Du système de la centralisation

Charles Dunoyer, Du système de la centralisation, de sa nature, de son influence, de ses limites, et des réductions utiles qu’il est destiné à subir (Journal des économistes, mars 1842).


DU SYSTÈME DE LA CENTRALISATION,

de sa nature, de son influence, de ses limites

et des réductions utiles qu’il est destiné à subir.

Les idées de centralisation, fort attaquées durant la Restauration, ont repris une grande faveur depuis la révolution de 1830. Il n’en faut pas être surpris : il y a au fond de ces idées un principe d’une nature excellente, d’une vérité profonde, et dont la justesse, évidente en tout temps, doit être particulièrement sentie dans ces moments de révolution et de trouble où le pouvoir, assailli de tous côtés, est poussé, par le simple instinct de sa conservation, à réunir, à resserrer tous les éléments de sa puissance, et à les fortifier en les concentrant. Mais ici, comme en d’autres matières, il est arrivé qu’un bon nombre d’idées fausses se sont glissées à la faveur d’un principe vrai, et l’on défend aujourd’hui, au nom du système de la centralisation, beaucoup de choses qui n’appartiennent pas naturellement à ce système, et qui ont le tort de blesser la liberté et la justice sans ajouter à la force réelle du gouvernement.

Je sens le besoin de distinguer, dans ce grave sujet, des ordres de faits et de mesures qui ne l’ont pas été suffisamment, et qu’il est extrêmement essentiel de ne pas confondre. Je veux tâcher de montrer quel est l’ensemble de pouvoirs et d’attributions que le système de la centralisation implique, et quelles sont les choses qu’il repousse, ou du moins qu’il n’admet pas naturellement, et qu’on n’y fait entrer que par une extension abusive de ses principes. Je ne sais si je parviendrai dans cette recherche à quelque chose de précis et d’assuré : on n’arrive à une précision rigoureuse dans aucune science d’observation, et surtout dans aucune de celles où les faits à observer sont d’une nature morale ; mais peut-être réussirai-je à faire disparaître de ce sujet une partie de la confusion qui y règne, et à y porter un certain degré de certitude et de clarté.

 

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Il n’est personne qui ne sache de quels éléments est naturellement formée la puissance publique, et quel est l’ensemble des pouvoirs qui sont nécessaires à l’exercice de la souveraineté. Il faut à la souveraineté le pouvoir de faire la loi ; celui d’en préparer matériellement l’exécution ; celui de surveiller, de rechercher ceux qui tenteraient de l’enfreindre ; celui de les juger ; celui de faire exécuter les jugements ; celui de lever les contributions nécessaires pour mettre tous ces pouvoirs en action ; celui d’assurer par la force l’exécution de ses ordres : en d’autres termes, il lui faut des corps législatifs, une administration, une police, une justice, des finances, une armée et le pouvoir de créer et de mettre en mouvement toutes ces choses.

Il fut un temps, temps de confusion et de désordre, où ces divers droits étaient misérablement éparpillés dans le pays ; où il y avait, pour ainsi dire, autant de législations que de provinces ; où il s’en fallait beaucoup que toute justice émanât du roi ; où l’Église avait ses tribunaux indépendants, où l’Université avait les siens, où une multitude de seigneuries avaient les leurs ; où les nobles étaient investis du droit de se faire la guerre, du droit de lever et de solder les troupes, du droit de battre monnaie ; où quelques grandes communes, constituées comme des seigneuries féodales, jouissaient aussi de privilèges régaliens, etc.

L’objet de la centralisation a été essentiellement de détruire cet état de choses anarchique, de ramener à un centre commun ces éléments de la puissance publique, si abusivement disséminés. Pendant une longue suite de siècles, ce grand travail a fait le fond de notre histoire : il constitue, pour ainsi dire, celui de notre nationalité.

Je dois ajouter qu’à l’époque où éclata notre première révolution, il y a un peu plus d’un demi-siècle, ce travail n’était pas terminé. Il restait encore à l’autorité centrale de nombreuses et très légitimes conquêtes à faire : elle avait à débarrasser le pouvoir législatif du contrôle exorbitant que prétendaient exercer sur lui les parlements ; elle avait à supprimer les justices seigneuriales, et à faire sortir le pouvoir judiciaire du patrimoine des familles qui le possédaient comme une propriété ; elle avait à revendiquer une multitude d’emplois et d’offices publics qu’on avait usurpés sur elle ou qu’elle avait abusivement aliénés ; elle avait à dépouiller un nombre infini de localités et de territoires de pouvoirs irréguliers qui les soustrayaient, contre toute raison, à son action la plus légitime ; elle avait à faire disparaître une multitude d’anomalies et de bigarrures des diverses branches du service public, à les rendre plus homogènes et plus uniformes, à les mieux distinguer les unes des autres, et tout à la fois à les mieux réunir toutes dans sa main. Enfin, en divisant plus nettement, en définissant mieux, en ramenant à l’unité, sans les confondre, tous les éléments de la souveraineté, tous les pouvoirs qui la constituent, les pouvoirs législatif, exécutif, judiciaire, administratif, elle avait à revendiquer des attributions, en partie envahies ou paralysées, qui lui étaient à la fois propres et nécessaires, et à se mettre ainsi complétement en mesure de remplir sa destination.

