Traité de la nature, culture, commerce et intérêt des grains

Traité de la nature, culture, commerce et intérêt des grains, tant par rapport au public, qu’à toutes les conditions d’un État, divisé en deux parties, dont la première fait voir que plus les grains sont à vil prix, plus les pauvres, surtout les ouvriers, sont misérables, et la seconde, que plus il sort de blés d’un royaume, et plus il se garantit des funestes effets d’une extrême disette. 

(Composé en 1704. Publié en 1707 avec le Factum de la France.)

 

 

Bien que l’agriculture eût été dans les premiers temps la profession des personnes les plus élevées, puisque les enfants de David, au rapport de Josèphe, invitaient leurs amis à la toison de leurs troupeaux, et que Tite-Live raconte que, dans l’ancienne Rome, on allait prendre les sénateurs à côté de leur charrue, les choses ont bien changé depuis ce temps : ce qui était un honneur est devenu une espèce de dérogeance à toutes sortes de mérites ; et on peut dire aujourd’hui, en France, qu’on laisse aux derniers des hommes la commission de nourrir et de faire subsister tous les autres.

Bien qu’il se rencontre des laboureurs dans toutes les conditions, il faut qu’un homme, avant que de s’y appliquer, soit estimé, et de lui et de tout le monde, incapable de rien faire de plus relevé que cette profession, qui passe pour la dernière de toutes, pendant qu’elle aurait besoin d’un mérite distingué, et qui pût faire l’assemblage d’une longue pratique, avec des réflexions proportionnées, pour porter les choses à la perfection nécessaire à la commune utilité de tous les peuples.

Il y a bien même quelque chose de plus : non seulement la spéculation et la pratique ne se sont point trouvées réunies dans cette rencontre en aucun sujet, mais même elles ont été séparées par de si grandes distances qu’il y a plus de commerce entre les peuples d’un hémisphère à l’autre qu’il ne s’en rencontre aujourd’hui entre les personnes qui n’ont que la spéculation du labourage et celles qui le pratiquent actuellement. Cependant, la dispensation des fruits qui en viennent étant entièrement entre les mains de ceux qui n’en ont que la théorie, c’est-à-dire qui en ignorent absolument les véritables intérêts, sans que les autres y aient aucune part, quand même il se rencontrerait des sujets propres à réfléchir sur la pratique, ce qui est très rare, il en est arrivé le même désordre que lors de la construction de la fameuse tour de Babel : les ouvriers ne savaient ce qu’ils faisaient, ou plutôt pratiquaient le contraire de ce qui eût été nécessaire pour l’ouvrage dans sa perfection, non qu’ils eussent perdu le sens, mais parce que, par un effet de la Providence, étant venus en un moment à parler différents langages, ils ne s’entre-entendaient plus, ce qui était cause de tout le désordre.

On maintient donc que la même chose est arrivée en France depuis quarante ans à l’égard des blés, et que si on les a vus, depuis ce temps, ou à un prix excessif plusieurs fois, ce qui a fait périr une infinité de monde, ou en un avilissement effroyable, ce qui ruinait également et les riches et les pauvres, ç’a été par un malentendu ou une mésintelligence continuelle entre la pratique et la spéculation à leur égard, puisque leur réunion n’eût pas manqué d’empêcher ces deux extrémités et de les compenser l’une contre l’autre, comme il se pratique dans tous les États de l’Europe, et comme on a fait même en France pendant plusieurs siècles auparavant 1660. Il se rencontre à la vérité des ordonnances contraires, mais elles avaient été faites dans des temps durs et de nécessité, et la pratique en avait été négligée dans la suite, comme il est aisé de vérifier ; et si on s’en servait, c’étaient des gouverneurs, pour en tirer sous-main des rétributions pour ne faire pas semblant de voir les enlèvements.

C’est pour faire cette paix et cette réunion que l’on a cru plusieurs années bien employées à la pratique et à la spéculation du labourage et du commerce, qui en est une suite nécessaire, dont l’effet a été de comprendre invinciblement et se mettre même en état de le persuader aux autres, d’une façon si certaine que l’on n’appréhende aucune répartie, qu’il n’y a qu’un moyen d’éviter les deux extrémités dont on vient de parler, également dommageables à un État, qui est de maintenir si fort la balance égale entre ces deux inconvénients que se remplaçant, ou se compensant continuellement l’un l’autre, il s’en forme un tout permanent qui partage également les blés à toutes les années, comme fait un père équitable le pain à ses enfants.

Or il n’y a qu’un moyen, qui est celui que l’on a marqué au commencement de ce mémoire, savoir, qu’on ne peut éviter les désordres d’une extrême cherté qu’en laissant libre en tout temps, sans aucun impôt, hors les cas extraordinaires, l’enlèvement des blés aux pays étrangers ; pendant que de l’autre côté, l’excès de l’avilissement de cette même denrée, qui n’est guère moins dommageable, s’il ne l’est pas autant, quoique l’on pense le contraire, parce qu’il fait moins de bruit, ne peut être garanti qu’en ne souffrant jamais l’anéantissement des grains qui est une suite certaine du bas prix, et par conséquent une marque évidente d’une cherté future et prochaine, ainsi que l’expérience n’a que trop fait voir, et que l’on montrera encore plus dans la suite.

Pour se résumer donc, après ce préambule que l’on a cru nécessaire, on soutient, comme on l’a fait au commencement de ce mémoire, que le peuple ne sera jamais moins riche ni plus misérable que lorsqu’il achètera le blé à vil prix : ce sera la première partie ; et la seconde, que l’on ne peut éviter une extrême cherté de temps en temps, pour ne se pas servir d’un mot plus violent, qu’en vendant en tout temps des blés aux étrangers.

Ces deux propositions feront par aventure traiter d’abord l’auteur comme le fut Christophe Colomb à son arrivée sur ses nouvelles propositions, et peut-être d’une manière un peu plus violente, puisque s’il passa pour un extravagant, ainsi que ceux qui l’avaient précédé dans de pareilles découvertes ; si par hasard on se méprenait, on ne pourrait recevoir que le nom de bourreau et de traître à la patrie ; mais on espère que l’on ne courra aucun risque jusqu’à l’entière lecture de cet ouvrage ; et même, pour ne pas s’exposer à souffrir ce sort un seul moment, on est obligé d’anticiper pour dire qu’il est assez justifié, en ne proposant que de suivre l’exemple de la Hollande et de l’Angleterre où le peuple, disposant de son destin, au moins à l’égard de la subsistance, pratique exactement ce que l’on vient conseiller aujourd’hui en France.

PREMIÈRE PARTIE

CHAPITRE I

Tous les biens de la France, ainsi que de tous les pays du monde, et dont elle est mieux partagée qu’eux, consistent, généralement parlant, en deux genres, savoir, les fruits de la terre, qui étaient les seuls dans la naissance, ou plutôt l’innocence du monde, et les biens d’industrie ; ce qui se réduit encore aux quatre sortes d’espèces : savoir, ces mannes de la terre ; la propriété des fonds qui les font naître, et qui en partage le profit entre le maître et les fermiers, qui est la seconde espèce ; la troisième est formée par le louage des maisons des villes, les rentes hypothèques, les charges de robe, d’épée et de finance, l’argent et les billets de change ; et la quatrième, enfin, consiste dans le travail manuel et le commerce, tant en gros qu’en détail. Ces trois dernières espèces tirent d’abord leur naissance et leur maintien des fruits de la terre, puisqu’où il n’en croît point, comme sur les sables ou sur les rochers, ils y sont tout à fait inconnus ; mais ce n’est que la première fois qu’ils lui ont gratuitement cette obligation, car, incontinent après, il faut que ces trois autres sortes de biens redonnent l’être à ces mêmes fruits dont ils tirent leur origine et que cette circulation ne soit jamais interrompue d’un seul moment, parce que la moindre cessation devient aussitôt mortelle à toutes les deux parties, de quelque part que cela arrive.

En effet, les fruits essentiels, et comme capitaux, que produit la France consistant en blés, ce qui en fait la première et plus considérable partie ; en liqueurs, comme vins, cidres et eaux-de-vie ; en bestiaux, qui forment les chairs et les laines ; et en toiles : jamais le laboureur n’élèvera et ne nourrira sur la terre ces quatre denrées, et toutes les autres en très grand nombre, qui en sont une suite, si les trois autres états de biens dont on a parlé ne les lui achètent à un prix qui soit au-dessus des frais qu’il lui a fallu faire pour les mener en leur perfection ; comme, en même temps, il faut absolument que le laboureur et son maître, qui ne sont qu’une seule et même chose et ne forment qu’un intérêt commun, achètent de toutes les professions de la vie ainsi que de tous ceux qui vivent du travail manuel ou du commerce, au nombre de deux cents de compte fait, une partie au sol la livre de ce qu’ils leur peuvent fournir de la leur, et à un prix, pareillement, qui les mette hors de perte, afin que le tout soit réciproque. Ce n’est pas tout, il est encore nécessaire que toutes ces deux cents professions trafiquent aussi mutuellement, depuis le matin jusqu’au soir, par un commerce continuel, du produit de leur art, le tout au niveau des fruits de la terre, et surtout des blés, à qui elles doivent toutes leur naissance, ainsi qu’on a dit, parce qu’aucune ne peut être démontée sans faire aussitôt part de son mal à toutes les autres professions, quelles qu’elles soient, ou immédiatement ou par contrecoup, formant toutes une chaîne d’opulence composée de plusieurs anneaux, où la disjonction d’un seul rend le tout inutile, qui ne peut subsister que par le commun maintien, ou au moins très imparfaitement, toujours en dépérissant.

De manière que, pour entretenir l’harmonie sur laquelle roule toute la consistance des peuples et des États, et par conséquent les revenus du prince, il ne faut point qu’une partie passe l’autre, c’est-à-dire qu’il est nécessaire que la balance soit si égale dans tous ces commerces que tout le monde y trouve pareillement son compte ; ou bien il arrivera infailliblement, comme lorsqu’on vend à faux poids ou fausse mesure, que c’est une nécessité qu’un des commerçants soit bientôt ruiné.

Par tous ces raisonnements, il est aisé de voir que, pendant que chaque homme privé travaille à son utilité particulière, il ne doit pas perdre l’attention de l’équité et du bien général, puisque c’est de cela qu’il doit avoir sa subsistance, et qu’en les détruisant un moment à l’égard d’un commerçant avec qui il trafique, quoique, par l’erreur commune et par la corruption du cœur, il croie avoir tout gagné, il doit au contraire s’attendre, si cette conduite devenait générale, comme il arrive quelquefois, à en payer la folle enchère par sa destruction entière qu’il se bâtit par là dans la suite, ainsi qu’on le va faire voir. Cependant, tout le travail des hommes, depuis le matin jusqu’au soir, est de pratiquer justement le contraire, et il n’y en a aucun qui ne fût content, en achetant de la marchandise d’un autre, de l’avoir non seulement à perte de la part du vendeur, mais encore tout ce qu’il a vaillant par-dessus le marché, tant l’intérêt aveugle les hommes ; en sorte que si une autorité supérieure et générale n’intervenait pour arrêter cette avidité à l’égard des denrées absolument nécessaires, comme les grains, en y mettant le taux, il y a des hommes assez inhumains pour ne vouloir sauver la vie à leurs semblables, dans des occasions pressantes, qu’au prix de tout leur bien ; et comme cette police ne peut pas être égale dans le détail, il faut y suppléer d’une façon indirecte, en empêchant, par une autorité puissante, qu’une marchandise ne vienne la proie et la victime de l’avidité d’un commerçant, lequel serait content, si cela était à sa disposition, de sacrifier tout à son intérêt particulier, indépendamment de la religion et de l’humanité, qui sont entièrement bannies de ces démarches de ventes et d’achats, parce qu’on croit avoir satisfait à Dieu et aux hommes en n’usant point de fraude et de supercherie, et ne faisant que profiter de la nécessité des occasions urgentes.

CHAPITRE II

Ce que l’on vient de marquer dans le chapitre précédent se vérifie avec certitude, à l’égard des blés, dans les deux manières opposées, quoique le faux zèle n’en reconnaisse qu’une, savoir, le prix excessif des grains, qui fait constamment périr une infinité de misérables, comme on n’en a que trop fait expérience, ayant toujours été regardée comme un fléau dont Dieu se sert pour punir les péchés des hommes. Mais de soutenir que l’excès qui lui est opposé, savoir, le grand avilissement de ces grains par rapport au prix des autres denrées, ne soit pas un mal aussi violent et qui n’ait pas d’aussi funestes effets, quoiqu’il ne fasse pas tant de bruit et d’éclat, c’est ignorer absolument ce qui se passe dans le monde et n’avoir qu’une spéculation toute nue du détail du labourage, et du commerce de l’agriculture.

Pour venir d’abord au fait, on demande à ceux que le zèle aveugle et met dans la disposition de souhaiter toujours des blés à bas prix en faveur des pauvres, s’ils croiraient leurs vœux accomplis dans toute leur plénitude, au cas que l’on pût revoir cette denrée de grains au même taux qu’elle était en 1550, savoir, le setier de Paris pesant 240 livres ou environ, à 20 s. ou 21 s. année commune. Comme il n’y a point d’ouvriers de campagne qu’à sept à huit sols par jour, ce qui double dans les mois de récolte, et qu’une ferme ou une terre du rapport de 200 setiers de blé a besoin de cinq ou six de ces ouvriers pendant tout le cours de l’année pour la faire valoir, chacun de ces gens-là en prenant plus que la valeur d’un cent pour leur part, ce serait une nécessité que le maître laboureur leur donnât non seulement toute sa récolte, mais même qu’il eût une mine d’argent pour payer trois ou quatre fois davantage, afin de les satisfaire, et pour semer et se nourrir lui et toute sa famille. On ne poussera pas plus loin le ridicule de cette situation par rapport à l’état présent, qui ne l’était pas à ces temps-là, parce que cet ouvrier de huit et de seize sols par jour ne gagnait, en 1550, qu’un pareil nombre de deniers, et les souliers qu’on vend aujourd’hui cent sols et six francs à Paris, furent évalués et appréciés à cinq sols par les ordonnances de Henri II en 1549, et les perdreaux et les levrauts à six deniers.

Ainsi, on n’a pas besoin de plus grand discours pour faire voir l’horreur du faux zèle, à prendre les choses absolument, et sans les approfondir ; mais pour ne pas remonter si haut, ou descendre moins loin, en ne parlant que de l’année 1660, c’est-à-dire d’un temps dont plusieurs hommes vivants ont connaissance, ou les contemporains, ce même setier de Paris valait trois livres dix sols pareillement, année commune, ou environ, les souliers quinze sols, et le reste à proportion ; et bien que le blé eût triplé son prix de ce qu’il était cinquante ans auparavant, on ne lui fit point de querelle comme on fait aujourd’hui, quoiqu’à le prendre depuis 1650 il n’ait pas reçu une si forte hausse, hors les temps de cherté extraordinaire, que l’on ne doit pas compter ; et cela, attendu que toutes choses avaient pris le même surcroît, et l’ouvrier ne se pouvait pas plaindre d’acheter son blé trois fois davantage, ainsi que le cordonnier, qui vendait ses mêmes souliers quinze sols qu’il avait donnés pour cinq dans les temps que le blé valait trois fois moins.

Les prétendus protecteurs des pauvres ne peuvent point encore, sans renoncer à la raison, réclamer ce prix des grains ; car, quoique les conséquences eussent perdu les deux tiers du ridicule marqué ci-devant dans la réclamation du prix de vingt sols le setier, qui subsistait raisonnablement en 1550, la dose qui en resterait serait encore assez forte pour tout ruiner sur le niveau d’aujourd’hui. En effet, s’il eût fallu que le laboureur eût acheté, dans la première supposition, trois fois plus de blé qu’il n’en eût recueilli pour satisfaire à ses ouvriers, dans cette seconde réduction il n’eût pu les payer avec toute sa récolte ; ainsi il n’y a pas encore moyen de tenir, puisque, pour qu’une chose soit impertinente et ridicule, il n’est pas besoin que le désordre soit dans le dernier excès, il suffit que la raison soit tant soit peu blessée ; or elle le serait encore, dans cette disposition, d’une façon effroyable.

Sur ce principe, il faut venir hardiment en l’année 1650, c’est-à-dire de nos jours, où le blé, setier de Paris, fut à dix et onze francs année commune, sans que personne criât à la famine, ni même aucun étonnement, et sans qu’on lui fît pareillement de peine de ce qu’il avait triplé le prix de ce qu’il était cinquante ans auparavant, par les mêmes raisons qui lui avaient procuré ce repos en 1600, savoir, que les souliers qui valaient quinze sols en ce temps-là étaient vendus en 1650 quarante-cinq et cinquante sols, et tout le reste à proportion. Et comme en l’année 1700 et suivantes que nous vivons, que toutes ces mêmes denrées, hormis les blés, ont assurément doublé par des causes très naturelles, dont on fera un chapitre à part, qui ne sont autres que les crues d’argent qui arrivent tous les jours dans l’Europe, on souffre tranquillement que toutes sortes de marchandises prennent leur quote-part de hausse de prix, comme elles ont toujours fait depuis la découverte du Nouveau Monde ; mais on refuse cette justice aux seuls grains, et l’on croit avoir tout gagné en obligeant un laboureur ou son maître, qui ne sont qu’une seule et même chose ou un même intérêt, à donner leurs grains au même prix qu’ils faisaient il y a cinquante ans, pendant qu’ils sont contraints d’acheter toutes les denrées au double, tant pour leurs besoins que pour les choses nécessaires à l’agriculture, qui, les obligeant en tout temps d’en partager les profits avec une infinité de monde, les ruinent absolument, lorsque les proportions n’y sont pas gardées. Il y a même plus, cela les met absolument hors d’état de continuer ce commerce avec la perfection nécessaire au maintien de l’État ; ce qui, se recommuniquant dans la suite à toutes les autres conditions, qui veulent injustement vendre leurs denrées bien cher et acheter le grain à bon marché, les détruit tout à fait dans l’avenir par une conséquence nécessaire, parce que le principe de toutes les richesses de la France étant la culture des terres, ce désordre de manque de proportion la rend d’abord imparfaite par l’épargne qu’on est obligé d’y apporter, et la détruit enfin entièrement en quantité d’endroits ; ce qui fait payer la folle enchère de l’injustice des premiers auteurs de tout le désordre, savoir, de ceux qui prétendent avoir acheté à bon marché et vendre bien cher.

