Tableau des différents privilèges et monopoles

« Ce serait un travail bien important que celui de rechercher tous les privilèges exclusifs qui attaquent de toute part la propriété des biens, la valeur des productions, la facilité des échanges, la liberté de l’emploi des hommes et des richesses, qui entravent le commerce, qui enchainent l’industrie, qui renchérissent les services et multiplient les dépenses stériles. »


Tableau des différents privilèges et monopoles

par Guillaume-François Le Trosne

Extrait du Recueil de plusieurs morceaux économiques (Paris, 1766)

 

Ce serait un travail bien important et bien digne d’être offert à un Gouvernement aussi éclairé que bienfaisant, que celui de rechercher tous les privilèges exclusifs qui attaquent de toute part la propriété des biens, la valeur des productions, la facilité des échanges, la liberté de l’emploi des hommes et des richesses, qui entravent le commerce, qui enchainent l’industrie, qui renchérissent les services et multiplient les dépenses stériles. Le nombre de ceux qui subsistent est immense sans doute : mais ce qui mérite beaucoup d’attention, et ce qui atteste la sagesse et les lumières du Gouvernement actuel, c’est qu’il serait peut-être impossible d’en trouver un de nouvelle érection, et combien n’en a-t-on pas sollicités. (Celui que l’Édit de l’Importation accorde à la Marine nationale a probablement pour objet principal de ménager les préjugés de la Nation dans les commencements d’une opération nouvelle.) C’est commencer à rentrer dans l’ordre que d’arrêter et d’empêcher l’augmentation du désordre. Sa suppression entière est un ouvrage long et difficile : il ne peut s’exécuter que par degrés ; et c’est y préparer les voies que d’indiquer le mal et de le faire connaître.

Il est des privilèges exclusifs de tout genre et de toute espèce, de toute taille, de toute figure et de toute couleur.

Il en est de Nation à Nation. Ils ont pour objet de réserver aux Négociants nationaux telle ou telle branche de revente ou de voiturage, c’est-à-dire, de borner et de rendre moins avantageux à la Nation le commerce de ses productions, en augmentant les frais du transport, au préjudice de la valeur qui est son seul intérêt. On commence à sentir que ces privilèges sont très nuisibles ; mais on n’ose donner le premier exemple de la liberté. Il s’agit de prouver qu’il est de l’intérêt de chaque Nation de l’admettre sans attendre qu’elle soit réciproque.

Il en est de Province à Province. Ils sont de chacune d’elles autant de petites Nations ennemies qui cherchent à se supplanter et à et nuire. Ils constituent les membres d’un même corps politique dans un état respectif et continuel d’hostilité. L’attachement qu’on a pour eux fait partie de l’amour qu’on a pour son pays et son canton ; il s’identifie avec ce sentiment si légitime et si louable, et lui communique une impression d’exclusion qui fait que chacun croit ne pouvoir aimer sa Province et son Canton qu’au préjudice des autres. Tel est le privilège qu’exerce la ville de Bordeaux sur les vins du pays supérieur, qui malheureusement sont forcés de déboucher par la Garonne : tel est celui que le Bordelais et le Comte Nantais exercent sur plusieurs Provinces situées sur la Loire, contre lesquelles ils ont surpris la prohibition d’envoyer leurs vins dans les Colonies, ou du moins l’imposition des mêmes droits qui se payent pour le transport à l’Etranger : tel est celui que les pays de vignobles en général exercent contre les Provinces qui fournissent des eaux-de- vie de cidre, en obtenant contre elles non seulement la défense de les exporter, mais même celle de les transporter hors du lieu de la production ; privilège qui a été si victorieusement attaqué par l’excellent ouvrage intitulé Effets d’un Privilège exclusif en matière de Commerce, sur les droits de la propriété, etc. dont les principes s’appliquent à toute espèce de privilège, et auquel aucun des partisans des prohibitions n’a osé entreprendre de répondre.

Il en est de particuliers à des Cantons de Province, qui sont dirigés contre le surplus de la Province et contre les Provinces voisines. Tel est celui-ci qui me tombe sous la main. La ville de Souillac, par une délibération publique, homologuée au Parlement de Bordeaux, a statué qu’il ne serait débité dans son enceinte aucun vin du dehors, avant qu’il fût bien constaté que tout celui de la banlieue était bu.