Si, dans l’immense mouvement de concentration qu’elle opéra, la révolution de 1789 avait su se renfermer dans ces limites ; si elle s’était bornée à mettre le gouvernement en possession de tous les pouvoirs élémentaires qui le constituent, et à lui donner les attributions dont il avait besoin pour remplir sa véritable tâche, pour maintenir l’ordre dans la société, pour réprimer dans toutes les agglomérations de citoyens, dans toutes les classes d’individus, dans tous les ordres de travaux l’abus qu’on pourrait faire de ses forces, rien assurément n’eût été plus naturel et plus légitime. Mais là ne s’arrêta pas son action.

Tout n’était pas également vicieux dans le régime qu’il s’était agi de détruire. S’il existait beaucoup de privilèges iniques, il y en avait beaucoup aussi qui n’offraient rien de naturellement injuste, et qui n’étaient odieux que par leur caractère exclusif. Or, tous s’engloutirent également dans la nouvelle domination qui s’élevait sous l’invocation de la souveraineté du peuple, même ceux qui, pour devenir justes, n’auraient eu besoin que d’être généralisés. Les provinces et les villes vinrent, par l’organe de leurs députés, déposer aux pieds de l’Assemblée Nationale leurs franchises, leurs chartes, leurs capitulations, sans distinguer dans ces privilèges ce qu’il y avait de pouvoirs sociaux qui devaient faire retour à l’État, de ce qu’il y avait de pouvoirs locaux qui devaient leur rester, en se généralisant seulement davantage ; et l’Assemblée, non contente de revendiquer pour l’État les pouvoirs régaliens qu’on avait usurpés sur lui ou qu’il avait perdus par sa faute, le mit en possession d’une multitude de droits qui naturellement ne lui appartenaient pas. Il fut déclaré qu’une constitution nationale et la liberté publique étant plus avantageuses aux provinces que les privilèges dont elles jouissaient et dont le sacrifice était nécessaire à l’union intime des parties, toutes les libertés des provinces, principautés, pays, cantons, villes et communautés d’habitants étaient abolies sans retour, et demeuraient confondues dans le droit commun de la France. Or, ce qu’on voulait dire par là, ce n’était pas que ces libertés devenaient le droit commun du pays, mais qu’elles seraient remplacées par ce droit commun ; et l’avenir se chargea bientôt d’expliquer que ce qu’on entendait ici par droit commun, c’était la substitution, dans les termes les plus absolus, de la volonté générale aux volontés particulières, légitimes ou non légitimes, abusives ou non abusives. Dès ce moment, il n’y eut plus nulle part d’action purement locale pour des intérêts purement locaux. Toute administration véritablement locale disparut, et fut remplacée par une administration générale, la même partout, exercée par l’État ou sous sa surveillance, et dans laquelle les localités, destituées de toute vie propre, ne figurèrent plus que comme des abstractions, comme des fractions du tout. Pour la gestion de leurs affaires les plus personnelles, comme pour l’exécution des lois générales de l’État, les municipalités furent subordonnées aux districts, les districts aux départements, les départements à l’autorité centrale. Aucune portion du territoire national ne fut dispensée de cette subordination. L’Assemblée Constituante la recommanda comme le moyen de maintenir partout l’unité des principes, des formes et des méthodes, et elle déclara que toute résistance qui tendrait à rompre cette unité (non seulement l’unité de gouvernement, mais l’unité d’administration) serait le plus grand des délits politiques.

Ce ne fut pas tout, et là ne se borna pas le mouvement de concentration. La subordination au pouvoir central devint le droit commun des individus et des professions, comme celui des communes et des provinces. Les travaux et occupations de toute espèce sortirent des mains des corporations qui les avaient accaparés, et furent déclarés libres ; mais de la déclaration à l’établissement de la liberté, la distance était grande, et cette liberté ne pouvait avoir et n’eut en effet rien de réel. L’assujettissement du travail changea seulement de nature et de forme. L’Assemblée Constituante n’avait permis l’exercice des professions qu’à condition de se soumettre aux règlements de police qui seraient faits par l’autorité, et l’autorité, après avoir laissé quelque temps flotter les choses dans le désordre, trouva bientôt dans la réserve que la loi avait faite le moyen de s’attribuer sur l’exercice des professions une juridiction aussi absolue que sur l’administration des communes et des départements. Au lieu d’exercer fermement sur elles cette action indirecte et simplement répressive que réclame le maintien de l’ordre, et qu’elle doit faire sentir partout, elle les soumit peu à peu à une action directe et préventive, à une tutelle, à une régie. C’était la tendance ancienne, rendue plus énergique par l’esprit dominateur de la révolution. Il parut aussi simple de centraliser les professions particulières qu’il l’avait été de centraliser les pouvoirs publics. « Citoyens, disait Danton à la Convention Nationale, vous devez donner une centralité à l’instruction publique comme vous en avez donné une au gouvernement. » Or, ce que Danton disait de l’enseignement, on était porté à le dire de toutes choses : c’était l’universelle disposition des esprits. Cette disposition, déjà si forte et si générale sous la Convention, se manifesta avec encore plus d’énergie sous l’Empire. Ce fut alors surtout que la plupart des travaux que l’économie sociale embrasse furent soumis à la direction matérielle de l’autorité : il y eut des professions, le ministère ecclésiastique, l’enseignement, les travaux publics, le service des postes, celui des banques, la manipulation et la vente des tabacs, la fabrication des poudres, etc., que le pouvoir central se réserva de faire exercer par des hommes choisis et rétribués par lui ; il y en eut d’autres, en plus grand nombre, celles de bouchers, de boulangers, de courtiers, d’agents de change, d’avoués, de notaires, dont il attribua le monopole à un nombre limité d’individus. Il n’en eut point, même dans celles qui furent abandonnées à l’activité générale, qui ne fussent soumises à des restrictions, à des gênes, à des mesures préventives, à des censures préalables, à des tutelles variées ; rien n’échappa complétement à cet arbitraire : tout vint se placer de manière ou d’autre sous la direction immédiate de l’autorité. Enfin cette disposition à centraliser dans les mains du pouvoir la conduite directe de toutes choses, qui avait un peu faibli du temps de la Restauration, a repris son ancienne activité depuis la révolution de 1830, et l’on sait qu’un grand nombre d’écrivains, non contents de ce qu’avaient fait à cet égard la Convention et l’Empire, ont demandé avec de vives instances que le gouvernement s’occupât d’une organisation générale de l’industrie. Les pouvoirs qu’ils lui attribuent pour de tels arrangements ne connaissent, pour ainsi dire, point de limites, et ce qu’en d’autres temps on aurait le plus énergiquement combattu au nom de la liberté, on le réclame avec non moins d’ardeur aujourd’hui au nom de la centralisation.

