un surplus de prix et cette taxe supplémentaire, dans son ensemble, s’élève à un chiffre qui, calculé avec modération, n’est pas moindre de deux milliards par an.

Deux milliards par an : voilà le tribut payé au système protecteur.

Nous savons maintenant qui paie cette formidable augmentation d’impôt : l’étranger ne supporte rien de la charge qui grève les produits à leur entrée, il s’en fait rembourser par les acheteurs et, d’autre part, le renchérissement résultant du tarif est supporté par Jacques Bonhomme, par le grand public consommateur.

Et alors, Monsieur Méline, que devient votre argument tiré de l’augmentation des charges résultant de la guerre de 1870 ? 

« Les 700 millions d’impôts nouveaux établis après 1870 pèsent sur notre production et augmentent les frais généraux de nos industriels », voilà ce que vous dites, et partant de là vous concluez à l’établissement de droits compensateurs.

Ces droits compensateurs, de votre propre aveu, c’est nous qui en portons la charge et le tout additionné, formant avec les taxes payées aux producteurs protégés de l’intérieur un total de deux milliards d’impôts nouveaux, il s’ensuit que, pour alléger nos charges et diminuer les frais généraux de nos producteurs, vous nous mettez une charge presque triple de celle que la guerre nous a imposée.

Étrange façon, en vérité, de nous soulager !

Quels docteurs que ces médecins de la faculté protectionniste !

« Vous souffrez, mon ami, vous ployez sous le poids d’un fardeau de cent kilogrammes ; pour vous soulager, nous allons ajouter un poids de deux cent cinquante kilogrammes. »

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Ainsi, les déclarations de nos adversaires nous suffisent pour juger leur système compensateur ; de ce système, il ne reste plus que des ruines, et ces ruines ce sont les contradictions de ces sophistes, qui les ont faites ; ils ont de leurs propres mains détruit les bases fondamentales de la soi-disant compensation.

Reprenons, maintenant, la déclaration de M. Méline dont nous avons pris acte : « Je suis l’adversaire convaincu des droits trop élevés, parce qu’ils surexcitent la production intérieure », et rapprochons-la de cette autre déclaration faite dans le même discours qui a tenu les séances des 11 et 12 mai dernier : 

« La protection douanière a pour but et pour résultat d’abaisser constamment la valeur des produits, loin de produire le renchérissement de ces produits ; les lois de protection soutiennent le producteur et bénéficient au consommateur lui-même. »

Pour le coup, M. Prudhomme est égalé, sinon dépassé et ce double langage nous rappelle le fameux sabre destiné à protéger les institutions et au besoin à les combattre.

Ainsi, ce tarif compensateur, ce fameux tarif qui ne doit pas être une prohibition complète, pour que le producteur protégé en puisse tirer profit, et faire payer l’impôt au consommateur ; ce tarif enfin qui est tel que si l’on protège le producteur, on atteint forcément le consommateur, voici maintenant que son but est de faire baisser les prix et de bénéficier au consommateur.

Que c’est beau, la logique de M. Méline, et quel art infini pour concilier ainsi toutes choses ; les vendeurs d’orviétan de toute catégorie doivent envier ce procédé d’accommoder si bien les contraires.

Il y a des limites, cependant, qu’on ne devrait jamais dépasser, et M. Méline, le prudent M. Méline, a ici dépassé les bornes.

Un représentant du Brésil disait naguère au secrétaire d’État des États-Unis, Blaine, qui proposait aux autres États de l’Amérique de former un zollverein, une union douanière contre l’Europe au profit des États-Unis : 

« Vous nous prenez sans doute, Monsieur le Secrétaire d’État, pour des imbéciles ! »

L’apostrophe était brutale, mais bien méritée, et nos protectionnistes devraient prendre garde de ne pas la mériter de leur côté. 

Sans doute, tout mauvais cas est niable, et je comprends que vous ayez voulu essayer de vous soustraire à l’argumentation terrible et écrasante de M. Léon Say, en donnant le change, et niant l’évidence ; mais vous n’avez trompé personne et vous vous êtes infligé à vous-même le plus écrasant des démentis lorsque, dans la séance du 18 juin dernier, répondant à M. le Ministre de l’agriculture, vous avez prononcé ces paroles : 

« Nos huileries de l’intérieur qui utilisent les colzas étrangers verront leur matière première ENCHÉRIR et par conséquent leur prix de revient s’élever, parce qu’elles paieront le droit de douane sur le colza étranger. »

Si, comme vous le disiez le 11 mai, le but de la protection et son résultat est de FAIRE BAISSER les prix, comment le prix du colza pourra-t-il être ÉLEVÉ par suite du droit protecteur ? 

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Il est aisé de comprendre pourquoi des sophistes de cette force prennent en aversion et dédain les théories et les doctrines. Comme la raison les condamne, ils crient anathème aux doctrines et aux principes.

« Assez de théories, disait naguère M. Pouyer-Quertier » ; « les questions économiques ne sont pas régies par des principes fixes, certains, dit M. Méline dans le livre de la Révolution économique ; le seul principe, S’IL Y EN A UN, est celui du travail national. »

« Les théoriciens se sont raréfiés dans la nouvelle Chambre », disait un journal protectionniste, le journal la République française, au commencement de la nouvelle législature.

Cependant M. Méline nous dit, dans son rapport général, qu’il va exposer les PRINCIPES qui ont dirigé la commission, ainsi que les raisons générales qui justifient ses résolutions.

Dans le discours des 11 et 12 mai dernier, qui n’est que la paraphrase de son rapport, il dit également que le moment est venu de dégager les idées principales, de nature à fixer l’ORIENTATION ÉCONOMIQUE de la Chambre.

Rapprochons le passage suivant de son rapport général : « Nous avons, dès le début, par une sorte d’accord tacite, écarté de la discussion toutes les controverses doctrinales, toutes les théories d’écoles. »

Qu’est-ce que cela veut bien dire ; que signifie ce galimatias triple, comme dirait Rabelais ? 

Comment ! vous voulez dégager les principes directeurs, les raisons générales de nature à fixer l’orientation de la Chambre, et vous avez écarté de la discussion les controverses de doctrine et les théories d’école ?

Mais les théories et les doctrines ne sont-elles pas la boussole qui doit vous orienter ? 

Ainsi, vous, Monsieur Méline, vous appartenez incontestablement à l’école protectionniste ; dès lors, n’est-il pas nécessaire de s’assurer au préalable si les doctrines de votre école sont vraies ou fausses, et qu’est-ce que vos principes directeurs et vos raisons générales isolés des doctrines de votre école ? 

Même contradiction, non moins choquante, dans le dernier chapitre de la Révolution économique.

Les questions économiques, nous dit-on à la page 421 (3e édition), ne touchent en rien à la morale, elles ne relèvent pas des principes de la morale : or, à la page 424, à la fin de ce même chapitre, on nous dit : « JUSTICE, c’est le dernier mot de la MORALITÉ de ce livre. »

M. Méline lui-même, dans tous ses discours, s’attache à le déclarer : « Nous sommes la justice, toute la justice, nous ne demandons que la justice. »

D’où il suit, d’après ces théoriciens, que les questions de justice ne sont pas des questions de morale !

Si jamais on a trouvé plus pitoyables contradictions, qu’on nous les signale ! 

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Poursuivons cette besogne ingrate, mais nécessaire. M. Méline, dans son discours du 11 mai dernier, pose en ces termes la question, l’unique question à examiner, à son avis, dans le débat actuel : 

« Quels sont les tarifs qui sont les meilleurs pour développer l’agriculture et l’industrie de la France et porter la production nationale à son maximum de production ? »

Je n’ai pas besoin d’ajouter que sa conclusion est en faveur des tarifs de soi-disant protection.

Il ajoute, un peu plus loin : « Si vous ne mettiez pas de droits protecteurs sur les produits étrangers, vous détruiriez la production française et ruineriez toutes les sources de la richesse. » C’est-à-dire qu’en dehors de la protection il ne peut y avoir qu’appauvrissement et ruine pour la France.

Cela posé, que signifie cette autre phrase du même discours : « À l’étranger, on sait très bien que ce n’est pas nous qui avons déchaîné le protectionnisme sur l’Europe, et que loin d’avoir commencé, nous ne faisons que nous défendre » ?

CE N’EST PAS NOUS QUI AVONS DÉCHAÎNÉ LE PROTECTIONNISME SUR L’EUROPE : mais c’est donc un monstre que votre système, puisque vous vous défendez comme d’un crime DE L’AVOIR DÉCHAÎNÉ et que vous plaidez les circonstances atténuantes en disant que ce sont les autres qui ont commencé.

Si ce régime tant vanté de la protection est si précieux, si indispensable à la richesse nationale, loin de regretter d’avoir pris les devants, vous devriez être fiers d’avoir commencé.

Si M. Méline était un charlatan, nous lui rappellerions ce vers du fabuliste : 

Toujours par quelque endroit fourbes se laissent prendre ;

Écartant la question d’intention, il nous suffira de relever et de notre cette nouvelle et étrange contradiction.

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Si je ne bornais ma tâche au relevé des contradictions des discours de nos protectionnistes, j’aurais à signaler la bizarrerie du langage de M. Méline : parlant des négociations qui ont amené le traité de 1860 avec l’Angleterre, M. le rapporteur général nous dit que, heureusement pour l’industrie métallurgique, Cobden rencontra UN ADVERSAIRE IMPRÉVU dans la personne de M. Schneider, du Creuzot.

UN ADVERSAIRE IMPRÉVU ! M. Schneider, le grand industriel à la tête des forges du Creuzot, était l’adversaire non prévu d’une mesure de nature à amener à notre métallurgie la concurrence de la métallurgie étrangère ; pour le coup la plaisanterie est un peu forte et nous nous demandons si M. Méline veut se moquer de nous.

Il y a des gens qui s’imaginent que la sottise humaine est insondable et qui spéculent là-dessus, nous craignons que M. Méline ne soit de ceux-là, mais il pourrait bien se tromper, et dans un avenir plus prochain qu’il ne croit, le public lui montrera qu’il n’est pas aussi stupide qu’il le suppose.