CHAPITRE III

Il est aisé de voir, par tout ce qu’on vient de dire au chapitre précédent, qu’on ne pourrait pas souhaiter sans extravagance que le setier de Paris ne valût encore que vingt sols comme en 1550, ni trois livres dix sols comme en 1600. Or, sur ce même pied, on maintient que, de le vouloir à peu près à neuf ou dix francs, ainsi qu’on prétend aujourd’hui, et comme il était sans aucunes réclamations en 1650, il reste un degré d’irrégularité capable de tout perdre, en ruinant tous les états pour le présent, et par conséquent les pauvres, qui n’ont d’autre subsistance que le travail que leur fournissent les personnes riches et propriétaires des fonds ; en sorte qu’un homme qui n’a que ses bras ou sa journée pour vivre, est perdu dès lors qu’il ne la peut trouver, quand même le blé ne vaudrait que vingt sols le setier, comme en 1550. De sorte qu’il ne faut que vérifier que le blé étant sur le pied de neuf à dix livres le setier mesure de Paris, comme il est à présent, et même moins, il est impossible à la plupart des fermiers de payer rien ou peu de chose à leurs maîtres, ce qui les ruine également tous deux, pour montrer invinciblement que tous les ouvriers perdent les trois quarts de leur revenu, s’ils ne sont pas entièrement réduits à la mendicité, ainsi qu’on voit tous les jours.

La Providence a voulu qu’en France les riches et les pauvres se fussent réciproquement nécessaires pour subsister, puisque le premier périrait avec toutes ses facultés et possessions, qui ne sont originairement autre chose que les terres, tout le surplus, comme rentes, charges et redevances, n’étant proprement biens que par fiction, et par rapport à cette première cause qui leur donne l’être : il périrait, dis-je, si l’autre état, qui est le pauvre, ne lui prêtait ses bras et son secours pour mettre ces biens en valeur ; comme, par réciproque, si la terre donnait ses richesses d’elle-même sans aucune contrainte, et qu’au contraire elle ne nourrît et ne payât pas les hommes, comme elle fait, qu’à proportion de leur travail, par la sentence prononcée de la bouche de Dieu même après le péché d’Adam, tous ceux qui n’auraient aucun fonds seraient absolument hors d’état de subsister ; et ainsi l’intérêt de ces deux états est d’être dans un perpétuel commerce ; et comme la première loi du travail est que l’une et l’autre partie y trouve son compte, sans quoi il cesse entièrement, parce qu’il détruit son sujet, il faut absolument tenir la balance égale, afin de partager l’utilité, et qu’un des bassins ne venant pas à pencher trop d’un côté par la survenue de quelques poids extraordinaires, il n’emporte pas tout le profit de l’autre, ce qui le mettrait hors d’état de continuer à l’avenir. C’est le prix des blés qui fait la balance pour l’agriculture entre le fermier et son maître, et l’ouvrier qui aide à le faire valoir. Or, pour montrer que la balance est trop penchée du côté de l’ouvrier, le blé étant à neuf et dix francs le setier à Paris, il faut nécessairement descendre dans la qualité et les divers genres de perfection des terres de la France.

Il est certain qu’il y a plus de cent degrés de différence entre les plus fécondes et les mieux partagées de la nature et les moindres, qui semblent n’avoir été créées que pour former la contenance du monde, ne fournissant rien ni pour le labourage, ni pour la pâture : en effet, si l’on en voit, quoiqu’en très petite quantité, où deux mauvais chevaux seulement peuvent exploiter jusqu’à cent arpents par an, et renfouir ou tourner deux arpents par jour, sans aucun besoin d’engrais, qui ferait tout périr par un trop grand produit, et qui ne laisse pas de payer l’usure de la semence à vingt pour un, et cela, toutes les années sans reposer jamais, contre l’usage presque de toutes les autres, il s’en trouve d’un autre côté, et en bien plus grand nombre, qu’il faut comme forcer de produire, et cela par un travail continuel, tant d’engrais que d’augmentation de chevaux, le terrain résistant à chaque pas au fer le mieux trempé ; et, avec tout cela, il lui faut donner du repos au moins de trois années une, et même plus souvent comme des sept à huit années de suite, et quelquefois même jusqu’à quinze à vingt ans, à proportion que le prix des blés permet de croire que la culture en pourrait supporter les frais.

Ainsi un arpent de terre du moindre degré de perfection, affermé trois livres, comme il s’en rencontre plusieurs, et même au-dessous, ce qui fait six livres, attendu l’année du repos, ne peut être exploité sans une forte semence, c’est-à-dire un setier de valeur environ huit livres ; il faut quatre labours au moins, et assez souvent cinq, qu’on ne paie jamais moins que trois livres dix sols chacun, et même plus pour les mauvaises terres, qui sont ordinairement caillouteuses, et qui obligent par conséquent, par le dépérissement qu’elles causent au soc, de le porter souvent à la forge pour le recharger ; ainsi voilà encore quatorze francs de frais au moins ; il faut le fumier, qui ne peut être au-dessous de douze chariottées, ou d’autres mesures à proportion, ce qui fait encore douze francs ; il y a les frais de la récolte pour l’approfiter sur-le-champ, qui allant à trois livres, voilà plus de trente-huit francs semés en terre ; et quand le rapport est de quatre setiers, ce qui n’arrive presque jamais dans de pareil terroir, on se tient bien heureux ; et si le blé qu’on a semé a coûté huit francs le setier, comme les mauvaises terres le détériorent toujours et lui font perdre sa perfection, au contraire des excellentes, comme en Hongrie, où le seigle devient froment au bout de trois ans, le grain de ce mauvais terroir n’est vendu au plus que six francs : ainsi voilà le laboureur et le maître dans une perte considérable, qui les oblige de laisser la terre en friche, comme il arrive tous les jours, y en ayant quantité d’incultes autrefois labourées, ce qui n’arrive pas sans réduire et le maître et le laboureur dans une extrême indigence ; que si le blé avait valu onze à douze livres le setier, comme il le peut aisément, le maître et le laboureur, les valets et les ouvriers y auraient également trouvé leur compte, et ç’aurait été une garantie formelle et une défense certaine contre les horreurs d’une année stérile, qui ne manque jamais d’arriver de temps en temps.

Voilà donc de bien des façons la prétendue pitié et charité de ceux qui veulent, en faveur des pauvres, le blé à bas prix ; loin de leur compte, puisque ce premier pauvre, qui est l’ouvrier, est non seulement réduit à la mendicité, par le congé qu’il reçoit au même temps que l’on cesse d’exploiter la terre, mais même le fermier et le maître sont jetés dans la dernière misère ; et toutes les conditions de l’État, qui attendent leur subsistance de ce premier mobile, reçoivent le même destin au sol la livre de la nécessité que l’on a de leur profession, sans préjudice de la certitude d’une générale, lorsque la disposition du ciel ne se rencontrera pas favorable aux biens de la terre.

Ainsi on voit que les Anglais n’ont pas perdu le sens, de donner de l’argent à ceux qui font l’enlèvement de leurs blés pour les pays étrangers, afin d’obliger les habitants de faire valoir les mauvaises terres, de quoi ils ont quantité, et l’on a vu même pratiquer cette conduite une année après que les grains y avaient été d’une cherté extraordinaire, sans alléguer cette pitoyable raison qu’il faut craindre de retomber dans la misère d’une stérilité quand on ne fait que d’en sortir, et fournir un royaume de blé amplement auparavant que d’en faire part aux étrangers, puisque c’est justement le contraire, comme on a fait voir, et qu’on montrera encore mieux dans la seconde partie.

Ce que l’on a dit du sort des mauvaises terres, d’être en perte au laboureur et au maître, le blé étant à bas prix, est commun au sol la livre à celles du premier degré d’excellence, parce que si les charges de la culture sont moindres, le profit est pour le maître qui afferme son bien par un prix proportionné, et qui ne pouvant être atteint par la récolte, le blé étant à bas prix, produit tous les mêmes effets que l’on vient de marquer, et envers autant de personnes.

CHAPITRE IV

Quoique l’erreur du raisonnement de ceux qui veulent le blé à bas prix en faveur des pauvres ne soit que trop vérifiée par tout ce qu’on vient de dire, il est à propos de descendre dans le détail de toutes les conditions, et de montrer que toutes leurs richesses consistent dans la culture de la terre ; que c’est pour elles tout ce que le laboureur sème et recueille ; que quand il sème beaucoup, elles recueillent beaucoup, et de même quand c’est le contraire ; qu’ainsi c’est leur intérêt de le mettre continuellement dans celui de faire une récolte abondante, de quoi étant empêché par le bas prix des grains, tous leurs vœux et tous leurs souhaits doivent tendre à ce qu’il conserve un taux qui l’oblige à cultiver autant qu’il est possible.

Toutes les professions, arts et métiers qui composent un État, et surtout en France, où il s’en rencontre beaucoup plus de genres et d’espèces qu’en nul lieu du monde, ont pour objet leur subsistance, en procurant ou fournissant celle des autres, ce qui les oblige d’avoir recours à eux et de se donner de l’emploi réciproquement les uns aux autres ; néanmoins, tous n’ont pas une fonction d’égale nécessité et dont le monde ne se puisse pas passer absolument : les uns fournissent le nécessaire, comme la première et la plus grossière subsistance, c’est-à-dire le pain et les liqueurs ; les autres, quelque chose de plus, comme les moindres mets ; les autres, les viandes, entre lesquelles il se rencontre quantité de différents degrés, comme le délicat, le sensuel, le superflu, et enfin le fantasque et absolument inutile ; et tous ces divers degrés, qui se rencontrent non seulement dans le manger, mais aussi dans les habits, dans les meubles, dans les équipages, dans les spectacles, et enfin dans tout le reste de ce qui s’appelle magnificence, et qui donne l’être à plus de deux cents professions, arts et métiers qui se trouvent en France, prennent, comme on a dit, journellement leur naissance des fruits de la terre, laquelle, si elle devenait aussi stérile que les sables d’Afrique, congédierait ou ferait périr plus de cent soixante-dix de ces deux cents professions. Ainsi, encore une fois, leur intérêt est de maintenir le laboureur et l’empêcher de périr. Or, c’est une maxime constante, dans la mécanique, que tout métier doit nourrir son maître, ou qu’il doit fermer incontinent sa boutique, de façon que, du moment que le laboureur ne vendra pas son blé, comme il arrive assez souvent, un prix qui puisse porter les frais de la culture et toutes les charges, comme les impôts et les paiements du fermage, il est certain que ce fermier abandonnera tout, ou ne satisfera pas à ce qu’il doit rapporter au propriétaire. Voilà dès ce moment toutes ces deux cents professions en péril, et si le sort de ce fermier lui est commun avec quantité d’autres, comme il est impossible que cela soit autrement, puisque le mal procède d’une cause générale, tous les états souffrent un déchet considérable.

En effet, un propriétaire de fonds qui n’est point payé ne peut rien acheter, puisqu’on n’a rien sans argent. La première grêle tombe sur les choses superflues ; après cela, si le désordre continue, on se retranche peu à peu, de degré en degré, suivant l’échelle que l’on vient de marquer ; et comme c’est l’opulence qui les avait fait naître, qui n’est originairement autre que les fruits de la terre, leur chute les entraîne toutes avec elle.

Il y a encore une attention à faire, qui est que cette réforme ne s’en tient pas seulement au superflu, et même au commode et à l’utile, mais même elle attaque dès le premier moment jusqu’au plus nécessaire de plusieurs conditions ou métiers, par un contrecoup qui devient aussitôt contagieux et embrasse toutes les professions. En effet, s’il n’y avait que le superflu et le magnifique qui souffrissent, le désordre ne serait pas tant à déplorer ; mais comme l’ouvrier du superflu et du magnifique n’exerce cet art et cette profession que pour se procurer le nécessaire, l’un ne peut être retranché sans que la perte de l’autre ne s’en ensuive aussitôt, ce qui cause un nouveau déchet dans l’État, parce que chaque particulier doit soutenir sa dépense ordinaire, sur laquelle les denrées nécessaires ont contracté un prix, lequel venant à baisser, elles deviennent toutes en perte au marchand ou à l’ouvrier.

Dans ces occasions, un homme vivant de ses rentes, qui a cent écus dans sa poche, et qui les aurait dépensés pour des besoins utiles et commodes seulement, si son fermier ne l’avait pas assuré qu’il ne lui peut bailler d’argent à l’échéance du terme qui approche, les garde bien secrètement, afin de les faire filer pour le simple nécessaire ; et cette trop longue garde maintient l’argent dans un trop long repos, contre sa nature, qui est de toujours marcher, et de produire du revenu à chaque pas qu’il fait. Or, sans ce déchet arrivé à la cause primitive, qui est le blé, les cent écus dont on vient de parler auraient fait cent, voire deux cents mains, dans le temps de leur résidence, s’ils avaient toujours été en route ; et cette forte garde qui l’a arrêté si longtemps dans son premier gîte ne peut se faire sans intéresser tous les passages, qui ne subsistaient que de la coutume où ils étaient de le voir ordinairement, à l’aide de leurs denrées ou de leurs services qui leur demeurent inutiles, et les font par conséquent périr.

Et comme il y a de l’ordre dans l’augmentation de la dépense, à proportion qu’on augmente de facultés ; que d’abord que l’on a plus que le nécessaire, on se procure le commode ; qu’ensuite de cela, on passe au délicat, au superflu, au magnifique, et enfin, dans tous les excès que la vanité a inventés pour ruiner les riches, et enrichir ceux qui n’avaient rien de leur origine ; lorsqu’il faut déchanter par la cessation des revenus en fonds, causée par l’avilissement des blés, la réforme refait le même chemin en rétrogradant, ce qui ruine d’abord tous les ouvriers de magnificence et de superflu, et jette un levain qui, gâtant tout l’État, produit les banqueroutes que l’on ne manque jamais de voir dans ces occasions, et on est si aveuglé de dire que c’est qu’il n’y a plus d’argent : il en est autant et plus que jamais, mais c’est qu’il devient paralytique, comme on a fait voir.

Et pour montrer encore plus clairement cette vérité, on n’a qu’à jeter les yeux sur les banqueroutes qui se sont faites à Paris depuis que le blé est à vil prix : il y en a plus qu’il ne s’en était rencontré dix ans auparavant, qu’il avait été au double de ce qu’il est aujourd’hui. En effet, un propriétaire qui n’est point payé ne donne point trente pistoles d’une perruque, cinquante pistoles d’une écharpe, quatre mille francs d’un carrosse ; ainsi il faut que les marchands de pareilles magnificences, qui ont fait de grandes avances et se sont constitués en de grands crédits pour fournir leur magasin de pareilles superfluités, du moment qu’ils n’en trouvent pas le débit, périssent entièrement en prenant la fuite et abandonnant tout à leurs créanciers ; ce qui devient si contagieux qu’une seule banqueroute en attire une infinité d’autres.

Il y a encore un autre désordre, qui est pareillement un enfant de la première cause, c’est que lorsqu’un ouvrier ou marchand voit ses affaires en désordre, et qu’il ne pourra satisfaire ceux à qui il doit dans l’échéance des termes, manque de débit, ne voulant pas être réduit à la mendicité, il fait finance, comme on appelle, c’est-à-dire qu’il donne tout à vil prix et à perte, non de lui, mais de ses créanciers, et met ensuite l’argent dans sa poche et la clé sous la porte de sa maison, en prenant congé de la compagnie pour ne plus reparaître du tout, ou qu’après qu’il aura obtenu des remises considérables de ceux à qui il doit : ce qui, outre le désordre que cela cause à tout l’État, ainsi qu’on a dit, en forme encore un effroyable, en ce que cette vente à vil prix et à perte de marchandise, qui devrait être bien plus chère par sa nature, réduit au néant celles de tous les autres, qui ne peuvent jamais espérer de la libéralité de l’acheteur la préférence de leurs denrées à un prix plus haut que celui qu’on peut avoir ailleurs ; et ce premier n’est obligé de donner sa marchandise à perte que parce qu’il a eu le blé du laboureur aux mêmes conditions.

CHAPITRE V

On sera peut-être surpris, à cause de l’erreur commune si généralement établie sur la nature ou le prix des grains, de ce que l’on ose avancer, que tous ces sujets dont la fortune va en déroute, comme on vient de marquer, endurent une si grande perte, et la causent à tant d’autres, comme de 10, 20, 30, 40 et 50 mille francs, et même davantage, ne souffrent ce malheureux destin que pour avoir prétendu gagner les uns cinquante francs, cent francs ou trois cents francs au plus par an sur le pain qu’ils mangeaient et qui se consommait dans leur maison à Paris. Le pain du commun ne revient pas à présent à plus de quinze deniers la livre, sur le pied de dix livres le setier ; or, le mettre à une moitié davantage, comme environ deux sols, ce qui n’augmente sa dépense sur une famille d’environ dix ou douze personnes, comme elles sont toutes à peu près, que de cinq ou six sols par jour, cela ne formerait que cent francs par an ; et ce ménage ou prétendu profit de ces cent francs fait perdre plus de dix mille livres et réduit toute la famille à l’aumône.