Ainsi, ce que nous appelons la centralisation, en France, ne se compose pas seulement, prenons-y garde, de la réunion que des efforts séculaires ont opérée dans les mains du gouvernement de tous les pouvoirs qui lui sont propres, et du droit de se servir de ces pouvoirs pour gouverner indirectement la société en y maintenant l’ordre et la justice, en exigeant la réparation des dommages causés, en y réprimant les délits et les crimes : non, la centralisation se compose de cela, et du droit particulier d’appliquer les mêmes pouvoirs à l’administration directe et matérielle de toutes choses, non seulement des biens de l’État, non seulement des affaires des départements et des communes, mais aussi de toutes les professions et de tous les travaux. Il faut même dire que ce que nous désignons par le nom de centralisation, ce n’est pas tant l’unité du gouvernement et des pouvoirs de justice, de répression et de réparation qu’il exerce, que sa participation administrative plus ou moins directe à toutes les affaires de la société.

 

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Maintenant, où sont les limites de ce système ? En a-t-il ? les connaît-on ? les a-t-il atteintes ? ne les a-t-il pas plutôt dépassées, et de beaucoup ? Nous venons de voir comment il s’est établi, et quels progrès il a faits. Quelle a été et quelle est son influence ? Quel est le point où il aurait dû s’arrêter ? Quelles sont les modifications qu’il est destiné à subir ?

Je ne fais aucune difficulté de reconnaître d’abord ses avantages et les incontestables services qu’il a rendus.

Et premièrement, s’il a fait perdre à un certain nombre de provinces et de villes quelque chose de leur indépendance administrative, de leur personnalité, de leur activité propre, ce dommage n’a pas été sans compensation. Il a fait partout, et surtout dans les parties du royaume qui étaient anciennement soumises au régime des intendants, intervenir davantage les populations dans la formation des pouvoirs administratifs locaux. Il leur a assuré à beaucoup d’égards le bienfait d’une bonne éducation administrative. Il les a forcées, en quelque sorte, à contracter, dans la gestion de leurs affaires particulières, des habitudes uniformes d’ordre et de régularité. Il est vrai que cette éducation a dû être lente, parce que les localités et les territoires qu’on y avait soumis, n’ayant plus d’existence propre, n’y pouvaient apporter qu’un faible intérêt ; parce qu’ici la vie locale était détruite ; parce qu’ailleurs elle n’était pas encore née ; parce que d’ailleurs l’enseignement venait de loin et devait se faire souvent attendre. Mais si cet enseignement devait être lent, il ne pouvait, ce semble, manquer d’être judicieux et sain, du moins à le considérer d’une manière abstraite ; et l’on sent que des instructions émanées de pouvoirs supérieurs exercés, uniquement occupés à chercher, pour la gestion des intérêts locaux, les règles et les formules les plus simples et les plus sûres, ne pouvaient être sans fruit pour les pouvoirs inférieurs qui étaient obligés de s’y conformer. Aussi ne peut-on douter que la plupart des communes du royaume n’aient profité à cette grande école, qu’elles n’y aient recueilli d’utiles notions, contracté de bonnes habitudes ; et il est probable que lorsqu’elles auront acquis, dans l’avenir, plus de latitude et d’indépendance pour la gestion de leurs biens propres et de leurs intérêts purement patrimoniaux, elles continueront volontairement à se conduire par les règles qui les ont gouvernées depuis un demi-siècle. Si donc le système de la centralisation, en subordonnant l’administration de leurs intérêts particuliers à une direction générale et uniforme, a pu nuire à l’activité d’un certain nombre, il a été, à beaucoup d’égards, favorable à l’instruction de toutes, et l’on doit admettre qu’il a heureusement secondé par là les progrès de leur liberté.