E. MARTINEAU.


SYSTÈME DES CONTRADICTIONS PROTECTIONNISTES OU PHILOSOPHIE DE LA MISÈRE

(Suite)

Dans la séance du 11 mai dernier, M. Méline disait, en parlant du mouvement commercial relatif aux fromages suisses : « les importations, qui étaient de sept millions en 1877, se sont élevées, en 1886, à treize millions. »

Sur une interruption d’un député libre-échangiste, M. Deloncle, M. Méline ajouta : « Soyez convaincus que nos producteurs n’auraient pas eu de peine à produire les six millions de fromages formant cet excédent d’importation. »

Eh bien, nous répondons à M. Méline que de son propre aveu, les producteurs français, sous le régime protecteur, n’auraient pas produit les six millions de fromages dont il s’agit ; cet aveu est consigné formellement dans ce même discours du 11 mai, dans les termes suivants :

« Je le déclare, et j’autorise mes contradicteurs à prendre acte de ma déclaration, je suis l’adversaire convaincu des droits trop élevés, parce qu’ils ne peuvent que donner des illusions aux industriels, SUREXCITER LA PRODUCTION, AUGMENTER LA CONCURRENCE INTÉRIEURE, et créer souvent un état de choses qui ne vaut pas mieux que celui qui résulte de l’insuffisance des tarifs. »

Ce que signifie ce langage, le voici : « quand les tarifs sont insuffisants, la concurrence extérieure amène l’abondance sur le marché et, par suite, abaisse les prix de vente ; les tarifs protecteurs ayant pour but de relever les prix, il faut éviter d’établir des tarifs de prohibition, de peur que la concurrence intérieure, surexcitée, en ramenant sur le marché l’abondance n’annihile les effets des tarifs. »

Telle est l’idée maîtresse qui se dégage de cette déclaration : nous en prenons acte, comme M. Méline nous invite à le faire, et nous en concluons que, dans l’esprit du système protecteur, le but à atteindre étant le relèvement des cours abaissés par la concurrence extérieure, la production intérieure, sous peine d’annihiler l’effet des tarifs, doit amener sur le marché une quantité de produits moindre que sous le régime de la libre concurrence.

En effet, si la production intérieure était de six millions de fromages, elle créerait, comme le redoute M. Méline, un état de choses qui ne vaudrait pas mieux que celui résultant de l’insuffisance des tarifs, puisque l’abondance se faisant à l’intérieur, annihilerait l’effet des tarifs, en rétablissant les cours du régime de la libre concurrence.

Pour que le droit protecteur atteigne son but et protège efficacement les producteurs, il faut donc de toute nécessité que l’offre soit restreinte ; dans une certaine mesure, il faut créer sur le marché national une disette artificielle.

M. Méline était donc en contradiction formelle avec lui-même, avec le but poursuivi, qui est la production efficace, l’augmentation des profits des producteurs, lorsqu’il répondait ainsi à M. Deloncle, que nos producteurs de fromages, dans son système, auraient produit les six millions de fromages formant l’excédent de l’importation des fromages suisses.

Cette contradiction ainsi relevée nous amène à examiner un point de la plus haute importance.

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M. Méline a déclaré, dans la séance du 18 juillet dernier, en réponse à une protestation d’un député libre-échangiste, M. Leydet, de Marseille, contre le vote des nouveaux tarifs de douane, que ces tarifs avaient pour but « de défendre le travail français, précisément parce que les protectionnistes avaient aussi le souci des intérêts des consommateurs, qu’ils avaient la prétention de les mieux connaître que lui et que l’intérêt du consommateur était d’accord avec celui du producteur. »

« Ne dites donc pas, ajoutait-il, que ce sont les droits protecteurs qui ont renchéri le prix de la vie… Ce sont les bénéfices des intermédiaires qui sont causes du renchérissement. Je ne cesserai pas de le répéter, parce que c’est la vérité : Nous attendons le bon marché du développement de la production intérieure. »

Cette assertion de M. Méline, du leader des protectionnistes, formulée ainsi dans cette séance du 18 juillet dernier, à la clôture de la discussion des tarifs, n’est que la répétition, comme il le dit lui-même, d’ailleurs, d’une affirmation qui revient souvent dans les discours des protectionnistes.

Ainsi, par exemple, M. Pouyer-Quertier vantait naguère les bienfaits du système protecteur, parce que, disait-il, ce système devait permettre à la France, à l’imitation des États-Unis, de faire payer ses dettes par les étrangers.

De même, M. Méline, dans son discours des 11 et 12 mai dernier, affirmait que c’est l’étranger importateur qui paie le plus souvent le droit, et cette même affirmation se trouve dans le livre de la Révolution économique.

Il est nécessaire d’examiner ce point avec ampleur, à raison de sa fondamentale importance.

Est-il vrai, comme le prétend M. Méline, que les consommateurs, dans son système, ne sont nullement atteints dans leurs intérêts ; que loin d’augmenter les prix et de renchérir la vie, le but et le résultat de la protection soit d’abaisser constamment le prix des produits ? 

Puisque M. Méline nous dit qu’il ne cessera pas de répéter cela, parce que c’est la vérité, nous ne devons pas nous lasser, au risque de reproduire des arguments déjà produits, d’examiner avec le plus grand soin si c’est là la vérité vraie.

La question des tarifs compensateurs, de leur efficacité ou de leur nuisance dépend en effet du point de savoir si la charge de la protection pèse sur les protecteurs étrangers, ou si ce sont les consommateurs du pays protégé qui en supportent le poids.

S’il était établi, d’une manière certaine, indubitable, que le droit protecteur glisse sur l’importateur, sur le producteur étranger, et retombe finalement sur la masse du public consommateur, la protection serait jugée… et irrévocablement condamnée.

Eh bien, cette démonstration si importante, à savoir que le droit retombe à la charge du consommateur, elle résulte de vos propres déclarations, de vos déclarations formelles et réitérées.

Ainsi, par exemple, vous, M. Méline, vous avez déclaré récemment, dans la séance du 11 juillet dernier, que vous étiez partisan du drawback ; en outre, vous vous êtes associé aux déclarations faites par M. Pouyer-Quertier, celui que vous avez appelé naguère le plus vaillant défenseur du travail national — déclarations faites à l’assemblé générale de l’Association de l’industrie française, à la date du 6 mai 1890, à Paris — relativement à l’application du drawback à l’industrie ; or, voici les termes mêmes de cette déclaration : 

« L’agriculture demande un droit sur les textiles à leur entrée en France. L’industrie est prête à faire ce sacrifice ; mais, POUR ÊTRE JUSTE, si les textiles paient un droit à l’entrée, on doit le leur rendre à la sortie ; — il faut que cela soit calculé de façon à rendre à toutes les industries LA TOTALITÉ DES DROITS QUI SERONT PERÇUS SUR CE QU’ON APPELLE LES MATIÈRES PREMIÈRES. »

LA TOTALITÉ DES DROITS PERÇUS ; il ne s’agit pas du tiers, du quart ou de la moitié des droits : c’est la totalité, entendez-vous, qu’il faudra restituer. Or, qu’est-ce que c’est que restituer, sinon rembourser ce qui a été payé ?

Voilà vos déclarations, les déclarations formelles de votre ancien compagnon d’armes, de celui que vous appeliez naguère le plus vaillant défenseur du travail national.

Et à quel moment se produisaient ces déclarations, qui ont été unanimement approuvées par l’assemblée protectionniste de l’Association de l’industrie française ? Ces déclarations étaient faites à la suite d’une discussion au cours de laquelle il avait été dit ceci (je cite d’après le journal protectionniste le Travail national, numéro du dimanche 23 mars 1890) :

« Votre comité a abordé une délicate question : celle de l’impôt sur les matières premières ; il a placé sous les yeux de ses adhérents les divers droits demandés, et l’énumération des compensations formulées alors… Il importe que les industriels fassent connaître la surélévation qu’ils auraient à réclamer. »

Vous l’entendez, ce langage du comité protectionniste de l’industrie : il parle de compensations, de SURÉLÉVATIONS À RÉCLAMER, à cause des droits payés sur les matières premières.

Que devient ici votre assertion, que le droit reste à la charge des étrangers ?

À la suite du rapport du comité, le président de la réunion, M. Aclocque, s’est exprimé ainsi : « Relativement aux droits sur les matières premières, si l’on donne satisfaction à l’agriculture, on risque de porter atteinte à certaines industries, celles de la filature et du tissage, notamment ; il est donc naturel que ces industries reçoivent UNE COMPENSATION. »

Un membre de l’Association, M. Laurent, a dit encore ceci : « L’agriculture demande que certaines industries PAIENT UN DROIT sur les matières premières qu’elles importent. Par exemple, la France importe annuellement pour vingt-cinq millions de francs de laine. QUI PAIERA ? L’INDUSTRIE LAINIÈRE.

Voilà LES SACRIFICES imposés à l’industrie lainière : ne sont-ils pas trop lourds pour le profit qu’en pourra retirer l’agriculture ? »

Voilà le langage du comité, du président de l’Association de l’industrie française, et d’un des membres de cette Association, et c’est à la suite de ces paroles qu’est intervenue la déclaration de M. Pouyer-Quertier :

« Les droits devront être calculés de manière à rendre à toutes les industries LA TOTALITÉ DES DROITS PERÇUS. »

Comment concilier ces déclarations unanimes avec cette audacieuse assertion répétée après M. Pouyer-Quertier par M. Méline : « les droits sont supportés par l’importateur étranger. »

Mais ce n’est pas tout : lors de la discussion qui a eu lieu au Parlement, tout récemment, au sujet de la réduction du droit sur les blés, de 5 fr. à 3 fr., tous les protectionnistes du Parlement, tant à la Chambre des députés qu’au Sénat, ont reconnu qu’il ne fallait pas immédiatement appliquer la réduction du droit parce que, au cas d’application immédiate, la meunerie française ayant déjà acheté des blés à l’étranger, tous droits acquittés, ce serait l’importateur étranger qui bénéficierait de la réduction, parce que LE DROIT DE CINQ FRANCS AVAIT ÉTÉ COMPRIS DANS LE PRIX DE LA VENTE.

