Des dangers du régime prohibitif et de la nécessité d’y remédier

Adolphe Blanqui, Des dangers du régime prohibitif et de la nécessité d’y remédier (Journal des économistes, février 1842).


DES DANGERS DU RÉGIME PROHIBITIF ET DE LA NÉCESSITÉ D’Y REMÉDIER.

Il se passe en ce moment, dans les régions les plus élevées de l’industrie, des faits graves et inattendus qui nous semblent mériter à un très haut degré l’attention des économistes et des hommes d’État. Le travail émancipé se développe de toutes parts avec une ampleur et une rapidité inouïes ; ses anciens instruments ne lui suffisent plus ; chaque jour il en invente de nouveaux, les met en mouvement sur une échelle immense, et, tout entier occupé du besoin de produire, semble avoir oublié les moyens d’échanger. Quand on compare les chiffres qui résument la production actuelle, dans les contrées soumises au régime industriel, à ceux qui en étaient l’expression il y a quelques années seulement, on demeure étonné du développement qu’elle a reçu, de celui qu’elle reçoit tous les jours. Comment se fait-il donc que cet accroissement de production ne soit pas toujours une augmentation de richesse ? Comment la misère se répand-elle, au contraire, davantage, à mesure que l’industrie s’y concentre sur certaines localités prédestinées à ce dangereux contraste ? Telle est la première question qui se présente à l’observateur, dès qu’il porte ses regards sur les grands centres de manufactures en France, en Angleterre, en Belgique, partout.

Il faut assurément qu’il y ait quelque vice radical dans un système qui ne garantit aucune sécurité ni au capital, ni au travail, et qui semble multiplier les embarras des producteurs en même temps qu’il les force à multiplier leurs produits. Ce vice, nous allons le signaler, et le rendre si évident à tous les yeux, que nulle sérieuse dénégation ne soit désormais possible, au point où les conséquences du mal sont arrivées. Ce vice, en un mot, c’est l’exagération du système protecteur, qui pousse toutes les industries vers une impasse, en stimulant outre mesure les forces productives sans leur ouvrir de nouvelles issues, ou plutôt en leur fermant tous les anciens débouchés. Il suffit de bien poser cette question, pour que sa solution inévitable frappe aussitôt tous les yeux. Il est d’abord un fait remarquable qui se manifeste sous mille formes dans toute l’Europe : c’est la conversion progressive et rapide du travail manuel en travail mécanique, c’est-à-dire du travail qui laisse à l’homme sa liberté, sa dignité, son intelligence, et surtout l’espérance, en un labeur ingrat qui l’attache en manière de rouage aux machines, souvent au détriment de sa santé, rarement au profit de son salaire, et sans espoir d’indépendance ou de retraite pour ses vieux jours. Je ne veux point discuter en ce moment l’influence des machines, je me borne à la constater. Depuis près de trente ans leur progrès a été prodigieux. Le fil, le coton, a soie, jadis filés au rouet ou au fuseau, le sont aujourd’hui par des machines puissantes, qui prennent aussi la place des tisserands, comme elles ont transformé le papier à la forme en papier au rouleau, l’impression aux matrices de bois en cylindres de cuivre, les ciseaux du tondeur de drap en tondeuses mécaniques, et toutes les industries individuelles en industries collectives.