On ne peut nier, d’un autre côté, que le système de la centralisation, par le seul fait de l’abolition du régime auquel il a succédé, et malgré les règlements arbitraires auxquels il a soumis successivement la plupart des travaux et des professions, n’ait donné à toutes les professions et à tous les travaux une impulsion considérable, et favorisé à un haut degré, sous une multitude de rapports, les progrès de la nation. Cela est naturellement résulté de l’élan que l’abolition des privilèges avait d’abord imprimé à tout ; de la liberté qu’on avait proclamée, sinon établie ; des obstacles qu’on avait détruits, et qui n’ont été remplacés que peu à peu, et par des obstacles infiniment moindres ; car il n’est pas contestable que les nouveaux obstacles que le système a suscités ne soient moindres, en effet, que ceux qu’on avait abolis, et que l’activité générale n’ait été moins comprimée par la centralisation administrative qu’elle ne l’avait été précédemment par les privilèges des ordres et des corporations. L’administration n’a pas usé de ses pouvoirs aussi tyranniquement que les corporations usaient de leurs privilèges ; elle ne s’est pas, comme elles, posée en antagoniste à l’entrée de toutes les professions, écartant la foule des compétiteurs, gardant pour les siens la place vacante. Comme elle n’avait pas, à beaucoup d’égards, les mêmes motifs de jalousie, elle n’a pas mis la même ardeur à combattre la concurrence ; elle l’a, au contraire, favorisée, au moins à l’intérieur ; et ses restrictions, imaginées dans un intérêt d’ordre et de police, ont été bien moins contraires que l’ancien régime à l’exercice des professions et aux développements du travail. Le travail donc, sous l’influence du régime nouveau, a dû acquérir et déployer infiniment plus de puissance, et il ne faut qu’ouvrir les yeux, en effet, pour reconnaître, de quelque côté qu’on se tourne, que le pays a notablement gagné en activité, en industrie, en instruction, en lumières, en richesse, en toutes sortes de moyens d’action.

Si sa puissance et son bien-être se sont fort accrus, ses mœurs, d’une autre part, n’ont pas laissé de s’améliorer. Ceci reste vrai, malgré ce qu’ont pu faire éprouver, depuis douze ans, de détérioration aux habitudes nationales plusieurs causes très considérables, et notamment une révolution qui a changé subitement la situation d’une multitude de familles, et fait fermenter avec violence beaucoup de mauvaises passions. Il reste vrai, dis-je, malgré ces causes, que les mœurs privées de la nation se sont perfectionnées, non pas sans doute au même degré que son industrie, mais dans une certaine mesure. C’est un fait que ne contestent point les observateurs impartiaux. Il en est peu, au moins d’éclairés, dans ce qui reste de la génération qui a vu l’ancien régime, qui ne reconnaissent, en comparant les Français d’autrefois à ceux de notre temps, qu’ils sont aujourd’hui plus occupés, plus actifs, plus soigneux de leurs affaires, mieux réglés dans leurs dépenses, moins livrés à la dissipation, plus capables, en un mot, de faire, par rapport à eux-mêmes, un usage judicieux et bien ordonné de leurs facultés.

Enfin ce régime, qui a fomenté si activement l’industrie, et qui n’a pas laissé de rectifier les habitudes individuelles, a été peut-être plus favorable encore aux progrès de la morale de relation. Sous une multitude de rapports, en effet, il a placé les hommes dans une situation où ils se sont fait réciproquement moins de violence, où, des uns aux autres, ils ont usé plus équitablement de leurs facultés. Il n’a plus été autant au pouvoir de quelques-uns d’empêcher que beaucoup d’autres ne pussent gagner honorablement leur vie. Un bien moindre nombre a pu élever la prétention de faire exclusivement ce qui ne nuisait à personne, et ce qui devait, par cela même, être permis à tous. Ce que ces changements ont fait tomber d’entraves ; ce qu’ils ont fait cesser d’oppositions, de haines, de rivalités, de procès, de guerres intestines, et ce que, par cela même, ils ont mis de facilité et de liberté dans les actions individuelles et dans les relations sociales, ne pourrait être que très difficilement et très imparfaitement apprécié.

Il n’est donc pas possible de contester que, sous l’influence du système de centralisation qui a succédé à l’ancien régime des corporations et des ordres, la population de ce pays n’ait, d’une part, immensément accru ses pouvoirs productifs, et, d’un autre côté, perfectionné, dans une certaine mesure, ses habitudes privées et surtout ses relations sociales ; qu’elle n’ait appris à faire de ses forces un usage infiniment plus étendu, à beaucoup d’égards mieux réglé, et, partant, qu’elle ne soit devenue infiniment plus puissante et plus libre.

Mais, tout en reconnaissant les progrès que la France a faits sous l’influence du système de la centralisation, il faut savoir reconnaître aussi que ce régime, par l’extension abusive qu’il a conservée ou qu’il a fait prendre aux attributions administratives du gouvernement, oppose encore à nos progrès de nombreux et graves obstacles.

Ce qu’il a d’excessif, ce n’est assurément pas, je le répète, d’avoir ramené à l’unité, en les divisant et les définissant mieux, tous les éléments constitutifs de la puissance publique, et d’avoir voulu qu’il n’y eût dans l’État qu’une même législation, une même police, une même justice, une même force armée, un même système d’impôts. Ce n’est pas non plus d’avoir voulu que la puissance publique, ainsi généralisée, et rendue partout la même et partout présente, exerçât une surveillance assidue, réprimât toute injuste prétention, punît les actions malfaisantes, ordonnât la réparation des dommages causés, et gouvernât ainsi indirectement toutes choses. Non : l’excès a été de vouloir qu’elle gouvernât tout directement ; qu’elle régît, dans l’acception propre et positive du mot, toutes les forces placées en dehors de la sienne, toutes les agglomérations d’individus et tous les ordres de professions.

