Une défense du libéralisme dans la presse locale

En 1883, socialisme et protectionnisme sont en croissance en France, et un nombre de plus en plus réduit d’authentiques libéraux soutiennent encore un combat que bientôt ils vont perdre. Dans la presse locale, un disciple fervent de Frédéric Bastiat, Ernest Martineau, participe à la défense du libéralisme, notamment en rappelant de manière incessante les mérites du libre-échange et l’injustice du protectionnisme.


Articles d’Ernest Martineau dans le Mémorial des Deux-Sèvres (année 1883).

 

Rapport sur les octrois (25 janvier 1883).

Messieurs,

Votre Commission spéciale des octrois m’a chargé de vous faire un rapport sur la question de l’abolition et du remplacement des octrois.

En premier lieu, votre commission a été unanime à considérer l’impôt de l’octroi comme le mode le plus vicieux que l’on puisse imaginer en fait de taxes municipales. C’est, en effet, un système contraire à tous les principes d’une bonne organisation économique, qui, en matière d’impôt, peuvent être ramenés aux quatre règles suivantes : 

1° L’impôt doit être proportionnel aux facultés des contribuables ;

2° Il doit être défini, parfaitement déterminé ;

3° Il doit être d’une perception peu coûteuse ;

4° Enfin il doit être levé à l’époque, et de la manière la plus avantageuse pour les contribuables.

1° Quant à la première de ces conditions, elle est manifestement violée dans le système de l’octroi. Loin d’être proportionnelle, cette taxe pèse sur les contribuables en raison inverse de leurs facultés, en raison directe de leurs besoins, et elle constitue un véritable impôt progressif à rebours. C’est là, d’ailleurs, un vice commun à tous les impôts de consommation : ils sont marqués au coin de l’injustice la plus criante. Que penser, en effet, par exemple, d’une taxe qui frappe également toutes les boissons introduites en ville, sans distinction de valeur, en sorte que la barrique de vin de Bordeaux n’est frappée que d’un droit de 5%, alors que la barrique de boisson ordinaire supporte une taxe de 100% ? N’y eût-il que cette considération de l’injustice d’un tel impôt, elle suffirait pour en motiver l’abolition ; c’est en effet le premier devoir des gouvernements, et en particulier des gouvernements démocratiques, de mettre la loi en harmonie avec la justice et l’équité. Mais nous avons bien d’autres griefs encore à énumérer.

2° La seconde règle que nous avons posée n’est pas moins violée que la première. Loin d’être défini, fixé à une somme déterminée, l’impôt étant indirect, de consommation, est tout à fait incertain et variable : le consommateur acquitte l’impôt en payant la marchandise, en sorte qu’il est impossible de savoir la part d’impôt qui revient à chacun.

Nous savons bien que certains esprits trouvent là un avantage et considèrent qu’il est bon que les contribuables paient sans s’apercevoir du chiffre de leurs contributions, mais il nous est impossible d’adhérer à un système qui veut écarter la lumière, et nous estimons qu’il est plus digne d’une démocratie que les citoyens sachent au juste quel est le montant des impôts qu’ils paient.

3° La troisième règle n’est pas moins méconnue dans ce système que les deux premières. L’octroi, en effet, nécessite près de soixante mille francs de frais de perception par année, pour recueillir environ cinq cents mille francs de revenus, alors que quelques milliers de francs suffisent pour la perception d’une somme équivalente, quand il s’agit de taxes directes.

4° Enfin, quant à la quatrième règle, celle qui veut que la perception soit faite à l’époque et de la manière la plus avantageuse pour le contribuable, peut-être pourrait-on admettre que l’octroi satisfait à cette dernière condition, mais il faut convenir que cela ne suffit pas pour le maintenir dans notre législation. D’autant qu’il y a encore bien d’autres reproches à lui adresser.

C’est ainsi que c’est un impôt essentiellement vexatoire. Ces barrières qui se dressent devant les piétons et les voituriers qui arrivent à la ville, sont des restes des institutions du Moyen-âge, indignes de subsister plus longtemps au dix-neuvième siècle, et elles forment un obstacle considérable à la circulation des marchandises, cause notable d’amoindrissement des richesses, car la production est en raison directe de la rapidité de circulation : vérité incontestable pour tous ceux qui connaissent le prix du temps.

Il faut remarquer, en outre, que l’octroi empêche le développement des villes : une foule d’industriels préfèrent former leurs établissements en dehors de l’enceinte des octrois, pour éviter les charges qui en résultent et qui augmentent leurs frais de production. Que les barrières disparaissent, et les industriels s’empresseront d’accourir dans les villes à raison des avantages attachés à la densité de la population.

C’est enfin un impôt tout à fait démoralisateur, parce qu’il excite les citoyens à faire la fraude, à violer la loi fiscale, et cela en toute sécurité de conscience ; en même temps que ces fraudes, loin d’exciter l’indignation publique, font naître, au contraire, dans la population, un sentiment de complaisante indulgence, en raison de l’habileté du fraudeur qui a su dépister les agents de l’octroi.

À tous ces points de vue, on peut dire avec raison que le système des octrois est le plus vicieux de tous les impôts. C’est ce qu’avaient pensé les électeurs, à l’époque de la Révolution de 1789, et l’abolition des octrois figurait dans la plupart des cahiers électoraux de cette grande époque. L’Assemblée constituante, faisant droit à ces volontés du corps électoral, prononça cette abolition, et il est à remarquer que les octrois ne furent rétablis qu’à l’époque du triomphe de la réaction du Consulat en 1799. Il est intéressant, à cet égard, d’écarter une objection qui, d’ordinaire, exerce une grande influence sur les esprits timorés à l’excès, c’est celle que l’on tire de ce qu’un certain système d’impôts a toujours été en vigueur. Cette objection ne saurait être de mise ici, à raison de ces précédents historiques.