Telle a été la raison déterminante, unique, pour laquelle on a renvoyé au 10 juillet dernier l’application de la détaxe de 2 francs sur les blés : à savoir que LE DROIT DE CINQ FRANCS AVAIT ÉTÉ COMPRIS DANS LE PRIX DE VENTE.

Où est la vérité vraie ? Continuerez-vous à répéter que le droit de douane ne fait pas RENCHÉRIR les prix ? 

Est-ce assez de contradictions ? Non, la liste n’en est pas encore close. Vous avez dit, dans la séance de la Chambre du 18 juin dernier, que nos huileries, qui utilisent les colzas étrangers, « verront leur matière première ENCHÉRIR, parce qu’elles paieront le droit de douane sur le colza étranger. »

Vous avez demandé des primes pour les sériciculteurs et pour les producteurs de lins et de chanvre, primes destinées à compenser l’absence des droits protecteurs pour ces producteurs, qui se plaignaient de n’avoir pas leur part de protection, et ces primes ont été votées par la Chambre.

Qu’est-ce à dire, sinon que vous avez remplacé une taxe par une autre ; vous avez compensé, pour employer votre expression, par la prime, l’exemption du droit sur ces matières premières.

Si le droit protecteur avait été voté, les sériciculteurs et les producteurs de lin et de chanvre auraient perçu le droit par le surenchérissement du prix de leurs produits ; le droit ayant été écarté, ils toucheront directement une taxe qui leur sera payée par les contribuables.

Voilà qui prouve une fois de plus que la charge du droit, de votre propre aveu, retombe sur la masse du public consommateur.

Mais ce n’est pas tout encore, et il faut rappeler votre déclaration si importante de la séance du 9 juin 1890. Vous avez dit, à cette séance, textuellement ceci : « Si vous protégez l’un, vous atteignez forcément les autres, C’EST INÉVITABLE : ainsi, les droits sur l’avoine sont payés par les cultivateurs qui achètent de l’avoine et qui n’en produisent pas. »

D’autre part, dans un livre publié sous votre patronage, avec une préface écrite de votre main, il est dit également : 

« L’impôt de douane protecteur a été établi POUR LE PRODUCTEUR NATIONAL. »

C’est qu’en effet, pour bien comprendre la portée et l’effet de la protection, ce n’est pas à la frontière qu’il faut regarder, puisque votre taxe protectrice en barre l’entrée, le plus possible, comme le disait votre rapporteur, M. Viger, lors de la discussion du droit de 3 francs sur les maïs, dans la séance du 2 juin 1890 : « Si vous voulez juger des effets de la protection, voyez ce qui s’est passé pour les alcools : depuis que nous avons mis un droit sur les alcools étrangers, IL N’EN ENTRE PLUS OU, DU MOINS, IL N’EN ENTRE QU’UNE QUANTITÉ INFINITÉSIMALE. » 

Vous barrez l’entrée, vous repoussez l’importation, dans l’intérêt, non du Trésor public, mais du trésor particulier de vos protégés pour que l’impôt de leur profite, comme vous dites dans votre livre de la Révolution Économique.

Pour apprécier l’effet de la protection, ce n’est donc pas à la frontière qu’il faut regarder, mais sur les marchés intérieurs où se vendent les produits protégés.

C’est là que la protection agit, qu’elle atteint les autres, comme dit M. Méline. Quels autres ? les consommateurs, la masse du public, qui paient, sous forme de renchérissement, le droit protecteur confondu avec le prix de la marchandise.

C’est cette confusion qui se produit toujours d’ailleurs quand il s’agit d’impôt indirects, d’impôts qualifiés de consommation, dont vous voudriez profiter pour nous tromper, pour nous faire croire que c’est l’importateur étranger qui la supporte, mais vous vous êtes chargé de vous donner un démenti à vous-même en avouant que toutes les fois qu’on établit un droit protecteur, on atteint forcément les consommateurs.

Cet aveu, nous l’enregistrons et nous vous l’opposons pour vous condamner.

Ce qui ressort finalement de vos propres déclarations, c’est ceci : lorsqu’un droit protecteur est établi, la quantité qui entre de produits étrangers, quantité infinitésimale, paie le droit à l’entrée, droit qui profite au Trésor public, MAIS LE DROIT EST REMBOURSÉ PAR LE CONSOMMATEUR FRANÇAIS (M. Pouyer-Quertier, M. Méline et tous les protectionnistes l’ont reconnu, en admettant le drawback et en repoussant l’application immédiate de la détaxe sur les blé) ; en outre, et c’est là le but final du droit protecteur, sur le marché où se vendent les produits protégés, le prix de vente est surenchéri et le bénéfice de la taxe passe de la bourse des consommateurs dans celle des protégés, des favoris de ce régime. (Aveu de M. Méline, séance du 9 juin 1890, et page 47 du livre de la Révolution Économique).

Tels sont, de votre propre aveu, le but et l’effet des taxes de soi-disant protection. C’est donc un système qui pèse de tout son poids sur la richesse nationale, aggravant ainsi d’une manière effrayante les charges énormes qui pèsent déjà sur la protection française.

**

S’il en est ainsi, si votre but est d’établir l’impôt de douane protecteur au profit du producteur national ; si, pour atteindre ce but, vous vous déclarez l’adversaire convaincu des droits trop élevés, lesquels droits donnent des illusions aux producteurs et, en surexcitant la production, créent souvent un état de choses qui ne vaut pas mieux que celui qui résulte de l’insuffisance des tarifs, comment avez-vous pu, dans ce même discours des 11 et 12 mai dernier, dans lequel vous avez fait cette dernière déclaration, affirmer que le but et le résultat de la protection est d’abaisser constamment la valeur des produits, bien loin de produire le renchérissement et d’amener la production intérieure à se développer de manière à donner satisfaction à la fois au producteur et au consommateur ?

La contradiction est évidente, et vous ne vous en tirerez jamais.

Adversaire des droits trop élevés, lesquels surexciteraient la concurrence intérieure, la plus redoutable de toutes pour vos protégés, il est clair que, dans votre système, vous d’admettrez jamais un marché aussi abondant que sous le régime de la libre concurrence, puisque c’est précisément le reproche que vous adressez à la concurrence libre d’amener, par suite de l’abondance des produits, une diminution des prix, un avilissement des cours.

Dans le livre de la Révolution Économique, vous avez écrit ceci : Le droit de douane a été institué pour le producteur national « et trop souvent on lui donne à boire dans un verre vide. » Ce cri du cœur est trop sincère pour que nous puissions avoir des doutes au sujet de vos préférences ; il est clair que, sous peine de déserter votre système et de trahir la cause de vos protégés, ce sont les consommateurs — que vous oubliez toujours — qui sont sacrifiés, atteints comme dit M. Méline, par le droit qu’ils sont obligés de payer sous forme de renchérissement de prix.

« Vous voulez, dites-vous, développer la production intérieure de manière à donner satisfaction à la fois au producteur et au consommateur. »

Comment pouvez-vous croire à ce que vous dites-là, vous qui nous avez dit que protéger les producteurs c’est inévitablement atteindre les consommateurs ; vous dont le système repose tout entier sur l’antagonisme des intérêts et qui vous êtes approprié cette monstrueuse maxime : « Le profit de l’un est le dommage de l’autre. »

Satisfaire à la fois l’intérêt des producteurs et des consommateurs, alors que ces deux intérêts en présence sont opposés l’un à l’autre, puisque le producteur veut vendre cher, lorsque le consommateur, au contraire, veut acheter au meilleur marché possible, et que le premier désire la rareté des produits en vue de la cherté ; le second, l’abondance, en vue du bon marché.

Non, non, vous ne pouvez pas sérieusement nourrir une pareille illusion : dans tous vos discours, dans tous vos écrits, vous oubliez constamment l’intérêt du grand public consommateur.

C’est l’industrie, c’est l’agriculture, c’est le travail agricole et industriel que vous voulez, dites-vous, protéger ; nulle part il n’est question des résultats du travail agricole ou industriel. Dans votre aveuglement, vous ne voyez pas ce qui crève les yeux, à savoir que les produits sont faits pour être consommés, en sorte que le travail n’est qu’un moyen, la consommation étant le but final de toute production.

Vous voyez bien que vous n’avez pas le droit de vous poser en défenseur des intérêts des consommateurs : c’est une prétention d’une audace inouïe que celle que vous émettez ainsi.

Dans votre discours du 11 mai dernier, vous avez dit : « Je vous demande d’augmenter les profits des producteurs ». Voilà, textuellement, les paroles que vous avez prononcées. Or, vous ne pouvez pas augmenter ces profits sans relever les prix ; vous ne pouvez relever les prix sans restreindre l’offre ; la quantité des produits, sans nuire aux consommateurs.

Voilà une série de déduction que je vous mets au défi de contester, à moins que vous n’essayiez de contester que les prix des objets sont réglés par la loi de l’offre et de la demande.

L’offre et la demande : voilà les deux éléments qui influent sur les prix ; les profits des producteurs ne peuvent augmenter que si l’offre est restreinte ou si, d’autre part, la demande augmente. Or, en tant que législateur, vous n’avez aucune action sur la demande ; il ne dépend d’aucun Parlement d’augmenter la demande d’un produit ; vous ne pouvez donc influer sur les prix, dans le sens de la cherté, que par la restriction de l’offre.

Donc, pour augmenter les profits des producteurs, comme vous l’avez demandé à la Chambre des députés, vous avez employé le seul, l’unique moyen à votre disposition ; la limitation de la concurrence et, à cet effet, vous avez fait du tarif de douane une barrière ; vous avez barré, dans une certaine mesure, l’entrée du marché aux produits du dehors.