Quoique ce fait soit constant, le peuple, qui ne diffère en rien des bêtes dans ses raisonnements généraux, et qui n’étend point ses vues au-delà de son intérêt personnel et singulier du moment, aura peine à comprendre ces principes : savoir, qu’il ne peut être riche et à son aise tant que le blé est à vil prix, et qu’il faut, au contraire, qu’il conserve le niveau et les proportions de hausse contractées par toutes les denrées, au moins depuis cent cinquante ans, afin que, la balance étant toujours dans son équilibre, le commerce se puisse faire avec justice, à faute de quoi tout périt. Mais cela n’est pas moins constant ; tout ce qui se passe, tout ce que l’on voit, et que l’on vient de vérifier, ne le montrent que trop. Tous les états ensemencent les terres, et ce n’est point le laboureur seul qui a cette commission, quoiqu’on le suppose grossièrement : et comme, lorsqu’on sème peu, on recueille peu, et qu’au contraire la moisson est abondante quand on cultive quantité de terres, tous les états et toutes les conditions doivent faire ce raisonnement chacun pour leur particulier, quand ils achètent le blé ou le pain un prix considérable qui ne soit point exorbitant, dont il n’est point nécessaire de faire d’exception, puisque tous les excès sont défectueux et n’entrent point dans le raisonnement ; quand, dis-je, ils se fournissent de ce premier besoin de la vie à un prix raisonnable qui ne constitue pas le laboureur, qui n’est que leur commissionnaire en perte, comme il arrive aujourd’hui à l’égard de quantité, c’est un nombre de semences qu’ils jettent sur la terre et qui leur rapportera avec usure une récolte abondante, et les cinq ou six sols par jour ou cent francs par an rapporteront souvent plus de deux ou trois mille livres ; au lieu que n’ayant semé que pour les frais de la récolte, qui est le sort aujourd’hui des laboureurs, ils doivent s’attendre que le maître ne recevant rien, il ne leur formera aucun profit, par nulle action de leur marchandise, ce qui les fera périr avec ce même laboureur.

Quoique tout ceci n’aie l’idée que d’une spéculation très abstraite pour tous ceux qui ne sont point actuellement laboureurs, on peut assurer, néanmoins, que c’est réellement et de fait une pure pratique, et que les choses se passent journellement de la sorte : que l’excédent du nécessaire s’érige en commode ; que le surplus du commode se transmue en délicat ; et que l’abondance pareillement de ce dernier enfante le magnifique, qui se divise en autant de branches et qui s’étendent aussi loin que la vivacité de l’esprit ou la corruption du cœur peuvent imaginer.

Et comme cette abondance de nécessaire est le premier mobile et la première cause de toute cette génération, du moment qu’elle cesse par l’avilissement du prix des grains, toute la postérité périt aussitôt, par la raison fournie par la philosophie ou par la nature, que quand la cause cesse, les effets ont incontinent le même sort.

Bien que, par tout ce qu’on vient de dire, il soit impossible de ne pas donner les mains à un raisonnement si sensible et si naturel, appuyé sur deux faits si incontestables, qui se passent aux yeux de tout le monde, quoique sans nulle attention qui puisse faire revenir des faux préjugés que l’erreur du peuple, soutenue d’une prétendue compassion aveugle, causée par le grand éloignement que toutes les personnes en place ont de la véritable connaissance de la nature et des intérêts certains des blés ; cependant, comme l’exemple de ce qui s’est passé dans la découverte de la figure de la terre n’a que trop appris le sort que doivent attendre tous les porteurs de nouveautés surprenantes, il est à propos de fortifier encore ce raisonnement par un parallèle du sort des peuples dans toutes sortes d’états et de conditions, pendant ces dernières années que les grains ont toujours été à bas prix, avec l’état où ces mêmes peuples se trouvaient durant les trois précédentes, que les blés étaient constamment à une infinité plus haut et même davantage qu’ils ne le sont aujourd’hui ; et c’est ce que l’on va voir dans le chapitre suivant.

CHAPITRE VI

La certitude du fait que, depuis 1690 jusqu’à 1700, et même quelque chose de plus, le blé a toujours été à dix-huit livres le setier, et que depuis 1700, il a toujours baissé, jusqu’à aujourd’hui qu’il n’est qu’à neuf ou dix livres, n’a pas besoin d’être établie ; ainsi il n’est question que de faire la comparaison qu’on vient de marquer.

Toutes les conditions ont des baromètres ou des pierres de touche de leur aisance ou de leur incommodité, exposées au grand jour, qui ne permettent pas de douter un moment de la situation où elles se trouvent.

Si l’on voulait soutenir qu’en l’année 1660, et autour de ce temps, des peuples qui achetaient des charges de robes sans nul produit jusqu’à des cent mille francs et quarante mille écus, et les moindres à proportion, et cela dans toutes les contrées du royaume, sans en souffrir jamais de vacantes un seul moment, que la préférence ne formât des espèces de combats ; si l’on prétendait, dis-je, avancer que cette situation n’eût pas une montre et une supériorité de richesses d’une infinité de degrés sur l’état d’aujourd’hui, que ces mêmes charges vaquent par douzaines plusieurs années sans qu’on en puisse trouver le quart de ce prix précédent, pendant qu’en même temps plus des deux tiers des inférieures sont abandonnées aux parties casuelles par les propriétaires, ou ils n’en veulent qu’à un moindre prix qu’auraient coûté les provisions en 1660, il faudrait assurément que l’auteur d’une pareille doctrine commença par établir le pyrrhonisme, et à douter qu’il fît jour en plein soleil. Tout comme de dire que cette opulence était singulière aux gens de la robe : elle était assurément générale, et toutes les conditions avaient pareillement une montre d’opulence qui ne permettait pas de douter qu’elle ne fût réelle et effective dans tous les états.

Depuis ce temps-là, ou environ, toutes choses ont toujours été en dépérissant, hormis quelques époques où la stérilité venant au secours des peuples, quoique quelquefois trop fort, relevait le prix des grains, redressait la balance, et rétablissait les proportions nécessaires dans le commerce de toutes choses : en effet, sans ce secours, on peut dire que tous les laboureurs auraient péri, comme avaient déjà fait une infinité ; et quoique le remède soit violent, il en va comme de tous ceux dont on se sert pour la guérison du corps humain : leur opération n’agit jamais, même avec plus de succès, sans altérer leur sujet, et sans qu’il en coûte du sang et une diminution ou suspension des forces, au moins durant quelque temps.

C’est de cette sorte que, quelque effroyables effets que fussent ceux qui parurent dans les années 1693 et 1694, les cinq ou six années consécutives compensèrent avantageusement le mal, ce que l’on ose avancer sur un principe qui est constant, et que l’on établira sans crainte de repartie dans le chapitre suivant : savoir, qu’un long avilissement du prix des grains fait plus de dommage à un État, et même périt plus grand nombre de monde que non pas une excessive cherté, qui ne dure au moins qu’une année ; et qu’ainsi, si on la doit réprouver absolument, il faut dire qu’au lieu de se réjouir d’une victoire obtenue sur un ennemi puissant qui, venant pour envahir et ruiner un royaume, aurait été vaincu, battu, et l’avantage même suivi de conquêtes faites sur lui ; bien loin, dis-je, de faire des feux de joie de ce succès, il faudrait le déplorer et en faire le deuil comme d’une calamité publique, parce que la victoire aurait coûté la vie à un nombre considérable d’hommes.

Les six années consécutives depuis 1694 virent le blé presque toujours au double prix de ce qu’il est aujourd’hui, et, par conséquent, toutes les terres, tant bonnes que mauvaises, bien cultivées, le blé bien ménagé et non pas détourné à des usages étrangers, comme il arrive dans les temps d’avilissement, les propriétaires bien payés, et toutes choses en valeur ; et il n’y avait point de profession dans l’État qui ne tirât son sol la livre de cette opulence par la vigueur de ce premier être qui leur donne la naissance à toutes, ainsi qu’on a montré.

Les laines, les toiles, toutes les manufactures, se vendaient une moitié plus de ce qu’elles sont aujourd’hui, et les charges de robe presque le double, ce qui, étant le comble de la perfection de cette situation, est un baromètre certain de l’opulence générale ; le tout est trop récent pour qu’on le puisse révoquer en doute. Et pour répondre par avance à l’objection que la guerre seule a changé cette disposition, on a vu les choses en cet état non seulement durant trois années de cette dernière guerre, mais même durant toutes celles qui précédèrent la paix des Pyrénées, ainsi que pendant toutes les autres ; et même, à parler sainement, si les guerres se soutenaient avec les revenus ordinaires du prince, comme il ne serait pas impossible, si tous les commerces étaient dans leur perfection, on peut dire qu’elles seraient plus avantageuses à la France qu’une tranquillité entière : elle met toutes choses en mouvement, elle purge les humeurs peccantes, et elle charme en quelque manière la vivacité d’une nation qui n’aime pas naturellement le repos, et à qui, même, il est souvent dommageable. Mais, pour revenir aux marques sensibles d’opulence de ces trois ou six dernières années qui ont terminé le dernier siècle, outre celles qu’on vient de coter, et qui sont incontestables, il y en a d’enregistrées, dont la preuve se peut faire aisément par écrit, puisqu’il n’y a qu’à représenter les rôles ou les comptes des commis des aides.

Comme la richesse et l’opulence des personnes élevées se marquent par l’achat des charges, les bâtiments, et tout l’attirail d’une magnificence complète, qui est produite par la possession d’une très grande multiplicité du nécessaire, ainsi qu’on a dit, le peuple, avec sa quote-part, qu’il prend au sol la livre de son état à cette situation, a encore le cabaret par-devers lui, surtout les ouvriers, pour singulier baromètre de ses facultés : c’est là que souvent fêtes et dimanches, hors seulement les heures du service divin, si les juges de police font leur devoir, et souvent même les jours ouvriers, plus de la moitié du prix du travail de la semaine se consume, et souvent même tout à fait. Cela hausse et baisse au niveau et à proportion de ce travail : si on a beaucoup gagné, on dépense beaucoup, et peu à proportion ; et la cessation de cette conduite est une marque certaine que l’on n’a point trouvé de travail, ou très peu, faute de commerce ou de vente, causée par l’anéantissement du premier principe.

Or il est certain, et Messieurs les ministres ne le savent que trop par les défalcations que les fermiers, tant généraux que particuliers, leur ont demandées depuis trois ans, que le produit des aides est diminué de plus de moitié ; il y a des lieux même où cela a été jusqu’aux deux tiers, et même aux trois quarts.

Les livres ou registres de tous les marchands, qui font foi en justice, n’en feraient que trop en cette occasion d’une pareille diminution, si l’on ne s’en veut pas rapporter à leurs discours, bien qu’ils n’aient autre chose à leur bouche ; et c’est dans cette conjoncture que l’argent, bien loin de produire continuellement une espèce de représentation avec du papier et des billets de change, lorsqu’il ne peut suffire par sa volubilité ou par sa quantité à celle de la consommation, est réduit lui-même à la dixième partie de ses fonctions ou de sa marche ordinaire, faisant des années entières de résidence dans des mains où à peine eût-il resté un moment, si la cessation de la consommation, par la ruine de la proportion des prix, sans laquelle elle ne se peut faire, ne le retenait pas immobile par force ; ce qui fait dire dans ces occasions seulement par le peuple qu’il n’y a plus d’argent, parce qu’on ne le voit plus marcher, comme si on disait qu’un homme endormi en quelque lieu caché fût mort, parce qu’on ne le verrait plus toujours par voie ou par chemin à son ordinaire.

CHAPITRE VII

Pour mettre le comble enfin au soutien que l’on fait, que rien n’est si préjudiciable à un État que l’avilissement du prix des grains, par rapport à celui qui est contracté antérieurement par les autres denrées et par les grains mêmes, il faut prouver, comme c’est la vérité, que cette situation fait périr beaucoup plus de monde de mort violente et non naturelle quelque stérilité que ce soit.

Quoique cette proposition reçoive et doive causer un très grand degré de hausse de surprise parce qu’elle renchérit très fort sur tout ce discours, elle n’est pas pour cela moins véritable, et quelque prévention qui règne pour croire le contraire, on sera obligé d’y donner les mains, pour peu d’attention que l’on fasse au détail des faits qu’on va exposer hardiment aux yeux du public, parce qu’ils sont incontestables, mais seulement beaucoup ignorés, à cause de la grande distance qui se trouve entre ceux qui souffrent ce malheureux destin et les personnes qui pourraient le faire changer en un moment, s’il n’y avait pas une infinité de ressorts, tendus depuis le matin jusqu’au soir, pour les faire errer au fait, malgré les lumières de leur esprit et la sincérité de leurs intentions.

L’on sait, et personne ne le conteste, que les deux extrémités, quoique très opposées, étant presque toujours vicieuses, produisent également les mêmes pernicieux effets : le trop de froid comme le trop de chaleur détruisant également le sujet sur qui ils agissent, le trop d’aliments pris sans mesure fait mourir un homme, tout comme une abstinence d’aucune nourriture pendant un trop long temps.

Il y a même plus : quoique les guerres, surtout celles qui sont trop violentes, aient toujours été regardées comme le plus grand et le plus terrible des fléaux de Dieu, parce qu’elles font plus de destruction et périr davantage de monde, et qu’ainsi elles aient un degré d’horreur au-dessus des effets de la stérilité ou de la famine, cependant, Sénèque ose soutenir, et personne n’a encore jusqu’ici entrepris de le contredire, que la gourmandise fait plus périr de monde que la guerre ou l’épée ; et enfin, après le siège de La Rochelle, il mourut autant de personnes pour avoir trop mangé, l’estomac ayant perdu l’habitude de digérer, qu’il en avait péri par la famine.

Sur ce compte, on maintient que l’avilissement du prix des grains, qui est une espèce d’indigestion d’État causée par la trop grande abondance, attaquant toutes les conditions, est un ver et un chancre qui les ronge et les mine peu à peu, et quoiqu’on se retranche continuellement par une diminution de dépense, ce qui s’augmente à vue d’œil, le mal est souvent si violent qu’il ne prend fin qu’avec celle d’une infinité de personnes et de familles.

C’est dans ces occasions que l’abondance dans un royaume est aussi préjudiciable que le trop d’aliments pris en un même temps par un homme ; comme l’excès empêche les fonctions de la nature, et que tout se tourne en corruption, ce qui détruit le sujet, il en va de même du trop de grains, dont on ne peut faire l’évacuation nécessaire pour satisfaire aux obligations qui accompagnent toutes sortes de commerce, et surtout le labourage.

En effet, un laboureur accoutumé à vivre commodément, lui et toute sa famille, ainsi que son maître, lorsqu’il était en état de le payer, est fait vendre par ce même maître, et avec perte par l’avilissement du prix des grains, et par là réduit à l’aumône, et bien souvent le maître même, ou à gagner leur vie par le travail des mains ; à quoi n’étant pas faits, ainsi qu’aux mauvais aliments, qui en sont une suite nécessaire, on peut dire avec assurance que les personnes ne tardent guère à souffrir le même sort des biens : le chagrin d’esprit, la honte, la désolation générale, les font périr à vue d’œil, eux et toute leur famille ; le mal commence par les enfants, qui ayant besoin de secours pour être élevés jusqu’à un âge de pouvoir gagner leur vie, et ne pouvant le recevoir de parents qui se trouvent dénués de toutes choses, on peut dire avec certitude qu’il en périt plus de la moitié, manque de leurs besoins, tant à la mamelle que dans leur première enfance ; toutes les maladies deviennent mortelles dans ces occasions, faute de secours, de remèdes et de nourriture. Et comme ce désastre des laboureurs devient aussitôt contagieux et embrasse tous les états, ainsi qu’on a fait voir, ce sort devient commun, et si les riches sont obligés de retrancher leur superflu, comme il produit le nécessaire à beaucoup d’arts et de professions, c’est un congé entier, une désolation générale que cette cessation leur cause ; les familles nombreuses n’ont point d’autre ressource que d’en espérer la diminution de la bonté du Ciel, et on peut dire que leur extrême misère concourt extrêmement à fournir les moyens pour en obtenir cette grâce. C’est alors qu’il serait excellent d’entendre ces gens charitables qui veulent, en faveur des pauvres, les grains au plus bas prix qu’ils puissent être, en leur demandant s’ils croyaient leurs vœux pleinement exaucés par cette situation, et si leur intention était de faire devenir les riches très misérables, pour après cela étendre le mal à toutes les conditions.