Si ces considérations sont fondées, il s’ensuit que l’abolition de l’octroi s’impose, et qu’il est impossible à tout esprit impartial et désintéressé de ne pas reconnaître que tout autre système quelconque serait préférable au système actuel. 

Mais, dira-t-on peut-être, que deviendront alors les employés de l’octroi ? Nous pourrions nous borner à faire cette réponse que les employés sont faits pour la fonction, non la fonction pour les employés, et que si la fonction est reconnue inutile et funeste, les employés doivent forcément disparaître ; mais il y a, cependant, des considérations d’équité et d’humanité auxquelles votre commission ne pouvait demeurer insensible. En conséquence, elle estime qu’il y aurait lieu, le cas échéant, d’accorder aux employés des compensations équitables.

Il est clair qu’il ne saurait s’agir d’une abolition pure et simple des octrois, et que, cette source de revenus étant tarie, il faut de toute nécessité en trouver une autre. Mais, qu’on le remarque bien, il ne s’agit pas d’aggraver les charges existantes, il s’agit d’en établir une répartition plus équitable, mieux proportionnée aux facultés des contribuables. L’impôt de l’octroi, en effet, est supporté tout entier par les consommateurs, car c’est une vérité certaine que tout impôt retombe sur le consommateur, et que le producteur comprend les taxes d’octroi, comme les autres, dans son prix de vente.

La question unique qui se pose est donc celle-ci : L’octroi rapporte par an à la ville de Niort un chiffre déterminé de revenus, trouver un autre impôt, d’un revenu équivalent, mais réparti plus justement entre les citoyens, et d’une perception plus économique. De sorte que non seulement il ne s’agit pas d’aggraver les charges existantes, mais que, comme nous allons le faire voir, le système proposé est de nature à les diminuer d’une façon notable. 

La fin au prochain numéro. 


Rapport sur les octrois (suite et fin) (27 janvier 1883).

L’impôt que votre commission considère comme devant être substitué à celui de l’octroi est un impôt direct portant sur les propriétés immobilières bâties et non bâties situées dans le rayon actuel de l’octroi. Cet impôt n’est pas nouveau, votre commission en a trouvé le principe dans les projets d’un grand ministre de la fin du dernier siècle, de Turgot ; en outre, un système analogue fonctionne actuellement chez d’autres peuples, notamment en Angleterre, où la majeure partie des dépenses municipales est payée au moyen de taxes prélevées sur les maisons ; c’est aussi celui qu’ont proposé les conseils municipaux de Paris et de Marseille, lorsqu’ils ont émis des vœux en faveur de la suppression des octrois. Il offre le grand avantage d’être conforme aux règles économiques d’une bonne organisation d’impôt.

1° Au point de vue de la proportionnalité, il est absolument en rapport avec les facultés des contribuables, si bien qu’un grand économiste, partisan de l’impôt sur le revenu, M. Stuart Mill, reconnaît qu’il est de nature à satisfaire à l’équité et à la justice, mieux qu’un impôt sur le revenu lui-même.

En effet, ce n’est qu’au point de vue de la facilité de la perception que l’impôt porte sur la propriété ; en réalité, c’est une taxe sur les valeurs locatives ; n’oublions pas, en effet, que l’impôt retombe toujours sur le consommateur, au sens général du mot, en sorte que, comme le producteur de denrées fait entrer la taxe d’octroi dans le prix de sa marchandise, le propriétaire fera entrer la taxe directe dans le prix de location de ses immeubles. Tous les habitants de la ville seront donc finalement soumis à l’impôt, et comme chacun se choisit, en moyenne, un logement d’une valeur en rapport avec sa fortune, il est impossible de trouver un impôt plus proportionnel et par conséquent plus juste. À cet effet, nous pensons qu’il y aura lieu de dégrever les usines, ateliers et magasins servant l’habitation des industriels et à celle de leurs familles, ainsi que cela se pratique en Angleterre. 

2° Cet impôt étant direct serait parfaitement défini, déterminé, chacun serait ainsi fixé sur le chiffre d’impôt qu’il aurait à payer. À cet effet, qu’on n’oublie pas que si le prix des loyers serait plus élevé, chaque contribuable achèterait ses denrées et objets de consommation à un prix beaucoup moindre que le prix actuel, par l’effet de la concurrence ; en outre, la circulation étant affranchie des entraves qui la gênent, la richesse générale irait s’accroissant, et, quant aux propriétaires eux-mêmes, en outre de l’incidence de l’impôt qui se traduirait en augmentation de loyer, il ne faut pas qu’ils perdent de vue que, comme nous l’avons déjà dit, la suppression des barrières aurait pour conséquence un développement notable de la ville, partant un accroissement certain de valeur des propriétés urbaines actuelles. Un tel impôt, tout en étant conforme à la justice, serait donc aussi de nature à donner satisfaction à tous les intérêts légitimes.

3° Quant au coût de perception, l’impôt direct présente des avantages incontestables sur l’octroi. Au lieu de soixante mille francs environ que coûte le système actuel, il suffirait de trois à quatre mille francs pour percevoir la taxe directe. Ce serait donc une diminution de charges de plus de cinquante mille francs par an, en ajoutant à cela la valeur des immeubles actuellement affectés par la ville au service de l’octroi, dont la ville reprendrait possession.

4° Enfin, quant à la règle qui veut que la perception soit faite à l’époque et de la manière la plus favorable, elle trouve tout à fait son application dans un système qui admettrait le paiement par douzièmes, conformément à ce qui se passe pour la contribution foncière et les autres taxes directes.

Tel serait cet impôt, ainsi conforme à toutes les règles, et en même temps n’ayant pas, comme l’octroi, l’inconvénient d’être une source de vexations et d’être démoralisateur.