Voilà votre œuvre, votre besogne de restrictions et d’entraves ; vous êtes, quoique vous en disiez, les théoriciens, les organisateurs de la disette.

Sous peine d’organiser la déception, vous organisez la disette, la moindre quantité des produits. C’est pour cela que, lorsque vous prétendez remplacer les produits étrangers par le développement de la production intérieure, nous ne pouvons pas croire à la sincérité de vos paroles ; la vérité vraie, vous nous l’avez fait connaître dans cette même séance du 11 mai, lorsque vous nous avez dit, je ne me laisserai pas de vous le rappeler :

« Je le déclare et j’autorise mes adversaires à prendre acte de mes paroles, je suis l’adversaire convaincu des droits trop élevés parce qu’ils surexcitent la production et que les industries n’en profitent pas. »

Est-ce clair, et la contradiction est-elle assez formelle ?

J’avoue que l’audace, le cynisme de ces contradictions m’effraie : en présence de ce langage aux variations perpétuelles, alors que, non seulement dans des discours séparés, mais dans le même discours, par exemple dans le discours du 11 mai dernier, nous rencontrons des contradictions surprenantes, tout à fait extraordinaires, il y a une question qui tout naturellement se présente à l’esprit : 

Avons-nous affaire à des adversaires de bonne foi ? 

C’est assurément une chose grave pour la moralité d’un système que d’être amenés à suspecter la bonne foi de ceux qui le soutiennent.

Quelle que soit d’ailleurs la solution qu’on y donne, ce qui est certain, hors de doute, c’est que, en dehors de l’intention de ses auteurs, ce système aboutit à de singuliers résultats.

Quoi ! vous voulez développer la richesse d’un peuple en organisant la disette ?

Vous proscrivez l’abondance, en restreignant la quantité des produits sur le marché. Sous votre régime, inévitablement, c’est vous qui le dites, vous atteignez les consommateurs : or, vous atteignez les consommateurs parce qu’il y a, sur le marché, moins de blé, moins de pain, moins de viande, moins de vin, moins de tissus, moins de fer, moins de houille, etc., — moins de tous les produits taxés, en un mot, et vous prétendez que vous avez le souci de la richesse générale, de la richesse nationale ? 

E. MARTINEAU.


SYSTÈME DES CONTRADICTIONS PROTECTIONNISTES OU PHILOSOPHIE DE LA MISÈRE (Suite)

M. Méline disait à la Chambre des députés dans la séance du 9 juin 1890, au cours de la discussion du droit de 3 fr. sur les maïs : « Si vous protégez l’un, vous atteignez forcément l’autre, c’est inévitable ; ainsi, on a établi il y a un an un droit sur l’avoine, ce droit est payé par un grand nombre de cultivateurs qui achètent de l’avoine et qui n’en produisent pas… Tous les cultivateurs de France consentent à payer les droits sur le blé, sur le seigle, sur l’avoine. »

Rien de plus précis, on le voit, que cette déclaration du leader de la protection : la protection augmente les profits des producteurs protégés en renchérissant les prix des produits au dépens de la masse du public consommateur, tel est l’effet cherché, voulu, inévitable, de ce système tant vanté.

D’autre part, M. Méline n’a cessé de se réclamer de la justice et de l’égalité devant la loi ; reprochant à certains de ses adversaires leur manque de logique, il insistait sur cette considération qu’il voulait aboutir à organiser une protection équitable — ce sont ses propres expressions — de toutes les branches du travail national.

Depuis la clôture de la discussion au Parlement, il a de nouveau affirmé, de la manière la plus formelle, le sentiment égalitaire qui aurait dirigé sa politique protectionniste.

Au banquet du comice agricole de Remiremont, le 30 août dernier, il a dit textuellement : 

« En demandant la protection pour la viticulture, je voulais affirmer et faire pénétrer dans tous les esprits ces deux grands principes : l’égalité de tous les travailleurs français devant la loi douanière et la solidarité qui les unit tous. »

L’égalité de tous les travailleurs français devant la loi douanière, devant la loi de protection dont l’effet a été ainsi décrit par M. Méline, dans la séance du 9 juin 1890 : « si vous protégez l’un, vous atteignez forcément les autres » !

Mais, en ce cas, M. Méline, comment expliquez-vous les profits que la protection confère aux producteurs protégés ?

Si tous les producteurs sont successivement protégés et cela à dose égale, montrez-nous donc, de grâce, les bénéfices qui en résulteront pour chacun d’eux.

Protéger l’un, de votre propre aveu, c’est dépouiller les autres ; si quelques-uns dépouillent la masse du public, je conçois les profits temporaires de votre système ; mais si tout le monde dépouille tout le monde, à dose égale, mon intelligence ne me permet plus de comprendre les bienfaits de la protection, et il est nécessaire que vous nous expliquiez ce mystère.

Je comprends d’autant moins que, dans un discours du 2 juillet dernier, en même temps que vous déclariez votre intention de PROTÉGER TOUT LE TRAVAIL DE LA FRANCE, vous protestiez contre le débordement du protectionnisme dans ce pays, disant que, dans la Commission des douanes, vous aviez cherché à canaliser ce mouvement.

Qu’est-ce que tout cela peut bien signifier, et que veut dire ce galimatias triple, comme disait Rabelais ?

De toutes les contradictions que j’ai signalées jusqu’ici, celle-ci n’est pas la moins étrange, et cette idée de sauver le travail national et de développer la richesse du pays en organisant un régime où tout le monde dépouillera tout le monde à quantité égale, aurait besoin, pour être célébrée comme elle le mérite, d’être reprise par un Molière de la fin de ce siècle.

**

M. Méline, lors de la nomination par les bureaux de la Chambre des députés, de la grande Commission des douanes des 55, développa devant ses collègues cette double proposition, à savoir que « le producteur et le consommateur ne font qu’un et que leurs intérêts sont identiques. »

La majorité accepta cette doctrine — et le nomma membre de la commission ; j’ajoute que ses collègues protectionnistes soutinrent, dans leurs bureaux respectifs, la même théorie et furent élus dans les mêmes conditions.

Donc, d’après M. Méline et ses amis, le producteur et le consommateur NE FONT QU’UN ?

Cependant, d’après le même M. Méline, ce sont les INTERMÉDIAIRES qui sont cause du renchérissement dont se plaignent les consommateurs, et les tarifs protecteurs n’y sont pour rien.

Si le protecteur et le consommateur ne font qu’un, comment peut-il être question d’intermédiaires entre eux et pourquoi déclamez-vous tant contre ces affreux intermédiaires ? 

Expliquez-nous, de grâce, cette nouvelle contradiction.

Le producteur et le consommateur ne font qu’un ! — la preuve qu’ils font deux, c’est que votre protection n’est pas autre chose qu’une exploitation organisée de la bourse des consommateurs au profit de vos producteurs favoris.

C’est ce que vous avez reconnu vous-même dans la séance du 9 juin 1890, lorsque vous disiez : « Si vous protégez les uns, vous atteignez forcément les autres. »

Est-ce clair, et la contradiction est-elle assez évidente ?

« Les intérêts du producteur et du consommateur sont identiques » — mais vous savez bien que non, puisque vous organisez la cherté au profit des producteurs intéressés à vendre le plus cher possible, en atteignant, c’est-à-dire en dépouillant les consommateurs, intéressés à acheter au meilleur marché possible.

Je ne connais que Panurge qui, au dire de Rabelais, fit ses achats d’après le principe qu’il faut acheter cher, et je serais bien surpris si M. Méline, qui nous vante avec tant d’enthousiasme les bienfaits de cette politique de Panurge, se conduisait dans la pratique conformément à sa théorie.

M. Méline vante les bienfaits de cette théorie pour les autres, mais il est à présumer que quand il achète son chapeau ou ses habits, il discute les prix en vue d’acheter au meilleur marché.

Quelle singulière logique, la logique de M. Méline ! 

M. Méline dit que les intérêts du producteur et du consommateur sont identiques ; or, au cours de la discussion du tarif douanier à la Chambre il lui est arrivé, à diverses reprises, de reprocher à ses adversaires leur manque de logique, de dénoncer les inconséquences de ceux qui, tout en réclamant la protection pour ce qu’ils vendent demandent d’autre part le libre-échange pour ce qu’ils achètent.

L’inconséquence de ces prétendus libres-échangistes est manifeste, mais celle de M. Méline ne l’est pas moins.

Vous dénoncez le défaut de logique de ceux qui, libres-échangistes pour ce qu’ils consomment, réclament la protection pour ce qu’ils vendent ; mais ce reproche dans votre bouche démontre en même temps votre manque de logique à vous qui prétendiez que les intérêts du producteur et du consommateur sont identiques.

**

« Le vrai libéralisme, dit M. Méline dans son discours de Remiremont du 30 août dernier, consiste à se conformer à la volonté de la nation, et le premier devoir d’un gouvernement démocratique est de suivre le pays et non de le faire marcher. »

M. Méline conclut de là que les libres-échangistes ont tort de se réclamer de la vraie politique libérale en reprochant aux protectionnistes d’être le rebut de la réaction.

Tel est le raisonnement de M. Méline, et on voit combien cette logique est serrée et pressante.

Certes ce sophiste moderne est à la hauteur de ses maîtres de l’antiquité, mais ce qui est fâcheux pour lui comme pour ses maîtres, c’est qu’il s’empêtre tellement dans ses contradictions qu’il n’en peut plus sortir.

Vous nous dites que le vrai libéralisme consiste à se conformer à la volonté de la nation et à suivre le pays, non à le faire marcher. Mais pourquoi donc nous disiez-vous, le 2 juillet dernier, à la Chambre des députés :

« Vous redoutez le débordement du protectionnisme dans ce pays ; dans la Commission des douanes, nous cherchons à le canaliser » ; pourquoi disiez-vous encore dans la séance du 11 mai dernier, en répondant à M. Léon Say : « Mon rôle et mon influence se sont toujours exercés dans le sens de la MODÉRATION. »

On aperçoit aisément l’équivoque de cette captieuse argumentation.

