Une réévaluation radicale du capitalisme

Genius_coverEtudiant en économie et en philosophie des sciences, Grégoire Canlorbe nous soumet un long commentaire de “The Genius of the Beast”, essai scientifique de Howard Bloom. Spécialiste des comportements de masse et auteur renommé, Howard Bloom a également été publicitaire dans l’industrie musicale et cinématographique de 1974 à 1988. Il travaille alors pour des personnalités telles que Prince, Michael Jackson, Bob Marley, Billy Idol ou Robert Palmer. En 1982, il fonde The Howard Bloom Organization, Ltd, qui devient l’une des plus grandes entreprises de publicité dans l’industrie de la musique.

Il est l’un des principaux fondateurs de deux nouveaux champs d’exploration scientifique, le comportement de masse et l’étude des psychologies d’autrefois : la paleopsychologie. Howard Bloom travaille actuellement à l’établissement d’une troisième discipline appelée omnologie, i.e. l’étude du Tout. Il est aussi le fondateur de deux groupes scientifiques internationaux multidisciplinaires. Le premier,  “The Group Selection Squad” (1995) axé sur la théorie de la sélection naturelle par groupes. Le second est l'”International Paleopsychology Project”.

Il est notamment l’auteur de The Lucifer Principle : A Scientific Expedition into the Forces of History (1995), The Global Brain: The Evolution of Mass Mind from the Big Bang to the 21st Century (2000), The Genius of the Beast : A Radical Re-vision of Capitalism (2010) et The God Problem: How a Godless Cosmos Creates (2012).

Grégoire Canlorbe propose ici une reformulation ainsi qu’une méditation et un élargissement des vues développées par Howard Bloom dans The Genius of the Beast.

Prologue

Les religions et les idéologies promettent généralement de porter secours au pauvre et à l’opprimé : de l’élever socialement, matériellement et intellectuellement ; de lui rendre le sentiment de sa dignité et de lui offrir les moyens de satisfaire ses désirs et ses rêves. Depuis la fin du XVIIIème siècle le système économique capitaliste a permis des achèvements à la hauteur de ce programme ambitieux.

Le niveau de vie de l’humanité s’est accru de façon démesurée partout où le capitalisme a étendu sa sphère d’influence, d’abord en Europe, puis dans une très large partie du globe. En 1820 on compte 85% de la population mondiale qui vit en dessous du seuil absolu du pauvreté, à savoir 1$/jour ; près de deux siècles plus tard, ce chiffre est tombé à 20%.1 L’éducation a connu des avancées sans précédent, en témoigne la population d’illettrés dans le tiers monde qui se chiffre de nos jours à 30% contre 70% en 1950.2

En 2003 plus de 9 personnes sur dix dans le monde peut espérer vivre au-delà de 60 ans ; et ce, à la faveur d’une croissance inédite de l’espérance de vie au cours du XXème siècle. Dans les pays en voie de développement, l’espérance de vie est de moins de 30 ans en 1900, elle s’élève à 46 ans en 1960 puis à 65 ans en 1988.3

Il y a 30 ans, 37% de la population du Tiers Monde souffraient de la faim. Ce chiffre est tombé à moins de 18%. La production globale de nourriture a doublé en un demi-siècle ; depuis 1980 les prix alimentaires ont baissé de moitié et la production par hectare a augmenté de 25%. Dans le monde pris dans son ensemble 8 personnes sur 10 ont désormais accès à une eau pure. Il y a une génération 90% de la population rurale était sans accès à une eau pure : ce chiffre est désormais établi à 25% de nos jours.4

Dans son essai de 2010, The Genius of the Beast, faisant suite à The Lucifer Principle (de 1995) et The Global Brain (de 2000), Howard Bloom, auteur scientifique et  entrepreneur américain, père fondateur de la science « mémétique », nous invite à prendre en considération ces progrès spectaculaires que l’humanité doit au système capitaliste, autant de « miracles séculaires »5 auxquels il arrive très souvent que les habitants du monde occidental ne prêtent plus attention.

Etat des lieux

Howard Bloom tire un portrait au vitriol de la situation actuelle : la civilisation occidentale a accouché du système capitaliste ; et c’est ce même système qu’elle renie à l’heure actuelle, tandis qu’il se répand dans le monde et qu’il sort des masses immenses de la pauvreté. Que ce soit l’homme de la rue ou un universitaire prestigieux qui prenne la parole, ce sont principalement trois griefs récurrents qu’on reproche au capitalisme : celui-ci soumettrait les travailleurs à des conditions de vie et de travail précaires ; il engendrerait de faux besoins via la manipulation mentale opérée par les campagnes de marketing ; il constituerait un système intrinsèquement instable, i.e. voué à connaître des situations de crise au cours desquelles la condition des plus modestes s’empire.