Il n’y a que l’expérience et une forte attention, en descendant personnellement dans une très grande discussion de tous les faits singuliers, qui puissent rendre tout ceci vraisemblable, mais il n’en est pas moins certain : une extrême nécessité, non seulement tarit toutes les tendresses de la nature, mais même outre cette même nature dans les occasions les plus pressantes et les plus délicates ; on a vu, non seulement dans les villes assiégées et poussées par la famine, la mère arracher l’aliment de la bouche de son enfant pour soutenir sa propre vie, même dans celui de Jérusalem, sous Tite Vespasien, une mère dévorer son propre enfant pour en faire nourriture. Comme la nécessité ne connaît point de loi, elle transgresse celle de la nature ainsi que les autres à proportion de l’excès où elle se trouve. Que l’on ne s’étonne donc point de ce qu’on avance, que l’extrême misère fait regarder comme une grâce la diminution des familles, et que cette situation apporte avec elle les moyens de se le procurer : ce mal, à la vérité, fait moins de bruit et de fracas que celui qui est causé par une extrême stérilité ; mais s’il est moins violent dans les apparences, il est plus pernicieux dans les effets ; et il en va comme du poignard et du poison dont on se sert pour faire périr les hommes. Deux sujets poignardés feront plus de bruit et d’horreur, et attireront plus de poursuites violentes contre les autres, que vingt autres qui ont péri par un poison lent qu’on leur a fait avaler clandestinement : l’équivoque de la cause de leur mort, qui n’est jamais si certaine que celle qui est produite par le fer ou le feu, l’incertitude de l’auteur sur qui on puisse adresser directement ou certainement son horreur, ralentit plus de la moitié du fracas qui suit ordinairement l’autre manière de faire périr les hommes ; mais, avec tout cela, celle-ci ne fait pas moins de mal ; au contraire, elle renchérit sur l’autre, en ce qu’elle fait plus longtemps souffrir son sujet, et que le dehors moins violent qu’elle jette, joint à ce qu’on n’a pas une connaissance parfaite de la cause, diminue les mesures nécessaires pour la conjurer, ce qui n’arrive pas en l’autre, où le ciel et la terre semblent s’armer dans ces occasions pour tirer vengeance du passé, et prévenir le mal dans l’avenir.

On s’est étendu sur ce parallèle parce qu’on peut dire la même chose, dans toutes les circonstances, de la misère causée par la trop grande cherté, et celle que produit l’avilissement des grains : si l’une poignarde, l’autre empoisonne, et toutes deux ont les mêmes suites, tant dans leur naissance, leur progrès, que leur fin, comme on vient de marquer, en rappelant ce qu’on a déjà dit, que si, de temps en temps, cette maladie d’avilissement de grains ne recevait du soulagement par une cherté trop violente, et qui n’arrive pas sans qu’il en coûte du sang au corps de l’État, on peut soutenir que les suites d’un grand avilissement auraient porté les choses dans la dernière désolation, comme d’un abandonnement entier de la culture de la plupart des terres, qui reçoivent leur sort et leur ordre de porter du prix des blés, ainsi que l’on montre par tout ce qui a été dit ci-dessus, et qui a plus qu’acquitté l’auteur de ce qu’il avait promis dans cette première partie : savoir, que plus les grains sont à vil prix, et plus le menu peuple, ainsi que les riches, sont misérables. C’est pourquoi on passe à la seconde, dans laquelle on espère également tenir parole.

SECONDE PARTIE

Plus on enlèvera de blés en France, et moins on aura à craindre les extrêmes chertés.

CHAPITRE I

L’on n’évitera jamais, en France, les malheurs d’une extrême cherté, qu’en laissant une entière liberté aux étrangers d’enlever des blés en tout temps, et en telle quantité qu’il leur plaira, hors les occasions de prix exorbitants, qui portent leurs défenses avec elles, par ces règles du commerce qui ne permettent point que l’on le fasse avec perte, ainsi qu’il arriverait dans ces rencontres. Dans l’espérance, donc, que l’on a d’un lecteur moins farouche et plus revenu des préjugés que ce qui est dans la bouche du commun, on va entrer en matière, et on est assuré que cette seconde proposition sera également hors de crainte de toute repartie, comme on maintient qu’est la première.

Quelque effroyable et quelque horrible qu’ait paru le portrait de l’avilissement du prix des blés, en sorte qu’il y en a plus qu’il n’en faut pour lui faire son procès, malgré l’idée du vulgaire qui le canonise en France, au contraire de ce qui se pratique en Angleterre, où le peuple décide du sort de sa subsistance, voici bien une autre pièce qui le rend encore plus criminel, et qui doit encore, par conséquent, augmenter sa condamnation.

C’est la cherté extraordinaire des grains qu’il mène nécessairement à sa suite, et qu’il ne manque jamais de faire ressentir au même degré d’horreur qu’il s’est rencontré lui-même dans une situation tout opposée, cet avilissement étant la semence unique d’où s’enfante cet excès de prix qui passe pour un des fléaux de Dieu, par ce principe certain qu’il n’y a rien de modéré chez le peuple, qui, ne connaissant point de milieu, passe en un moment d’une extrémité à l’autre : on en conviendra pour peu d’attention que l’on veuille faire à ce qui va suivre.

Les grains, en France, ont deux intérêts et deux faces, bien que tous deux se rencontrent toujours dans un combat continuel, ne cherchant qu’à se détruire, parce que chaque parti est persuadé qu’il ne peut être heureux que par la destruction de son ennemi. Ces deux partis se forment des deux effets que produisent les grains : le premier, de nourrir les hommes dans l’Europe, en sorte que le défaut de cette manne les fait périr ; et l’autre est que la possession où se trouvent les propriétaires des fonds, d’en avoir une plus grande quantité qu’ils n’ont besoin pour leur usage personnel et singulier, leur sert de moyen pour se procurer, par la vente, toutes les autres choses par degrés que demandent les nécessités, les délices, ou la magnificence de la vie.

Le premier intérêt exige que les grains existent en la plus grande quantité qu’il est possible, et à bon marché, et s’en tient là ; et l’autre serait bien du même sentiment sur la quantité, si l’excès ne les avilissait pas : ce qui étant impossible, comme l’expérience le montre assez, il ne balance pas à prendre son parti, à les souhaiter et faire tous ses efforts pour les voir à haut prix, quand même il devrait y en avoir moins ; le procès, donc, est entre les vendeurs de blé et ceux qui l’achètent. Or, tout ainsi que dans le trafic de toutes les autres denrées, l’un voudrait avoir la marchandise pour rien, et l’autre la vendre quatre fois plus que l’ordinaire, et il n’y a que la certitude où le marchand est, que son voisin, qui a sa maison fournie de pareilles denrées, sera plus raisonnable, qui lui fasse entendre raison lui-même, joint à ce que l’acheteur n’est pas toujours dans la nécessité indispensable de ne se pouvoir passer absolument de ce qu’il avait voulu avoir. Cela met la police dans le commerce de toutes sortes de denrées, hormis dans celui des blés, à cause qu’il est tout à fait de rigueur, et l’achat en est d’une nécessité absolue, et la vente de même. Le laboureur ne peut non plus se passer de vendre ses blés que celui qui s’en veut fournir se dispenser de manger ; et ce sont ces deux obligations qui font le désordre dans ce trafic, et à l’aide desquelles les deux parties dont on vient de parler se font continuellement la guerre. Il y a même plus, c’est qu’un degré d’avantage que l’un a sur l’autre est un levain qui multiplie aussitôt à vue d’œil, et met les choses dans un tel excès qu’un parti terrasse tout à fait l’autre : ce qui est la ruine de l’État, de quelque côté que l’avantage se trouve.

On vient de marquer que l’intérêt de tout acheteur est qu’il y ait quantité de marchands, ainsi que beaucoup de marchandises, afin que la concurrence leur fasse réciproquement donner la denrée au rabais, pour avoir la préférence du débit ; et qu’au contraire le marchand ne vend jamais mieux que lorsqu’il est assuré, par la rareté de la denrée, qu’il n’a pas beaucoup de concurrents, et que l’acheteur est presque dans l’obligation de la payer à son mot.

Or, dans le commerce des blés, quand il se rencontre une année abondante à bas prix, la vente d’une partie ne suffisant point pour satisfaire aux besoins du ménage et payer le maître, il faut que le fermier fasse main basse sur tout, ce qui rengrège son mal, de manière qu’il est presque obligé de remporter ses sacs du marché sans délier, ce qui augmente et le vil prix et sa nécessité de vendre ; en sorte que ne s’en pouvant défaire, même à perte, par rapport aux frais du labourage, par les voies ordinaires, il le prodigue à l’engrais des bestiaux, et même à la confection des manufactures, comme amidons et bières, contre sa destruction naturelle, à cause des frais que le prix de la marchandise ne peut porter. Ainsi, voilà le parti de la grande existence des blés victorieux, et qui a entièrement détruit son ennemi. On appelle cet avantage, qui est le bon marché des grains, très faussement celui du menu peuple ; et c’est une victoire dont il paie dans la suite la folle enchère au triple, sans parler du mal présent, qui est la cessation de toute sorte de travail.

En effet, cette dissipation de blés dans une année abondante, causée par la nécessité du laboureur, et cette négligence de culture, qui devaient être une provision et une précaution contre les effets d’une année stérile, qui ne manque jamais à arriver de temps en temps, la voient venir et prendre au dépourvu ; c’est alors que la chance tourne du tout au tout : la première cherté, qui l’accompagne nécessairement, reçoit les mêmes degrés de hausse des mêmes causes qui avaient produit l’avilissement dans l’abondance.

Il ne faut qu’une petite quantité de vente au laboureur pour satisfaire aux obligations journalières du ménage ; ainsi il croit être en droit, comme il est en pouvoir, de tenir ferme avec le surplus dans sa maison, et bien loin de rapporter le grain sans le délier du marché, il ne se donne pas la peine de l’y voiturer. Ainsi, beaucoup moins de vendeurs et bien moins d’obligation de vendre, et par conséquent les excès de cherté dont on n’a que trop fait expérience depuis quarante ans en France.

Bien que tout ce qui s’est dit dans tout ce chapitre prouve assez cette naissance réciproque que se donnent la cherté et l’avilissement, quoique par rapport seulement à la simple attention du commerce et de la vente des grains, cette vérité paraîtra encore bien plus constante quand on viendra à descendre dans le détail de l’agriculture, qui donne le premier sort à cette situation différente du prix des grains ; en sorte qu’on peut dire, comme dans la musique, que c’est lui qui bat la mesure et qui assigne à chacun sa partie, comme on va faire voir dans le chapitre suivant.

CHAPITRE II

Si la terre en France produisait le blé comme elle fait les truffes et les champignons, que ce fût un pur effet de sa libéralité, qui n’exigeât aucuns frais ni soins pour sa culture, en sorte qu’étant nécessaire de tout attendre de sa bonté purement gratuite, les attentions ou les travaux n’auraient aucune part au plus ou moins de l’abondance de sa récolte, la raison dicterait d’elle-même de ménager dans la dernière exactitude la seule ressource de la garde qui resterait pour empêcher la disette dans les années que la terre et le ciel ne seraient pas favorables dans la production.

Il faut descendre encore d’un degré : si la culture ou l’acquisition de ces mêmes blés coûtait aussi peu dans ce royaume qu’elle fait en Égypte, où l’on prétend qu’après que le Nil est retiré, dont l’inondation seule fait les frais des quatre labours qui sont nécessaires presque partout ailleurs pour préparer les terres, ainsi que des engrais et améliorations que l’on est obligé d’y apporter, on jette la semence sur sa vase, et là, sans aucune crainte de froid, gelée, vent ou orage, elle rend avec abondance l’usure de ce qu’on y a semé, ce qui a fait appeler ce pays autrefois le grenier des Romains ; en sorte que les dispositions du ciel, qui sont presque tout ailleurs, sont comptées pour rien en cette contrée.

En Moscovie, cette libéralité descend encore d’un degré : après que la neige a posé sur la terre huit ou neuf mois de temps, et qu’elle est tout à fait fondue, elle laisse un sel, lequel, à l’aide d’un simple labour fort aisé, remplace toutes sortes d’engrais et donne, après deux mois seulement de résidence des grains dans le champ, une récolte très abondante.

Si les choses, dis-je, se passaient de cette sorte en France, on aurait assurément tort de vouloir capituler avec les blés, ou exiger ou stipuler un prix certain, afin de labourer les terres, surtout les mauvaises, sans perte de ses frais. On oserait dire que le peuple raisonne en France sur ce principe, bien que ce ne soit que par erreur, et qu’il faille compter justement sur le contraire. Bien loin que les terres y soient à beaucoup près d’une pareille bonne volonté en libéralité, on peut assurer qu’elles sont toutes en la plus grande partie très rebelles à la main du laboureur, et avec cela très intéressées, ne donnant rien pour rien, et qu’à proportion des soins et des engrais qu’on leur a prêtés ; et souvent même, lorsque le ciel n’est pas favorable, il s’en rencontre quantité qui font banqueroute, laissant expirer le terme fatal, ou la saison de la récolte, sans rendre ni intérêt ni capital, c’est-à-dire la semence.

Comme elles se divisent en plus de cent classes différentes de mérite, elles sont exposées, plus ou moins, à voir décider leur sort pour la culture uniquement par le prix des grains. Comme toutes choses ne peuvent être portées dans leur perfection si l’intérêt de l’ouvrier ou de l’entrepreneur ne s’y rencontre, il y en a plus de la moitié que l’on ne saurait ménager avec les engrais nécessaires, proportionnés à l’ingratitude naturelle du terroir, le bon blé étant à neuf à dix francs dans Paris, c’est-à-dire cinq à six francs le petit grain dans les provinces. Il est donc impossible, quand le mal continue, que le laboureur ne souffre le sort marqué dans la première partie.

Ainsi on ne peut contester que le prix des blés est un baromètre immanquable qui fait hausser et baisser la culture des terres à mesure qu’il augmente ou qu’il diminue. On en use de la sorte à leur égard, d’abord sur l’article des engrais, et enfin par un abandonnement entier, lorsque le mal est extrême, et que les prétendus vœux des personnes pitoyables sont exaucés, c’est-à-dire le blé en perte au laboureur.

Ce n’est pas tout : cet abandon, ou des engrais, ou de la culture entière d’une quantité de terres, lors de cet anéantissement, n’est qu’une partie du mal que cause l’avilissement du prix du blé, puisque si d’un côté l’intérêt particulier fait prendre ce parti, il cause encore un autre effet non moins dommageable, savoir de prodiguer la consommation des blés à des usages tout à fait étrangers, comme nourriture de chevaux, engrais de bestiaux, et confections de manufactures, ainsi qu’on a dit ; pour après, par un sort tout contraire, lorsque cet avilissement a causé la disette, à la première année stérile, comme cela est impossible autrement, obliger les hommes à avoir recours à la nourriture des bêtes, savoir les avoines, la chair des animaux comme chevaux, et même l’herbe ; ce qui n’est pas sans exemple, parce que ces mêmes bêtes, dans le trop grand avilissement des grains, avaient usurpé une pâture seulement destinée à l’usage des hommes.

L’on voit par tout ce raisonnement, ou cette exposition de faits incontestables, que ces deux grands ennemis, savoir, ou l’avilissement des grains ou leur trop excessive cherté, perpétuellement opposés, se trouvent dans une guerre continuelle, et qu’ils n’ont ni repos ni patience qu’ils ne se soient terrassés réciproquement, pour renaître après cela comme phénix de leurs propres cendres, et reparaître plus violents que jamais.

En effet, sans traiter la question qui a le premier commencé la querelle, une cherté extraordinaire fait labourer avec attention et profit les plus mauvaises terres, et ne rien négliger pour augmenter la levée des meilleures, ainsi que de toutes les autres, ce qui, joint à une attention et un ménagement continuel de l’usage de toutes sortes de grains, comme d’une marchandise très précieuse, forme une abondance dans le royaume plus que suffisante à ses besoins ordinaires, en sorte que l’excédent ne trouvant point l’évacuation au dehors qui serait nécessaire, comme il en arrive dans ce qui se passe à l’égard du corps humain, ce superflu est un levain contagieux à l’avènement d’une année abondante, qui corrompt, par un avilissement effroyable, toute matière naguère si précieuse, et produit les effets si certains et tant de fois marqués.

Puis le haut prix, à son tour, a sa revanche, et par l’abandonnement ou négligence de culture et prodigalité d’usage des grains, une année stérile faisant pencher la balance de l’autre côté, voilà une cherté effroyable, et toute la suite monstrueuse qui paraît tout à coup, que tout le monde déplore, sans que personne jusqu’ici se soit avisé ou ait pu comprendre que c’est l’effet uniquement des vœux des gens charitables et des mesures prises aveuglément pour seconder un zèle si mal fondé.

On voit donc qu’il est absolument nécessaire, pour éviter ces deux extrémités, de faire la paix entre elles, ou plutôt de ne leur donner pas continuellement une semence de guerre. Il y a même longtemps qu’elles ne se seraient pas donné de si rudes secousses, ni livré de si furieux combats, si une main étrangère, par des opérations tout à fait hors d’œuvre, n’avait pas marqué se défier de la nature, et qu’il n’était pas à propos de s’en rapporter uniquement à elle pour la dispensation de ses faveurs, bien qu’on lui fût redevable en partie de l’excroissance : ce qu’on va encore mieux montrer dans le chapitre suivant.

CHAPITRE III

On est persuadé que qui que ce soit ne peut révoquer en doute, après ce qu’on vient de dire, que l’avilissement des grains ne produise la cherté extraordinaire, comme celle-ci, à son tour, donne la naissance à celle qui l’avait enfantée, par les raisons marquées ; ainsi il est constant qu’il ne faut qu’arrêter une de ces deux situations pour les faire cesser toutes deux à jamais.

D’abord qu’il paraît la moindre crainte d’un haussement de prix des grains, on écrit dans les pays étrangers, et on tâche d’en faire venir de tous côtés, et ces mesures sont très naturelles ; et même, quelque soin qu’on prenne, on se trouve souvent court dans toutes ces précautions ; de façon qu’en venant annoncer, comme on a fait, et dont on conviendra assurément, pour peu qu’on fasse réflexion à ces mémoires, qu’il y a un moyen certain de se garantir de cette extrémité, qui passe pour un des fléaux de Dieu, savoir d’en éviter un autre, qui est l’extrême avilissement de ces mêmes grains, on maintient que l’on a rendu à la France que qui que ce soit lui puisse jamais procurer, tant par la comparaison du passé que par rapport à l’avenir, et par le mal que l’on fera cesser, et par le bien que l’on attirera.