Sans doute, c’est le devoir d’un gouvernement de se conformer à la volonté de la majorité du pays, mais ce qui est faux c’est de prétendre comme fait ce sophiste, que la majorité du pays est toujours en faveur de la liberté.

Quelle audace de la part de M. Méline d’identifier ainsi les volontés d’une nation avec le vrai libéralisme, alors que sous l’Empire il était dans les rangs de l’opposition en vue de combattre les idées de la majorité du pays pour obtenir le rétablissement des libertés publiques.

Le libre-échange c’est l’échange libre apparemment, et puisque M. Méline ne veut pas que l’échange soit libre puisqu’il veut le restreindre, l’empêcher, le contrarier dans ses mouvements, il est clair qu’il est opposé à la liberté des échanges, et qu’il fait de la réaction économique.

C’est donc avec raison que ses adversaires lui reprochent d’être, en matière économique, un homme de réaction et un rétrograde.

M. Méline nous parle des devoirs d’un gouvernement démocratique ; nous lui répondrons que le premier devoir d’un gouvernement démocratique est d’appliquer dans la législation les principes de la démocratie ; nous lui répondrons aussi que les principes de la démocratie sont résumés dans cette triple formule : Liberté, Égalité et Fraternité, et que la politique de protection est une politique anti-démocratique au premier chef, puisqu’elle remplace la liberté par la restriction, l’égalité par le privilège et la fraternité par l’égoïsme.

Voilà, M. Méline, comment votre protection est un régime démocratique !

**

M. Méline, dans ce même discours de Remiremont, nous dit ceci : « Il a suffi de constater que la métallurgie, par exemple, qui a pu être sauvée en 1860 et qui a obtenu un excellent tarif, est une des industries les plus prospères et les plus florissantes. »

Tel est le langage de M. Méline, à la date du 20 août 1891 : or, en 1880, M. Méline et ses amis, au premier rang desquels il faut citer M. Aclocque, ancien député de l’Aveyron, le président actuel de l’Association de l’industrie, tenaient au sujet de la métallurgie et des tarifs qui la protégeaient, le langage suivant :

Dans un discours prononcé dans la réunion des chambres de commerce protectionnistes, M. Aclocque disait : « On a enlevé, de la part du gouvernement, la question du règlement de certains tarifs vitaux pour le pays… Si les votes des tarifs votés par la chambre étaient consacrés par le Sénat, CELA SUFFIRAIT À TUER L’INDUSTRIE MÉTALLURGIQUE EN FRANCE ! » 

Tel est le langage de nos protectionnistes à onze années de distance : en 1880, M. Aclocque, le métallurgiste, M. Aclocque, se plaignait amèrement des tarifs de 1860, conservés par la Chambre de 1880, et, dans ses prédictions d’avenir, il prophétisait la mort de l’industrie métallurgique en France.

Les tarifs ont été maintenus ; le Sénat a voté en 1880 les tarifs de la Chambre, ces tarifs ruineux, et à onze ans de distance, en 1891, ces tarifs ruineux ont tellement écrasé notre industrie métallurgique que M. Méline vient nous dire aujourd’hui que la métallurgie française est « une des industries les plus prospères et les plus florissantes » !

Voilà le cas qu’il faut faire des prédictions et des prophéties de nos protectionnistes, même les plus autorisés, de ceux qui sont incontestablement à la tête de ce mouvement de réaction économique.

Voilà comment leurs déclarations d’aujourd’hui sont d’accord avec leurs prévisions dans le passé !

E. MARTINEAU.


SYSTÈME DES CONTRADICTIONS PROTECTIONNISTES OU PHILOSOPHIE DE LA MISÈRE (Suite)

Dans le discours qu’il a prononcé au banquet du Comice agricole de Saint-Dié, au mois d’août dernier, M. Méline, faisant allusion aux conférences libre-échangistes, a dit ceci : 

« Des réunions comme la nôtre valent bien en autorité ces fameuses conférences où on entend toujours les mêmes discours cent fois réfutés ; où la majorité se compose en grande partie d’intermédiaires qui vivent de l’importation étrangère et mettent le faux nez de consommateurs pour faire croire qu’ils défendent l’intérêt général. »

Nous ferons tout d’abord observer que les importations étrangères, tant maudites par M. Méline et les siens, loin d’être nuisibles au travail national, lui sont au contraire des plus utiles.

C’est ce que nous avons exposé et développé au cours d’une de ces conférence auxquelles fait allusion le leader de la protection, au mois de mai dernier, à Paris ; et, malgré ses vantardises, loin d’avoir réfuté cent fois notre discours, il n’a même pas essayé une fois de le réfuter.

C’est en effet la tactique habituelle des sophistes, de faire le plus souvent la conspiration du silence, comprenant que, quand on a tort, la discussion n’offre que des dangers.

De là le dédain affecté de M. Méline et des autres théoriciens de la protection pour les théories et les doctrines : ils insultent la raison humaine et lui crient anathème parce que la raison les condamne.

Quel langage étrange, par exemple, pour un protectionniste, que celui qui se trouve dans la phrase ci-dessus citée de M. Méline : « la majorité des auditeurs se compose, dit-il, d’intermédiaires qui mettent le faux nez de consommateurs pour faire croire qu’ils défendent l’intérêt général. »

Mais alors les consommateurs, les vrais consommateurs, sont donc les représentants de l’intérêt général et, en ce cas, de quel front osez-vous prétendre qu’en défendant les intérêts des producteurs, en les protégeant, vous protégez les intérêts généraux du pays ? 

À vrai dire, en accusant les intermédiaires de mettre un masque pour se travestir en consommateur, M. Méline, à l’inverse, a, de sa propre main, arraché le masque de la protection.

Vainement M. Méline, reprenant une de ses formules favorites, voudrait-il objecter que le producteur et le consommateur ne font qu’un : ses déclamations habituelles contre les intermédiaires, dont il a de nouveau usé dans le discours de Saint-Dié, lui interdisent désormais tout recours à ce honteux artifice de polémique.

La vérité, comme il l’a reconnu dans son discours à la Chambre des députés en date du 9 juin 1890, c’est que « si l’on protège les uns on atteint forcément les autres, en sorte que les droits sur les blés, l’avoine, etc., sont payés par les consommateurs qui achètent le blé, l’avoine, et qui n’en produisent pas. »

De l’aveu même de M. Méline, la protection protège donc les producteurs aux dépens des consommateurs, et en reconnaissant, par cette phrase du discours de Saint-Dié, que l’intérêt des consommateurs se confond avec l’intérêt général, M. Méline a reconnu par là même que les taxes protectrices protègent des intérêts égoïstes aux dépens de l’intérêt général. 

Notez que M. Méline, avant de critiquer la réunions libre-échangistes, avait vanté l’autorité et la compétence économique des réunions agricoles composées exclusivement de producteurs.

Comme si des réunions composées exclusivement de producteurs auxquels on ne parle de la concurrence étrangère que par rapport à leurs intérêts, de producteurs que contrarie évidemment ladite concurrence, étaient à même de juger sainement la question économique.

La division du travail, ce phénomène qui crève les yeux mais que M. Méline et ses amis aveugles volontaires persistent à ne pas voir, sépare en effet, relativement à tout produit quelconque, les producteurs des consommateurs, et si le consommateur qui désire acheter à bon marché souhaite l’abondance, le producteur, d’autre part, désireux de vendre cher, fait des vœux en faveur de la disette.

Tels étant ces intérêts en présence distincts et dissemblables, vous et les vôtres, M. Méline, vous protégez les intérêts des producteurs aux dépens des consommateurs ; vous chassez l’abondance du marché national pour y organiser systématiquement la disette ; comme vous raréfiez les produits pour augmenter, comme vous le dites, les profits des producteurs.

Voilà ce que vous faites ; voilà la législation que vous vous vantez d’établir ; eh bien, nous vous savons gré d’avoir arraché votre masque en reconnaissant comme vous l’avez fait à Saint-Dié, que l’intérêt général se confond avec l’intérêt des consommateurs que vous avez constamment sacrifié.

Reste à savoir si vous aviez le droit de faire ce que vous avez fait : de favoriser ainsi les égoïsmes aux dépens des intérêts généraux du pays.

Dans un discours qui a été affiché dans toutes les communes de France, M. le Président Floquet, il nous en souvient, traçant, au début de la dernière législature, la tâche à accomplir au point de vue douanier, faisait remarquer que les législateurs avaient le devoir de distinguer soigneusement entre les intérêts généraux, QUI SEULS AVAIENT DROIT À LA PROTECTION DU LÉGISLATEUR, et les intérêts particuliers habiles à prendre le masque des intérêts généraux.

Or de votre propre aveu vous avez fait à rebours votre œuvre économique, puisque vous avez protégé les intérêts égoïstes, en leur sacrifiant les intérêts généraux QUI SEULS AVAIENT DROIT À VOTRE PROTECTION.

Vous avez donc manqué à tous vos devoirs et ce sera l’œuvre des prochaines législatures de défaire votre besogne d’iniquité, et de donner enfin aux intérêts généraux de la nation la protection qui leur est due.

Ce que retiendront les lecteurs des Annales, c’est l’aveu dépouillé d’artifice du leader protectionniste reconnaissant que l’intérêt du consommateur, constamment sacrifié par le système protectionniste, représente seul l’intérêt général.

**

Dans ce même discours de Saint-Dié, je lis la phrase suivante : « Grâce à la protection, la production du bétail a suivi une marche ascendante : nous en sommes venus non seulement à nous suffire à nous-mêmes, mais nous deviendrons de plus en plus exportateurs si nous continuons, comme je l’espère, dans cette voie. »

M. Méline, qui ne pèche pas par ignorance, aurait pu ajouter, ce qu’il savait parfaitement, que nous sommes, à l’heure présente, exportateurs de bétail ; les statistiques de notre commerce établissent, en effet, pour les sept premiers mois de cette année, un excédent d’exportation de 55 033 têtes pour la race porcine ; 8 434 pour la race bovine ; 5 820 têtes pour la race chevaline.