Ces trois chefs d’accusation sont-ils fondés ? Pas tout à fait, estime Howard Bloom, qui entend promouvoir une vision plus nuancée des vices et mérites de ce système. Certes le capitalisme n’est pas parfait : il n’est point le paradis sur Terre. Il a sa part de cruauté et d’injustice. Mais ce que le capitalisme, et derrière lui la civilisation occidentale, a réussi à accomplir pour le bénéfice des plus humbles d’entre nous, il est le seul à avoir réussi à le faire. Aucune civilisation dans l’histoire de l’humanité – égyptienne, romaine, islamique, chinoise, soviétique – n’a été capable de tels achèvements.

Le capitalisme est injustement dépeint comme l’enfer sur Terre. Mais surtout il n’a jamais eu la compréhension scientifique qu’il méritait, même auprès de ses partisans les plus affirmés. Malgré les nombreux travaux que les chercheurs en économie ou en sociologie ont consacrés au capitalisme, la science ne nous a laissé qu’une image très superficielle et incomplète de l’économie capitaliste. La substantifique moelle de ce système est restée méconnue.

Pour cette raison nous ignorons finalement la clef du succès indéniable du capitalisme pour améliorer le sort de l’humanité ; et nous ne sommes pour l’instant pas en mesure de tirer le meilleur profit de ce système.

En piste !

The Genius of the Beast poursuit un double projet polémique et scientifique. Il s’agit de rappeler contre tous ceux qui tirent un portrait cauchemardesque du capitalisme, les avancées proprement révolutionnaires qui ont vu le jour dans la sphère d’influence du modèle économique de l’Occident. Il s’agit également de mettre en évidence et de combler les lacunes actuelles de notre compréhension scientifique de ces avancées inédites.

The Genius of the Beast formule et défend une thèse tout à la fois simple et optimiste. Le capitalisme a déjà fait beaucoup pour l’humanité ; mais une compréhension scientifique en profondeur de ce système nous apprend qu’il peut faire encore bien plus. Le capitalisme possède un potentiel qui excède de loin tout ce que le capitalisme a déjà réussi à accomplir.

Pourquoi la science en dépit de ses efforts est-elle restée pendant tout ce temps à la surface des choses ? Quelle est donc cette substantifique moelle du capitalisme qu’elle a échoué à comprendre ?

Quelles sont ces raisons intimes qui font que le capitalisme a été capable de produire des miracles matériels ?

Pourquoi jusque là n’a-t-il révélé que 10% de son potentiel ? Comment pouvons-nous mettre à profit une compréhension plus affûtée des arcanes du capitalisme pour porter son activité à une plus haute intensité ?

La crise de 2008 marque-t-elle la fin du capitalisme ou sommes-nous en droit d’attendre une phase de prospérité inédite ?

Le présent article vous propose une reformulation aussi succincte que complète et précise du propos de Howard Bloom. Au terme de cette exposition il formule une méditation et un élargissement des vues singulièrement nouvelles avancées par Howard Bloom. Il s’achève sur un exercice d’histoire des idées.

I. Une reformulation des thèses de Howard Bloom

Il est bien connu que le système économique qui s’est imposé progressivement en Occident à partir du XVIIème siècle (puis dans une très large partie du globe) et qu’on a baptisé « le capitalisme » au cours du XIXème siècle, se caractérise notamment par la propriété privée des moyens de production, un degré élevé de division et de spécialisation du travail, la prédominance du salariat (en lieu et place de l’esclavage ou du servage), l’entreprise privée, l’accumulation du capital, la concurrence généralisée à tous les niveaux de l’économie (entre producteurs mais également entre consommateurs et entre salariés), la liberté d’entrée sur un marché (et de sortie), la mobilité sociale, la hausse générale du niveau de vie, la quête du profit monétaire, l’innovation et l’ouverture des frontières.

Le capitalisme a certes fait beaucoup pour l’humanité. Cependant, il n’a jamais été à la hauteur de son potentiel ; et ce, pour une raison institutionnelle, en tout premier lieu. Ses conditions juridiques, à savoir la protection de la liberté d’entreprendre et de contracter et la reconnaissance formelle de la propriété privée, ont été garanties de façon partielle par les gouvernements ; et ce, y compris dans le monde occidental du XIXème siècle qu’on a pris l’habitude de caractériser, à tort, comme l’âge d’un capitalisme sans entraves. En Occident ce caractère « brimé » de l’économie capitaliste s’est amplifié au cours du XXème siècle avec la montée en force des programmes étatiques de redistribution des revenus et la multiplication des restrictions juridiques à la liberté d’entreprendre et de contracter, en témoignent le contrôle strict de la concurrence, la persistance des mesures protectionnistes et l’encadrement étroit des relations entre patrons et salariés.