Si de la division des privilèges par pays et par contrées, l’on entreprenait de descendre dans le détail, leur distribution en genre, en classe et en espèce, et la distinction de leurs différents caractères demanderaient beaucoup de recherches. Que serait-ce de leur énumération exacte !

Les uns attaquent le commerce, les autres l’industrie : cette grande division pourrait servir de tige à un arbre généalogique, que les bornes de cette note ne me permettent pas de dresser, et encore moins mes connaissances de détail. Je renonce à une entreprise supérieure à mes forces, et sans chercher à analyser didactiquement ce qui étant l’ouvrage du hasard, est très peu susceptible de méthode, je me contenterai de présenter tous ces privilèges en ballot ; un plus habile que moi pourra le délier et le détailler.

Il en est qui attaquent directement la propriété foncière, en prohibant la culture de certaines productions qui accroîtraient la somme des richesses nationales.

Il en est qui s’emparent du droit de vendre telle ou telle marchandise. Ils sont plus ou moins fâcheux, suivant la nature de cette marchandise ; ils le sont beaucoup moins si c’est un objet de luxe, que si c’était une denrée nécessaire.

Il en est qui, placés sur les chemins, en gênent la communication, et renchérissent la dépense des voyages et des transports, à la faveur d’un service qu’on se procurerait si aisément, à moindres frais, et souvent plus commodément dans un état de liberté : et de ce genre il en est qui sont établis sur la terre, il en est sur les rivières. L’air étant inaccessible aux hommes, n’a pu fournir matière à en asseoir.

Il en est qui ont été accordés pour faciliter des entreprises, c’est-à-dire, dont le but et l’effet sont de les rendre plus fructueuses à l’entrepreneur ; car toute entreprise bien combinée et bien conduite doit rembourser ses frais et donner en outre un bénéfice proportionné à la mise, sans le secours d’un privilège. Si cette entreprise est utile, pourquoi la rendre unique ? Le premier occupant ne trouvera-t-il pas assez d’avantage dans la propriété de l’établissement, et l’intérêt de la société n’est-il pas de trouver dans la concurrence une diminution des frais ? Un homme établit des bains, et exige 3 liv. Un autre survient, et se contentant d’un moindre bénéfice, se restreint à 50 f. Le premier est forcé de baisser le prix, et ils s’efforcent de bien servir à l’envie l’un de l’autre ; voilà l’intérêt du public ; voilà le prix du service fixé et déterminé de la manière la plus légitime : si le premier, sous le prétexte de la dépense de rétablissement obtient un privilège, il devient seul arbitre du prix. Mais, dit-on, l’entreprise est impossible à soutenir sans le secours d’un privilège. Si cela est vrai, c’est qu’elle est mauvaise et impraticable ; il faut y renoncer, en attendant qu’il se présente un Entrepreneur plus hardi ou qui trouvera des ressources dans une plus grande économie.

Il est des privilèges qui sont accordés à des inventeurs de secrets et de découvertes nouvelles. Mais loin de favoriser le progrès des arts et des inventions utiles, il est vrai de dire qu’ils le suspendent et l’empêchent. Car un homme qui aurait pu de son côté faire la même découverte, cesse d’y travailler quand il se voit prévenu et devancé par un Privilégié.

Il en est qui sont perpétuels, et d’autres à temps fixe. Ceux-ci tomberaient d’eux- mêmes en cessant de les renouveler.

Il en est qui consistent en simple concession ; et d’autres qui forment une propriété constante entre les mains d’un possesseur, tels sont les fours, les moulins, les pressoirs banaux, dont il serait facile de permettre le rachat aux communautés.

Il en est qui font érigés en titre d’office, et d’autres qui sont à simple brevet.
Il en est qui ont une forme légale, des lois et des tribunaux particuliers pour en connaitre ; il en est qui n’ont qu’une existence précaire, et ils en sont plus faciles à détruire.

Il en est dont le bénéfice, qui consiste dans le surhaussement de frais causé par le défaut de concurrence, se partage entre le propriétaire du droit et un fermier ; il en est d’autres qui ne sont pas de nature à s’affermer ; les premiers font ordinairement les plus dangereux, parce que ceux à qui l’exercice en est affermé, l’aggravent et l’étendent d’autant plus aisément, qu’ils sont plus protégés et plus soutenus.