Pour contre-pied au désordre de l’avilissement, cause de tant de maux, il faut vendre du blé aux étrangers, ce qui, outre le mal que cela bannira pour jamais, savoir, et l’anéantissement et la famine, également dommageables, changera la situation de la France à l’égard des étrangers en les rendant redevables, de créanciers qu’ils étaient auparavant, ainsi qu’il est constant.

Du moment que l’on parle d’enlèvement de blés, aussitôt le monde se soulève, tant le peuple, qui est aveugle, que les personnes les plus éclairées ; on croit que l’avarice insatiable des propriétaires des grains veut sacrifier la vie des misérables à leur avidité. Cette erreur est si profondément enracinée dans l’esprit, par la faute marquée au commencement de ce mémoire, savoir le manque d’union de la pratique et de la spéculative du labourage, ce qui en cette occasion, comme partout ailleurs, n’enfante que des idées monstrueuses, des choses fort imparfaites, en sorte que l’on ose dire qu’un homme ressuscité aurait peine à faire revenir la plupart des gens de cette prévention. Cependant, le faible d’une pareille disposition sera de beaucoup augmenté par le détail qu’on va faire de la quantité pitoyable, ou plutôt du petit nombre qu’il est nécessaire de faire sortir au dehors, afin d’empêcher les pernicieux effets des deux extrémités de cherté et d’avilissement de grains, si opposées, et en même temps si unies à ruiner également un État.

On sera bien honteux lorsqu’il paraîtra clair comme le jour, comme il va arriver, qu’il est seulement question de semer, non pour recevoir vingt pour un, qui est la plus forte usure que donnent les terres les plus abondantes, ni même cinquante, mais plus de cent pour un, ce que l’agriculture ne connaît point. En sorte que l’on maintient que le même ridicule qui se rencontrerait dans un homme qui soutiendrait qu’il ne faudrait pas semer la terre lorsqu’on craindrait la cherté, de peur que l’État ne se trouvât dépourvu de blés pour la nourriture des hommes pendant l’année courante, se trouve dans le raisonnement de ceux qui veulent qu’on ne laisse point sortir de grains hors le royaume qu’après plusieurs récoltes consécutives très abondantes, c’est-à-dire qu’outre les malheurs ci-devant marqués, dans cette disposition, on ne pourra mettre cette marchandise à profit qu’après qu’on en aura perdu une très grande partie, et cessé d’en faire produire à la terre encore une plus considérable.

CHAPITRE IV

Les auteurs de la conduite ou du raisonnement que l’on combat dans ce mémoire ne tombent en une erreur si grossière que parce qu’ils raisonnent à l’égard des blés comme un gouverneur de place frontière qui craint à tous moments un siège, ou comme un maître d’arithmétique qui sait et qui est assuré que qui de cinq ôte deux, reste à trois ; tout comme l’homme de guerre est certain qu’autant de blé qui sortira de sa place, qu’autant moins il en restera, et qu’ainsi c’est autant de renfort qu’il donne à son ennemi, pouvant être pressé par la disette, la place venant à être bloquée.

Ces idées se présentent parfaitement bien à la spéculation, qui ne peut s’empêcher de traiter d’extravagance tout ce qu’on peut rapporter au contraire. Mais outre tout ce qu’on a dit ci-dessus, qui montre assez le faible ou l’erreur pitoyable de ce raisonnement, on va faire voir un détail de la quantité de blés et de grains qui peuvent croître en France, ainsi que du nombre dont le royaume a besoin pour sa consommation ordinaire, et l’on verra que c’est leur prix seul qui ensemence les terres, depuis les plus mauvaises, où, de mémoire d’homme, on n’a jamais vu rien croître, jusqu’aux mieux partagées de la nature ; et puis il y a encore un sous-ordre, ou une subdivision, de divers degrés de fécondité, de stérilité ou d’abondance dans la récolte, qui reçoit le taux ou ses ordres de ce même prix, qui met plus ou moins en état de faire les frais nécessaires dans le ménagement, d’où dépend absolument le sort d’une bonne ou mauvaise levée.

L’empire même que le prix des grains se donne dans ce commerce ne s’en tient pas là : il étend également ses ordres et son pouvoir sur la consommation ; ainsi qu’on a dit, il la suit pas à pas, et la hausse ou baisse de moitié à autre, ou plutôt du tout au tout, ainsi qu’il fait le labourage, sans perdre jamais l’un et l’autre de vue ; et c’est ce qui justifie les Anglais de n’avoir pas perdu le sens, comme il faudrait supposer, si le raisonnement contraire n’était pas erroné, savoir, de donner de l’argent à pur profit à ceux qui vendent les blés du pays aux étrangers, et même leurs plus grands ennemis, attendu qu’il en faudrait donner jusqu’aux démons s’ils en demandaient en pareille occasion, puisque c’est pour éviter un très grand mal, et se procurer à même temps un très grand bien.

C’est par là qu’ils font défricher tous les jours une infinité de terres qui ne l’avaient encore jamais été, en soutenant les blés à un prix qui puisse satisfaire aux frais nécessaires pour y parvenir ; et ainsi, recueillant assurément cent pour un qu’ils ont fait sortir, ils évitent et les horreurs de la stérilité, et celles de l’avilissement.

Sur ces principes, on maintient qu’année commune, il croît presque toujours en France une moitié plus de blés qu’il n’est nécessaire pour sa consommation ordinaire ; cela peut aller à dix-huit cent mille muids ou à deux millions, ou trois millions mesure de Paris, dont il en faut à peu près les deux tiers pour le dedans du royaume ; ainsi, sur le pied de quatorze à quinze millions de créatures qu’il peut y avoir en France, à cinq quarterons par jour par tête, c’est douze cent mille grands muids de consommation, et six ou huit mille d’excédent qu’il faut absolument perdre si, après plusieurs années consécutives d’abondance qui soutiennent les choses à peu près sur ce pied, il n’y a aucune sortie permise, ni liberté d’en donner aux étrangers, qui bien loin d’être une garantie contre les accidents d’une stérilité ou d’une cherté extraordinaire, cette démarche, au contraire, est ce qui l’avance et ce qui la produit, ainsi qu’on a montré d’une façon invincible. On ne répétera donc point ce que l’on n’a que trop détaillé, mais on fera seulement remarquer que la culture et l’excroissance de ces six à huit cent mille muids excédant la consommation ordinaire du royaume, et le surplus, ne rendent pas leurs frais, la tête de blé étant à neuf ou dix francs le setier à Paris, c’est-à-dire le petit blé à cinq ou six livres dans les provinces ; et si les maîtres, dans ces occasions, ne faisaient crédit à leurs fermiers des quatre ou cinq années de suite, en attendant une stérilité qu’ils regardent comme les Juifs font le Messie, il est constant qu’ils périraient tous, et que presque toute la France demeurerait en friche.

Car enfin, ainsi que l’on a dit, toutes les terres n’étant pas d’un pareil degré, à beaucoup près, de fécondité ou de facilité d’exploitation, y ayant même plus de cent degrés de différence entre elles, dans cette rencontre, c’est uniquement le prix du blé qui décide de leur sort et de celui du laboureur, à l’égard du profit ou de la perte qu’il y a à les faire valoir.

En effet, si le prix ne manquait point de garantie, non seulement il n’en proviendrait pas deux millions de muids, comme il arrive ordinairement, mais même ce nombre pourrait doubler, et même tripler naturellement, sans rien supposer en cela que de très possible.

Il est très assuré qu’il y a des terres qui ne labourent jamais, par le manque qu’on vient de marquer ; d’autres, de quinze années, une ou deux ; d’autres, tous les sept ou huit ans ; et presque toutes se reposent au moins de trois années une ; pendant qu’il s’en rencontre de plus mal partagées, et même moins parfaites que celles-là, à qui naturellement on ne devrait rien demander, qui labourent toutes les années, et même rapportent jusqu’à deux récoltes dans un même été.

La raison de cette différence est que, n’y en ayant aucune qui soit à l’épreuve et qui puisse résister à la quantité d’engrais possible et nécessaire à les rendre fécondes, du moment que celles de ce genre se trouvent situées dans des lieux où on leur peut procurer cet avantage à un prix qui ne soit pas au-dessus de celui des fruits de la récolte, on ne manque jamais de prendre ces mesures à leur égard : ce sont celles qui se trouvent aux portes et environs des grandes villes, lesquelles, indépendamment de leur qualité d’être caillouteuses ou sablonneuses, sont toutes érigées en potagers, et même à porter des blés toutes les années, sans avoir jamais un moment de repos. La raison de cela est que les fumiers des villes n’ayant point d’autre intérêt que d’en être enlevés au plus tôt, le terrain limitrophe a la préférence du transport, à cause de la proximité, laquelle produit encore la faculté du débit des fruits de ce terroir abonni malgré la nature ; et cette violence qu’on lui fait s’éloigne et gagne le pays au dehors, à proportion du prix des grains, jusque là qu’on a vu des laboureurs, à deux lieues d’une ville maritime, entretenir deux chevaux et un valet tout le long de l’année, pour aller quérir seulement deux charges par jour de certains immondices, arrosés d’épanchement d’eaux salées, qui ont la vertu de tripler les effets de toutes autres sortes d’engrais ; c’est-à-dire que ces laboureurs dépensent huit cents francs par an en faisant faire tous les jours huit lieues à leurs chevaux, pour abonnir seulement quinze ou seize arpents de terre ; et c’était avec profit, les blés étant à seize ou dix-huit francs à Paris, comme c’était avec perte, ou plutôt qu’on laisse cette manœuvre, sitôt qu’ils ne sont qu’à neuf ou dix francs.

C’est sur ce compte que les Maures, ayant été chassés d’Espagne au commencement du siècle passé, se présentèrent à la France, et offrirent que si on leur voulait donner à habiter la contrée la plus stérile et la plus inculte qui se rencontrât, comme la grande Provence, ou les landes de Bordeaux, de la rendre la plus fertile du royaume. Quoique cela paraisse surprenant, cela est pourtant très certain, et ils en seraient venus à bout. Voici la manière : comme ils avaient emporté des effets mobiliers, c’est-à-dire beaucoup d’argent, ils l’auraient tout employé à faire souffrir à ces lieux stériles le sort de semblables terroirs qui s’en rencontrent aux portes des grandes villes ; comme il n’y aurait aucune différence du côté de la nature, mais seulement des frais, la récolte, soutenue de la frugalité de ces peuples, les aurait dédommagés, ce qui ne se rencontre pas chez ceux du septentrion, qui mangent beaucoup davantage et veulent faire meilleure chère ; et si ces Maures avaient été en perte dans la première et seconde année, ils ne l’auraient assurément pas été dans la suite, et se seraient même récompensés du passé et enrichis pour toujours ; la raison de cela est que, dans le labourage, ce sont les premières années qui coûtent le plus, que c’est d’elles d’où le laboureur reçoit sa destinée pour toute son exploitation : s’il est assez fort pour n’y rien épargner, il est riche pour toute sa vie ; sinon, il y perdra assurément tout ce qu’il y aura mis.

En effet, c’est une vérité connue de tous ceux qui ont jamais fait ce commerce, qu’en matière de labourage l’abondance produit l’abondance, et la misère de même ; un fermier qui a fait des frais infinis d’acheter des fumiers et des pailles, qui ne sont qu’une seule et même chose lorsqu’on a des bestiaux, se procure une heureuse récolte, c’est-à-dire une grande abondance de ces mêmes fourrages, qui lui donne le moyen de reformer les fumiers sur le lieu ; il n’est plus obligé de les acheter, ni de les aller quérir au loin, mais entretient cette circulation toute sa vie, à moins qu’un trop long avilissement des grains, le condamnant aux dépens, ne l’oblige à tout quitter, qui est une perte pour tout l’État d’autant plus grande que, la cause étant générale, elle porte cette même destinée en une infinité d’endroits.

On voit donc, par tout ce qu’on vient de dire, que c’est uniquement le prix des grains, quoique cette vérité ait été jusqu’ici si peu connue, qui décide et de l’abondance et de la richesse du royaume. Mais la surprise sera encore bien plus grande lorsqu’on viendra à approfondir, comme on va faire dans le chapitre suivant, la grandeur de la méprise dans laquelle on a vécu jusqu’ici en France sur cet article, puisqu’on va faire voir que tous les malheurs de l’une et l’autre situation d’avilissement ou de cherté de grains ne sont arrivés que parce qu’on a cru s’en garantir en empêchant trois ou quatre mille muids de blé de sortir du royaume par an, bien qu’il n’y eût aucun muid de cette réserve qui n’en ait fait périr plus de cent pour sa part toutes les années, l’un portant l’autre, et fort souvent trois cents ; sans parler de près de cinq cents millions de rente que cette conduite coûte en pure perte au royaume, et la vie à une infinité de monde, et la ruine de toutes les conditions, qui n’ont du bien au sol la livre, depuis la plus élevée jusqu’à la plus abjecte, qu’à proportion que les fruits de la terre, et surtout les blés, sont non en existence, mais en valeur, dont l’antipode est lorsqu’ils ne peuvent porter les frais de la culture.

CHAPITRE V

L’avilissement du prix des grains, comme leur extrême cherté, qui en est une suite nécessaire, étant le plus grand mal qui puisse arriver au royaume, tout ce qui y donne lieu doit être regardé avec le même degré d’horreur. Or la défense de faire sortir des blés étant cela même qui produit cet avilissement, c’est elle seule à qui il faut déclarer la guerre ; mais auparavant que de le faire, il est à propos de purger l’erreur publique, et qui est la première idée qui se présente à l’esprit lorsqu’on n’est pas rompu dans ce commerce, savoir que l’on ne peut ôter du blé d’un tas ou d’une quantité sans diminution ou sans perte sur le nombre : outre que cela n’est pas absolument vrai, puisque, sur ce principe, on ne sèmerait jamais, de la même sorte, si une diminution augmente le prix du restant, et que l’enlèvement d’une petite quantité procure des soins pour la conservation du surplus, qui ne se peuvent faire sans frais, il sera certain de dire que l’enlèvement d’une partie augmente, loin d’amoindrir la masse dans la suite.

Mais il y a plus : cette sortie de blés, quelle qu’elle soit, dans la plus grande liberté aux étrangers d’y en venir prendre, a si peu de rapport à la quantité nécessaire pour la subsistance du royaume, qu’elle n’est non plus considérable par la crainte de la diminuer que si un munitionnaire d’armée ayant fait marché de fournir le pain à vingt onces de poids chacun, on viendrait dire qu’il aurait affamé l’armée, parce qu’il aurait manqué la pesanteur d’un demi-gros ou environ dans la livraison, d’autant plus que cette justesse ne s’est jamais rencontrée dans le débit de cette denrée.

En effet, on ne ravitaille point un grand royaume naturellement fécond comme on fait une ville ou un vaisseau, où il ne croît aucuns grains. Cependant, il est vrai de dire que si, dans les extrêmes chertés, on n’en apportait de dehors, la moitié du peuple périrait, bien que cet apport ne soit pas capable de lui-même de nourrir la cinquième partie du monde à qui il sauve la vie. Mais voici comme les choses se passent. On a fait voir ci-dessus que les grains ont deux faces et produisent deux effets fort opposés l’un à l’autre, qui se font une guerre continuelle, savoir, de nourrir l’homme, et l’autre de fournir au propriétaire de quoi avoir le surplus de ses besoins, de quelque nature qu’ils soient. Le premier fait ce qu’il peut, et n’a autre but que de l’avoir à très vil prix, indépendamment de toute sorte de justice et d’équité, et même de conséquences, quelque terribles qu’elles soient, comme on l’a montré ; et l’autre, tout au contraire, ne respire qu’à le voir dans l’excès avec aussi peu de raison : les années stériles ou abondantes font gagner la cause à l’un ou à l’autre. On a parlé des suites de ces premières, ainsi que de celles de l’autre parti ; mais il est à propos de faire encore mention de ces dernières, par rapport à ce qu’on s’est engagé de prouver, savoir, que ce que l’on apporte ou enlève de France de blés n’intéresse non plus par sa quantité la nourriture des peuples que la diminution marquée ci-dessus au pain de munition.

Pour le montrer, il est nécessaire de descendre dans le détail de la manière dont les chertés désolantes, pour ne pas dire famines, arrivent : c’est un pur effet de la brutalité et de la bêtise du peuple, et non absolument de la stérilité de la terre, dans un pays comme la France, quoiqu’elle y donne lieu ; c’est cette foule confuse de gens sans tête, sans cervelle, qui se filent le cordeau dont ils sont étranglés.

On sait les effets de la terreur panique lorsqu’elle s’empare des esprits de toute cette armée, puisqu’on a vu quelquefois deux ou trois cents hommes en mettre plus de dix mille en fuite, lesquels, pour garantir leur vie, sans même être poursuivis, se précipitaient dans les fleuves et se noyaient presque tous.

On a vu dans des bateaux de passage remplis de monde, au moindre trou qui paraissait par où l’eau entrait et qui eût été aisé à étouper, tous se jeter en foule sur l’autre côté, et, par là, renverser le bateau et se noyer tous.