Restent à examiner le voies et moyens d’établissement de cet impôt : À cet effet, il y aurait lieu de nommer une commission analogue à la commission des répartiteurs, chargée de faire l’estimation des propriétés soumises à la taxe. Cette commission pourrait consulter les registres du contrôleur des contributions directes et ceux de l’enregistrement des baux, pour faire son travail. En cas de réclamation de la part des propriétaires, les difficultés seraient soumises à un jury analogue au jury qui fonctionne en matière d’expropriation pour cause d’utilité publique. Quant aux frais de l’opération, la ville pourrait faire à l’État la proposition suivante : l’État se proposant de procéder prochainement à la réfection du cadastre, et ces opérations, faites dans la ville, servant à cette réfection, la ville n’aurait à supporter qu’une très faible portion des frais, et la plus grande partie serait mise à la charge de l’État. Une telle combinaison ne pourrait pas, nous le croyons, être repoussée. Quant aux modifications qui pourraient survenir, après cette première opération, dans la valeur des propriétés, il est clair que, les années suivantes, la commission n’aurait qu’un travail très peu considérable, et dont les frais seraient insignifiants.

La perception de la taxe serait faite par les soins du receveur municipal.

Votre commission n’oublie pas que, bien qu’il s’agisse d’une taxe exclusivement municipale, le conseil n’a pas cependant le droit de modifier les taxes existantes ; il ne peut que formuler un vœu à l’adresse du pouvoir législatif. Nous venons donc vous proposer d’émettre le vœu suivant :

Vœu.

Art. 1er. — Le gouvernement est prié, de concert avec les Chambres, d’autoriser par une loi la ville de Niort à établir un impôt portant sur les immeubles bâtis et non bâtis situés dans le rayon actuel de l’octroi.

Art. 2. — Les produits de cette taxe seront employés à la suppression des taxes d’octroi.

Art. 3. — Le Conseil municipal sera autorisé à établir l’assiette de ladite taxe, qui devra être proportionnelle aux ressources des contribuables.

Art. 4. — Cette taxe aura le caractère d’un impôt de répartition. Ladite répartition sera faite par les soins de la commission des répartiteurs. Les réclamations seront jugées par un jury.

Art. 5. — M. le préfet des Deux-Sèvres est prié de transmettre le présent vœu à M. le ministre de l’intérieur.

Tel est, messieurs, le projet élaboré par votre commission. Elle a été inspirée par le désir de faire une œuvre de justice et d’utilité générale. Il s’agit d’affranchir notamment la classe la plus nombreuse de la population d’un impôt progressif à rebours qui constitue une monstrueuse injustice.

Ce n’est pas une faveur, un privilège que nous réclamons, c’est une œuvre de justice pour tous que nous proposons aux pouvoir publics, persuadés que la démocratie est inséparable de l’idée de droit et de justice.

Le rapporteur de la commission,

E. MARTINEAU


Liberté du commerce (3 mars 1883).

Un grand nombre de commerçant de la rue du Sentier se plaignaient récemment au président de la République de la stagnation des affaires, et notamment du mauvais état de leur commerce d’exportation, à raison de la concurrence redoutable de l’étranger. Il est fâcheux qu’après avoir signalé le mal, ces messieurs n’aient pas indiqué plus nettement et plus complètement qu’ils n’ont fait le remède.

Ils ont réclamé la stabilité gouvernementale, en vue d’assurer l’avenir et de permettre les transactions à long terme. Rien de plus légitime, assurément ; c’est, en effet, le devoir de tout gouvernement de garantir la sécurité, et à cet effet nul mieux que le gouvernement de la République n’est en mesure de remplir ce rôle, dégagé qu’il est de toute préoccupation dynastique, et n’ayant souci que de l’intérêt général.

Mais, puisque les pétitionnaires parlaient surtout du commerce d’exportation, il est étrange qu’ils n’aient pas songé à réclamer aussi la liberté, qu’ils n’aient pas signalé les effets funestes et désastreux du système protecteur. En effet, tous les hommes pratiques savent que le champ de bataille des industries rivales est le bon marché. C’est là le vrai terrain de la lutte, car le moyen le plus sûr d’acquérir la supériorité sur son concurrent, c’est de vendre à meilleur marché. Je n’en veux d’autre preuve que le soin avec lequel les commerçants, dans leurs annonces, font valoir qu’ils vendent à des prix très modérés.

Il est donc de l’intérêt du commerce que le gouvernement ne fasse rien pour augmenter les prix de revient, les frais de production. Or, c’est le but avoué, c’est la tendance directe du système protecteur d’élever les prix, de produire une cherté artificielle. Objets de consommation, matières premières, instruments de travail, tous les articles taxés à la douane se vendent plus cher que sous un régime de liberté : il n’est pas nécessaire d’insister pour prouver une proposition évidente par elle-même.

Le commerçant français qui vend à l’étranger est donc dans une position d’infériorité certaine vis-à-vis de ses concurrents étrangers des pays libre-échangistes. Obligé de payer plus cher ses matières premières, ses instruments de travail, l’outillage de ses usines, ses approvisionnements de toute sorte, il ne peut vendre aussi bon marché que son concurrent anglais ou suisse qui, habitant un pays de libre échange, a des frais de production beaucoup moins élevés, en sorte que l’avantage reste forcément à ce dernier.

Et, pour le dire en passant, rien ne montre mieux l’illusion des protectionnistes qui voudraient se réserver le monopole d’être des hommes pratiques. Hommes de routine et d’étroitesse d’idées, ils le sont assurément ; mais je leur conteste formellement le titre d’hommes pratiques.