En ce début du XXIème siècle on est loin d’assister au triomphe du capitalisme pur et dur, même si la liberté, globalement, progresse dans le monde. C’est un point que Howard Bloom met en exergue. La liberté économique, ingrédient indispensable du capitalisme, gagne du terrain, permettant à des masses immenses de sortir de la pauvreté. La liberté change le monde.

« The Western system is spreading and upgrading entire nations – Korea, Taiwan, Thailand, Singapore, India, and the really big one, China. That spread of the Western way of life is a testament to its power to change lives. »6

Howard Bloom surenchérit : l’économie capitaliste pourrait encore bien mieux développer ses potentialités. Certes la liberté progresse dans le monde. Certes le capitalisme étend sa sphère d’influence. Le problème est que le capitalisme, sous sa forme actuelle, ne fonctionne pas à pleine capacité. Le système occidental n’est pas à la hauteur de son potentiel ; et pour qu’il le soit enfin, nous devons comprendre que son épanouissement intégral repose in fine sur une façon nouvelle de mettre à profit nos émotions.
Howard Bloom exprime cette vérité importante en ces termes.

« To energize the industrious and analytic potential of our minds, we need to find and engage our feelings. Sensing our own desires, irritations and fantasies can help us understand the unexpressed emotions of our fellow human beings. Strange as it sounds, understanding our emotions – our passions and our depressions – can help us give others what they need before they even know they want it. It can help us create entirely new human powers – new technologies, new services, and new industries. Emotion is one key to creating new jobs, to raising incomes, to goosing the gross domestic product, to extending the escalator of upward mobility, to giving us satisfaction, and to giving us new meaning in life. »7

On ne peut apprécier à sa juste mesure le message formulé par Howard Bloom en ces quelques lignes sans mettre en évidence la philosophie qui les sous-tend, i.e. la théorie globale de l’univers suggérée par Howard Bloom sur la base de ses connaissances acquises dans un nombre conséquent de domaines, de la nucléosynthèse stellaire aux enquêtes les plus pointues en anthropologie culturelle. Notre intention dans cette première partie de notre article dédié à Howard Bloom n’est pas de soumettre un résumé linéaire de son livre. Nous proposons une reformulation de ses idées dans l’ordre qui nous paraît le plus naturel pour mettre en évidence la façon dont elles s’enchaînent et se complètent. Dès qu’on a mis en lumière la vérité intime du capitalisme selon Howard Bloom le sens profond de ses dires sur l’intelligence émotionnelle coule de source. Nous allons voir que la vérité intime de l’univers éclaire la vérité intime du capitalisme.

Le moteur de recherche évolutionnaire

Pour initier notre exposition du système philosophique exprimé par The Genius of the Beast nous devons mettre en évidence la thèse avancée par Howard Bloom à propos des mécanismes de l’évolution qui intéresse les entités physiques ainsi que biologiques et sociales. Cette thèse constitue le socle sur lequel reposent in fine les vues de Howard Bloom relatives au fonctionnement et aux potentialités du capitalisme.

Howard Bloom estime qu’un mécanisme commun sous-tend toutes les évolutions qui ont lieu dans l’univers. Il nomme ce mécanisme métaphoriquement « le moteur de recherche de l’évolution » et il le décrit comme le processus par lequel la nature construit certaines réalités radicalement nouvelles puis détruit ou consolide (en sorte qu’il soit davantage à l’épreuve du temps) ce qu’elle avait construit. Ce mécanisme procède donc en deux étapes.