C’est par la même conduite que ces chertés extraordinaires arrivent, puisqu’on n’en a jamais vu aucune, quelque grande qu’elle fût, qu’il n’y eût encore plus de blé en France, ou de l’année, ou des précédentes, qu’il n’en fallait pour nourrir tous les peuples. Et pour le faire voir, il n’y a qu’à considérer que si, en 1693 et 1694, on avait réduit en monnaie tout l’or et l’argent du royaume qui est en vaisselle, même celui des sacristies, comme portent les canons dans ces occasions, cela aurait assurément formé plus de deux cents millions ; et que l’on eût donné quatre ou cinq pistoles à chacun, de trois ou quatre millions de personnes seulement exposées aux effets de la disette, non seulement aucune n’aurait péri, mais même n’aurait pas jeûné un seul moment. Cependant, tout cet argent n’aurait pas été du blé, et ne l’aurait pu former, s’il ne l’avait pas déjà été ; mais il l’aurait forcé de sortir des réduits où l’inhumanité des possesseurs le détenait, par le malentendu de la conduite des peuples.

Ce qui fait donc la balance entre ces deux partis ci-devant marqués, et qui sont si fort ennemis l’un de l’autre, quoiqu’ils doivent être toujours en équilibre, autrement l’État souffre, de quelque côté que soit l’avantage, ce sont les marchés où l’on vend publiquement les grains : ce sont eux qui décident du sort des peuples, de façon ou d’autre, à l’égard du prix des blés. En effet, un marché ou étape publique, où il se vend ordinairement cinq cent setiers de blé toutes les semaines, n’en peut voir l’altération dessus ou dessous de vingt seulement sans que ces mêmes grains ne reçoivent une hausse ou une diminution très considérable, qui s’augmente à vue d’œil, et qui double et triple par le moindre surcroît tous les effets précédents ; de même qu’une balance suspendue en équilibre, parce que le poids est égal dans les deux bassins des deux côtés, comme de cent livres de quelque matière que ce soit, ne peut recevoir une augmentation de deux livres seulement en un de ses bassins sans que l’autre ne soit emporté entièrement, et en descende aussi bas, en faisant remonter celui qui a perdu le contrepoids aussi haut que s’il n’y avait rien du tout, et que toute la charge fût en un seul. Voilà justement ce qui se passe dans les marchés à l’égard du prix des blés : une surcharge ou une diminution de vingt sacs sur la fourniture ordinaire, encore une fois, du marché ou étape de cinq cents sacs d’apport chaque semaine, emporte la balance et la fait pencher tout à fait d’un côté ; et comme du mal en ces occasions, il vient le mal que l’avilissement des blés produit l’avilissement, et la cherté le haussement continuel de prix, il arrive, à l’égard de cette balance de marché, que, lorsqu’un côté a emporté l’autre par l’altération que l’on vient de marquer, la surcharge qui arrive à toute heure porte les choses à un excès, de façon ou d’autre, également préjudiciable à l’État.

Et comme entre la très grande cherté des grains et leur plus fort avilissement il y a sept ou huit degrés au moins de différence, et qu’il vaut dans ces occasions sept fois plus ou sept fois moins que dans la situation opposée, ce serait aussi mal raisonner de dire, dans la cherté, qu’il y a sept fois moins de blé qu’il ne faut pour la nourriture de la France, parce qu’on l’a vu dans les années précédentes à sept fois meilleur marché, tout comme, dans l’avilissement, d’avancer qu’il s’en trouve sept fois plus qu’il n’est nécessaire pour la consommation ordinaire ; et enfin, c’est la même extravagance que si on disait, dans cet exemple de balance mise d’abord en équilibre par une égalité de poids, et puis tirée de cette situation par une surcharge de deux ou trois livres qui fait qu’un côté emporte tout à fait l’autre ; si on avançait, dis-je, qu’il n’y a rien du tout dans un côté, et que tout est dans l’autre, parce que la situation n’en est point différente que si cela était effectivement, cependant il n’y a rien de plus faux, puisque, faisant le même parti de deux ou trois livres de surcharge au côté emporté, on rétablirait l’équilibre. Cette différence de sept degrés de prix de blés est que, dans la cherté, le laboureur est sept fois moins pressé de vendre, et, dans l’avilissement, sept fois plus dans l’obligation de se défaire de sa denrée, poussé par le maître ou par l’intérêt, ce qui forme le contrepoids.

Il faut faire trêve pour un moment avec cette parité de balance, pour faire une digression sur la manière dont les chertés extraordinaires arrivent, leur naissance, leur progrès, et comme elles reçoivent leur excès de désolation ; et on sera surpris de voir que ce n’est qu’un malentendu, et le plus souvent une terreur panique du peuple qui l’oblige à se précipiter la tête la première dans un fleuve très profond et très rapide, pour fuir un ennemi qui n’a ni pieds ni jambes pour l’atteindre, ni armes pour l’offenser.

On ne peut pas dire que le ciel, qui n’est pas toujours également favorable à la terre pour concourir à la perfection de ses fruits, ou plutôt qui ne l’est jamais d’une égale manière, ne donne pas, le premier, lieu à cette disposition : une longue sécheresse, une grande abondance de pluie, un hiver rude et fâcheux, sans neige, qui est une excellente couverture aux blés contre les rigueurs, et enfin une petite pluie emniellée qui attaque ordinairement le tuyau un peu avant sa maturité, et le met absolument hors d’état de nourrir davantage le grain dans l’épi, sont autant d’ennemis que cette manne primitive des hommes dans l’Europe a à essuyer, et non pas à combattre, ou au moins autrement que par des vœux. Du moment que quelqu’un de ces dérangements a produit son effet, les uns plus tôt, les autres plus tard, aussitôt l’alarme se répand parmi le peuple que l’année ne sera pas opulente, et que les blés ont manqué en quantité de contrées. Et il en arrive comme dans toutes les rumeurs publiques, on fait le mal beaucoup plus grand qu’il n’est. Le désordre commence par la campagne, dont les habitants ont un double intérêt de répandre ce bruit : le premier, de faire hausser le prix des grains, et le second, de se dispenser de payer leurs maîtres, alléguant, le plus souvent contre vérité, qu’ils n’ont pas recueilli de quoi ensemencer leurs terres et se nourrir, eux et leurs familles ; tout le reste du menu monde, qui est extrêmement disposé à prendre le ton plaintif, soit par chagrin naturel, ou par dépit de n’être pas dans une meilleure fortune, donne encore une rehausse à la commune renommée, sans connaissance de cause et plus grand approfondissement, de quoi même il n’est pas capable.

Ainsi, voilà aussitôt deux effets qui suivent le premier, savoir que tous les vendeurs de blé, dans l’espérance que le mal augmentera, s’abstiennent de fournir les marchés à leur ordinaire, n’oublient rien pour obtenir de leurs créanciers un délai de paiement, dans la promesse de leur en faire de bien plus considérables avec le temps ; et l’autre, que ceux qui font leur provision de blés ordinairement de semaine en semaine, ou de mois en mois, se hâtent au plus tôt de se fournir pour toute l’année, et même davantage, le tout sur une terreur panique d’un mal qui n’est grand que parce que la fantaisie et l’erreur font croire ce qui n’est pas.

Cependant, il advient de ces deux effets d’une stérilité qui n’est souvent en la plus grande partie qu’en idée, une suite très réelle, comme si elle était véritable en tout son contenu : savoir un rehaussement de prix des grains, attendu que, pendant que les marchés sont moins fournis d’un côté que par le passé, ils sont plus dépouillés qu’à l’ordinaire ; ces dispositions augmentent suivant et à proportion de la renommée.

Ce n’est pas tout : quand l’année se trouverait très abondante, et que le peuple se serait mépris dans ses conjectures ou ses idées, le mal ou le rehaussement qui a pris racine ne s’arrête pas pour cela, au moins en partie, attendu que comme, lorsque les grains sont à vil prix, aucun laboureur ni marchand ne vendrait si la nécessité de payer ses dettes ne le talonnait de près, ce qui fait que, dans l’avilissement, il est obligé de faire main basse, surtout à cause qu’il faut beaucoup de blés pour faire peu d’argent, il est tiré de cette situation par le haut prix, qui le met en pouvoir de moins vendre pour satisfaire à ses obligations, et ainsi de moins fournir les marchés.

Voilà donc la balance, pour y revenir, qui a perdu son équilibre ; car ce sont les marchés seuls qui décident souverainement en cette occasion, et non la quantité des blés, quelle qu’elle soit, qu’il peut y avoir ou dans les greniers, ou dans les granges des métairies : vingt sacs dessus ou dessous dans un marché font le sort des grains, pendant qu’une fois plus ou moins repostés dans les lieux qu’on vient de marquer ne change en rien leur destinée : même, toutes les fois que la police a voulu y mettre la main pour obliger les propriétaires des grains de fournir régulièrement les marchés, avec défense de trop garder de blés dans les étapes publiques, y ayant une infinité d’ordonnances imprimées et publiées sur ce sujet, on peut assurer que cela n’a fait qu’augmenter l’alarme, ainsi que le mal, bien loin de le diminuer.

C’est donc dans ces rencontres que les blés étrangers font des merveilles et ont sauvé la vie à une infinité de monde dans plusieurs occasions, non par leur quantité, qui ne va pas à plus gros qu’un pois de pain pour chaque personne, par rapport à la quantité d’hommes qu’il y a dans la France, mais parce qu’ils remettent l’équilibre dans la balance ; et tout comme il serait ridicule de dire qu’un côté chargé d’un poids de cent livres, et qui aurait absolument emporté l’autre dans lequel il n’y aurait rien, pourrait être rétabli en équilibre en remettant seulement deux livres dans le côté vide, il serait de la même absurdité de dire que vingt ou trente mille muids de blé sauvent la vie au peuple d’un royaume, à qui il en faut plus de douze cent mille muids par an ; mais c’est qu’au contraire, comme on a remarqué ci-dessus, que ce côté de balance que l’on croyait absolument vide, parce qu’on le voyait tout à fait emporté en haut, ayant déjà cent livres pesant et venant à recevoir deux livres d’augmentation, il reprend l’équilibre que l’autre bassin avait gagné sur lui par la surcharge d’un pareil avantage.

CHAPITRE VI

Pour expliquer encore plus nettement le rôle du commerce des blés à l’égard de l’étranger, tant dans l’envoi au dehors que la réception au dedans, on peut dire que tout y est violent et extrême, parce que tout y est exposé à la fougue d’un public, ou plutôt d’une troupe aveugle et tumultueuse qui ne sait ce qui lui convient, ou ce qui lui est préjudiciable : c’est assez qu’il se trouve assemblé pour former une sédition, et comme il prend l’alarme jusqu’à se soulever de la sortie d’une très petite quantité de grains, mille fois au-dessous de celle que le bas prix en fait anéantir, ou par négligence de labourer ou par prodigalité à consumer, ils croient tout à fait être tirés d’une crainte de disette par l’arrivée d’un petit nombre de grains étrangers.

L’année 1679 aurait vu les mêmes désastres que celles de 1693 et 1694, sans vingt-cinq ou trente mille muids de blé étranger au plus, qui conjurèrent assurément le mal, parce qu’ils étaient arrivés avant que le prix eût gagné un taux trop violent ; ce qui, n’ayant pas été en 1693 et 1694, un plus grand nombre n’en put être le maître, comme ces incendies que l’on éteint aisément dans les principes, mais non pas quand ils ont gagné beaucoup de terrain ; la balance, donc, est la nécessité de vendre et d’acheter, qui sont les deux bassins : le moindre poids de côté ou d’autre le fait baisser ou hausser, ce qui va toujours en augmentant.

Tout ceci montre évidemment, encore une fois, que la réception ou sortie des blés étrangers n’est d’aucune considération pour le royaume par rapport à la subsistance, mais seulement à l’équilibre de la balance et au prix : comme l’excès de cherté n’est à la rigueur ordinairement fondé que sur des bruits publics ou terreurs paniques, ne provenant uniquement que du pouvoir plus ou moins où sont les laboureurs de vendre leurs grains, l’arrivée d’un vaisseau chargé de cette denrée fait une espèce de miracle, parce qu’on ne manque jamais de dire que c’est l’avancement d’une bien plus grande quantité, et cela fort sagement, qui va arriver au premier jour.

De plus, comme on a marqué ci-dessus, et que c’est la vérité, que la fourniture des marchés seule, se trouvant forte ou légère, fait le sort du prix des blés, indépendamment de quelque abondance qu’il puisse y avoir dans les greniers ou dans les granges, un seul vaisseau de trois à quatre cents muids de blé seulement est comme si l’on portait ce nombre tout d’un coup à un marché qui n’en eût ordinairement que trente à quarante muids aux jours de vente, comme ils le sont tout au plus, même les mieux accrédités : il est constant qu’à moins que la cherté fût extrême, et que les acheteurs ne se fournissent pour plus que leur provision ordinaire, ou pour revendre aux autres, le prix tomberait tout d’un coup ; et si cette manœuvre continuait, on pourrait dire que tout serait perdu, comme on a marqué dans la première partie de ces mémoires.

C’est la même chose dans la situation contraire, par la sortie de quelques blés lors de l’anéantissement du prix : le peuple, qui ne raisonne non plus sur la quantité de l’un, que l’on vient de marquer, qu’il fait sur celle de l’autre, pour passer sans nulle raison en un instant d’un excès à ce qui est tout opposé, croit que tout est perdu du moment qu’on permet d’enlever des blés, quelque quantité qu’il y en ait de superflu. Il ne faut supposer qu’il puisse songer que c’est le prix qui sème et engraisse la terre, et qui produit par conséquent l’abondance qui entretient la magnificence dans les riches et donne le nécessaire aux ouvriers. Cette attention excède de beaucoup les lumières de gens, lesquels, quoique doués de raison, en ont moins que les bêtes lorsqu’ils opinent tumultueusement ; et comme ils croient tout sauvé par l’arrivée de dix ou douze mille muids de blé, et même bien moins, ils pensent tout perdu par la simple permission d’en enlever, qui ne pourrait jamais, dans la plus grande liberté, atteindre jusqu’à ce nombre, et qui ne serait pas la cinquantième partie de ce que cet enlèvement conserverait ou ferait produire à la terre de surcroît dans le royaume, par les engrais que cela mettrait en état de n’y pas épargner.

Il croit, d’abord qu’il voit cette licence de sortie, qu’on le va prendre à la gorge et que l’on ne peut pas enlever moins que la moitié des blés du royaume, et peut-être tout ; toutes ces réflexions précédentes, ou toutes ces vérités, qui sont d’une certitude incontestable, n’entreront jamais dans son esprit ; et ce qu’il y a de plus merveilleux est qu’il communique ce raisonnement, tout dépravé qu’il est, aux personnes les plus éclairées, mais qui n’ont point la pratique, parce qu’elles sont dans l’élévation.

La piété et la charité chrétienne viennent encore de surcroît, et l’on se persuade avoir mérité le paradis en disant qu’il faut que les blés soient à bas prix, afin que le pauvre monde puisse subsister. Mais pour résumer le tout, il est incontestable que la sortie ou l’arrivée des blés en France ne produit point d’autre effet que de redresser la balance lorsqu’elle déroge trop à l’équilibre ; et comme on prend avec avidité le parti d’en faire venir lorsqu’il est trop cher, c’est une méprise effroyable de n’en vouloir pas user de même pour la sortie quand ils se rencontrent dans une situation opposée, c’est-à-dire dans un grand avilissement.

Il se trouve même par cette conduite autant de dérogeance et à la politique, et à la justice, et même à la religion, qu’il s’en rencontrerait dans un juge de police qui, baissant le prix du pain aux boulangers lors de la diminution de celui du blé, ne voudrait point, lorsqu’il hausserait, leur rendre la même justice, et s’aveuglerait assez pour croire que ces malheureux pourraient servir le public et tenir leurs boutiques fournies à leur perte, puisque assurément le parti qu’ils prendraient serait de tout abandonner, de fermer leurs maisons et de prendre la fuite, ce qui attire aussitôt une mutinerie ou sédition, bien loin de procurer l’utilité publique. C’est la même chose des laboureurs, et on tombe dans la même erreur à leur égard.

On peut assurer que l’on n’a pas même été dans cette surprise. La liberté a été autrefois entière, hors les temps tout à fait extraordinaires, et on n’avait prétendu en 1650 faire une querelle aux blés par la suppression de cette libre sortie pour les obliger de regagner le prix de cinquante ans auparavant, qui était trois fois moindre, quoiqu’ils fussent bien plus criminels qu’ils ne le sont aujourd’hui, de vouloir seulement excéder de moitié le prix de 1650, et cela par les raisons traitées dans la première partie de ce mémoire. En 1600 ce fut la même chose, une même gradation de prix se rencontrant à remonter cinquante ans auparavant, et les blés, en reconnaissance de cette grâce, avaient triplé tous les revenus en triplant leur valeur, tant en 1600 qu’en 1650, tant pour les ouvriers que pour les propriétaires ; mais on souffre aujourd’hui à peu près cette gradation pour les premiers, et on crie à l’horreur lorsque les seconds demandent la même justice, ce qui est la ruine de tous les deux, ne pouvant point subsister l’un sans l’autre, et leur sort, bon ou mauvais, étant toujours réciproquement solidaire.

Il paraît, par les mémoires de Monsieur de Sully, que toutes ses attentions ne tendaient qu’à favoriser la sortie des grains, qu’on croit aujourd’hui presque toujours empêcher par un trait de la plus fine politique, quoiqu’il y eût pareille disparité dans la situation de ces temps-là, par rapport à la hausse des blés, à celle d’aujourd’hui, puisqu’il ne s’agit présentement que de leur laisser prendre une moitié de surcroît de ce qu’ils étaient vendus il y a cinquante ans ; dans les deux époques marquées, ils avaient triplé en pareil espace de temps, ainsi qu’on vient de marquer.