Le système protecteur, en effet, est contraire à toutes les habitudes, à toutes les tendances des industriels et des travailleurs. C’est la pensée incessante, c’est la recherche continuelle des producteurs, de diminuer leurs frais de production, leur prix de revient, précisément pour arriver à battre leurs concurrents en vendant à meilleur marché : la protection consistant à surélever les prix, à produire une cherté artificielle de tous les produits protégés, est donc en opposition certaine avec la pratique universelle, et la routine jointe à l’ignorance a pu seule soutenir jusqu’ici un tel système.

Les pétitionnaires de la rue du Sentier ont donc commis un oubli inexcusable en ne signalant pas ce point à l’attention du gouvernement ; en réclamant seulement la sécurité, alors qu’ils devaient revendiquer ces deux choses inséparables, ces deux éléments nécessaires de la prospérité du commerce, la sécurité et la liberté.

E. MARTINEAU.


Le parti ouvrier (24 mars 1883).

Il ne manquait plus que celui-là pour augmenter la confusion dans les esprits, pour épaissir les ténèbres dans ce pays de France si amoureux de la clarté, si épris des idées précises et nettes. Un parti ouvrier ! mais pour qu’il puisse exister, la première condition est que l’on explique nettement ce qu’est un ouvrier, que l’on trace la ligne de démarcation entre l’ouvrier et le capitaliste : or, quel est le téméraire qui voudrait se charger de cette tâche ; qui oserait soutenir qu’il y a quelqu’un au monde qui ne soit, à quelque degré, capitaliste ? 

Il y a quelque temps je rencontrai, sur une de nos avenues, des terrassiers : ils venaient chercher du travail en ville et portaient sur leurs épaules des instruments, des outils de leur métier, notamment des pelles et des pioches.

Voilà, me disais-je, des capitalistes qui passent ; oh ! des capitalistes bien modestes sans doute, mais enfin ils ont un capital, et en les interrogeant il serait facile d’obtenir les éléments d’une bonne leçon d’économie politique sur ce grave sujet : ils diraient sans doute que ces outils, ce sont eux qui les ont créés, ou, ce qui revient au même, payé avec du travail, au moyen de l’épargne réalisée sur leurs salaires, sur le fruit de leurs sueurs ; et, en insistant, ils feraient valoir les droits attachés à ce capital, à ce fruit d’un travail passé ; ils diraient qu’ils comptent sur ces outils pour obtenir un salaire plus élevé ; que, sans cela, ils ne se seraient pas donné la peine de se charger de ces instruments, de les acheter d’abord sur leurs épargnes, de les porter ensuite sur leurs épaules pour augmenter la fatigue du chemin. Ils reconnaîtraient ainsi et proclameraient les droits du capital à une rémunération, et que, lorsque le travail ancien se mêle au travail actuel, il y a lieu de faire sa part au travail ancien, au capital.

Voilà donc des capitalistes, et à ce titre ils ne doivent pas trouver place dans un parti qui se déclare l’adversaire du capital, et n’admet que des ouvriers à l’exclusion des capitalistes. D’autant moins qu’ils font nécessairement valoir, en se présentant sur le marché, les droits du capital, à l’encontre des principes du parti ouvrier qui réclame la gratuité du crédit.

Mais alors se présente toujours cette question : qui sera digne de remplir les cadres de ce parti ; quels sont les individus qui sont de purs ouvriers sans mélange de capitaliste ? Et cette conclusion s’impose, que dans la logique du système, ce parti est condamné à avoir des chefs sans soldats.

Ces chefs eux-mêmes, d’ailleurs, sont incontestablement des capitalistes : ils possèdent plus ou moins ce capital si précieux, l’instruction acquise ; non l’instruction économique, il est vrai, car leur langage prouve qu’ils n’ont sur ce sujet que des connaissances négatives ; mais tout au moins ont-ils le bagage d’une certaine instruction au moins primaire, et cette instruction, ne leur en déplaise, est un véritable capital. Ils sont donc, eux-mêmes, d’infâmes capitalistes, et ils ne devraient, pour être logiques, se présenter comme membres du parti ouvrier qu’en se débarrassant de toute instruction, à l’état de nature de l’enfant qui vient de naître. Finalement donc il est vrai de dire qu’un tel parti ne peut se fonder que sur l’ignorance des principes les plus élémentaires de la science.

Quelle contradiction, d’ailleurs, n’y a-t-il pas entre les principes de ce parti et les idées de solidarité démocratique dont il se déclare partisan. Peut-on concevoir une véritable démocratie, dans un système qui veut faire des ouvriers une caste fermée, une classe de citoyens en antagonisme avec la classe des capitalistes ; dans un système qui veut s’emparer de la puissance législative pour faire des lois de parti, des lois en faveur de la classe ouvrière, au préjudice de l’autre classe ?

Comment ce parti peut-il, avec de telles idées, se proclamer le parti de la Révolution ? Est-ce que la Révolution française n’a pas apporté au monde une formule magnifique, dont tous les véritables démocrates doivent chercher la réalisation, la formule Liberté, Égalité, Fraternité ?

Certes, il y a des réformes à faire, des monopoles à abolir, il y a à fonder le règne de la liberté et de la justice. Les ouvriers en profiteront, sans doute, mais non à titre exclusif ; les autres citoyens en tireront également profit, en vertu de cette grande loi de solidarité dont tant de gens parlent sans la comprendre.

Proclamons-le bien haut : il n’y a pas, dans une vraie démocratie, de classes ni de castes ; les lois n’y sont pas faites en faveur d’un parti ni d’une classe d’individus ; elles sont faites pour réaliser des principes assez larges pour envelopper tous les membres de la grande famille nationale, pour établir sans distinction la justice pour tous, la liberté et l’égalité devant la loi pour tous, pour développer enfin dans le cœur de tous cette grande vertu sociale, la fraternité.