Cette transformation s’opère tous les jours sous nos yeux, et il en est résulté un accroissement extrême de tous les genres de produits qu’elle a pu atteindre. C’est même la conséquence naturelle du nouveau système, de ne pouvoir vivre que d’une production illimitée, et d’exiger des débouchés proportionnés à l’accroissement continuel de cette production. Nous pourrions citer telle industrie qui se contente d’un bénéfice de quelques centimes par mètre de tissu, bénéfice qui commence à peine à partir de la millième pièce, et qui cesserait si la production se bornait à un chiffre inférieur. L’existence régulière de la grande fabrication mécanique est donc plus étroitement subordonnée que celle de toutes les autres à l’étendue du marché. La moindre perturbation de ce côté réagit aussitôt sur la production, et donne naissance à ces tiraillements douloureux connus sous le nom de crises industrielles, si fréquents depuis quelque temps dans les pays manufacturiers. Le résultat habituel de ces crises est d’entraîner la ruine des entrepreneurs et la dispersion des ouvriers, après avoir infligé à ceux-ci des maux cruels et infinis. Encore, s’ils avaient eu, durant le paroxysme, une certaine part aux profits et quelques chances de bien-être ! Mais l’expérience a démontré que dans les industries mécaniques, la meilleure portion des profits appartenait aux capitaux, la concurrence des ouvriers faisant tous les jours baisser leurs salaires. C’est ainsi que les travaux de Babbage et les enquêtes parlementaires, en Angleterre, ont prouvé que le développement des machines avait produit une diminution énorme dans le prix des journées, principalement dans les deux grandes industries de la filature et du tissage. La misère du tisserand anglais est au-dessus de toutes les forces humaines ; il n’y a de terme dans aucune langue pour la décrire. Il suffit de dire que le paupérisme s’est accru à tel point, que la taxe des pauvres est devenue un palliatif insuffisant, et que le gouvernement anglais a dû chercher un refuge dans l’établissement de ces affreuses maisons de travail (work-houses) qui punissent la misère plus sévèrement que le crime, comme si la misère des ouvriers anglais était leur propre ouvrage, et non la conséquence de l’organisation industrielle de leur pays.

Cette organisation, que j’expose sans la blâmer, pour un moment, tend à faire passer tous les profits du travail du côté des capitaux. Il est bien évident que si deux machines valant 100 000 francs exécutent le travail précédemment confié à cent ouvriers qui se partageaient 10 000 francs de salaires, ces 10 000 francs appartiendront au possesseur des deux machines. Sans doute, et à la longue, le développement de la production activé par ces machines en fera naître d’autres qui rendront le travail aux ouvriers destitués ; mais ce sera toujours à condition que le débouché offert à la production permette de les utiliser. C’est en vue de leur assurer ce travail que la protection a été établie. Aussi, tous les peuples manufacturiers, jaloux d’exclure leurs rivaux du marché national, ont-ils frappé les produits étrangers ou de prohibitions, ou de droits élevés qui deviennent inutiles en se généralisant, et qui causent plus de maux aux industries par les représailles dont ils les font frapper, qu’ils ne leur donnent de sécurité par le monopole du marché intérieur. À l’heure où nous parlons, l’Europe entière est morcelée en une infinité de forteresses industrielles, où chacun se retranche derrière une protection impuissante contre la contrebande et contre la concurrence intérieure. On croit s’être mis à l’abri des embarras du dehors, et on n’a fait qu’aggraver celui du dedans. Le seul résultat incontestable de ce système, c’est la hausse artificielle des prix, et la nécessité de payer cher une foule d’articles qu’on aurait eus à bon marché. Les industries protégées n’y gagnent qu’un moment ; l’équilibre se rétablit bientôt par la concurrence des capitaux, sous l’appât de ces bénéfices trompeurs, puis l’encombrement arrive, et tout rentre dans l’ordre, ou plutôt dans le désordre accoutumé.

Telle est la situation actuelle de l’industrie en Europe. Nous vivons encore sous le règne de Colbert, avec une production cent fois plus considérable que celle du siècle de Louis XIV. Nous multiplions les machines, nous les perfectionnons et nous les faisons travailler nuit et jour. L’Angleterre, qui est à la tête de ce mouvement fébrile, se voit forcée de chercher des débouchés aux extrémités du monde, de fouiller jusque dans les entrailles de la Chine, et de se créer en Australie un peuple de consommateurs, pour suffire aux exigences chaque jour plus impérieuses de sa production. La Belgique étouffe sous le poids de ses fers, de ses verreries, de ses fabriques de laine et de coton. L’Allemagne entre dans cette voie. La France y est engagée depuis vingt ans et s’y compromet tous les jours. Nous ressemblons à des chauffeurs qui augmenteraient la dose de vapeur, et qui chargeraient en même temps les soupapes. Où cette ardeur désordonnée doit-elle nous conduire ? Il n’est pas difficile de le prévoir ; mais c’est aux économistes qu’il appartient de le dire. Il y a déjà quelque chose de si étrange dans cette prétention de produire chaque jour sur une plus grande échelle et de maintenir la fermeture des débouchés, que le temps seul suffirait pour en démontrer le danger. L’Angleterre compte à cette heure plus de cinq cent mille ouvriers sans travail assuré. La misère décime et démoralise cette population de blancs, cent fois plus misérables que les noirs. Le gouvernement n’y semble occupé que de quêter des acheteurs et de conclure, quand il peut, des traités de Methuen. La Belgique nous demande un appui que nous réclamons d’elle à notre tour. Toutes les barrières sont tombées entre les États allemands. Chaque peuple proteste ainsi par des traités ou des velléités de traités contre la politique restrictive qui étouffe sa production. Les bateaux à vapeur et les chemins de fer donnent des ailes au commerce, tandis que la prohibition essaie de ralentir son allure, désormais trop lente au gré d’une production illimitée. L’état actuel de l’industrie est donc un état contre nature.