Au cours de la première étape, une phase d’expansion, d’explosion ou de prolifération, une entité endure certains changements qui affectent, autant que la plasticité de sa propre nature le lui permet, les traits caractéristiques de cette entité. Au cours de la seconde étape, une phase de consolidation, de contraction ou d’élimination, soit une entité déjà existante est consolidée, soit cette entité est détruite, en quel cas une nouvelle entité, plus complexe, voit le jour en mobilisant les débris de l’ancienne entité.
0

Depuis la nuit des temps ce mécanisme se perpétue de façon cyclique. Notre univers a vécu toutes ses évolutions successives à la faveur de cette « oscillation antique » entre l’expansion et la consolidation ; l’exploration et la digestion ; l’explosion et la contraction; la prolifération et l’élimination ; le gavage et la purge; l’invention et la sélection ; l’exubérance et le déni de soi ; ou encore, comme nous le verrons, entre l’individualisme et la centralisation. Nous devons à ce cycle ancestral le chemin parcouru par l’univers depuis les particules initiales jusqu’aux galaxies et depuis les molécules biologiques réplicantes que nous connaissons sur Terre jusqu’aux sociétés animales et humaines. « Le moteur de recherche évolutionnaire » est l’ensemble des gestes et outils par lesquels l’univers sonde ses possibilités enfouies en sorte de donner lieu à des réalités radicalement nouvelles.

Howard Bloom consacre plusieurs pages à la nucléosynthèse stellaire, au mode de vie des bactéries et aux métamorphoses vécues par l’embryon. L’objet du présent article n’étant pas de développer encore moins de discuter les arguments avancés par Howard Bloom pour prouver la validité de son modèle dans ces domaines, nous convions le lecteur à découvrir ces analyses par lui-même. Il est fort à parier qu’il n’en sortira pas déçu sinon indifférent.

De la stratégie de fission et de fusion au cycle de l’insécurité

La stratégie de fission et de fusion est la forme revêtue par « le moteur de recherche de l’évolution » dans le cas des sociétés animales et humaines. Le principe sous-jacent à cette dynamique consiste à se disperser puis à se rassembler de nouveau. On constate ce comportement aussi bien parmi les chimpanzés que parmi les singes, les souris, les éléphants, les dauphins, les baleines et même les êtres humains. Howard Bloom cite de nombreuses études scientifiques à l’appui de son propos. Pour les besoins du présent exposé nous retiendrons deux d’entre elles.

A l’aube les chimpanzés se dispersent en quête de nouveaux fruits et de nouvelles plantes dans les environs. Ils se rassemblent pendant la journée. A cette occasion les mâles partagent leurs informations concernant la nourriture, tandis que les femelles gardent leurs découvertes pour elles-mêmes. Les mâles s’entretiennent les uns avec les autres et prennent des notes au sens figuré sur ce que chacun a à dire. Ces discussions se répercutent éventuellement par des expéditions particulièrement fructueuses le lendemain.

Si vous placez deux souris adolescentes, un mâle et une femelle, dans un silo inoccupé et regorgeant de graines, vous observerez pendant plusieurs semaines une activité sexuelle frénétique et un débordement de vitalité. Les souris sont joyeuses et s’adonnent sans répit à leurs appétits alimentaires et charnels. A raison de dix nouveaux souriceaux par portée, soit près de 500 sur la durée d’une vie, une peuplade de souris prend forme et se répand, explorant le silo et partant à la découverte de nouvelles poches de nourriture et de nouveaux espaces où établir un foyer. C’est la phase de fission. Vient un jour où les souris sont devenues tellement nombreuses qu’elles ont épuisé la capacité du silo à faire vivre la peuplade. Il s’ensuit une très forte récession de l’activité naguère exubérante des souris. Le groupe se rassemble, les liens se resserrent. Après l’ère de la fission voici venu le temps de la fusion. Les souris sont passées d’une joie de vivre ardente à un état maussade de déni de soi. Elles sont passées de ce que les biologistes démographiques nomment l’état R (l’état reproductif) à l’état K (l’état conservateur). Elles communient dans la panique et le désarroi.
mouses

Que ce soit chez les chimpanzés ou chez les rongeurs la phase de contraction ne correspond pas à un effort pour mettre en œuvre certaines métamorphoses radicales de l’espèce. Elle correspond simplement à un effort pour garantir la survie du groupe, i.e. son habileté à continuer à pourvoir efficacement à sa subsistance. Les chimpanzés partagent leurs informations pour garantir des recherches fructueuses le lendemain (qui permettront au groupe de se maintenir en vie et en bonne santé). Les souris suspendent leur essor démographique en sorte de rendre possible autant que faire se peut la survie de leur peuplade dans les jours à venir. A chaque fois l’univers teste ses possibilités. Il teste les deux éventualités qui s’offrent à lui : extinction ou survie du groupe. Le moteur de recherche de l’évolution est à l’œuvre.