Il en est qu’on a tâché de rendre moins à charge au public en les bridant par des tarifs, que le propriétaire du privilège trouve toujours le moyen de faire fixer à son avantage ; il en est qui ne sont point de nature à être soumis à une taxation.

Il en est dont on se rédime à prix d’argent ; et qui ayant acheté en gros la liberté des Citoyens, la leur revendent en détail : il en est qui sont inflexibles, et qui ne sont pas de nature à se prêter à cet arrangement.

Il en est qui étant communs à plusieurs personnes entre lesquelles il n’y a pas une communauté entière d’intérêt, ne détruisent pas en entier la concurrence, mais la restreignent seulement et surchargent de frais superflus les marchandises et les services : il en est d’autres qui concentrés dans la main d’un seul, ne laissent aucun lieu à la concurrence.

Du premier genre, est l’érection des Maîtrises, laquelle ne permet d’exercer tel art, telle profession, ou tel commerce, qu’à ceux qui en ont acquis le droit en se faisant agréger, moyennant finance, à la Communauté qui en a le privilège. L’art même de la peinture n’a pu se sauver à Paris de cette police exclusive. Les barbouilleurs de bâtiments auraient été sondés à saisir Boucher, Vernes ou Greuse la veille du jour qu’ils se sont présentés à l’Académie Royale.

Du second genre sent ceux de plusieurs manufactures de draps fins, celui des glaces, etc. : cependant quelque parti qu’on embrasse sur la nature de l’industrie, il paraît également utile de la laisser libre. Si elle est pour une Nation un moyen de s’enrichir, on ne peut trop faciliter et multiplier ce moyen ; si c’est une dépense stérile, on ne peut trop la réduire par la concurrence. Les glaces, par exemple, vaudraient peut-être un tiers de moins s’il y en avait plusieurs manufactures.

Il est encore des privilèges exclusifs … Il en est……. Il en est…… Il en est….

En un mot, tout est devenu privilège, et s’il est vrai que le monopole existe partout où la concurrence est détruite, on pourrait dire que tout est monopole. Il est impossible de faire un pas sans rencontrer quelques privilèges qui arrêtent, soit les hommes qui voyagent, soit les marchandises qui circulent, ou qui concentrant l’industrie en ont syndiqué les différentes branches, et empêchent de faire usage de son talent, de monter une boutique ou un métier, quiconque n’en a pas acheté la faculté.

Tous ces abus ne font pas nouveaux, ils dérivent de l’ignorance où l’on était des vraies ressources d’un Etat, et des principes de l’Administration. Il est dit dans le préambule de l’Edit de Henri III, qui érige les Communautés d’arts et de métiers, que le droit de travailler est un droit Royal, dont les Sujets ne peuvent jouir qu’en l’achetant du Souverain. Quelle idée avait-on alors du droit de propriété, et de la nature de l’autorité souveraine qui n’est instituée de Dieu que pout le protéger ? Si le droit de travailler est un droit royal, le droit de vivre est un droit royal.

Quelque évidente que soit l’erreur de ce principe, on en a tiré mille conséquences ; toute l’industrie s’est trouvée asservie aux privilèges exclusifs ; et parce que l’on a regardé l’industrie comme productive, on a profité dans les besoins de l’Etat de la facilité de lever des contributions réitérées sur tous ces corps syndiqués, qui se trouvent aujourd’hui accablés de dettes et d’arrérages de rentes. Telles sont les suites d’une fausse maxime en fait d’administration.

Nos Villes sont tellement remplies de ces privilèges, que le détail en est innombrable. Les choses mêmes les plus nécessaires à la vie n’en sont pas exemptes. Il faut être privilégié pour vendre du pain, de la viande, du poisson. Il est facile de sentir combien cette manutention surcharge ces denrées de frais inutiles. Or si la grande valeur des productions est avantageuse, c’est relativement au prix de la première vente, parce que c’est elle qui constitue et qui forme le revenu : mais il est sensiblement de l’intérêt d’une Nation de payer le moins cher possible les services de fabrication et de commerce, parce qu’ils sont des objets de dépense stérile.