C’est par là seulement que le système est attaquable ; mais, envisagé de ce côté, il donne lieu, sans contredit, à de sérieuses objections, et, théoriquement du moins, il n’est possible de défendre avec solidité ni l’extension qu’il a reçue, ni même le principe sur lequel il se fonde. Il assigne, en effet, au gouvernement une multitude de rôles différents du sien ; il complique et accroît démesurément sa tâche ; il le fait sortir à tout propos de sa véritable spécialité, qui est d’empêcher, par une bonne administration de la justice civile et pénale, que personne n’agisse d’une manière nuisible à autrui, et non de substituer son activité à celle de tout le monde, ou de régler arbitrairement toutes les activités.

Est-il (je ne parle ici qu’en théorie et sous la réserve des questions de pratique, dont beaucoup de circonstances peuvent modifier la solution), est-il dans la mission du pouvoir de substituer son action, toute politique et sociale, à l’action particulière et privée des départements, des communes, des associations, des individus ? Lui appartient-il d’exercer pour son compte de certaines professions ? Peut-il légitimement attribuer à certains individus le pouvoir exclusif d’en exercer d’autres ? A-t-il le droit de gêner ceux qui réclament la faculté de les exercer toutes sans causer de dommage à qui que ce soit ? Lui est-il permis d’interdire une multitude de choses naturellement innocentes, ou d’en ordonner une multitude d’autres que rien en principe ne prescrit ? Il semble qu’il suffise de poser de telles questions pour les avoir résolues.

Mais, au lieu de discuter le régime en lui-même, jugeons-le par ses résultats. Il va sans dire que cet examen sera purement scientifique, et fait sans vues actuelles ni prochaines d’application. Le système a des racines trop multipliées et trop profondes dans les idées et les habitudes de la nation, pour que, de longtemps, on puisse songer à lui faire subir des altérations, même légères ; et quand on pense à ce qu’ont exigé de temps, de soins, de préparations, les moindres réformes de ce genre, et, par exemple, à ce qu’il a fallu d’efforts pour arracher la presse au joug de la censure, et la faire passer de la tutelle administrative sous la juridiction des tribunaux, il faudrait avoir, en fait de réformes, l’esprit bien jeune et bien ouvert aux illusions, pour croire à la facilité d’ébranler le régime en lui-même et dans ses principes. Mais, quelque idée que nous ayons de sa force et de ses chances de durée, il ne sera pas superflu de dire ce qui nous semble de ses effets, et de la nécessité qu’on éprouvera tôt ou tard de lui faire subir graduellement des altérations plus ou moins graves.

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Il est dans sa nature, disent ses apologistes, de produire un gouvernement plus fort, une nation plus forte, une civilisation plus développée, et surtout plus généralement et plus également développée ; un ensemble plus complet et mieux systématisé de chemins, de routes, de canaux, de moyens de communication de toute espèce ; plus d’unité dans tous les moyens d’échange, dans le langage, dans la monnaie, dans le système des poids et mesures ; plus d’unité dans la manière de fabriquer, de se vêtir, de se loger, de faire une multitude de choses ; plus d’unité dans la manière de sentir et de penser ; en un mot, la prétention du système est de rendre le gouvernement mieux organisé pour la mission d’ordre et de paix qu’il a essentiellement à remplir, et, tout à la fois, plus favorable au développement des forces sociales, plus propre à donner à ce développement de la rapidité, de l’ensemble et de l’unité.

Il ne faudra pas, je crois, beaucoup de pénétration pour découvrir qu’il ne réussit que bien imparfaitement à procurer ces résultats, et qu’à beaucoup d’égards il en produit d’inverses.

Certainement, on ne peut pas nier que le système n’ait pour effet d’étendre beaucoup les attributions du gouvernement, d’augmenter infiniment le nombre de ses employés, d’exiger par cela même qu’on accroisse infiniment ses moyens de dépense ; mais est-il également certain que par là il le fortifie ? Est-ce le fortifier que de le rendre de plus en plus onéreux ? Est-ce le fortifier que de l’armer d’une multitude de pouvoirs arbitraires ? Est-ce le fortifier que d’accroître et de compliquer démesurément sa tâche, que d’appliquer une notable partie de son attention et de ses forces, à l’accomplissement de devoirs qui ne sont pas les siens, à l’observation de formalités souvent oiseuses, et de le détourner de son objet véritablement essentiel ?

L’objet essentiel du gouvernement est de concourir, pour sa part, au développement de nos facultés, en s’appliquant à en arrêter les tendances irrégulières et malfaisantes. « Laisser faire ce qui est bien, réprimer ce qui est mal, tel est, a-t-on judicieusement écrit, l’objet de tout régime qui n’agit pas dans des vues hostiles à la liberté. Partout où des actions innocentes sont punies, partout où des actions nuisibles à autrui sont tolérées, il y a également oppression. » Eh bien ! dans le système que nous examinons, le gouvernement soumet à des gênes infinies une multitude d’actions naturellement innocentes, et il réprime faiblement beaucoup d’actes nuisibles. Il perd doublement son objet de vue : il s’occupe trop de régler des faits innocents, sous prétexte qu’ils peuvent devenir nuisibles ; et pas assez de réprimer les actes nuisibles, absorbé qu’il est par le soin de réglementer les faits innocents.