E. MARTINEAU.


Un discours bon à méditer (14 avril 1883)

M. John Bright, l’illustre orateur anglais a été récemment investi du titre de citoyen de la grande ville de Glasgow. À cette occasion, il a prononcé, devant une foule immense et enthousiaste, un remarquable discours dont nous croyons devoir détacher les extraits suivants, qui sont de nature à intéresser nos lecteurs :

« J’accepte l’honneur que vous m’offrez à titre d’hommage rendu à ma vie publique. Sans partager toutes mes opinions, vous admettez du moins que j’ai agi et parlé dans des vues honnêtes, dans le but de servir les intérêts généraux et permanents du peuple… Je me suis demandé quelquefois comment, dans un pays intelligent où tout le monde presque sait lire et écrire et s’occupe de politique, les discussions et les divergences de vues sont si fréquentes ; à mon avis, la raison véritable en est qu’au lieu d’aller jusqu’à la racine du sujet, on s’arrête à l’écorce sans pénétrer jusqu’au cœur, en sorte que les discussions ne sont que des hors-d’œuvre et que l’on reste toujours à côté et en dehors de la véritable question.

Rappelez-vous, par exemple, cette grande lutte où j’avais pour compagnon d’armes mon ami regretté, Richard Cobden, lutte entreprise pour renverser les barrières de douane et pour permettre au peuple d’acheter ses subsistances au meilleur marché possible, sur les marchés du monde entier. Vous savez combien la lutte a été ardente et vive ; il semblait que nous mettions en question l’existence même de l’Angleterre, alors que nous demandions simplement pour chaque citoyen, quel que fût son salaire ou le chiffre de sa fortune, le droit de disposer librement de son bien à l’effet de se procurer en échange les aliments nécessaires à sa famille, sur le marché ouvert du monde entier : Tel était l’objet de notre demande, et il n’avait rien, ce me semble, de bien révolutionnaire. Cependant deux classes du peuple y ont opposé une longue et forte résistance, les landlords et les fermiers, qui craignaient de voir leurs intérêts compromis par la réduction de leurs rentes et de leurs fermages.

Malgré tout, nous avons triomphé, les barrières ont été détruites, le libre échange est devenu une chose pratique, et quels ont été les résultats ? La rente des propriétaires s’est augmentée dans des proportions considérables ; de leur côté, les fermiers ont vu s’améliorer leur position, ils ont prospéré beaucoup plus qu’avant l’abolition du monopole. Voilà les faits, et comme ils sont incontestables, il en résulte que les craintes de nos adversaires étaient chimériques, puisque leurs intérêts, au lieu d’être compromis, ont été servis au contraire par la liberté.

Vous savez ce que nous importons du dehors, et que c’est l’étranger qui nous fournit actuellement plus de la moitié de nos denrées alimentaires. Si nos gentilshommes avaient pu prévoir cela à l’époque de la lutte, ils auraient poussé de véritables cris de désespoir. Cependant personne aujourd’hui ne demande à retourner en arrière, à relever les barrières détruites, personne ne craint que les étrangers ne forment une Ligue à l’effet d’affamer l’Angleterre. Loin de là, partout où le voyageur peut porter ses pas : en Russie, en Égypte, aux Indes, en Australie, dans les deux Amériques, partout on travaille pour l’alimentation du peuple anglais, et les vaisseaux remplissent les ports pour s’y charger de denrées alimentaires et traverser les mers à l’effet d’approvisionner notre pays.

Eh bien, aujourd’hui que tout le monde est d’accord pour reconnaître les bienfaits de la liberté, c’est avec stupéfaction que nous nous posons cette question : comment se fait-il qu’il ait fallu lutter avec tant de persévérance, comment le Parlement a-t-il pu résister pendant sept années, alors qu’il s’agissait d’un monopole si odieux et si injuste, alors que la demande des libre-échangistes était si évidemment marquée au coin de la raison et de la justice ?

Certes, si les membres du Parlement avaient examiné la question sans parti pris, s’ils l’avaient étudiée du point de vue élevé de la justice où doivent toujours se placer des législateurs dignes de ce nom, la lutte n’aurait pas été bien longue, et l’accord eût été bientôt établi.

La leçon à tirer de cette page d’histoire, c’est que la majorité du peuple doit écarter toutes les alarmes vaines et puériles et s’avancer d’un pas ferme et résolu dans le chemin de la justice. Déjà, de grands progrès ont été faits, mais il en reste encore beaucoup à faire.

Je lisais dernièrement une lettre d’un de mes amis, citoyen éminent des États-Unis où il a rempli des fonctions publiques très importantes ; il m’écrivait que les États-Unis font en ce moment les plus grands efforts pour émanciper et élever leur politique. C’est-à-dire qu’ils s’appliquent, notamment en matière économique, en matière de commerce et de tarifs, à arracher leur législation aux mains crochues des monopoleurs qui sont au pouvoir depuis la dernière guerre civile.

L’Angleterre aussi prend à tâche d’émanciper et d’élever sa politique ; quant à moi, j’exhorte mes concitoyens qui voient ce qui a été fait dans le passé à avoir foi dans l’avenir, et à se persuader qu’une législation fondée sur les principes les plus nobles, les plus élevés, est celle qu’un peuple a le droit de revendiquer, et dont il peut attendre les plus grands avantages. »

Citons aussi les paroles suivantes du comte de Rosebery qui prit la parole après M. Bright :

« Je suis heureux d’avoir eu aujourd’hui le privilège, toujours trop rare pour moi, d’entendre un discours de M. Bright. Le peuple, par ses acclamations, a rendu hommage à l’homme public qui a consacré toute sa vie au service du peuple ; les citoyens de Glasgow sont unis maintenant par un lien nouveau à M. Bright. Je ne crois pas que M. Bright, quoiqu’il soit accoutumé aux applaudissements, à l’enthousiasme populaire, ait accueilli sans émotion l’ovation qui lui a été faite ; en tout cas, je sais que tous ici nous sommes sous le coup d’une émotion indicible.