Cependant, pour revenir à ce qui se fit en 1600, le Parlement de Toulouse ayant voulu, par un zèle très mal fondé, empêcher la libre sortie des blés, Monsieur de Sully en donna aussitôt avis au roi Henri IV, lors éloigné, et lui manda que si cette conduite avait lieu, il ne fallait pas qu’il s’attendît que les peuples pussent payer les subsides ordinaires, et que par conséquent les recettes seraient stériles : ce qui fit que Sa Majesté manda au Parlement de Toulouse de se tenir en repos, et d’employer son zèle à quelque autre usage moins préjudiciable à l’État.

Néanmoins, le raisonnement du peuple et des gens charitables d’à présent ont une idée tout opposée quand ils se révoltent contre la sortie des blés. Mais pour abréger matière, on leur demanderait volontiers, aux uns et aux autres, qu’ils missent eux-mêmes le prix aux blés : si ce doit être au plus bas prix qu’ils aient jamais été, ils n’ont qu’à les mettre à 20 sols le setier à Paris, puisqu’il y était en 1550 ; s’ils le trouvent ridicule, comme effectivement il l’est, et même quelque chose de plus, ils conviennent donc qu’il faut une proportion ; or il n’y en aura pas tant que le prix ne pourra pas porter les frais de la culture, à beaucoup près, comme il se rencontre dans la situation présente.

Sur ce principe ou sur ce raisonnement, le peuple, ainsi que les gens pitoyables, qui se récrient contre la sortie d’une très petite quantité de blés, c’est-à-dire la centième partie ou même la millième de ce qu’il faudrait pour la subsistance ordinaire, qui ne pourrait jamais altérer sa nourriture à la rigueur, quand même il ne s’en rencontrerait pas toujours le double, tant de celui excru dans l’année que de ce qui est en garde ; ce peuple, dis-je, aurait bien meilleure grâce et serait bien mieux fondé d’attaquer les propriétaires des terres qui demeurent en friche pour ne pouvoir supporter les frais du labourage, tout de même que ceux qui ne font pas les engrais nécessaires aux terres exploitées, parce que cette négligence diminue de plus de la moitié la récolte. Ce n’est pas tout, et sa colère ne s’en doit pas tenir là : il faut qu’il assaille encore tous ceux qui prodiguent les grains à des usages étrangers, comme nourriture et engrais de bestiaux et confection de manufactures. Or bien que tous ces articles apportent un déchet à cette nourriture des hommes de cinquante fois plus fort et plus violent, voire bien souvent de mille, ainsi qu’on fera voir dans le chapitre suivant, que celui qui aurait pu arriver par la sortie de quelque nombre de blés que les étrangers auraient voulu enlever, et qui aurait empêché cet autre désordre, cependant ce peuple, si attentif à ses intérêts, voit tout ce mécompte très tranquillement, il n’y fait pas même la moindre réflexion ; de quoi on ne s’étonne pas, parce qu’il n’en est pas capable, mais seulement de ce que des gens en qui la raison semble avoir établi son principal siège tiennent le même langage. La cause en a été marquée dans la première partie de ce mémoire, et c’est la même qui avait rempli de fort grands hommes d’une si grossière erreur à l’égard de la figure du monde. Quelque effroyable qu’elle soit en cette occasion, elle va recevoir un degré de hausse dans le chapitre suivant, qui donnera lieu de s’étonner que l’esprit humain ait jamais été capable d’une faute si effroyable.

CHAPITRE VII

Toute la cause du désordre marqué dans ce mémoire consiste en ce que jamais qui que ce soit n’a fait un moment d’attention à la quantité de blés qui pouvait sortir du royaume, dans les temps d’une pleine liberté : on a cru qu’il n’y avait nulle différence entre réduire le peuple à la famine et cette licence ; et tout le monde est si bien persuadé de cette maxime que le moindre enlèvement produit presque les mêmes effets et cause une aussi grande alarme qu’une forte stérilité. De manière qu’on est honteux de dire qu’au lieu de vingt-cinq ou trente mille muids de blé qu’il est possible d’apporter dans le royaume dans les temps de cherté, et que les étrangers voient sortir de leurs ports tranquillement, et même avec joie, dans l’idée qu’ils ont, avec vérité, que cette sortie leur procure la richesse et l’abondance, il ne serait presque pas possible, dans les temps même des plus grands avilissements, d’en tirer dix mille de la France, voire moins, avec bruit et tout à la fois, sans tomber presque aussitôt dans l’excès tout opposé ; en sorte que tous les malheurs de l’une et l’autre extrémités, dont on n’a que trop fait expérience, auraient pu être aisément conjurés par la sortie seulement de mille muids de blé dans la plus grande partie des années.

Que l’on ne s’étonne point de cette différence de situation ou de remuement d’esprits entre la France et les autres États : les causes ne produisent leurs effets que suivant et à proportion des dispositions des sujets sur qui elles agissent ; et comme, parmi les corps, les uns sont très aisés à émouvoir, et les autres très difficiles, de même, en France, la fausse idée que l’on a sur la sortie des grains a mis les choses sur un pied que cinquante mille muids de blé, et même cent, tirés de Hambourg, Dantzig ou de l’Angleterre, étonneraient moins les peuples que seulement cinquante muids enlevés de France.

C’est sur ce compte que l’on maintient que, faute d’avoir vendu mille muids de blé toutes les années, l’une portant l’autre, aux étrangers, et peut-être bien moins, la France a perdu plus de cinq cents millions de rente, avec l’obligation de laisser quantité de ses terres en friche et de mal labourer les autres, ainsi que d’en consommer une infinité à des usages étrangers ; ce qui, joint avec l’abandonnement ou négligence des terres, en a causé plus de cinq cent mille de perte, d’où sont provenus les horreurs de la stérilité et tous les malheurs qui accompagnent l’extrême cherté et le grand avilissement des grains.

Ces effets épouvantables d’une terreur panique répandue sans raison et sans fondement se vérifient tous les jours par une infinité d’exemples, sans parler de ceux qu’on a ci-devant marqués. On sait qu’à la conquête du Nouveau Monde par les Espagnols, leurs armées plus nombreuses n’étant composées que de trois ou quatre cents soldats, ils battirent et défirent souvent trois à quatre cent mille hommes, et en assujettirent enfin presque autant de millions qu’ils étaient de têtes. Et de nos jours, l’entreprise qui se fit dans l’île de Madagascar fit à peu près voir la même chose : celui qui en a fait imprimer la relation remarque que l’on ne pouvait voir sans surprise trois ou quatre cents Européens avoir assujetti plus de trois cents lieues de pays, en obligeant quatre cent mille hommes, tous portant les armes, de leur payer des redevances et des contributions, dans la crainte d’en être punis en cas qu’ils y eussent manqué, comme il arrivait dans ces occasions.

Voilà les effets de la prudence et de la raison, lorsqu’elle se trouve divisée en trop de parties : ce qui, la réduisant comme en poussière, est cause qu’elle n’a non plus d’effet que tous les autres corps lorsqu’ils souffrent ce sort.

Qu’on ne s’étonne donc plus que la France ait souffert de si grands malheurs, et une si forte diminution dans ses biens et dans ses hommes, d’une si petite cause : il était impossible que cela fût autrement.

Et il faut croire que l’on n’était pas tombé dans cette erreur du temps de l’Empire romain, quoiqu’il ne fût rien moins que barbare, puisque Sénèque le philosophe, qui avait une parfaite connaissance de l’état de toutes les contrées de la terre, tant par rapport au présent qu’au passé, marque dans ses écrits que jamais la nature, dans sa plus grande colère, n’avait refusé le nécessaire à qui que ce fût.  Puisque donc il y a un si grand avantage à suivre les lois de la nature en ces occasions, il ne sera pas hors de sujet d’expliquer plus clairement en quoi consiste l’effet de ses ordonnances dans le détail, comme on va faire dans le chapitre suivant, après qu’on aura dit un mot de la différence d’intérêt et de délicatesse à l’égard des grains qui se rencontre entre les peuples de France et ceux des autres contrées, et pourquoi tout le septentrion voit sortir avec plaisir ses grains en une très grande quantité, et que l’Angleterre même donne de l’argent à pur profit pour fomenter ce commerce, pendant que l’enlèvement du moindre nombre en France, quelque abondance qu’il se rencontre, ne se peut faire sans une espèce de soulèvement.

Outre les raisons d’État dont on a parlé, que l’on connaît ailleurs et qu’on n’a jamais pénétrées dans ce royaume, au moins depuis quelque temps, savoir, que c’est un moyen certain d’éviter la famine, il y a une cause sensible, particulièrement à la France, qui, se présentant d’abord à l’esprit, est embrassée aveuglément par le peuple, qui s’en tient toujours dans sa conduite à la première idée, sans percer plus avant.

Cette différence, donc, vient de la nourriture des peuples. Il est constant, et personne ne le conteste, qu’en France les seuls grains forment presque tout l’aliment du menu peuple, sans même aucun secours ni de boissons ni de légumes, comme partout ailleurs, et encore bien moins de viande et de poisson ; au lieu qu’en Angleterre, on peut dire que c’est le pain qui tient la moindre place dans la pitance ordinaire des habitants. La viande et le poisson, qui y sont en très grande abondance, et par conséquent à vil prix, relèvent les grains de plus des trois quarts, et souvent même de tout, des fonctions qu’ils ont en France d’y nourrir presque seuls les peuples. Il n’y a si malheureux homme de campagne qui n’ait sa provision de viande salée et de bière, qui est un second aliment ; et cela va si loin qu’ils ne font aucun usage du bouillon dans lequel on fait cuire les viandes, quoique le plus délicieux mets du menu peuple en France : ils le jettent dans la rue avec le reste des immondices, ainsi que les extrémités des bêtes, qu’ils ne mettent point à profit, comme partout ailleurs.

Ainsi les deux partis ou les deux intérêts des blés, dont on a ci-devant parlé, s’y trouvent dans une situation bien différente de ce qu’ils sont en France : celui de faire subsister uniquement le peuple n’est pas, à beaucoup près, dans un si haut degré ; ce qui fortifiant l’autre, savoir, de former du revenu au propriétaire des fonds, ou plutôt au pays, on ne doit pas s’étonner de leur voir une conduite si opposée à celle qui se pratique en France, et si, pendant qu’on regarde avec plaisir un enlèvement de cinquante mille muids de blé dans ces contrées, on se soulève en France à la sortie de huit ou dix muids seulement, quoique ce soit autant de semence pour en faire renaître cent fois davantage, par les raisons qu’on n’a que trop montrées, mais dans lesquelles le peuple n’est point capable d’entrer dans ce royaume.

Ce qu’il y a encore à remarquer est que cette décharge de fonctions du pain, dans la nourriture des peuples, prend son taux et hausse à proportion que l’intérêt opposé, qui est le haut prix des grains, ou plutôt le revenu des propriétaires et des maîtres, se fortifie, parce que le seul et unique usage des richesses étant de se procurer toutes sortes de commodités jusqu’au dernier degré de magnificence, cela ne se peut faire sans communiquer à toutes sortes d’arts et professions, chacun au sol la livre, une partie de cette aisance qui met en état de se procurer tout ce qu’on désire ; ainsi, voilà bien du monde relevé de la condamnation de ne manger que du pain et ne boire que de l’eau par une ample fonction de son art, qui règle seule son ordinaire ; ce qui fait que, dans le bon prix des grains, la consommation de viande est triplée, et les blés, par conséquent, dispensés de tenir lieu de toutes sortes de mets, ainsi que de liqueur à l’égard du peuple ; c’est pourquoi, dans les temps de stérilité, il s’en fait une bien plus grande consommation, parce que si les tout à fait misérables en mangent moins, ceux d’une fortune mitoyenne en absorbent beaucoup davantage, attendu que le pain leur tenant lieu de viande, à laquelle ils étaient accoutumés, et dont ils sont privés par le haut prix du blé, ils en mangent beaucoup plus, sans néanmoins presque jamais rassasier.

CHAPITRE VIII

On a déjà remarqué que la nature, qui n’est autre que la Providence, ne traite pas les hommes d’une manière moins favorable qu’elle fait les bêtes ; et que, comme il n’y en a aucune à qui elle n’apprête la nourriture en la mettant au monde, elle en userait assurément de même envers tous les peuples si, par des défiances outrées, sous prétexte de mesures prudentes, ils ne lui faisaient une espèce d’outrage qu’elle se croit engagée de punir, en les mettant souvent, après tous leurs efforts, dans une situation plus fâcheuse que n’est jamais celle de ceux que la grossièreté et la barbarie obligent uniquement de s’en rapporter à elle.

Il y a assurément de l’ingratitude de la part de la France envers la nature, en tenant cette conduite : elle l’a mieux partagée de ses faveurs qu’aucunes contrées, au moins de l’Europe ; et si cette disposition s’est souvent vue altérée, comme on ne peut pas dire que cela soit autrement, c’est par la même raison que les Israélites virent la suppression de la manne dans le désert. Comme cette défiance est bien criminelle, en ce royaume plus qu’ailleurs, on ne doit pas s’étonner qu’il en ait été puni plus rigoureusement. On n’avait qu’à laisser agir la nature, en ce qui concerne les blés, comme on fait à l’égard des fontaines, et on peut dire qu’ils n’auraient jamais plus manqué ni fait de désordre, soit par la sécheresse ou par l’inondation, que l’on voit arriver aux eaux vives et qui ne sont pas naturellement malfaisantes, comme pourraient être les torrents.

Les blés sortent de la terre par le travail de l’homme et les influences du ciel, de la même sorte que ces eaux coulent des sources ; ils ne tarissent jamais tant que le cours est libre ; la nature s’est chargée du soin de leur dispensation, pourvu qu’on s’en rapporte à elle et qu’on ne fasse pas des digues et des chaussées pour retenir tout sur le lieu de leur naissance, parce qu’en ce cas il en arrive comme aux eaux, l’avarice cause une très grande perte, outre que l’eau d’un réservoir n’est jamais si naturelle ni si bonne que celle d’un ruisseau ; de même, des blés retenus par une violence se corrompent aisément, pendant que les lieux limitrophes périssent par une situation contraire, savoir la disette, ainsi qu’on a montré ci-devant ; et d’ailleurs la source se tarit, parce que l’étang ou le réservoir a gagné le niveau et la hauteur de son origine ; ainsi il n’y a plus d’écoulement, et voilà une sécheresse générale pour toutes les contrées voisines. On a assez montré, sans le répéter, que la plupart des terres ne pouvant s’exploiter, les grains étant à bas prix et les magasins forcés les avilissant tout à fait, c’est leur donner leur congé, et une interdiction générale de jamais ensemencer, de les retenir malgré leur nature.

Il faut des réservoirs, mais c’est à la nature à les faire, et non pas à l’autorité et à la violence. Et pour reprendre l’exemple des sources, les étangs et les lacs qu’elles forment naturellement, et sans aucun ministère étranger, causent une très grande utilité, sans aucun des fâcheux accidents marqués ci-dessus ; témoin le lac de Genève : loin de tarir la source du Rhône, lorsqu’il y est entré ou qu’il l’a formé, il en ressort plus auguste et plus majestueux qu’il n’était auparavant.

Il en va de même des réservoirs des blés fait par la nature ; voici quels ils sont : c’est quand ils sont formés par l’intérêt général de tous les peuples, sans intervention d’aucune autorité supérieure, qui doit être bannie de toutes les productions de la terre, à laquelle, bien loin d’obéir, elle se montre toujours rebelle, et ne manque jamais de punir l’outrage qu’on lui fait par disettes et désolations, qui ne sont que trop connues. Ces réservoirs sont quand les laboureurs peuvent, avec partie de leur récolte, payer leurs maîtres : ils gardent leur surplus pour les années stériles, ce qui les enrichit de fournir l’État, au lieu que, de l’autre manière, l’un et l’autre manquent tout à fait.

CHAPITRE IX

Pour résumer tout ce que l’on a dit en ce mémoire, dans lequel on n’a été que l’organe ou l’orateur des laboureurs et habitants des champs, ou plutôt de la terre même et de la nature, on ne croit pas que qui que ce soit puisse douter des vérités qui y sont contenues, quelque surprenantes qu’elles aient paru d’abord. Et il en va assurément comme lorsqu’on poursuit la punition d’un meurtre : il faut représenter le cadavre et le faire demeurer constant, car tant que ce fait ne sera pas certain, l’accusateur se met au hasard de se faire condamner en de grands intérêts. Les terres incultes ou mal labourées en France, exposées à la vue de tout le monde, sont le cadavre certain qui met l’auteur hors de toute crainte de passer pour mauvais compatriote, en venant annoncer, comme il fait et qu’il maintient, que le peuple ne sera jamais plus misérable que lorsque le blé sera à vil prix, c’est-à-dire lorsqu’il n’aura pas la proportion avec celui qui est contracté par les autres denrées, parce que, de ce moment, le commerce continuel qui doit être entre toutes les conditions, qui se donnent et reçoivent réciproquement la naissance les unes des autres, cesse entièrement : ce qui tombe tout à fait en ruine du moment qu’une partie vend à perte, comme l’on maintient qu’il faut que cela soit, aussitôt que la tête du blé est à neuf ou dix francs dans Paris.