Le système, au lieu de simplifier la tâche du gouvernement, en accroît sensiblement les difficultés, et lui suscite des obstacles qu’il n’était pas naturellement destiné à rencontrer. Il le met en effet dans la nécessité de gêner, de froisser sans cesse ceux qu’il est chargé de protéger, et il arrive ainsi qu’au lieu de n’avoir affaire qu’aux hommes vicieux, aux gens violents ou de mauvaise foi, et seulement à raison de leurs injustes prétentions ou de leurs actes répréhensibles, il est, en quelque façon, aux prises avec tout le monde, et rencontre des adversaires partout.

Le système, d’ailleurs, ôte à l’action gouvernementale de son unité, de sa simplicité, et par suite, de son énergie. La mission du gouvernement, de simple qu’elle serait dans un système purement répressif, devient double. Il ne s’agirait que d’empêcher le mal, en le réprimant à mesure qu’il se manifesterait : il s’agit de le rendre impossible, et l’action répressive de la justice est toujours précédée de l’action préventive de l’administration. Il n’y a donc plus unité dans l’action de la puissance publique ; car il s’agit de faire mouvoir pour le même objet deux ordres de pouvoirs au lieu d’un. Il n’y a plus simplicité ; car il n’est souvent pas aisé de reconnaître quelle est de l’autorité administrative ou de l’autorité judiciaire celle à qui l’on doit s’adresser. L’énergie, enfin, doit être moindre ; car les deux autorités s’énervent l’une par l’autre, et usent une notable portion de leurs forces dans de perpétuels conflits.

Combien, d’ailleurs, cette double obligation que le système impose au gouvernement, de prévenir et de réprimer, n’accroît-elle pas matériellement sa tâche ! Dans un système simplement répressif, une masse énorme de faits, sans échapper précisément à sa vigilance, pourraient ne pas exiger son intervention : il n’aurait point à s’occuper de ce qui ne causerait nul dommage ; il pourrait concentrer son activité sur les actes malfaisants. Mais il n’en est point ainsi dans un système d’administration préventive ; il ne suffit pas qu’il intervienne quand il y a des différends à vider, des délits à punir, des dommages à réparer : il faut qu’il intervienne dans tous les cas, qu’il accomplisse les mêmes formalités à l’égard de toutes les entreprises, qu’il censure également les bons et les mauvais projets. Sa tâche se trouve donc accrue de l’obligation de contrôler laborieusement une multitude d’actes qui, dans un système purement répressif, pourraient échapper impunément à son action, et il épuise une bonne partie de son temps et de ses forces dans ce contrôle sans nécessité.

Veut-on un exemple à l’appui de cette remarque ? le voici : Sur 654 demandes d’autorisation pour des établissements insalubres de première classe, qui ont été adressées au gouvernement, de 1835 à 1839, et qui ont dû être communiquées au Conseil d’État, il est arrivé 65 fois seulement que le Conseil ait dû donner des avis de rejet ; il a admis sans difficulté 589 demandes. Il se trouve donc qu’on avait rempli inutilement 589 fois sur 654, les longues formalités relatives à ces sortes d’autorisations. Je trouverais les mêmes proportions dans beaucoup d’autres classes d’affaires, Dira-t-on qu’il eût été fait beaucoup plus d’entreprises téméraires sans la nécessité de recourir à l’administration ? Je réponds que les établissements que l’administration n’a pas autorisés auraient pu donner lieu à des réclamations devant la justice, et que la crainte des répressions judiciaires, dans un système répressif convenablement organisé, n’aurait pas été moins efficace pour empêcher les établissements nuisibles, que la nécessité de recourir d’avance, et dans tous les cas, à l’administration.

Mais le système ne nuit pas seulement au pouvoir en aggravant beaucoup et très inutilement sa tâche. Il a le tort plus grave de l’affaiblir dans celle de ses fonctions qu’il aurait besoin d’exercer avec le plus de force et d’habileté, je veux dire dans l’administration de la justice, prise dans toute l’étendue et la plénitude de ce mot. Comment le gouvernement pourrait-il donner à ce grand objet l’attention qu’il réclame, distrait qu’il en est sans cesse par les soins innombrables qu’il s’est imposés, par l’infinie diversité des attributions qu’il s’est faites ? Gouverner, pour lui, ce n’est pas seulement remplir l’office, déjà si difficile, d’arbitre, de juge, de redresseur de torts, en laissant, d’ailleurs, toute latitude à l’activité sociale : c’est participer le plus possible à cette activité, se charger de toutes sortes de services, réglementer les travaux dont il veut bien ne pas se charger, veiller à l’exécution des règlements qu’il leur impose. Il use, dans l’accomplissement de ces devoirs, si différents de ses obligations véritables, une part tellement considérable de son activité, qu’il serait difficile qu’il lui en restât assez pour satisfaire complétement à ses devoirs de juge. Et, en effet, rien n’est moins rare, là où il est le plus absorbé par de tels soins, que de voir passer impunis beaucoup d’excès qui devraient appeler les regards et la sévérité de la justice. C’est ainsi, par exemple, que dans le cours des plus mauvaises années qui se sont écoulées depuis la révolution de 1830, on a pu mettre sur la scène les drames les plus immoraux, étaler à tous les regards les gravures les plus obscènes, sans que la justice, qui aurait pu sévir à si bon droit, ait, que nous sachions, exercé à cet égard, aucunes poursuites. Pourquoi cela ? parce que le soin de prévenir ces écarts, ayant été précédemment, comme il est redevenu depuis, une des charges de la police administrative, la justice a pu se croire dispensée d’agir ; que d’ailleurs elle n’était pas accoutumée à faire sentir son action réprimante en telle matière ; et il en est ainsi dans une multitude d’autres objets, qui se trouvent pareillement soumis à l’action préventive de l’administration, L’activité surabondante de celle-ci détend le ressort et endort la vigilance de celle-là : plus un pays se forme aux procédés de la police administrative, et plus il désapprend l’administration de la justice.