Si M. Méline a gardé à ce sujet le silence, c’est qu’il ne tenait pas sans doute à nous montrer, une fois de plus, le spectacle de ses contradictions. 

M. Méline, en effet, qui nous vante tant l’excellence de ce régime de protection pour le développement de la richesse national, n’a jamais osé prétendre que ce système humiliant de tutelle était un système définitif ; à l’exemple de Colbert et de tous les leaders du protectionnisme il a toujours déclaré que les taxes de protection étaient des lisières temporaires, destinées à soutenir des industries naissantes, lisières qu’on enlèverait aussitôt que les industries protégées seraient capables de soutenir la concurrence étrangère.

Tel a toujours été le langage de M. Méline, et nous en trouvons une preuve nouvelle dans le discours de Saint-Dié où il exhorte les agriculteurs à marcher dans la voie du progrès.

Or, de l’aveu de tous les hommes compétents, il est incontestable que la preuve la plus évidente, la plus éclatante de la vitalité d’une branche de production, c’est le fait que cette industrie est devenue exportatrice.

Remarquez en effet que sur les marchés étrangers on est exposé à la concurrence des autres nations ; le champ de bataille de la concurrence internationale, c’est le bon marché.

Pour soutenir la lutte à l’extérieur, il faut lutter à coups de bon marché : le fait, de la part d’une industrie, de faire de l’exportation, est donc le plus probant qu’on puisse imaginer pour justifier que cette industrie est capable de soutenir la concurrence étrangère.

C’est même par une argumentation a fortiori qu’on arrive à cette conclusion.

La protection en effet est un régime funeste aux industries d’exportation : ayant besoin de lutter à coups de bon marché, ces industries font tous leurs efforts pour produire au meilleur marché possible ; or la protection est un obstacle invincible à cette production à bon marché, puisque, par sa nature, elle renchérit systématiquement les matières premières, les outils et les objets d’alimentation.

Voici, par exemple, l’industrie de l’élevage des porcs : cette industrie qui est exportatrice doit soutenir la lutte, sur les marchés extérieurs, contre l’industrie similaire des États-Unis. Or quel coup plus funeste pouvait-on lui porter que celui que M. Méline, ce protecteur tant vanté de l’agriculture, lui a infligé en faisant voter l’an dernier une taxe de 3 fr. par 100 kg sur le maïs étranger ?

De même, en ce qui touche l’industrie chevaline, les taxes sur l’avoine, sur le maïs, ne peuvent qu’entraver les progrès de nos exportations.

Ajoutez que la production amène des guerres de tarifs entre les peuples, en sorte que par représailles les étrangers sont amenés à nous fermer l’entrée de leurs marchés.

L’exportation étant le signe certain, infaillible de la vitalité d’une industrie, M. Méline, pour être conséquent avec lui-même, devrait donc réclamer l’abolition de toutes taxes protectrices sur les porcs, les bœufs et les chevaux étrangers.

Loin de là, il a réclamé et fait voter sur le bétail, les taxes les plus élevées, des taxes véritablement prohibitives : 59 fr. par tête de bœuf ; 30 fr. par tête de cheval ; 8 fr. par 100 kg sur les porcs.

Voilà comment M. Méline met sa conduite d’accord avec ses principes économiques : voilà comment il favorise le développement de l’élevage national !

**

Poursuivons l’examen du discours de Saint-Dié : « Mes adversaires, dit M. Méline, ne se gênent pas pour dire que le pays se trompe et qu’on le trompe… Le pays se trompe-t-il ? Il peut se tromper, surtout sur les questions de politique extérieure, sur lesquelles il ne possède pas de données, mais il se trompe rarement quand il s’agit de ses intérêts matériels. » Admirez cet échantillon nouveau de la logique de M. Méline !

La question économique est une question de relations internationales ; pour la juger en connaissance de cause, surtout en se plaçant au point de vue de M. Méline et de ses amis, qui vont disant et répétant sans cesse que nous ne faisons que nous défendre contre le protectionnisme des autres nations, il importe d’être au courant du mouvement économique extérieur, de posséder les données les plus exactes sur ce sujet, et M. Méline, qui déclare qu’un peuple peut se tromper surtout sur les questions extérieures, sur lesquelles il ne possède pas de données, nous dit en même temps qu’il se trompe rarement sur la question économique.

Comment pouvez-vous prétendre que nos braves cultivateurs des campagnes ont des données exactes sur une question que vous proclamez vous-même comme la plus complexe, la plus difficile de toutes ?

La situation économique extérieure ! Si nos cultivateurs pour avoir des données exactes à ce sujet n’ont pas autre chose que les données que vous et vos amis avez pu leur fournir, ce sont en vérité des gens bien exactement renseignés.

M. Pouyer-Quertier, celui que vous avez appelé le défenseur le plus vaillant du travail national, disait naguère, en 1879, devant la commission d’enquête du régime des douanes, que le libre-échange était un système aristocratique et la protection un système démocratique, puisque le libre-échange était une invention de l’aristocratie anglaise, et la protection, le régime préconisé par la démocratie des États-Unis.

Telle était la donnée du leader protectionniste auquel vous avez succédé ; elle est consignée au journal officiel de cette époque.

De votre côté, vous avez dit dans votre rapport général que l’Angleterre a établi chez elle le libre-échange en sacrifiant l’agriculture à l’industrie, en renonçant volontairement à l’agriculture, et dans le livre la Révolution économique, écrit sous votre patronage, vous alléguez que les théoriciens du Cobden-Club l’ont voulu ainsi, estimant que l’intérêt du pays commandait de concentrer son activité sur la production manufacturière.

Voilà, n’est-il pas vrai, un pays qui va grâce à vous, à MM. Pouyer-Quertier et Domergue, l’auteur de la Révolution économique, posséder des données exactes sur la révolution économique qui a fait établir le libre-échange en Angleterre !

Le mouvement libre-échangiste est une invention de l’aristocratie anglaise : voilà ce que M. Pouyer-Quertier, non désavoué par vous, apprend à nos cultivateurs, et vous complétez leur instruction en ajoutant que l’Angleterre a fait cela pour sacrifier son agriculture à son industrie.

Cependant vous n’ignorez pas l’existence de Cobden, et M. Pouyer-Quertier notamment disait un jour qu’il avait assisté en Angleterre à des meetings dans lesquels le grand chef de la Ligue du libre-échange avait pris la parole.

Ce Cobden était évidemment un agent de l’aristocratie, soudoyé par elle pour organiser le libre-échange : voilà comment vous enseignez l’histoire économique à nos paysans, et il est entendu que vous n’avez jamais cherché à les tromper.

On croyait généralement que le libre-échange était un mouvement dirigé par la démocratie contre l’aristocratie anglaise, en vue d’arracher à cette aristocratie rapace le privilège d’affamer le peuple, et d’obtenir la libre importation dans le pays, du blé et de la viande nécessaires à la nourriture du peuple anglais.

Vous et vos amis, vous avez changé tout cela, et ce qui n’a été que le sacrifice des rentes injustes des grands propriétaires de l’aristocratie, des landlords, vous l’appelez le sacrifice de l’agriculture à l’industrie.

Il paraît que ces grands propriétaires, dont le travail principal consistait à mettre dans leur bourse les profits de la protection, étaient des agriculteurs émérites, et vous vous lamentez sur le sort de ces pauvres agriculteurs sacrifiés ainsi à l’industrie manufacturière !

Comment pouvez-vous dire de pareilles… contre-vérités en gardant votre sérieux ?

Et cette histoire de la démocratie des États-Unis qui serait acquise toute entière à la protection est une légende assez audacieuse !

M. Méline sait bien qu’il y a aux États-Unis deux grands partis, les républicains et les démocrates, et que les démocrates constituent le parti… libre-échangiste !

Il n’ignore pas non plus le mouvement économique qui s’opère dans ce grand pays ; je n’en veux pour preuve qu’un article du Petit Journal, un de ses alliés dans la campagne protectionniste, qui saluait, au mois de novembre dernier, avec joie l’échec formidable des protectionnistes des États-Unis aux élections du Congrès.

Il est fâcheux que M. Méline n’ait pas consacré une partie de son discours de Saint-Dié à fournir, sur cette partie de la politique extérieure, aux cultivateurs des Vosges, quelques données exactes sur l’attitude de l’Alliance des fermiers des États-Unis qui, se sentant exploités par le régime protecteur, se sont ralliés à la politique libre-échangiste et ont donné mandat à leurs députés de protéger les intérêts de l’agriculture en abolissant les tarifs soi-disant protecteurs.

En outre, M. Méline, qui est si opposé au renouvellement des traités de commerce, aurait bien dû fournir des données exactes sur ce qui se passe à l’extérieur : par exemple, il eût été intéressant de faire savoir aux cultivateurs des Vosges que les États-Unis ont conclu récemment un traité avec le Brésil, avec l’Espagne ; que de même l’Allemagne a signé un traité de commerce avec l’Autriche et qu’elle est à la veille d’en conclure d’autres avec la Belgique, l’Italie, et l’Espagne.

Au point de vue de la viticulture française il ne serait pas moins intéressant de la part de M. Méline, dont on connaît la sollicitude vraiment paternelle pour nos viticulteurs, de leur fournir des données exactes sur les dispositions des nations étrangères au sujet de nos vins et de nos eaux-de-vie : malheureusement il ne les renseigne guère à ce sujet ; il néglige de leur faire savoir que la Suède et la Norvège ont triplé les droits d’entrée sur nos vins et eaux-de-vie ; que la Belgique a doublé ces droits ; que la Russie notre alliée a mis des droits de 287 fr. par barrique sur nos vins ; que la Roumanie s’apprête à augmenter les droits qui pèsent sur nos vins et eaux-de vie, et aussi que les États-Unis ne paraissent guère disposés à abaisser ceux qui existent actuellement.

Voilà les données sur la situation économique extérieure qui permettraient à nos agriculteurs et viticulteurs d’apprécier en connaissance de cause cette si grave question des tarifs douaniers : pourquoi M. Méline a-t-il oublié de les placer sous les yeux de ses électeurs ?