Il devient évident que l’Europe et le monde tendent à se transformer en un vaste atelier dont chaque pays ne sera bientôt qu’une simple division. Telle qu’elle est constituée aujourd’hui, l’industrie n’est libre nulle part. Tous nos cotons viennent de l’Amérique ; une partie de nos soies vient de l’Italie ; nos laines les plus fines, de la Saxe ; notre plomb, de l’Espagne ; nos cuivres, de Russie. Nous ne sommes suffisamment approvisionnés ni de chevaux, ni de bestiaux, ni de fers, ni de houilles, ni de goudrons, ni de potasses, ni de mille autres articles, que la France ne peut se procurer que par des échanges. Depuis plus de trente ans que la plupart de ces produits sont frappés de taxes protectrices, et malgré tous les encouragements prodigués à l’industrie française, nous sommes toujours forcés de les demander à l’étranger. Qu’adviendrait-il le jour où l’étranger nous les refuserait ? Que deviendrait le capital engagé dans nos fabriques de coton, si le coton venait subitement à leur manquer ? Que deviendraient nos manufactures de draps fins sans laines électorales ? Je ne fais ces suppositions que pour prouver combien est vaine la chimère qu’on poursuit, quand on croit s’affranchir de ce qu’on appelle des tributs payés à l’étranger. On en a toujours payé, on en payera toujours, et c’est heureux ; car que serait un peuple sans besoins, si ce n’est un peuple sans travail et sans activité, c’est-à-dire sans puissance ?

Pourquoi donc persister dans un système qui nous ferme toutes les portes, quand la pléthore industrielle exige chaque jour de nouveaux débouchés ? Pourquoi précipiter, par le maintien suranné d’une protection abusive, la ruine d’une foule d’industries, où les capitalistes voient constamment diminuer leurs profits et les ouvriers leurs salaires ? Le plus simple examen suffit pour prouver en effet que les industries le plus souvent agitées par des crises sont précisément les industries les plus protégées ; ce sont aussi celles où les salaires sont le moins élevés. C’est à Reims, à Mulhouse, à Saint-Quentin, comme à Manchester, à Lecds, à Spitafield, que l’existence des ouvriers est le plus précaire. C’est là que des perturbations presque périodiques témoignent le plus vivement de l’imperfection des lois protectrices, disons mieux, de leur funeste influence sur la production industrielle. Les hommes y sont peu à peu chassés des ateliers pour être remplacés par des femmes. Ailleurs les pères nourrissent leurs enfants ; ici les enfants nourrissent leurs pères, et la puissance publique est obligée d’intervenir pour empêcher qu’on ne flétrisse l’humanité dans sa fleur. Les jeunes filles aux doigts de fée qui tissent la soie et la dentelle sont couvertes de haillons. Les ouvriers de l’industrie mécanique ne peuvent presque plus fournir de soldats au recrutement de l’armée.