Je me suis demandé quelquefois la raison de ce sentiment d’attraction et de sympathie si puissant que l’on éprouve irrésistiblement pour M. Bright : il me semble que la source en est moins dans son incomparable éloquence que dans la franchise éclatante de son caractère. Nous sentons qu’il n’y a rien en lui de caché, qu’il n’a aucune arrière-pensée, et nous nous rappelons qu’à cette heure sombre de sa vie où son cœur était brisé par la mort d’une épouse adorée, il prit la résolution de consacrer sa vie au peuple comme à sa famille d’adoption, et certes ce vœu solennel a été ratifié et accompli par lui. »

Nous présenterons dans un prochain article, quelques observations au sujet de ce discours.

E. MARTINEAU.


Le discours de M. John Bright (21 avril 1883)

Nos lecteurs n’ont pas oublié sans doute le remarquable discours prononcé récemment à Glasgow par M. John Bright, discours dont nous avons traduit quelques extraits pour le journal. Deux points notamment nous paraissent dignes d’attirer l’attention.

D’abord ce qui a trait à l’histoire de la grande réforme du libre-échange. Les protectionnistes ont imaginé sur ce sujet toute une légende qui n’est que trop accréditée dans l’opinion publique ; à les entendre l’Angleterre n’aurait substitué le libre-échange à la protection que par un habile changement de tactique vis-à-vis des autres peuples, et parce qu’elle comptait sur sa supériorité industrielle pour triompher de ses rivaux et les écraser dans la lutte. Pendant plus de deux siècles, ajoutent-ils, elle a fait de la prohibition à outrance, et aujourd’hui elle ne parle de liberté que parce qu’elle est devenue la plus forte et la mieux aguerrie, parce qu’elle compte que les autres peuples ouvriront leurs portes, et qu’elle veut inonder de ses produits les marchés étrangers.

Voilà la légende ; mais le discours de M. Bright, de cet homme d’État dont ses concitoyens vantent la franchise éclatante, a rétabli la vérité falsifiée par ces ennemis de la liberté, et nous sommes désormais éclairés sur cette page glorieuse de l’histoire d’Angleterre.

La vérité, c’est que ce n’est pas à une préoccupation égoïste qu’est due cette grande réforme ; c’est au point de vue des consommateurs anglais, au point de vue de l’intérêt général que se sont placés les réformateurs. Le peuple avait besoin de blé et de denrées alimentaires ; une loi infâme réservait, au profit de l’aristocratie terrienne, le monopole de la vente des céréales et autres produits du sol. Les libre-échangistes ont demandé l’abolition de cette loi, afin que le peuple eût le droit d’acheter ses denrées sur le marché du monde entier, au plus bas prix possible.

Était-il question de réciprocité de la part des libres-échangistes ? En aucune façon. Les adversaires de la réforme, les grands propriétaires soulevaient précisément cette objection : pour lever nos barrières, disaient-ils, attendons que les autres nous imitent, attendons qu’ils soient disposés à nous offrir les mêmes avantages que nous allons leur procurer.

Et que répondaient Cobden et Bright ? Ils disaient à leurs adversaires : vous ne comprenez pas la portée et le but de la réforme. Nous nous plaçons au point de vue des consommateurs, le seul qui soit conforme à l’intérêt général ; vous, au contraire, vous songez avant tout au producteur, et en cela vous vous trompez gravement.

Quand un peuple a faim, son premier intérêt est d’avoir des aliments, et c’est pour cela qu’il faut ouvrir les portes aux produits étrangers, pour avoir des aliments en plus grande abondance et au meilleur marché possible. Voilà le véritable intérêt public : la consommation est le but final de toute production, et parler de favoriser le producteur aux dépens du consommateur, c’est émettre cette idée absurde que le but doit être sacrifié au moyen, et que les estomacs sont faits pour les blés, alors qu’apparemment le bon sens veut que ce soient les blés qui soient faits pour les estomacs.

Un peuple qui s’isole des autres, qui met des barrières pour empêcher les produits étrangers d’entrer, est donc un peuple ignorant et maladroit, qui se fait du tort à lui-même ; que parle-t-on donc de réciprocité ? Si les autres sont dans une voie mauvaise, est-ce une raison pour les imiter, et parce qu’un mouton se jette à la mer, faut-il donc que les autres aillent stupidement en faire autant ?

La liberté est bonne et utile à ceux qui l’adoptent ; il vaudrait mieux sans doute qu’elle fût le régime admis par tous et sans exception, mais il n’est pas au pouvoir d’un peuple de réformer la législation de ses voisins, il ne peut qu’agir par l’influence de l’exemple, en montrant sa prospérité et les causes qui l’ont développée.

Tel était le langage des défenseurs de la liberté ; le peuple anglais a trouvé ces discours sages et sensés, il a renversé ses barrières, arraché sa législation aux mains crochues des monopoleurs, sans s’inquiéter de la conduite et des agissements des autres peuples, uniquement préoccupé de l’intérêt général bien entendu de la nation.

La réforme a donc été faite sans réciprocité, dans l’intérêt des consommateurs, et non dans une préoccupation jalouse d’envahir les marchés du monde pour ruiner les concurrents des autres nations.

Il est triste de constater que les protectionnistes en sont réduits à falsifier l’histoire pour servir leurs doctrines ; mais cela s’explique ; c’est le châtiment des défenseurs des causes mauvaises d’être obligés de recourir au mensonge, et de travestir les faits pour faire triompher leurs détestables systèmes. 