Il semble donc difficile d’admettre que ce régime ait pour effet de rendre le gouvernement plus véritablement propre à remplir la mission d’ordre qui lui est particulièrement confiée.

Le rend-il, d’un autre côté, plus favorable au développement de l’activité sociale ?

Et d’abord favorise-t-il cette activité, lorsqu’il lui dérobe l’exercice d’un certain nombre de professions, et qu’il en attribue le monopole à un nombre plus ou moins restreint d’individus ? Mais alors, pourquoi aurait-on aboli, précisément dans l’intérêt de cette activité, le régime des privilèges ? Il faudrait admettre que ce régime était celui qui convenait le mieux à ses progrès.

La sert-il mieux lorsqu’il réserve au gouvernement l’exercice d’autres professions, en plus ou moins grand nombre ? Il est vrai qu’en passant dans les mains du pouvoir ces professions ne cessent pas d’offrir des débouchés à l’activité générale. Mais il tombe sous le sens que les débouchés qu’elles lui offrent sont plus limités, qu’elles occupent moins de monde qu’elles ne feraient étant libres, et qu’elles peuvent laisser en dehors de leurs cadres des hommes très capables de les exercer avec honneur et avec fruit. Il est vrai aussi qu’une sorte de liberté peut s’allier à ce monopole, et que le pouvoir, en dehors des établissements créés par lui, peut tolérer la concurrence d’établissements analogues que chacun est libre de fonder ; mais on sait que cette liberté est toujours plus ou moins illusoire, et qu’il est à peu près impossible de faire une sérieuse concurrence au gouvernement, quand il a bien centralisé dans ses mains un ordre quelconque de travaux. Et puis, que devient, dans les travaux qu’il a ainsi concentrés, cette émulation si vive, si animée, si ardente, dont le principe est dans la liberté, et à qui il faut rapporter les rapides améliorations que reçoivent tous les arts livrés à l’activité universelle ? Qu’est-ce qui remplace pour ces travaux les stimulations énergiques que reçoivent de la concurrence ceux que tout le monde peut exercer ?

Enfin le régime de la centralisation sert-il mieux l’activité sociale, lorsqu’il soumet à des règlements préventifs tous les travaux dont il ne réserve pas l’exercice au gouvernement, ou dont il ne livre pas le monopole à un certain nombre de corporations ? Mais il est patent, au contraire, que de tels règlements doivent ralentir cette activité de la manière la plus sensible. Ils obligent, en effet, la population à user une partie considérable de son temps et de ses forces en allées et venues, en sollicitations, en formalités dispendieuses et vaines ; formalités qu’on a dû compliquer d’autant plus que l’arbitraire qui en faisait le fond commandait plus de prudence, qu’il a fallu compenser par la multitude des précautions ce qui manquait au système en justice, et que, pour éviter qu’il ne devînt dangereux, on a dû se condamner à le rendre de plus en plus gênant. Si bien que l’administration de la police préventive est devenue peu à peu aussi compliquée que celle de la justice ; qu’on a instruit les autorisations comme des procès ; qu’on a fait passer les justiciables de l’administration, comme ceux des tribunaux, par toute une filière d’autorités et de procédures, et que, pour leur donner l’autorisation de faire l’acte le plus inoffensif et même le plus utile, on ne leur a demandé ni moins de temps, ni moins de formes que pour arriver, devant la justice, à la solution des procès les plus litigieux. Rien ne serait si aisé que de citer des preuves de cette complication de procédures administratives. Il peut y avoir jusqu’à dix-sept formalités à remplir pour l’établissement d’une machine à vapeur. On a compté qu’il en fallait vingt-huit pour obtenir l’autorisation d’établir un batelet sur une rivière. Beaucoup d’autres exemples non moins extraordinaires seraient faciles à noter. Les exploitations de mines, les créations d’usines, les prises faites à des cours d’eau, la création de quelqu’un des nombreux établissements qu’on a désignés par les noms de dangereux, d’insalubres ou d’incommodes, un nombre infini d’autres objets, sont soumis à une série compliquée de formalités préalables. Il faut, pour tous ceux qui ont un peu d’importance et de gravité, mettre en jeu tous les ressorts de la machine administrative, le maire, le sous-préfet, le préfet, le conseil de préfecture, le conseil d’état, le ministre, le roi, et, dans ce trajet du maire au roi, une multitude de conseils et d’agents d’exécution collatéraux. Or, on conçoit ce que tout cela doit demander de temps, de soins, et combien d’ailleurs les lenteurs inséparables de l’accomplissement de ces formalités doivent être graduellement augmentées par la multiplicité des affaires et leur inévitable accroissement.