Le premier pas à faire vers le rétablissement de la liberté naturelle, dont il ne reste presque plus de vestiges, serait du moins d’ôter toute espèce de gêne et d’exclusion relativement à ces trois denrées principales, tant en supprimant les communautés qui en sont le débit, qu’en autorisant les Villes à racheter des propriétaires les droits d’étaux, de boucherie et de poissonnerie, afin de rendre parfaitement libre la vente de ces denrées. Le monopole est si facile à pratiquer par des gens armés de privilèges, que pour éviter cet inconvénient, l’on est tombé dans un autre qui n’est guère moindre ; c’est celui de taxer le pain et la viande.

Comment est-il possible à des Juges de fixer équitablement les prix dont les causes toujours variables ne sont pas soumises à l’autorité des hommes ? Comment réunir toutes les connaissances de détail nécessaires pour s’assurer chaque fois de la bonté d’une pareille opération ? Comment évaluer et peser toutes les circonstances qui influent sur le prix, calculer tous les frais et l’économie qu’on peut y mettre, et atteindre toujours ce point si important à saisir et que des lois physiques tiennent dans une variation perpétuelle. Il est impossible de statuer autrement que par approximation, et de tenir une balance exacte entre les vendeurs et le public ; et il arrive nécessairement qu’elle penche toujours en faveur des vendeurs : comme ils savent très bien leur calcul, ils ne manquent pas de se plaindre lorsqu’elle est contre eux, et le public n’est point à portée de réclamer lorsqu’elle est contre lui ; il n’est pas même en état d’en juger. Tout est donc nécessairement contre le peuple dans cette opération. Tel est l’inconvénient où l’on tombe lorsqu’on entreprend de troubler l’ordre naturel, d’attenter à la liberté des échanges, et de fixer ce qui ne peut l’être avec une entière égalité que par la concurrence. La liberté dans la fabrication, et la vente du pain procurerait sur cette denrée une diminution de prix en faveur du peuple, qui compenserait la petite augmentation qui peut résulter de la sortie des grains. Le blé pourrait augmenter d’un cinquième sans que le pain haussât de prix. Nota que la viande est encore bien plus difficile à taxer. J’ai insisté sur ces privilèges, parce qu’ils touchent et attaquent immédiatement la subsistance.

Chaque profession dans les Villes a son privilège, et s’en sert soit pour brider celui des autres, soit pour s’assurer par les voies juridiques la jouissance de l’exclusion dont elle est en possession. L’exercice de ces privilèges est une source intarissable de recherches, de visites, d’inspections, de frais de régie, de saisies, de confiscations, de haines, de troubles, d’animosités, de jalousies, de procès, d’emprunts ruineux, qui présentent aujourd’hui le plus grand obstacle au rétablissement de la liberté. Les Juges un peu éclairés protègent le moins qu’ils peuvent ces atteintes journalières portées à la liberté naturelle et imprescriptible : mais combien n’en est-il pas qui trouvent cette police admirable !

C’est ainsi que l’intérêt particulier aussi aveugle qu’injuste dans ses désirs, croit ne posséder que ce qu’il a seul, et ne veut jouir qu’exclusivement C’est ainsi qu’il a détruit et violé la paix, l’union, la fraternité, pour y substituer l’invasion, le trouble, le désordre. C’est ainsi qu’il a restreint, et resserré de proche en proche la société universelle, qui dans l’ordre de la providence et par rapport à la communication des biens et des services, n’est pas de nature à être bornée par les frontières qui séparent les Empires et par la distinction des territoires. C’est ainsi que chaque Nation, chaque Province, chaque Ville s’est isolée et cantonnée de manière que la société se trouve à la fin concentrée dans les membres de chacun des corps, qu’un intérêt commun réunit contre les autres, ou souvent même dans des individus.

Tous ces privilèges présentent dans l’intérieur de chaque société l’image trop vraie d’une guerre intestine. Les grands enveloppent les moindres, et tous font effort les uns contre les autres par un mouvement continuel d’action et de réaction ; ils se croisent et se choquent, se heurtent et se repoussent, et ils continueront de le faire jusqu’au moment où le Prince imposera silence à tous ces intérêts divisés qui se déchirent et se dévorent, pour faire prévaloir sur eux l’intérêt général de la société, à qui seul il appartient de les comprimer et de les contenir ; jusqu’à ce qu’il brise les chaînes qui nous enveloppent par mille et mille contours, et qu’il fasse usage de son autorité tutélaire pour obliger ses Sujets à vivre en paix et à savoir goûter les avantages de la liberté.

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