J’ai parlé plus haut de Cobden et de son rôle dans le grand mouvement d’opinion, grâce auquel on a brisé les barrières de douane qui fermaient, au profit de l’aristocratie terrienne, l’entrée du marché anglais aux produits agricoles de l’étranger.

M. Méline, dans sa réponse à M. Léon Say lors de la discussion générale des tarifs le 11 mai dernier, faisant allusion à l’origine des traités de commerce signés en 1860, a cru devoir appeler Cobden le plus Anglais des Anglais.

Qu’est ce que cela signifie, et quel sens attachait-il à ce qualificatif ?

Ici encore, nous allons prendre M. Méline en flagrant délit de contradiction avec lui-même.

Cobden a été, en Angleterre, le chef du mouvement libre-échangiste, cela est incontestable ; dans un discours célèbre prononcé le 28 septembre 1843, il disait :

« Libre échange : qu’est-ce que cela ? C’est la chute des barrières qui séparent les nations ; de ces barrières à l’abri desquelles se nourrissent ces sentiments d’orgueil, de revanche, de haine, de jalousie qui précipitent les peuples dans les folies des guerres et font couler des flots de sang ; ces sentiments mauvais qui nourrissent le poison des guerres et des conquêtes : Voilà le but que je poursuis et qui me rend fier d’avoir entrepris la présente agitation. »

C’est ce grand homme, qui aimait sa patrie sans doute, mais qui aimait aussi l’humanité, la France surtout, pour laquelle il montra toujours une vive affection, c’est un tel homme que M. Méline appelle le plus Anglais des Anglais.

Remarquez la contradiction dans laquelle il tombe : d’après M. Méline et ses amis, les libre-échangistes trahissent les intérêts de leur patrie au profit des autres peuples : aussi ces Messieurs essaient-ils de les flétrir du titre de cosmopolites.

Cobden, au point de vue anglais, était donc un cosmopolite, et c’est sous ce nom que les protectionnistes de l’aristocratie anglaise le désignaient à la haine publique.

Dès lors, comment M. Méline, le leader du protectionnisme, peut-il, sans inconséquence, appeler Cobden LE PLUS ANGLAIS DES ANGLAIS ?

Si quelqu’un, parlant de M. Méline, l’appelait « LE PLUS NORMAND DES VOSGIENS », cela se comprendrait tout de suite sans besoin de commentaires, mais il nous est impossible de comprendre cette qualification du plus Anglais des Anglais vis-à-vis de l’illustre libre-échangiste de Manchester.

Il n’y a là qu’une habileté perfide de l’adversaire du libre-échange : M. Méline connaît histoire de son pays contre la perfide Albion, et, faisant comme les charlatans de race, il veut exploiter ces préventions contre Cobden, en l’appelant le plus Anglais des Anglais.

Voilà pourquoi M. Méline, sans souci des droits de la vérité et de l’impartialité, n’hésite pas à présenter Cobden sous un faux jour et à commettre une inconséquence nouvelle.

Que lui importent les contradictions et les mensonges historiques, pourvu que ses protégés, ses favoris obtiennent les privilèges qui leur permettront d’exploiter la masse du peuple.

C’est à ce signe que se reconnaissent les sophistes qui trompent leur pays en mettant un masque à l’histoire, de même qu’ils en ont mis un à leur système de restriction et de disette en le baptisant du nom de protection.

**

M. Méline nous dit, dans ce même discours de Saint-Dié, que grâce à la protection, on a développé la culture du blé et l’élevage du bétail en France : j’ai montré précédemment, en signalant le chiffre de nos exportations de bétail, que le système protecteur portera un coup mortel à notre commerce extérieur : de ce chef il y aura donc, incontestablement une diminution de notre élevage ; mais ce n’est pas tout, et il est facile de prouver que, même en ne tenant compte que des effets de la protection à l’intérieur du pays, les taxes protectrices n’encouragent en rien le travail national.

Un exemple bien simple en fournira la preuve sans réplique.

On a mis un droit de 5 francs sur les blés, en vue de faire hausser le prix du blé : en conséquence, voici un acheteur français qui paie un sac de blé 25 francs, alors que le prix des pays libres est de 20 francs.

Ce supplément de prix de 5 francs encourage la production du blé national, et M. Méline monte au Capitole.

Mais — car il y a un mais —  ces 5 francs qui vont grossir la bourse du vendeur protégé sortent de la bourse de l’acheteur dépouillé ; l’acheteur, CE TRIBUT PAYÉ, a cinq francs de moins, et s’il les avait à sa disposition il aurait acheté, par exemple du beurre, de la viande, et la protection l’empêche de faire cet achat, qui aurait encouragé l’élevage du bétail dans la mesure de cinq francs.

Vous voyez bien, M. Méline, qu’il n’est pas vrai, comme vous le prétendez, que vos mesures de protection encouragent le travail national dans son ensemble, puisque votre taxe de cinq francs sur les blés a eu pour résultat de décourager l’élevage du bétail exactement dans la même mesure où elle a encouragé la production du blé.

Ces deux résultats se détruisent l’un l’autre, il s’ensuit que votre encouragement se traduit par ce chiffre : ZÉRO.

Mais ce n’est pas tout ; si nous faisons le compte de l’acheteur français, nous trouvons ceci : sous le régime de la liberté, il aurait acheté, avec ses 25 francs, un sac de blé, plus un produit quelconque valant cinq francs ; grâce à la protection, il n’a, avec cet argent, qu’un sac de blé.

L’effet définitif de toute taxe de protection se traduit donc par une double perte contre un profit unique, soit par une perte sèche pour l’ensemble de la richesse nationale.

Nous mettons M. Méline au défi de réfuter cet argument : on peut être sûr que ni lui ni les siens n’essaieront à ce sujet de discussion sérieuse ; ils s’empresseront… de se taire.

Si vous voulez juger la protection, n’oubliez jamais en regard du profit du producteur, la perte double du côté du consommateur ; cette argumentation étant irréfutable, elle détruit de fond en comble le système de la protection, et voilà pourquoi M. Méline s’est trop hâté de monter au Capitole ; il n’avait pas vu à côté la Roche Tarpéienne.

E. MARTINEAU.


SYSTÈME DES CONTRADICTIONS PROTECTIONNISTES OU PHILOSOPHIE DE LA MISÈRE (Suite)

Poursuivons l’examen du discours de M. Méline au banquet agricole de Saint-Dié : « Le pays sait très bien ce qu’il veut en demandant la protection : ce sont là des questions qu’il touche du doigt, qu’il voit tous les jours ; il passe sans cesse ses opinions au crible des faits qui sont des guides infaillibles. »

Certains prédicateurs ont, paraît-il, la naïve franchise de dire à leurs auditeurs : « Faites ce que je dis, mais ne faites pas ce que je fais » ; M. Méline ressemble à ces prédicateurs naïfs ; il conseille à chacun de passer ses opinions au crible des faits ; mais lui-même, donnant l’exemple de l’aveuglement le plus complet, ne voit pas un fait qu’on voit tous les jours, qui se touche du doigt, qui crève les yeux, le fait de la division du travail, de la séparation des professions et des métiers.

Tâchez donc, M. Méline, d’écarter pour un instant de votre esprit vos spéculations élevées sur l’utilité des carrières et sur les charmes de la disette ; faites une promenade sur les boulevards et regardez à droite et à gauche les inscriptions diverses qu’on aperçoit aux devantures des magasins.

Après avoir vu ces annonces variées, en réfléchissant un peu, vous arriverez, sans doute, à comprendre que les métiers sont divisés dans la société, en sorte que, pour chaque catégorie de produits, le producteur est d’un côté, et la masse des consommateurs de l’autre.

Que si vous poursuivez votre promenade jusqu’aux Halles centrales, vous serez étonné du bruit que vous entendrez à votre arrivée, et alors, à votre grande surprise, vous apprendrez ce que vous ne savez pas encore, à savoir que non seulement le producteur et le consommateur font deux, mais qu’avant de conclure marché, ils se disputent toujours : il y a même une partie du marché, la halle aux poissons, où les dialogues sont singulièrement vifs et animés.

Réfléchissant à ce sujet, vous ne tarderez pas à savoir que cette dispute entre vendeurs et acheteurs provient de ce que leurs intérêts sont dissemblables et opposés : le vendeur voulant vendre cher ; l’acheteur, au contraire, acheter à bon marché.

Alors, vous aurez passé vos opinions au crible des faits qui sont des guides infaillibles, et ces guides infaillibles vous conduiront dans un chemin opposé à celui que jusqu’ici vous avez suivi.

Voyez en quel mauvais chemin vous avez jusqu’à ce jour marché : lors de l’élection dans les bureaux de la Chambre de la Commission des douanes des 55, vous et vos amis, vous avez été choisis après avoir développé devant vos collègues cette double proposition :

« Le producteur et le consommateur ne font qu’un et leurs intérêts sont identiques. »

Voilà ce que vous avez affirmé, c’est là le fondement sur lequel vous avez bâti votre système protecteur.

Or ce fondement était si solide qu’il suffit de jeter les yeux autour de soi et d’observer la division des métiers et des professions pour le faire crouler.

De ce fait qui crève les yeux, la division des métiers, il résulte, en effet, contrairement à votre théorie, l° que le producteur et le consommateur font deux ; 2° que leurs intérêts sont distincts et opposés.

Que reste-t-il maintenant, M. Méline, de votre système tant vanté, quand on a passé votre opinion au crible des faits, ces guides infaillibles ?

Gageons cependant que M. Méline et ses amis persisteront à soutenir, malgré ces faits, que le producteur et le consommateur ne font qu’un et que leurs intérêts sont identiques. M. Méline continuera à dire, comme il faisait au comice de Remiremont, que les libre-échangistes sont des aveugles qui refusent de voir des faits aussi éclatants que la lumière. M. Méline, dans son enthousiasme pour les nouveaux tarifs, dit ceci : « Avec les nouveaux tarifs, avant dix ans nous suffirons entièrement à l’alimentation, et le milliard que nous payons à l’étranger aujourd’hui, il nous le paiera à nous-mêmes (Applaudissements). »

Il paraît que les agriculteurs vosgiens ont applaudi cette affirmation du leader protectionniste, ce qui prouve que ces braves gens ne sont pas difficiles à satisfaire.