Considérez, au contraire, l’état des industries libres, et dites si jamais elles ont éprouvé aucune de ces crises qui désolent les industries protégées. Personne n’empêche les cordonniers allemands, les tailleurs suisses, les peintres italiens, de venir s’établir parmi nous et de faire concurrence à nos ouvriers : leurs métiers en sont-ils moins prospères ? La loyauté française, aussi intelligente que généreuse, ne se révolterait-elle pas à l’idée de ces exclusions dignes des temps de barbarie ? Pourquoi conserver au profit des capitalistes un monopole qu’on rougirait d’accorder à des ouvriers ? Pourquoi permettre aux uns d’élever artificiellement le prix de leurs produits, quand les autres ne demandent pas qu’on élève par cette voie irrégulière le prix de leur salaire ? Mais, dit-on, la protection leur assure ce salaire qui les fait vivre. La protection n’assure rien, répondons-nous, car l’expérience et les chiffres sont là pour démontrer que les plus tristes existences ouvrières sont celles des industries mécaniques les plus protégées, comme la filature et le tissage. À quoi donc a servi la protection, si ce n’est à pousser les capitaux dans des voies hasardeuses, au détriment des véritables industries nationales ? Le seul résultat qu’en éprouvent définitivement les classes ouvrières, c’est de payer plus cher les produits protégés, c’est d’être réellement appauvries de tout le tribut payé aux industries privilégiées. Ces industries elles-mêmes, jetées dans les excès d’une concurrence sans cesse stimulée par l’espoir si souvent déçu des profits du monopole, se font une guerre déplorable de fraudes et d’embûches, qui produit la démoralisation générale dont nous sommes témoins. Puis viennent les faux jugements en vertu desquels on essaie de rendre la liberté responsable des abus de cette concurrence anarchique, fille des restrictions, c’est-à-dire de la servitude commerciale. Nous sommes réduits à faire des livres qui enseignent aux honnêtes gens à se préserver des sophistications de tout genre dont l’industrie est souillée. Les uns trompent sur le poids, d’autres sur la mesure. Il y a le bon teint et le mauvais teint ; les mélanges de soie et coton vendus pour soie pure ; les chocolats chargés de fécule, les vins frelatés, les huiles mélangées, les comptes de retour, et tous les artifices industriels qui rendent quelquefois le négoce aussi dangereux que la guerre.

Le régime prohibitif ou protecteur nous paraît donc aussi contraire aux tendances naturelles de la production, qu’à la sécurité des producteurs. Il excite à produire et il empêche de vendre, car il interdit d’acheter. Il ne favorise pas le capitaliste, car les crises sont plus fréquentes dans les industries protégées que dans toutes les autres ; il n’est d’aucune utilité à l’ouvrier, puisque les ouvriers les plus mal payés appartiennent aux industries protégées. Il entrave toutes les relations entre les peuples, en les portant à abandonner leurs industries naturelles pour se jeter dans les hasards de la fabrication forcée, et principalement de la production mécanique, qui ne peut bénéficier que sur les grandes masses et par conséquent au moyen de nombreux débouchés. Lorsqu’on voit, par exemple, la plupart de nos industriels solliciter des récompenses à chaque exposition pour leurs succès, et des tarifs à chaque législature pour leurs revers, n’y a-t-il pas dans ce contraste un avertissement qu’on trahit quelque part la vérité ou les principes ?

On ne saurait trop le redire : l’industrie française est heureusement constituée de manière à échapper aux cruelles nécessités de l’industrie anglaise : il ne faut que l’arrêter dans la mauvaise route où l’on veut l’engager. N’attendons pas que tous nos capitaux soient inféodés dans les manufactures à privilèges et à prohibitions ; loin de les y concentrer, la prudence exigerait plutôt qu’on les portât sur les industries qui n’ont pas besoin, pour prospérer, de cette excitation décevante et funeste. La véritable industrie du peuple français, c’est l’exploitation habile et persévérante des richesses de son territoire ; ce sont ces innombrables métiers qui permettent à l’ouvrier de respirer un air libre, de déployer toutes les facultés de son intelligence, de vivre de la vie de famille et non pas de la vie d’automate, d’être un homme et non une machine. Ces métiers ne demandent aucune protection, pas même contre la concurrence la plus redoutable de toutes, celle des étrangers qui viennent les exercer en personne. Ils n’abrutissent pas les hommes ; ils ne pervertissent pas les enfants. Leurs produits sont plus naturellement réglés sur la demande que ceux de la grande industrie, exposés à toutes les chances de la consommation extérieure. La cherté factice des fers, des houilles, des laines, des bestiaux, n’est qu’un impôt prélevé sur toute la communauté au profit de quelques-uns. Quelques efforts que l’on fasse, la question sera toujours de savoir jusqu’à quand la nation s’imposera de telles charges en vue d’améliorations qu’on promet toujours, et qui n’arrivent jamais, parce qu’elles ne peuvent pas arriver par cette voie.