Le second exemple invoqué, celui des souris dans le silo, met en scène de façon particulièrement éloquente l’enchaînement entre une exubérance collective et un déni de soi généralisé. La dynamique de fission et de fusion propre aux rongeurs dans cette situation s’accompagne d’une modification de l’humeur globale du groupe. Les souris se dispersent et se reproduisent sous l’impulsion de leur bonne humeur solaire. Elles se rassemblent et se morfondent sous l’effet d’une déprime intense. Les passions du groupe sont le carburant de la dynamique de fission et de fusion. Elles alimentent le moteur de recherche de l’évolution. Au bout du processus il y a deux scénarios possibles : la survie du groupe et la reprise de son activité exubérante ; ou bien l’extinction pure et simple de la peuplade. Dans le cas des rongeurs et de très nombreuses autres sociétés animales la dynamique de fission et de fusion prend donc la forme de ce que Howard Bloom appelle « le cycle de l’insécurité ». A savoir une oscillation chronique entre deux humeurs radicalement opposées : la joie de vivre exubérante et la dépression morbide.

Howard Bloom consacre plusieurs pages aux études en sociobiologie qui ont montré que ce cycle est présent aussi bien parmi les souris que parmi les fourmis, les abeilles ou les palourdes. Le cycle de l’insécurité est l’instrument ultime de la dynamique de fission et de fusion. Il est l’expression implacable du moteur de recherche de l’évolution. Le cycle de l’insécurité appartient aux sociétés animales mais également aux sociétés humaines. Il est la toile de fond de l’oscillation de l’économie capitaliste entre le boom et la dépression. La stratégie de fission et de fusion telle qu’elle est mise en œuvre par les êtres humains suscite les fluctuations de l’économie capitaliste.

Le secret des économies maniaco-dépressives

Dans le cas des sociétés humaines la stratégie de fission et de fusion ne se contente pas de tester le potentiel de survie de l’espèce : elle teste la capacité de la société à mettre en œuvre certaines évolutions de son fonctionnement. La stratégie de fission et de fusion prend notamment pour forme l’oscillation des économies modernes entre le boom et la récession. Le cycle de l’insécurité explique les métamorphoses décisives de la société humaine depuis l’avènement du capitalisme.

Le moment de la fission est celui de la profusion de nouvelles entreprises, nouveaux investissements et nouveaux produits, ainsi que de nouveaux principes de management et nouvelles stratégies de marketing. L’impulsion décisive derrière cette profusion de nouvelles réalités et de nouvelles idées est une vitalité exubérante. Tout ceci se répercute par un boom de l’activité. Le moment de la fusion est celui de la création de nouvelles institutions centralisées, que celles-ci soient coercitives ou pacifiques. On assiste dès lors à la mise en place de nouveaux symboles de cohésion sociale. Ces changements dans la société sont initiés par un sentiment de panique qui accompagne l’effondrement de l’activité précédemment en plein essor. La contraction de l’économie aussi bien que le boom de l’activité génère donc une évolution de la société.

Cette thèse relative au cycle des affaires formulée par The Genius of the Beast ne saurait être évaluée à sa juste mesure sans dire un mot sur « le moteur de transcendance », ce second concept venant compléter celui de la stratégie de fission et de fusion pour rendre compte des raisons intimes du boom et de la dépression. Le moteur de transcendance peut se définir très simplement comme l’effort des êtres humains pour donner vie à leurs visions et à leurs rêves, imaginer de nouvelles institutions centralisées, que celles-ci soient pacifiques ou coercitives, inventer de tous nouveaux symboles culturels de la cohésion du groupe.

Le moteur de transcendance se combine avec la stratégie de fission et de fusion pour décupler les potentialités du moteur de recherche évolutionnaire. Le boom est une période où les nouvelles visions foisonnent. Elles suscitent la transformation en profondeur de la société. La dépression est une phase au cours de laquelle les êtres humains mettent un terme à cette profusion de nouvelles visions et sombrent dans l’angoisse. Ils imaginent les pires scénarios futurs pour leur société et paniquent à l’idée qu’elle finisse un jour par imploser. Ils évaluent ce qui est en mesure de survivre à la crise et ce qui risque grandement de se laisser emporter par le tourbillon. Eventuellement ils s’empressent d’encourager ce qui tient le choc ou ils tentent au contraire de préserver certaines institutions amenées à disparaître. Le souci prioritaire des êtres humains est désormais d’accroître les perspectives de survie du groupe et pour ce faire ils estiment qu’il convient à tout prix de renforcer la solidarité du groupe via la mise en place d’institutions centralisées. L’opinion en vogue est que la centralisation est indispensable pour tenir le choc de la crise. Le groupe teste sa capacité à renouer avec la joie de vivre et la confiance à la faveur de sa démarche de centralisation. Il teste sa capacité à sortir de la récession.