Mais le mensonge est de sa nature éphémère, et tôt ou tard la vérité finit par reprendre ses droits.

Nous réservons, pour un prochain article, les observations qui nous restent à faire sur ce discours.

E. MARTINEAU.


Le discours de M. Bright (3 mai 1883).

Il y a dans le discours de M. Bright une partie bien digne d’attention, c’est celle où le grand orateur populaire parle de la lettre qu’il a reçue d’un de ses amis des États-Unis, lui signalant les efforts faits dans la grande République pour émanciper et élever la politique, en sorte que le temps n’est pas éloigné où, brisant ses entraves douanières, la République américaine restituera enfin au peuple la liberté économique, perdue depuis la fin de la guerre civile.

Singulière coïncidence ! Au même moment où arrivait le triomphe du Nord, c’est-à-dire l’abolition de l’esclavage, apparaissait l’établissement du régime protecteur, c’est-à-dire l’organisation d’un esclavage partiel. Les mêmes hommes qui avaient lutté pour faire tomber les chaînes des esclaves s’empressaient de charger le commerce de chaînes. On venait d’abolir l’esclavage, cette institution odieuse qui interdisait à certains hommes la liberté de travailler et de disposer du fruit de leur travail, et on interdisait la liberté d’échanger, c’est-à-dire qu’on maintenait aux citoyens des États-Unis la liberté de travailler, mais on leur enlevait le droit de disposer librement des fruits de leur travail.

Tant est grand l’empire de l’égoïsme, tant il aveugle ceux qui s’abandonnent à ses coupables inspirations ! Mais de telles inconséquences ne sont pas durables, elles portent en elles-mêmes le germe de leur destruction, et la logique méconnue finit toujours par reprendre ses droits.

Le peuple des États-Unis a ouvert enfin les yeux, il sait à cette heure l’exploitation dont il est victime, et la dernière heure du monopole est arrivée, la législature prochaine s’empressera de rétablir la liberté. Ce qui le prouve, c’est que la dernière élection présidentielle s’est faite sur le terrain de la liberté commerciale, et les libre-échangistes l’ont emporté grâce à une opinion publique éclairée ; il est donc certain que les prochaines élections législatives complèteront ce premier succès. C’est à ce titre que l’éminent ami de M. Bright avait raison de lui écrire que les États-Unis sont à l’œuvre pour émanciper et élever leur politique, puisqu’ils s’efforcent d’arracher le pouvoir aux mains crochues des monopoleurs.

Que deviendra alors ce fameux argument des monopoleurs français, tiré de l’exemple des États-Unis. C’était leur argument le plus puissant, et cela se conçoit ; quand on n’a pas de bonnes raisons à donner, il faut bien recourir à d’autres moyens, il faut chercher autour de soi des exemples, et certes c’était une bonne fortune pour les adversaires de la liberté de pouvoir citer l’exemple de cette grande République, de ces démocrates aveuglés, infidèles sur ce point à leurs principes de liberté et de justice.

 Eh bien, voilà que cette dernière ressource va leur échapper ; que dis-je, l’argument va retomber sur eux de tout son poids et les écraser ; il ne leur restera plus désormais à citer que les procédés de M. de Bismarck et de l’autocrate de toutes les Russies.

Il est vrai qu’ils se consoleront à un autre point de vue ; les États-Unis ouvrant leurs ports aux produits étrangers, ce sera, en effet, un débouché immense pour le commerce, et comme les protectionnistes d’un pays sont des hommes tout à fait pratiques, qui se soucient comme d’une guigne de la logique des principes, ils sont toujours libre-échangistes… chez les autres.

Protection et débouchés : voilà, en effet, leur programme, et si on leur signale la contradiction, ils se moquent de leurs adversaires et les prennent en pitié en voyant la peine qu’ils se donnent pour raisonner sur les questions de commerce et d’échanges, alors qu’il leur paraît si commode de marcher au hasard et à l’aventure, oubliant que quand le vaisseau flotte au gré des vents, sans boussole ni pilote habile, il court le risque de se briser contre les écueils.

E. MARTINEAU.


La liberté du commerce des blés (5 juillet 1883).

Un anonyme écrit au journal pour se plaindre du bas prix des blés, en demandant que le gouvernement intervienne pour écarter la concurrence étrangère et hausser ainsi le prix de cette denrée : il ajoute qu’il est un bon républicain et que, malgré cela, il est mécontent de ce que la République n’établit pas un bon système de protection pour les producteurs de blé.

Examinons donc, avec notre anonyme, cette grave question et plaçons-nous, pour la discuter, sur le terrain où lui-même semble nous inviter à nous tenir. Vous êtes républicain, dites-vous, c’est-à-dire que vous adoptez les principes résumés dans la formule républicaine : « Liberté, Égalité, Fraternité » ; voyons donc si votre demande est d’accord avec ces principes.

D’abord, pour la liberté vous n’oseriez sans doute pas prétendre que vous la respectez ; de quoi vous plaignez-vous, en effet ? Précisément de cette liberté maudite qui verse sur le marché français une trop grande quantité de blé, en sorte que les prix en sont diminués. Vous dites au gouvernement, il y a trop de blé en France, pressez-vous de prendre une bonne mesure de protection (vous voulez dire de prohibition), pour empêcher le blé étranger de venir faire concurrence à mon blé. Car vous êtes producteur de blé, cela se voit tout de suite, j’allais dire, M. Josse, vous êtes orfèvre, et, comme tel, vous n’aimez pas la concurrence des autres producteurs de blé. — Cependant si cette concurrence vous afflige, elle ne déplait pas à ceux qui sont acheteurs, à votre voisin le menuisier ou le forgeron, ou tout autre qui est bien heureux qu’il y ait tant de blé, car en qualité de consommateur, tout le monde désire l’abondance et le bon marché. 