Remarquez, en effet, que M. Méline nous a déclaré, dans ses discours à la Chambre des 11 mai et 2 juillet dernier, qu’il était l’adversaire convaincu des droits trop élevés, qui surexcitent la production ; dans l’intérêt des producteurs, il veut proscrire l’abondance, parce que, comme il le dit très bien, la concurrence intérieure rétablissant l’abondance sur le marché, les prix s’abaisseraient, et ce ne serait certes pas la peine de chasser les produits étrangers si l’on devait remplacer la concurrence étrangère par la concurrence de l’intérieur.

Pour que la protection produise son effet, il faut nécessairement que la disette se maintienne, dans une certaine mesure ; dès lors, M. Méline se contredit manifestement lorsqu’il souhaite un tel développement de la production intérieure que la France arrive à se suffire à elle-même.

En outre, comment M. Méline ose-t-il affirmer que l’étranger nous paiera le milliard que nous lui payons aujourd’hui ?

Eh quoi ! vous nous dites que les étrangers ont partout garni leurs frontières de hauts tarifs pour repousser nos produits, vous vantez cette politique comme la seule qui favorise le travail national et développe la richesse publique ; vous gémissez sur les tributs que nous payons à l’étranger, du chef de l’importation des produits du dehors, et vous imaginez que les étrangers abaisseront leurs barrières pour recevoir nos produits et nous payer tribut à leur tour ?

Il faut vraiment que les agriculteurs des Vosges aient le cerveau disposé d’une manière toute spéciale pour accueillir si facilement des déclarations si contradictoires.

M. Méline a terminé son discours de la manière suivante : « J’attends l’application des nouveaux tarifs avec une entière confiance, car je suis profondément convaincu qu’elle aura pour résultat de procurer aux ouvriers plus de travail et de meilleurs salaires, aux agriculteurs une plus large rémunération de leur rude labeur, et, quant à la France elle-même, elle en aura tout le profit, à cause du bien-être des classes laborieuses et d’une puissante accumulation de capitaux. »

M. Méline est vraiment un révélateur, et, s’il ne l’eût dit, jamais on n’aurait pu croire que la protection fut si féconde en bienfaits !

Rappelons-nous que la protection, c’est l’argent des autres ; qu’elle déplace des richesses, sans en créer aucune, puisque son action, de l’aveu de M. Méline, se borne à renchérir les prix aux dépens de la masse du public consommateur.

Dès lors, comment un tel système pourrait-il développer le travail, faire hausser le salaire des ouvriers et assurer à nos agriculteurs une plus forte rémunération ?

Le travail national n’est nullement atteint par la concurrence étrangère, puisque tout produit étranger qui entre suppose l’exportation d’un produit équivalent du travail français pour le payer.

Les échanges se font valeurs contre valeurs, travail contre travail ; les importations ne peuvent donc en aucun cas porter préjudice au travail national.

Il faut toute l’ignorance des protectionnistes sur le rôle et les fonctions de la monnaie pour s’imaginer que les paiements, même faits en or, appauvrissent une nation.

La monnaie a été inventée pour faciliter les échanges, l’or et l’argent sont des produits étrangers que nous avons dû payer avec des produits du travail national, et chacun, pour avoir des pièces de monnaie, les a payées par son travail.

Dans tous les cas, c’est donc du travail national qui paie le travail étranger, et le produit importé, étranger par son origine, devient national à partir du moment où il a été payé avec du travail national.

Ainsi croule par la base le système soi-disant protecteur.

Ajoutons que la protection restreint le travail d’une nation par le gaspillage de capitaux qu’elle amène forcément à sa suite.

Protection, en effet, c’est renchérissement ; dans un pays protégé, les matières premières, l’outillage, les objets d’alimentation, tout est renchéri par l’action des tarifs ; il faut donc, dans toute branche de production, agricole, industrielle ou commerciale, plus de capitaux que dans un pays libre.

Par conséquent, si, sur le capital national, il faut prélever une part plus forte pour chaque entreprise dans le pays protégé, il s’ensuit que le nombre des entreprises est réduit, et la réduction du nombre des entreprises entraîne forcément à sa suite la réduction du salaire des ouvriers.

Le taux des salaires, en effet, dépend de l’offre et de la demande, du nombre des bras disponibles et du chiffre des capitaux. Or la protection n’affecte en rien le nombre des bras, puisque les ouvriers ne sont pas protégés contre la concurrence étrangère, et d’autre part, le quantième des entreprises étant restreint, la baisse des salaires inévitablement s’ensuit.

Voilà comment la protection développe le travail national et fait hausser le salaire des ouvriers !

Et quels profits la France tirera d’un pareil régime ! Combien puissante sera cette accumulation de capitaux rêvée par M. Méline !

M. Méline pourrait consulter, à ce sujet, une brochure très documentée, éminemment suggestive, qui a pour titre le Fermier de l’ouest américain, et qui est l’œuvre d’un écrivain des plus distingués, M. Arthur Montgredien.

En lisant avec attention, il verrait que, dans ce grand pays des États-Unis d’Amérique, où l’imagination féconde de nos protectionnistes nous montre un développement prodigieux de richesses produit par les tarifs protecteurs, ce système, par suite des tributs que les agriculteurs paient aux industriels, entraîne, chaque année, un gaspillage de capitaux qui s’élève au chiffre effrayant de deux milliards.

Deux milliards de capitaux gaspillés chaque année, sans profit pour personne, par ce système de spoliation et de pillage organisé : voilà comment la protection contribue à une puissante accumulation de capitaux aux États-Unis !

Jugez de ce que produira, en France, la restauration d’un pareil régime, au point de vue de l’augmentation, de l’accumulation des capitaux.

**

M. Méline disait au banquet du Comice agricole de Remiremont, le 30 août dernier : « C’est en vain que l’on essaie de faire observer aux libre-échangistes qu’à l’abri de la protection l’Amérique et l’Allemagne seront bientôt, suivies de la Russie, arrivées à être les premières nations industrielles du monde, tous les efforts de démonstration et de dialectique sont inutiles ! »

Voilà comment M. Méline déplore l’aveuglement des amis de la liberté.

Nous ferons d’abord observer au clairvoyant M. Méline que si son système produit des effets si merveilleux il est étonnant qu’il se soit excusé de l’introduire chez nous, en disant :

« Après tout, on sait bien au dehors que ce n’est pas nous qui avons déchaîné le protectionnisme sur l’Europe et que nous ne faisons que nous défendre. » (V. à l’Officiel, du 12 mai dernier, disc. de M. Méline).

Quand on tient un pareil langage, on est mal venu à vanter les charmes et les bienfaits de ce système.

Nous ajouterons que M. Méline commet une imprudence grave en montrant ainsi sa sollicitude toute spéciale pour le développement industriel des nations.

M. Méline nous a dit que l’Angleterre, en se faisant libre-échangiste, a sacrifié son agriculture à son industrie ; nous avons, à l’inverse le droit de lui dire, qu’en se faisant protectionnistes, les nations européennes, de son propre aveu, sacrifient, dans toute la force du terme, leur agriculture au développement artificiel de leurs industries.

C’est qu’en effet, l’Angleterre laissée à son génie naturel est avant tout une nation industrielle ; tandis que la France, par exemple, est en première ligne une nation agricole.

M. Jules Ferry l’a reconnu, dans son discours du Sénat, en déclarant que, dans la pensée des économistes de 1860, l’Angleterre devait fournir à la France des produits manufacturés que la France lui paierait avec les produits de son agriculture.

En nous imposant le système protecteur, M. Méline sacrifie donc à un développement artificiel des industries manufacturières le développement naturel de l’agriculture nationale.

Cela est si vrai que l’historien de Colbert, P. Clément, signalant les effets de l’organisation du système protecteur en France, fait remarquer dans son ouvrage que l’AGRICULTURE SOUFFRIT CRUELLEMENT de cette malencontreuse entreprise.

Les capitaux, en effet, ne prennent pas, de par l’installation des tarifs protecteurs, un développement miraculeux ; le seul effet de ces tarifs est de les déplacer, de les soutirer d’une branche de production vers une autre.

En rétablissant la protection en France, les promoteurs de ce mouvement vont donc sacrifier l’agriculture à l’industrie, puisqu’ils reprennent l’œuvre de Colbert. La France ne pourra, à l’abri du régime protecteur, devenir une grande nation industrielle qu’en cessant d’être une grande nation agricole.

C’est ainsi qu’aux États-Unis, les agriculteurs paient aux industriels un tribut annuel de deux milliards.

Voilà la vérité, et nous répétons que M. Méline a trop montré le bout de l’oreille en indiquant ainsi ses préférences marquées pour le développement des industries, développement qui ne pourra se faire qu’aux dépens de notre agriculture nationale.

Les amis sincères de l’agriculture feront bien de réfléchir à la portée d’une pareille observation s’ils ne veulent pas voir décliner une branche de production qui est incontestablement la plus importante de toutes : ils verront par là ce que valent les protestations bruyantes de dévouement que les meneurs du protectionnisme, d’accord avec le filateur normand Pouyer-Quertier, ont fait sonner si fort depuis plusieurs années, vis-à-vis de notre agriculture.

Protestations intéressées, trop bruyantes pour être sincères, pour sauver les privilèges manufacturés les Pouyer-Quertier, et autres leaders de la protection avaient besoin de l’alliance des agriculteurs qui forment les gros bataillons ; de là les avances faites à ces derniers, avances accueillies avec trop de naïveté par nos viticulteurs du midi, qui, aveuglés par leurs intérêts immédiats, sacrifient ainsi leurs intérêts permanents et vont tirer les marrons du feu au profit des manufacturiers.

E. MARTINEAU.

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