1370357272La stratégie de fission et de fusion est en marche tout au long du processus. Au cours de la fission mais également au cours de la fusion le cycle de l’insécurité fonctionne comme un moteur de transcendance. Le moment de la fission permet d’une façon qui lui est propre de générer du changement dans la société. A son tour le moment de la fusion génère à sa manière de nouveaux changements supplémentaires. Si le groupe renoue avec son exubérance la phase de fission redémarre. Le moteur de transcendance entame alors un nouveau cycle de boom et de dépression. A chaque occurrence du cycle de l’insécurité les fluctuations de l’économie capitaliste permettent aux êtres humains d’accomplir ce qui est inconcevable dans le cas des sociétés animales : elles bouleversent l’ordre établi.

Howard Bloom résume en ces termes l’essentiel de ce que nous avons dit jusque là.

« A boom is a period when we’re at the top of the cycle of insecurity, at the ebullient peak where we see only the glorious possibilities. We become antennae of the group. We eagerly rush to feel out brand-new things. New speculations, new stocks, new commitments, new investments, new gadgets, and new status symbols. An in a crash, we hit the bottom of the cycle of insecurity. We see only the risks and the potential cataclysms. We bail out.
We also test what we’ve got. We see what’s big enough to survive. And we cluster aound it. We become testors and selectors. And we become centralizers and new-structure creators, pulling together new institutions to help us weather the storm. But like the cycle of insecurity in ants, chimps, and babies, the cycle of insecurity in humans isn’t just an individual mood swing. It’s a social thing. As Charles Mackay implies in the title of his definitive 1841 classic on crashes, panics, and manias, Extraordinary Popular Delusions and the Madness of Crowds, extraordinary popular delusions are not just individual things. They are manifestations of the madness of crowds.
Is there a sanity to this madness ? What does the cycle of insecurity in humans achieve ? The cycle of boom and crash is like the fin of a shark skimming just above the water’s surface. It’s not an independent creature. It’s just the portion of a larger beast, a part of the body of something far bigger beneath the waves. What’s the invisible body of which boom and crash is a mere fin ? Depressions and good times are a manifestation of a cosmos Googling her potential. They’re a manifestation of a universe feeling out her future and wrestling the impossible into reality through tools like you and me. Crash and boom is a fin moved by a search strategy, the search strategy of fission-fusion, the search strategy of the cycle of insecurity built into your biology and mine. »8

A suivre …

Notes :

1 : La Tradition de la Liberté Tome III, Splendeur et Misères du Capitalisme, par Corentin de Salle. Chapitre consacré à l’ouvrage Plaidoyer pour la Mondialisation capitaliste de Johan Norberg.
2 : Idem.
3 : Idem.
4 : Idem
5 : Préface de Howard Bloom à la traduction français de The Genius of the Beast.
6 : The Genius of the Beast, page 21
7 : Idem, page 22
8 : Idem, pages 105 et 107