Eh bien ! voyons, de quel droit voulez-vous entraver la liberté de vos voisins ? Producteur, vous désirez la rareté et la cherté ; vos voisins, au contraire, désirent l’abondance et le bon marché : de quel droit demandez-vous que l’on viole la liberté des achats, la liberté des autres à votre profit, au préjudice d’autrui ? Que devient ainsi la liberté dans votre système, la liberté qui est le premier mot de la devise républicaine ? 

Et l’égalité, qu’en faites-vous ? Au fond, votre prétention tend à obtenir un monopole, un privilège ; vous demandez, pour les producteurs français, le monopole de la vente des blés sur le marché ; mais remarquez donc que le marché français est le marché de tous les Français, non pas seulement le marché des producteurs, mais aussi des acheteurs, des consommateurs, qui sont français aussi bien que vous. 

L’égalité, dont parle la devise républicaine, c’est l’égalité des droits : il faut que tous les citoyens soient égaux devant la loi, et si vous avez un privilège contre moi, j’ai droit aussi à en avoir un contre vous. Voyez-vous le beau régime que cela va nous faire ; dans chaque métier, les producteurs vont se liguer pour réclamer un privilège vis-à-vis des consommateurs ; c’est une république de privilèges, de monopoleurs, que nous allons ainsi constituer. Mais si je vous prouve qu’il y a des métiers pour lesquels il est impossible d’établir un monopole, vous reconnaîtrez sans doute qu’il faut y renoncer même pour vous : liberté pour tous, ou protection pour tous, je vous défie de sortir de cette alternative, en vous plaçant sur le terrain de l’égalité.

Eh bien ! je vais vous prouver, et ce ne sera pas long, que l’égalité dans la protection est impossible : en effet, pour qu’un travail soit protégé, il faut que le produit qui en résulte soit susceptible d’être reconnu et inscrit à la douane en passant la frontière : or, voyez donc dans combien de métiers la protection est impossible ; d’abord tous ceux dont les produits se consomment dans un rayon très restreint, par exemple vos voisins, les menuisiers, les forgerons, les cordonniers, ne peuvent pas jouir de la protection douanière, ils la subissent sans en profiter. De même les intermédiaires entre le fabricant et le consommateur, tous les commerçants, les marchands en gros et en détail, ne peuvent pas, non plus, être protégés. Ajoutez-y tous les travailleurs dont les services ne s’incarnent pas dans un produit matériel, les médecins, les professeurs, etc.

Et enfin une autre classe, très nombreuse, ne peut pas jouir, non plus de la protection ; c’est la classe des ouvriers. La concurrence s’exerce, vis-à-vis d’eux, dans toute sa rigueur, les ouvriers étrangers viennent leur faire concurrence sur le marché du travail, et je vous défie de trouver un tarif quelconque capable d’y mettre obstacle. Cela est si vrai que, dans un pays voisin, en Angleterre, lorsqu’au nom de la liberté et de l’égalité on est venu réclamer la liberté du commerce, les nobles du pays qui soutenaient la même cause que vous, parce qu’ils étaient possesseurs du sol, ont déclaré qu’il était impossible que la loi vint tarifer le salaire des ouvriers.

Vous le voyez donc, l’égalité dans la protection est impossible ; puisque vous êtes républicain, vous devez nécessairement admettre la seule égalité possible, l’égalité dans la liberté.

Reste le troisième principe républicain, la fraternité ; votre système le respecte-t-il ? Croyez-vous que, quand on demande la restriction du blé sur le marché, quand on trouve que le blé est à trop bas prix et qu’on veut que la loi élève ce prix, on ait le droit de se réclamer du principe de la fraternité ? Il y a un nom que, dans l’histoire économique des nations, on réserve pour ceux qui demandent la hausse artificielle du prix des blés, on les appelle les marquis du Pain-Cher ; comment voulez-vous que cela puisse s’accorder avec l’idée de la fraternité ?

Votre demande est injuste, puisqu’elle ne respecte ni la liberté ni l’égalité ; je vous l’ai prouvé, et il suffit d’ouvrir les yeux pour le voir ; or, la fraternité est supérieure à la justice, sans doute, mais il est clair qu’elle ne peut pas coexister avec l’injustice. La conclusion, c’est qu’il ne reste rien dans votre système de la devise républicaine, et qu’à ce titre ce que vous avez de mieux à faire c’est d’y renoncer en reconnaissant loyalement votre erreur.

D’ailleurs, si vous êtes un fermier, vous êtes singulièrement naïf en croyant que la protection des blés vous pourrait profiter. Comprenez bien ceci, en effet, le nombre des fermes à louer est limité, mais le nombre des gens qui peuvent devenir fermiers ne l’est pas. Si la loi réglait le prix des blés pour assurer un prix rémunérateur, immédiatement un bon nombre de gens se présenteraient pour louer des fermes, le nombre des aspirants fermiers augmenterait et les prix de ferme hausseraient infailliblement, en sorte que tout le profit de la protection passerait dans la poche des propriétaires. C’est bien ce que comprenaient les lords d’Angleterre quand ils demandaient le maintien du monopole des blés, et les fermiers anglais ont fini aussi par le comprendre, en sorte qu’ils se sont mis du côté des défenseurs du libre-échange et qu’ils ont fait campagne avec eux, persuadés que leur intérêt véritable était d’accord avec la liberté et la justice.

Croyez-moi, les fermiers anglais ne sont pas plus ignorants que vous, ils subissent la concurrence étrangère et ne demandent point de protection ; faites de même et n’oubliez pas que, quand on est républicain, il ne faut pas réclamer des mesures qui sont en contradiction avec tous les principes républicains.

E. MARTINEAU. 

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