La seconde proposition, que l’on n’évitera jamais les sinistres effets des années stériles qu’en laissant libre la sortie des blés hors du royaume, est de pareille nature : l’horreur de l’énoncé se tourne en maxime de la plus grande utilité qui puisse être dans un État quand la discussion en est faite. Outre les raisons marquées ci-dessus, qui laissent peu de doute, outre l’exemple de l’Angleterre, où le peuple, décidant immédiatement de son sort, regarde cette liberté de sortie comme la garantie la plus certaine contre la famine, on n’a qu’à jeter les yeux sur ce qui se passe en Hollande à l’égard de toutes sortes de marchandises, et même des blés : la maxime générale de ces rois du commerce est de regarder l’abondance de quelques sortes de denrées que ce puisse être non seulement comme la ruine de l’espèce qui est dans l’avilissement, mais même de toutes les autres, par le rapport nécessaire et la communication réciproque de bien et de mal qu’elles doivent avoir continuellement ensemble, autrement, tout est perdu. Ainsi il n’y a rien que ces peuples ne fassent pour conjurer ce désordre dans ces occasions, et ils croient n’avoir pas moins d’obligation à la mer d’engloutir ce qu’ils jugent avoir d’excédent, et qu’ils y jettent par une sage folie en pure perte, que de leur avoir apporté le restant par une infinité de travaux et au péril de leurs vies.

Les denrées les plus précieuses du Nouveau Monde, comme les épiceries du plus grand prix, ne sont point exemptes de ce sort. À l’égard des blés, comme il n’en croît pas, à beaucoup près, la quantité nécessaire au pays, ils ont en quelque manière forcé la nature par une maxime presque semblable à ces précédentes, pour faire en sorte que, dans les stérilités de l’Europe, bien loin d’avoir besoin de tirer des secours extraordinaires des autres contrées, c’est chez eux que les pays les plus fertiles et les plus féconds viennent chercher les moyens de conjurer la violence du mal qu’ils souffrent.

Par une maxime fondamentale et à laquelle on ne déroge jamais, il est établi que la sortie des blés qui s’y trouvent repostés comme dans un magasin est et sera toujours libre en tout temps, quelque cause qu’il puisse y avoir de pratiquer le contraire ; de cette façon, et sur la foi de cette politique, tout le septentrion en fait son entrepôt, pour fournir dans les occasions, avec la facilité de la mer, les contrées qui se trouvent dans le besoin de cette manne primitive.

De cette manière, ils ont une garantie certaine, quelque malheur qu’il arrive, de n’avoir qu’à se défendre du prix, et non pas du manque de l’espèce, ce qui serait sans ressource dans un pays qui n’en produit point. Mais il y a encore plus : dans la concurrence, ils ont non seulement la préférence, mais même avec diminution, parce qu’ils gagnent les frais du transport, à quoi le marchand n’étant point obligé, il trouve son compte de leur donner sa marchandise à bien meilleur marché, vendant sur le lieu, que s’il était obligé d’essuyer les frais et les risques d’une longue voiture.

On voit par là que la nature ne respire que la liberté, puisque c’est par l’entière jouissance d’une chose dont elle est si jalouse qu’elle fournit abondamment une nourriture dans un pays où elle ne croît point, pendant qu’elle la refuse souvent aux contrées qui la produisent en plus grande quantité.

Il est aisé de voir, par tout ce qu’on vient de dire, de quelle conséquence est dans un pays, pour y entretenir l’abondance, d’empêcher qu’aucune marchandise n’y soit à rebut, qui est le moyen de la faire tarir, parce que, constituant les entrepreneurs en perte, ils cessent entièrement leur trafic, qui fait payer la folle enchère de l’avilissement précédent de la denrée. Comme on porte trop de respect aux grains pour les jeter dans la mer, au moins il ne faut pas refuser la ressource, dans les occasions d’abondance, d’en faire part aux voisins, dans la crainte de tomber dans la situation opposée, puisqu’au contraire c’est le moyen de tomber dans cette extrémité que l’on appréhende si fort et qui est une suite de cet avilissement, ainsi qu’on a montré.

CHAPITRE X

Pour terminer enfin cet ouvrage, dans lequel on pense s’être amplement acquitté des deux obligations contractées en chacune des deux parties, on croit et on maintient que le seul et unique intérêt de la France, ainsi que de tous les royaume du monde, est que toutes les terres y soient bien parfaitement cultivées, avec tous les engrais nécessaires ; que toutes sortes de commerce se portent dans la plus grande valeur qu’ils puissent être ; que tous les hommes dont le travail est la seule ressource pour leur subsistance ne perdent pas un moment de temps et ne soient jamais dans l’oisiveté. Si les choses se trouvaient dans cette situation, que l’on peut beaucoup plus souhaiter qu’espérer de voir jamais dans la dernière perfection, ce qui n’est guère qu’en Hollande et dans la Chine, ce serait un extrême aveuglement de craindre jamais les sinistres effets d’aucune stérilité, quelque violente qu’elle pût être : plus de six millions de muids de blé que cette disposition produirait, pendant que la consommation ordinaire n’en exigerait que la moitié au plus, supposé que les hommes même eussent doublé, ce qui est très possible, seraient une si forte garantie que rien d’approchant d’une pareille terreur panique ne pourrait jamais tomber dans l’esprit.

Il faut donc faire comme la nature : lorsqu’elle ne peut pas produire un sujet tout à fait accompli, elle en forme un moins parfait ; il n’est donc point nécessaire que les landes de Bordeaux et la Crau de Provence soient rendues aussi fécondes et aussi abondantes que les terres qui sont aux portes de Paris, comme promettaient les Maures lors de leur sortie d’Espagne ; il est seulement besoin que ce qui se labourait il y a quarante ans et qui avait toujours été cultivé, à remonter tous les siècles de la monarchie, le soit encore. Or il est impossible que cela arrive jamais tant que l’entrepreneur est constitué en perte, comme il le sera toujours tant que la marchandise ne pourra porter ses frais.

Il y a une police nécessaire que la nature seule peut mettre, et jamais l’autorité, dans les divers personnages ou représentations qui entrent toutes, au sol la livre de leur art ou profession, dans la perfection de toutes sortes d’ouvrages et de commerce, et surtout de l’agriculture.

Quoiqu’elles se donnent également et réciproquement la naissance les unes aux autres, ainsi que l’on a remarqué, au lieu de conspirer conjointement à leur commun maintien, comme elles devraient faire, elles ne travaillent depuis le matin jusqu’au soir qu’à se détruire et à se revêtir des dépouilles l’une de l’autre. L’ouvrier voudrait avoir tout le prix des fruits d’une récolte pour sa peine, sans s’embarrasser de quoi celui qui le met en besogne paie son maître et les impôts, non plus que de l’impuissance où il sera de recharger sa terre pour lui redonner une autre fois sa vie à gagner ; et le fermier, à son tour, désirerait avoir la peine de tous ceux dont il se sert pour emménager ses fonds pour beaucoup moins qu’il ne faut à ces artisans, afin de s’entretenir eux et leurs familles.

Lequel des deux qui gagne sa cause, l’État souffre, parce que les terres demeurent, et le commerce ne se fait point. Il n’y a donc que l’équilibre qui puisse tout sauver ; et la nature seule, encore une fois, l’y peut mettre ; mais il ne faut pas l’empêcher d’agir. C’est néanmoins ce que l’on fait, lorsqu’on défend aux laboureurs de vendre leurs blés à ceux qui en offrent de l’argent, car voilà la cause de l’ouvrier gagnée, quoique perdue dans la suite.

La nécessité seule, qui mène ces sortes de gens-là, a perdu l’empire qu’elle avait sur eux : s’ils gagnent la dépense de toute la semaine en une seule journée de travail parce que le blé est à rebut, loin d’en suivre le niveau pour leur salaire, cette situation les fortifie à rengréger la misère du maître en exigeant un plus haut prix par la possibilité où ils sont, en cas de refus, de se passer de travail un temps considérable. Et comme la culture de la terre n’a point de moment qui ne soit fatal, c’est-à-dire que si tout n’est fait au jour et à l’heure marqués par les saisons, tout est perdu, le laboureur n’a que le choix ou de périr en laissant tout, ou de faire une dépense dont il ne sera jamais remboursé. Cette situation gagne aussitôt tous les arts et professions, où l’on voit la même rébellion de la part de l’ouvrier à l’égard de l’entrepreneur, et jusqu’aux domestiques envers leurs maîtres, lesquels au moindre mot leur mettent le marché à la main, sentant le pain à bas prix, pour après, tant les ouvriers que les valets, en payer la folle enchère, lorsque leur provision ayant pris fin, et revenant de leur révolte, ils ne trouvent plus le marché, à beaucoup près, qu’ils ont refusé, parce que la misère s’étant puissamment établie, tout le monde est dans l’intérêt de congédier les gens, et non pas d’en prendre de nouveaux.

Cette proportion d’intérêt est donc nécessaire entre toutes sortes de commerçants, et que l’on ne tire pas une double utilité en s’emparant de la part de l’autre, autrement, toute l’harmonie sur laquelle roule le maintien de l’État est entièrement détruite.

C’est néanmoins ce qui arrive entre ces ouvriers et leur maître dans le bas prix du blé, parce que, cette denrée étant sujette à révolution par des causes qui ne sont point au pouvoir des hommes, comme les dispositions du ciel, l’artisan qui prétend suivre sa destinée en cas de hausse, comme il fait effectivement, ne veut point faire cette justice dans le rabais, ce qui est cause de tous les malheurs dont on vient de parler, et dont on n’a que trop fait d’expérience.

En effet, il est juste de hausser le prix des ouvriers, lorsque leurs ouvrages, ainsi que leurs besoins, reçoivent un pareil sort ; et même en ces occasions, ils ne s’en rapportent pas à la libéralité de leurs maîtres, qui ne seraient pas plus raisonnables qu’eux si tout dépendait de leur bonne volonté ; mais dans ces rencontres, ils se font faire justice d’une manière qu’eux ni leurs maîtres, non plus que l’État, ne souffrent aucune perte : comme l’abondance du commerce que mène toujours après soi le haut prix des denrées, et surtout des blés, ainsi que les crues d’argent qui arrivent toutes les années en Europe, mettent la presse à recouvrer des ouvriers, ils capitulent pour la hausse, non en menaçant de ne rien faire, mais d’aller d’un autre côté, où on leur accordera leurs prétentions ; c’est de cette sorte que ceux qui gagnaient quinze deniers par jour il y a cent cinquante ans, se sont fait accorder et ont aujourd’hui quinze et vingt sols pour le même travail, parce que les blés, qui valaient vingt sols le setier à Paris en ce temps, comme l’on a dit, ont valu et devaient valoir seize à dix-huit livres ; ainsi des autres denrées.

Et ils ne manquent jamais de se procurer cette situation de surcroît toutes les fois que les grains renchérissent, quand ce n’est point dans l’excès ; puis, quand ils viennent à baisser, on peut dire que les laboureurs sont ruinés, ainsi que toutes les professions qui en attendent leur destinée, et qu’ils perdent dans la suite ce qu’ils ont gagné les précédentes années, y ayant un esprit de rébellion si fort établi contre la justice dans ces occasions entre les ouvriers, en prenant le parti que l’on vient de marquer, que l’on voit, dans les villes de commerce, de sept à huit cents ouvriers d’une seule manufacture s’absenter tout à coup et en un moment en quittant leurs ouvrages imparfaits, parce qu’on leur voulait diminuer d’un sol leur journée, le prix de leurs ouvrages étant baissé quatre fois davantage, les plus mutins usant de violence envers ceux qui auraient pu être raisonnables.

Il y a même des statuts parmi eux, dont quelques-uns sont par écrit et qu’ils se remettent de main en main, quoique la plupart forains et étrangers, par lesquels il est porté que si l’un d’eux entreprend de diminuer le prix ordinaire, il soit aussitôt interdit de faire le métier ; et outre la voie de fait dont ils usent en ces occasions, le maître même s’en ressent, par une défense générale à tous les ouvriers de travailler jamais chez lui ; on a vu des marchands considérables faire banqueroute, par cette seule raison qu’ils avaient été deux ou trois ans sans pouvoir trouver personne pour faire leurs ouvrages, quoiqu’il y en eût quantité sur le lieu, du même art, qui ne trouvaient point de maîtres.

Cet entêtement de maintenir le prix contracté n’est point singulier aux simples journaliers ; tous les arts et métiers le regardent comme la sauvegarde et le seul maintien de leur profession, et ils aiment mieux ne vendre qu’une seule pièce au prix marqué que d’en débiter dix à quelque chose de rabais, quoique le profit sur le nombre excédât de beaucoup la diminution ou la perte sur le singulier ; le contraire est une chose sur laquelle ils sont incapables d’entendre raison.

Pour en faire demeurer d’accord, il n’y a qu’à marchander durant un mois tous les jours, écu à écu, ou pistole à pistole, une perruque ou un carrosse ; le vendeur a refusé vingt fois le marché pour une pistole ou deux de moins, en faisant des serments que c’est tout ce qu’il y gagnait, lesquels sont de pareil mérite et valeur dans le trafic qu’en amour ; et puis quand le marché est conclu, et la chose livrée et payée, qu’on la lui rapporte un moment après, il ne la voudra pas reprendre à la moitié de perte.

On a fait ce détail par rapport aux prix que doivent être les blés parce que, comme la richesse d’un État consiste dans un commerce continuel, en sorte que ni terres, ni ouvriers, ni ouvrages ne soient jamais dans un moment de repos, ce qui produit le même effet à l’égard de l’argent, cette interruption ou ce déconcertement ne vient que de leur avilissement, après que l’on a mis un taux aux denrées dans leur hausse, qui ne les peut point suivre quand ils changent de situation.

Or, comme il est impossible de faire entendre raison à toutes les nations dont on vient de parler, et de les faire baisser quand les blés haussent, il faut nécessairement soutenir celui qu’il a une fois contracté, et non pas le détruire de gaieté de cœur, comme on peut dire qu’on a fait depuis quarante ans sous prétexte de faire plaisir aux pauvres, bien que cela les ruine entièrement, ainsi que l’on a fait voir.

Enfin, le commerce ne se fait que par une utilité réciproque, et il faut que chacune des parties, tant les acheteurs que les vendeurs, soient dans un égal intérêt ou nécessité de vendre ou d’acheter ; autrement, si cet équilibre cesse, celui qui a l’avantage se sert de l’occasion pour faire capituler l’autre, en lui faisant subir cette loi qu’il lui veut imposer.

En effet, un homme qui se peut passer de vendre, ayant affaire à un autre qui est dans la nécessité d’acheter, ou bien le contraire, le marché ne se conclura point sans destruction d’un des deux.

Or dans la liberté qu’on ôte aux laboureurs de soutenir le prix de leurs blés par un enlèvement au dehors, de nulle considération à l’égard de la subsistance nécessaire du royaume, quand il n’en doublerait pas et l’excroissance et la garde, ainsi qu’on a fait voir, est la même chose que si deux hommes se battant l’épée à la main, et étant fort acharnés l’un contre l’autre, quelqu’un, pour y mettre la paix ou les séparer, en saisissait entièrement un au corps et le mettait hors de défense : le combat serait assurément fini, parce que l’autre se servirait de l’occasion pour tuer tout à fait son ennemi, ce qui n’est pas sans exemple.

Les blés, avec le reste du commerce, se défendent vaillamment, ce qui fait voir un combat dans lequel on remarque bien de la bravoure ; mais lorsque l’on les a saisis au corps, leur ennemi les perce d’outre en outre : c’est la raison de la différence des deux situations si opposées dont on a parlé entre les commerçants, de ne vouloir vendre qu’à leur mot, et puis, quand la nécessité les a gagnés et qu’on les a saisis par le corps, ils donnent à très grande perte.

On croit avoir convaincu les plus incrédules, par ce mémoire, des deux propositions qui avaient semblé d’abord révolter le ciel et la terre ; la raison de cette erreur si commune, ainsi qu’on a dit au commencement de cet ouvrage, est que la véritable connaissance des grains étant une suite nécessaire d’un assemblage continuel de pratique et de spéculation à leur égard, on peut dire que ces deux dispositions ont été si fort séparées depuis quarante ans par une si grande distance, que la possession de l’une par la situation du sujet a été une exclusion formelle à avoir jamais l’autre : ceux qui pouvaient s’énoncer n’en avaient nulle pratique, et les sujets qui y sont destinés par leur condition ne sont pas plus en état d’en expliquer les intérêts qu’un cheval qui boîte de marquer son mal.

Pour dernière période de ce mémoire, la première partie se réduit à faire voir que l’on a cru, afin que tout le monde fût à son aise, qu’il fallait qu’aucun laboureur ne pût payer son maître ; et dans l’autre, que pour éviter les horreurs d’une extrême cherté, il était à propos que l’on cessât de labourer les terres de difficile exploitation, ainsi que d’engraisser les meilleures, et qu’on consumât les grains à la nourriture des bestiaux et confection des manufactures ; ce qui étant également la désolation d’un État, on s’est cru comptable au ciel et à la terre de travailler à faire revenir d’une si grande erreur, qui a fait plus de maux en France que tous les fléaux de Dieu, regagnant par sa durée ce qui pourrait paraître de plus violent dans de pareils malheurs, qui n’ont jamais qu’un temps limité : en quoi on peut dire que la Providence a voulu en quelque façon enrayer la France, laquelle, sans cela, est elle seule plus puissante que toute l’Europe ensemble ; et c’était le sentiment de Corneille Tacite, quand il a marqué qu’elle est invincible lorsqu’elle n’a pas à se défendre d’elle-même. C’est avec bien plus de sujet que l’on doit faire aujourd’hui le même raisonnement, puisqu’outre que la valeur de la nation a toujours été en augmentant, elle se trouve un monarque à la tête, qui, n’ayant point eu de pareil par le passé, pourrait lui seul faire dire aujourd’hui ce qu’on a publié de toute la nation ; et comme le rétablissement de l’erreur est possible en peu de temps, on laisse aux lecteurs d’en tirer les conséquences dans la conjoncture présente : surtout y ayant des ministres aussi intègres et aussi éclairés que ceux qui se trouvent en place.

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