5 Réponses

  1. Pascal Jouxtel

    Bonjour Grégoire, et tout d’abord, bravo pour cet article formidablement écrit, clair et précis. Quel plaisir de voir le courant de pensée méméticien s’enrichir d’une nouvelle plume d’économiste telle que la vôtre, comme ce fut le cas récemment côté philosophie avec Katia Kanban. Je dois d’abord confesser deux tares qui réduisent la validité de mon commentaire : je ne suis pas économiste, et de plus j’entretiens une relation amicale avec H.Bloom depuis quinze ans…
    Vous réussissez à resituer la pensée de l’auteur dans toute son originalité et dans son côté militant. Il faut savoir – c’est quasi-impossible à deviner – que The Genius of the Beast est la fusion de deux projets successifs qui se sont télescopés, l’histoire ayant rattrapé l’auteur dans la progression de son travail d’écriture. Le premier faisait indirectement suite aux attentats du 11 septembre, et traduisait la souffrance sincère ressentie par Bloom à la pensée que son pays pouvait représenter un objet de haine à abattre; le deuxième faisait écho (un peu en fin de rédaction) à la crise financière de 2007-2008, qui a amené la plus importante critique du capitalisme depuis fort longtemps, ainsi que l’avènement d’une nouvelle et puissante vision du monde, en maturation depuis l’après guerre, qui donne priorité à la reconnaissance du ressenti de chacun. Bloom est un naturaliste au sens le plus fort, pour qui l’émotion est ce qu’elle est, une force positive ou négative qui mets en mouvement, et c’est aussi un esprit absolument positif – voire naïf – capable de voir du bien là où bon nombre d’esprits sont obscurcis par l’ironie et le cynisme. Mais du coup, il assimile parfois comme ça l’arrange capitalisme et modèle occidental, en repartant sans complexe des philosophes grecs, et en oubliant que la culture occidentale a aussi généré des anti-capitalismes.
    D’ailleurs, la seule critique que je vous ferais est de laisser parfois une confusion s’installer entre la défense du capitalisme construite par Bloom et votre propre enthousiasme à le défendre, qui fait que parfois on ne sait plus qui s’exprime, vous, lui… ou la voix de l’évidence naturelle.
    Enfin, un lecteur qui a lu et aimé le livre regrettera peut-être que vous ayez choisi (dans un premier temps ?) de vous limiter à quelques uns des muuuultiples exemples qui font toute la richesse des livres de Bloom.
    La difficulté lors d’une recension de cet ouvrage étonnant, c’est qu’il comporte (c’est la trace du premier projet) une véritable bibliothèque d’histoires basées sur des exemple de vies héroïques (de Platon à Rockefeller en passant par Martin Luther). Chacune de ces mini-biographies est associée à une clé de compréhension scientifique visant à démontrer le caractère naturel – presque “physique” – de certains processus qui “divergent” et engendrent des phénomènes de masse (ex. la généralisation de la lampe à pétrole ou du savon) en améliorant la vie des gens. On aurait envie de tout raconter !
    C’est d’ailleurs un défaut que l’on peut attribuer ouvertement à la manière dont Bloom travaille, à savoir par accumulation de faits, d’articles et de notes concernant mille et mille choses dont le lien apparent finit par se faire dans sa tête en malaxant le tout. Peut-être en tirerez vous les points communs, les mécanismes principaux dans une suite de votre réflexion ? Amicalement, PJ.

    Répondre
    • Grégoire Canlorbe

      Cher Pascal Jouxtel, c’est un véritable plaisir que de recueillir l’avis d’un éminent méméticien et fin connaisseur de l’oeuvre de Howard Bloom. Pour ce qui est des deux projets fusionnés dans “The Genius of the Beast”, je vous remercie pour cette information, très éclairante. Oui, on sent bien ces deux dimensions dans le texte de Howard Bloom.

      A mon sens, et je sais que c’est un point propice à susciter la polémique, le naturalisme de Howard Bloom s’inscrit dans la continuité du naturalisme de Herbert Spencer. Sur quatre aspects, au moins.

      1) Howard Bloom et Spencer s’accordent pour voir en l’émotion la force ultime qui façonne les sociétés et impulse l’Histoire.

      2) Ils décrivent avec précision et les causes et les formes de l’évolution culturelle (là où un Friedrich A. von Hayek cultivera le flou, se contentant de dire que le sociétés évoluent et que le capitalisme résulte de cette évolution). Ils estiment que le procès de l’évolution culturelle est co-extensif avec la logique même de l’évolution du cosmos.

      3) Ils accordent une grande importance à la coopération des comportements opposés dans l’évolution. L’intégration et la désintégration sont les deux forces fondamentales chez Spencer; et chez Bloom c’est l’attraction et la répulsion.

      4) Contrairement à sa réputation calomnieuse, Spencer n’est pas un darwiniste social : la bienfaisance envers les plus faibles est un devoir qu’il prône ardemment. Mais surtout il s’intéresse aux modalités qui peuvent permettre à l’évolution culturelle de conclure sur des sociétés où la cruauté du procès de la sélection naturelle est annulé : l’intérêt représenté pour l’évolution par des sociétés qui prennent soin des plus fragiles et des plus démunis surenchérissant sur l’intérêt (pour le procès de l’évolution sous sa forme la plus brute et la plus primitive) représenté par des sociétés qui les laissent souffrir ou périr sans compassion.

      J’en suis seulement au début de mon résumé de ce livre; et soyez certain que je vais rentrer de plus en plus dans le détail. The best is yet to come!

      Bien cordialement,

      Grégoire Canlorbe

      Répondre
  2. Johan Rivalland

    Excellent article, absolument passionnant.
    Il est vrai que nous avons malheureusement la mémoire courte. Tout ce que rappelle l’auteur au sujet des apports du capitalisme semble aller de soi et on a tendance à ne plus voir que ce qui ne va pas, rendant le capitalisme responsable de tous les maux. Howard Bloom a donc tout à fait raison de réagir et appeler à la raison.