L’Académie ne sera pas surprise du choix que j’ai cru devoir faire d’un tel sujet dans les circonstances présentes. Au moment où l’Europe entière essaie de mettre en harmonie le système de distribution de la richesse avec l’élan qu’elle imprime à la production par l’immense développement des travaux publics, il m’a semblé qu’un avertissement sérieux devait être donné, au nom de la science économique, aux intérêts privés malavisés qui cherchent à retenir l’opinion dans l’ornière des plus insoutenables préjugés dont nos maîtres aient fait justice. C’est un spectacle déplorable que le concert qui s’élève en faveur des prohibitions parmi nous, tandis qu’on les abolit dans toute l’Europe. L’expérience ne serait donc plus comptée pour rien ! Nous suivons une politique de paix, et nous ne sommes organisés que pour la guerre ! Nous voulons faire des chemins de fer, et nous négligerions l’occasion d’avoir le fer à meilleur marché ! Nous voulons perfectionner nos draps, et nous maintiendrions un droit de plus de 20 pour cent sur les laines ! Nous manquons de viande, et nous ne voulons pas même taxer les bestiaux au poids ! Nous allons à Constantinople en dix jours, et nous faisons au retour vingt jours de quarantaine ! C’est donc en vain que le génie des arts répand à grands flots sa lumière ! Les douanes nous arrêteront-elles toujours aux frontières, les octrois aux barrières et la peur dans les lazarets ? Ces inventions fiscales sont-elles le dernier mot de la science des finances dans notre temps ? Le moment n’est-il pas venu de regarder devant nous, et non pas en arrière ? Pour moi, je crois qu’un jour nos descendants s’étonneront de ces armées de préposés brisant à grands coups de marteau cassettes et colis, pénétrant d’un œil indiscret dans les plus secrets replis de nos vêtements, et saisissant entre les mains du voyageur, comme un objet de contrebande, jusqu’au moindre souvenir qu’il rapporte de la terre étrangère !

Si ces rudes épreuves nous étaient imposées dans le seul intérêt du Trésor, notre patriotisme ne nous défendrait pas de chercher des taxes d’une perception plus commode ; mais il est pénible de penser que toutes les rigueurs des tarifs ont pour résultat d’arrêter la circulation des marchandises que notre industrie est stimulée à produire. Il est cruel d’être obligé d’avouer que cet appareil dispendieux de protection n’aboutit en définitive qu’à maintenir tous les articles prohibés ou taxés à un prix plus élevé que dans le reste de l’Europe. Nous ne cesserons de protester contre un pareil abus du mot de protection et contre les mensonges d’un système qui se dit protecteur du travail national, quoiqu’il se borne à faire renchérir toutes les matières premières dont ce travail a besoin, en même temps qu’il ferme les débouchés du monde à nos manufactures. Ne vous semble-t-il pas qu’il reste encore quelque chose à faire dans un pays qui exporte pour 5 à 600 millions de produits aux États-Unis, au Brésil et aux Indes, avec force primes et drawback, tandis que le quart de la population porte des sabots, et que le reste paye au fisc pour près de 80 millions de francs de tabac qui se réduit en fumée ? De pareilles questions n’ont pas moins d’importance aux yeux de la politique qu’aux yeux de la science. Il n’y a plus d’isolement industriel et commercial possible pour un peuple comme le nôtre, situé au centre de l’Europe, et nous serions sûrs de déchoir en politique le jour où nous cesserions de garder notre rang en industrie. La demande du maintien des prohibitions et du régime prohibitif est une déclaration solennelle d’infériorité, une reconnaissance implicite de notre décadence. Je ne saurais pour ma part y souscrire, quand je compare l’état de l’industrie européenne à celui de la nôtre. Le plus simple examen permettra d’en juger.

