Le Roi Pausole : Moralité et immoralité des économistes

La morale des économistes — qu’il convient de laisser faire les individus, tant qu’ils ne représentent pas de menace contre les droits naturels des autres — s’est illustrée dans des romans, des poèmes, et même du théâtre. Partir à la recherche de tels exemples d’énonciation, de justification ou d’application de cette morale, est l’une des ambitions de cette revue. Ainsi, après avoir présenté le petit roman Chinki : histoire cochinchinoise applicable à tous les pays, désormais disponible en version papier grâce à l’Institut Coppet, nous présentons ici Les Aventures de Roi Pausole, par l’écrivain Pierre Louÿs, un roman léger et frivole qui contient une belle morale sur l’importance du principe de non-agression.


Le Roi Pausole : Moralité et immoralité des économistes

par Benoît Malbranque

(Laissons Faire, n°6, novembre 2013)

 

Pierre Louÿs est le pseudonyme de Pierre Louis — poète, romancier et conteur français né en 1870 à Gand, en Belgique. Par son père, un avocat, il est l’arrière- petit-fils du baron Louis, haut fonctionnaire de l’Empire, par sa mère il est l’arrière-petit neveu du maréchal Junot, duc d’Abrantès.

Très tôt, il commença à écrire des vers, fréquenta les Parnassiens — Leconte de Lisle, José-Maria de Hérédia (il épousera en 1899 sa fille cadette Louise, dont il se séparera vers 1914), François Coppée, Théophile Gautier, etc. — et les Symbolistes — Henri de Régnier, Mallarmé, Verlaine, etc. Il fut lié avec Paul Valéry, André Gide, Oscar Wilde (dont il relit la Salomé écrite directement en français).

Il accueillit leurs vers dans sa revue La Conque (1890), mais dès 1892 lui-même compose des poèmes en prose où il révèle sa culture et son érudition, notamment Les Chansons de Bilitis (1894). Il obtint la célébrité avec le roman Aphrodite en 1895, puis La Femme et le Pantin (1898), Les Aventures du roi Pausole, etc. Vivant en reclus depuis 1914, Pierre Louÿs est mort à Paris en 1925.

Les Aventures du Roi Pausole nous emmènent dans un royaume heureux et libre. C’est une nation où les hommes jouissent de l’exercice de leurs droits naturels, et où l’autorité publique ne dicte pas à chacun ni ses goûts ni son comportement. Le Roi Pausole ne règne pas en maître, et surtout pas en tyran : il tâche d’être un protecteur qui ne se montre pas. Il a soin de se présenter comme un bienfaiteur, et aime à cultiver l’amour de son peuple pour sa personne. Ainsi, ceux qui accompagnent le Roi ne sont pas armés, et l’auteur nous en explique la raison : « Le Roi sortait toujours sans gardes, par ostentation du soin qu’il prenait d’être aimé plutôt que craint. » (p.11)

Cette nation est en outre régie par un nombre très réduit de lois. En fait, il en existe deux : une injonction de ne pas faire, et une expression de la liberté de l’homme :

« À force de simplifier le Livre des Coutumes laissé par ses ancêtres, Pausole était arrivé à édicter un code qui tenait en deux articles et qui avait au moins le privilège de parler aux oreilles du peuple. Le voici dans son entier :

Code de Tryphême

1– Ne nuis pas à ton voisin
 ; 2 – Ceci bien compris, fais ce qu’il te plaît

Il est superflu de rappeler au lecteur que le deuxième de ces articles n’est admis par les lois d’aucun pays civilisé. Précisément c’était celui auquel ce peuple tenait le plus. Je ne me dissimule pas qu’il choque le caractère de mes concitoyens. » (Albin Michel, 1973, p.11)

C’est bien là l’expression du principe de non-agression, et Louÿs ne se trompe pas en affirmant que c’est un principe peu compris, et en aucun cas admis par les nations contemporaines.

Ce principe, on le verra réapparaître à divers endroits du roman. Bien qu’il ne forme pas le thème central du livre, il compose le cadre du récit, et entre ça et là dans l’histoire.

La formulation la mieux sentie de cette loi selon laquelle l’homme doit pouvoir agir comme bon lui semble, pourvu qu’il ne porte pas atteinte à ses semblables, nous est fournie à la fin du livre. Après divers rebondissements, dans le détail desquels il ne nous est pas nécessaire de rentrer ici, le Roi Pausole se voit soumettre l’idée de légiférer pour obtenir le libertinage de toute la jeunesse. Le Roi Pausole, en effet, a des mœurs légères, et souhaiterait vivement que la jeunesse partage son sentiment. On lui propose de faire intervenir la loi. Monsieur Lebirbe, un de ses conseillers, affirme ainsi que l’on pourrait obtenir ce bon résultat. Voici la réaction du Roi Pausole :

« — Rien ne saurait m’être plus agréable, dit Pausole, mais vos moyens ?

— Nos moyens ? Nous n’en connaissons deux. Le premier, je vous l’ai dit, Sire, c’est la propagande. Le second, ce serait une sanction.

— Une sanction ! s’exclama Pausole.

— Une sanction pénale. Notre énergie se heurte contre des opposants irréductibles. Nous avons pour nous la jeunesse et le peuple ; mais nous ne pouvons rien, ou presque rien, contre une certaine caste qui exerce une autorité morale incontestable et nous résiste pied à pied. C’est contre elle que je vous demande des armes, Sire, contre elle et pour vous, pour la victoire immédiate de vos plus chères idées. Et d’abord, laissez-moi vous parler d’une loi que nous attendons avec fièvre et que vous pourriez signer ce soir : la loi de la nudité obligatoire pour la jeunesse.

— Ah ! mais non ! déclara Pausole. Mon cher monsieur, Tryphême n’est pas le monde renversé ; c’est un monde meilleur, je l’espère du moins, mais je n’ai pas épargné tant de liens à mon peuple pour le faire souffrir avec d’autres chaînes. Imposer le nu sur la voie publique ! Mais voyons, monsieur Lebirbe, ce serait aussi ridicule que de l’interdire.

Puis, scandant ses premiers mots avec des coups de poing abaissés dans le vide, Pausole articula lentement :

— Monsieur, l’homme demande qu’on lui fiche la paix ! Chacun est maître de soi- même, de ses opinions, de sa tenue et de ses actes, dans la limite de l’inoffensif. Les citoyens de l’Europe sont las de sentir à toute heure sur leur épaule la main d’une autorité qui se rend insupportable à force d’être toujours présente. Ils tolèrent encore que la loi leur parle au nom de l’intérêt public, mais lorsqu’elle entend prendre la défense de l’individu malgré lui et contre lui, lorsqu’elle régente sa vie intime, son mariage, son divorce, ses volontés dernières, ses lectures, ses spectacles, ses jeux et son costume, l’individu a le droit de demander à la loi pourquoi elle entre chez lui sans que personne l’ait invitée.

— Sire…

— Jamais je ne mettrai mes sujets dans le cas de me faire un tel reproche. Je leur donne des conseils, c’est mon devoir. Certains ne les suivent pas, c’est leur droit. Et tant que l’un d’eux n’avance pas la main pour dérober une bourse ou donner une nasarde, je n’ai pas à intervenir dans la vie d’un citoyen libre. Votre œuvre est bonne, monsieur Lebirbe ; faites qu’elle se répande et s’impose, mais n’attendez pas de moi que je vous prête des gendarmes pour jeter dans les fers ceux qui ne pensent pas comme vous. » (pp.150-151)

Voilà des paroles que les Rois Pausole de notre époque devraient faire leurs.

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