    Je connais tellement le point de vue adverse et l’esprit de contestation du capitalisme que j’arrive néanmoins à ressentir, par duplicité de mon esprit au moment de la lecture, ce que peut éprouver un esprit hostile à travers des mots simples et évocateurs de certaines réalités tels que “propriété privée des moyens de production”, “division et spécialisation du travail”, “l’accumulation du capital”, etc. qui doivent sonner bien mal à certaines oreilles. C’est pourquoi j’apprécie des formulations du type “la prédominance du salariat (en lieu et place de l’esclavage ou du servage)”, qui ont le mérite de rappeler certaines réalités antérieures (à qui veut bien entendre et dispose aussi, pour cela, de repères historiques suffisants, ce qui ne va pas de soi).
    Pour autant, je ne suis pas forcément optimiste quant à la capacité d’admission ce certaines affirmations à l’instar du “caractère « brimé » de l’économie capitaliste”, par exemple (ni sur le simple fait que les personnes hostiles se donnent la peine de simplement lire un tel article).
    Mais, d’un autre côté, c’est aussi en parvenant peut-être à toucher, petit à petit, un certain nombre d’esprits un peu plus ouverts, et à partir de l’argumentation patiente, qu’on parviendra à faire passer un certain nombre d’idées simples et susciter un débat élargi, en amoindrissant les réactions hostiles.

    C’est donc tout le mérite de la présentation du présent article que d’y contribuer. Et, à ce titre, je ne puis que féliciter Grégoire Canlorbe, de son initiative, ainsi que de l’énergie qu’il y déploie, grâce aussi à la qualité de sa plume. C’est ainsi que les idées progressent, que la connaissance contribue à restaurer ou susciter, par la raison, des attitudes plus positives, plus volontaires.
    Personnellement, je ne connaissais pas Howard Bloom. La présentation du raisonnement économique par une approche issue des sciences permet d’appréhender de manière différente certaines réalités qui peuvent trouver leur explication dans des mécanismes naturels dont la logique n’est pas toujours évidente.
    Le meilleur est à venir, dites-vous. C’est donc avec plaisir et intérêt que nous en prendrons connaissance…

    Et bonne continuation dans vos études !

    Répondre
  3. Pascal Titeux

    Johann Rivalland et Pascal Jourdel ont déjà dit tout le bien qu’il fallait penser de cet article, et comme je ne saurais dire mieux,je me bornerai à insister sur le côté découverte : Howard Bloom m’était inconnu jusque-là, et il est bon que grâce à Grégoire Canlorbe il sorte d’un anonymat injustifié -en France en tout cas.
    Nouvel exemple d’ailleurs de la chape de plomb qui pèse dans notre pays sur toute pensée politique et économique sortant de la scolastique dominante, mélange de Marxisme simplifié et de Keynesisme brouillon (Keynes l’était déjà pas mal, mais en France on sait mouliner encore plus le potage).
    Ayant écrit cela, je suis un peu plus à l’aise, en tout cas sûr qu’on ne se méprendre pas sur mes intentions, pour avancer ce qui me semble être la seule vraie critique qu’on puisse faire à Howard Blomm : cet attachement très américain au ressenti affectif, qui détermine parfois un peu d’avance les conclusions de l’analyse rationnelle.
    Je ne vise pas ici l’importance donnée à l’empathie(“Sensing our own desires, irritations and fantasies can help us understand the unexpressed emotions of our fellow human beings.”) : après tout, c’est probablement le premier fondement de toute morale, et si on peut ensuite fonder rationnellement, disons “à la Kant” pour simplifier, la même morale, il n’est pas du tout sûr qu’elle naîtrait aussi spontanément et aussi universellement de la “raison pure”. Là dessus Blomm a sans doute raison, et se retrouve très proche de Rousseau, autre auteur politique assumant l’ancrage dans “l’affectif”.
    Mais cette primauté donnée à l’émotion me semble moins opérationnelle pour rendre compte des phénomènes macro-économiques, ou sociaux de grande amplitude : elle décrit bien “ce qui se passe dans la tête des hommes” au moment de ces mouvements, mais non l’origine du mouvement lui-même. Je n’ai par exemple pas vraiment trouvé de réponse à la question : une fission est-elle nécessairement suivie d’une fusion ?
    Ni bien sûr à son corollaire : y-aurait-il un type de fusion dont on ne remonte pas ?
    Mais je ne réagis là qu’à un (excellent) résumé, Grégoire Canlorbe, qui a lu le texte pour nous, pourra certainement répondre à ces interrogations ; en tout cas on attend la suite avec impatience.

    Répondre

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publié.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.