Les éléments de la richesse française ne sont pas, comme ceux de l’industrie anglaise, à peu près exclusivement concentrés dans les ateliers de la grande industrie, si funeste à la santé, à la sécurité et à la moralité des ouvriers. Le débouché de la production française est principalement en France, surtout pour les articles de fabrication non protégés. Il y serait bien davantage, et tout entier peut-être, si les forces artificielles dirigées vers la production mécanique pouvaient suivre un libre cours et se porter soit vers l’agriculture, soit vers d’autres industries, dont l’abaissement des tarifs assurerait les débouchés. N’exportons-nous pas, par exemple, une infinité de montres exécutées avec la plus grande économie dans les montagnes du Jura, des serrures fabriquées dans les villages de la Picardie, et de la taillanderie produite à la manière allemande sans le concours asservissant de la mécanique ? On ne trouverait nulle part à ce point l’heureuse association des travaux agricoles et des travaux industriels. Nos ouvriers des champs sont presque tous propriétaires ; en Angleterre, en Belgique, en Italie, en Allemagne, ils sont généralement journaliers. Chez nous la majorité des ouvriers dispose d’un petit capital qui fructifie modestement, mais sûrement, en des millions de mains ; tandis qu’en Angleterre le travail s’exerce par masses de capital qui absorbent tous les profits. L’ouvrier en chambre, l’ouvrier libre est fort rare chez nos voisins ; chez nous, c’est l’ouvrier par excellence, c’est le soldat appelé à tous les grades, que la formidable puissance du capital en exclut presque toujours en Angleterre. À celui-là, le système protecteur ne cause que du dommage ; il lui fait payer plus cher ses outils, ses objets de consommation, et si son plus sûr débouché n’était en France, il le lui ferait perdre à l’étranger.

Le régime prohibitif ne tend donc parmi nous, comme dans le reste de l’Europe, qu’à donner une impulsion factice et dangereuse à certaines industries organisées selon la méthode anglaise, au profit presque exclusif du capital. Il exagère la production, et il restreint en même temps la consommation par les entraves qu’il impose à l’importation étrangère, toujours suivies de représailles. Il substitue les luttes violentes de la concurrence intérieure à l’émulation de la concurrence extérieure. Il détruit les heureux effets de la division du travail entre les nations. Il maintient les vieilles hostilités parmi elles. Il empêche la réalisation de la grande harmonie que la paix générale et les nouvelles voies de communication préparaient au monde dans un temps rapproché. Il expose toutes les industries protégées aux incertitudes des débouchés, après les avoir lancées dans les écarts de la production illimitée. Il entretient les divisions profondes qui séparent trop souvent le travail et le capital, et il engendre le paupérisme par le déclassement brusque des ouvriers. La France, qui n’a ni la taxe des pauvres, ni les abus du régime manufacturier, ne tarderait point à les subir, sous une forme ou sous une autre, si elle cédait imprudemment aux sollicitations des partisans de ce système. La science l’a pulvérisé sans retour par l’organe de ses plus illustres interprètes, Adam Smith, J.-B. Say, et je puis nommer après eux notre savant confrère M. Rossi, dont les nouveaux écrits ont porté le dernier coup à cette citadelle, pour me servir du terme récemment employé dans une noble assemblée.

Cette citadelle résistera-t-elle, messieurs, aux efforts désespérés que des intérêts respectables essaient de faire en sa faveur ? N’y a-t-il pas une grande leçon pour le pays dans cet accord presque unanime à proposer des mesures si contraires au bien général ? Un tribunal comme la France jugera-t-il un procès de cette importance sur le simple plaidoyer de l’une des parties se parlant à elle-même ? J’espère que non. Si je n’avais craint d’abuser des moments de l’Académie, j’aurais pu ajouter quelques considérations de détail qui n’auraient peut-être pas été sans importance, car nous n’avons pas seulement pour nous les principes, nous avons les faits ; mais les faits m’auraient entraîné trop loin et sur un terrain où nous aurions risqué de rencontrer des passions non moins vives que celles de la politique. Souvenons-nous seulement qu’une erreur d’économie politique, dans la question des sucres, a fait perdre au Trésor 120 millions depuis quelques années. Je ne ferai donc point aux monopoles l’honneur de les discuter plus longuement en ce moment ; il me suffit d’avoir appelé votre attention sur les dangers dont leur coalition menace l’industrie française dans ses débouchés, la science dans ses applications, et l’administration dans son repos.

BLANQUI.

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