Au tort d’amortir ainsi l’activité des populations, le régime préventif ajoute celui de nuire aux progrès de leur intelligence. La conséquence est naturelle et pour ainsi dire forcée. Tous les genres d’activité se tiennent, et l’on conçoit aisément que ce qui diminue le mouvement des travaux et des affaires doit ralentir aussi celui des idées. Il y a d’ailleurs dans la tutelle sous laquelle ce régime retient les hommes à tant d’égards, et dans la censure préalable qu’il fait subir à la plupart de leurs projets, quelque chose qui nuit à la sagacité de l’esprit, à la sûreté du jugement, et qui prévient l’expérience, qui ne va pas sans liberté et sans responsabilité.

La conséquence est que, chez un peuple ainsi conduit comme par la main, l’esprit d’entreprise doit demeurer relativement faible ; et, pour s’en convaincre, il n’y a qu’à comparer cet esprit, tel qu’il existe chez nous, à ce qu’il est chez les nations qu’on a laissées davantage à leur libre arbitre, en Angleterre et aux États-Unis par exemple. N’est-il pas malheureusement de notoriété, en effet, que notre nation, malgré la vivacité d’esprit et l’ardeur de caractère qui lui sont naturelles, se trouve à cet égard fort en arrière des deux peuples qui viennent d’être nommés, et qu’en fait de travaux de beaucoup d’espèces elle est infiniment moins expérimentée, moins sûre d’elle-même, et, par suite, moins entreprenante et moins hardie qu’ils ne le sont ?

Un autre effet, qui se confond pour ainsi dire avec celui-là, c’est qu’à force de voir le gouvernement se mêler à toutes leurs affaires, les populations contractent la triste habitude de ne pouvoir se passer de lui pour rien, d’invoquer à tous propos son assistance, de n’oser rien entreprendre d’un peu considérable sans son concours, et de travailler ainsi elles-mêmes à entretenir l’état de faiblesse et d’inexpérience où il les retient.

Une autre conséquence des mêmes dispositions, c’est leur tendance à imposer au gouvernement une responsabilité sans bornes, et, à force de le voir se mêler directement de tout, à le rendre responsable de tout, à n’accuser que lui des maux qu’elles éprouvent, du mauvais succès de leurs spéculations, de l’encombrement des marchés, de l’inégalité des conditions, de l’infortune des classes les moins heureuses, et finalement à vouloir toujours lui demander compte du résultat de leurs propres folies. Disposition d’esprit détestable, et précisément contraire à celle qu’il faudrait leur inspirer ; car qu’y aurait-il de plus désirable que de les accoutumer à voir les causes de leurs maux où elles sont véritablement, c’est-à-dire en elles-mêmes, et à leur inspirer le sentiment de leur propre responsabilité ?

Tous ces effets du régime préventif sur l’intelligence et l’activité des populations ne sont pas, je crois, contestables. Mais il a, en outre, le très fâcheux effet d’altérer gravement leur sens moral : c’est le résultat à peu près inévitable de ses prescriptions et de ses défenses, c’est-à-dire des choses moralement indifférentes qu’il prescrit, et des choses naturellement innocentes qu’il prohibe. À la différence du régime répressif qui s’attaque directement et uniquement à ce qu’il y a de vicieux et de malfaisant dans les actions humaines, et qui contribue doublement, par ce qu’il défend et ce qu’il laisse faire, à développer le sentiment de justice qui doit présider à toutes les relations, il introduit par milliers dans ses codes des restrictions à la liberté qui blessent la justice naturelle, qui excluent l’idée du droit, qui façonnent les populations à l’arbitraire, qui leur enseignent à le subir et à l’exercer, qui leur persuadent enfin qu’il n’est rien que la loi ne puisse entreprendre sous l’invocation bien ou mal fondée de l’intérêt public, et que tout ce qui est légal est légitime.

De là la déplorable facilité avec laquelle on peut faire accepter aux peuples chez qui a longtemps régné cet arbitraire les prescriptions et les défenses les moins motivées ; et la sécurité d’esprit, la tranquillité de conscience avec laquelle des esprits éminents et d’une haute libéralité se plient à ces restrictions et travaillent à y soumettre tout le monde.— De là les systèmes extravagants qui, s’autorisant des innombrables atteintes que cet arbitraire a déjà portées à la liberté, en sollicitent sans cesse de nouvelles et de plus étendues. — De là encore la hardiesse des factions et l’audace des expériences qu’elles se croient appelées à faire sur le corps social. — Certes, chez des peuples dont le régime préventif n’aurait pas faussé le sens et profondément altéré les idées morales, de telles licences ne seraient possibles ni au pouvoir, ni aux écrivains, ni aux factions. Ces peuples voudraient que leur législation prévît toutes les manières dont on peut faire abus de ses forces, tous les dommages qu’on peut causer, tous les crimes et délits qu’on peut commettre, et qu’elle en assurât la répression et la réparation avec le plus grand soin ; mais ils ne permettraient probablement à personne, sous prétexte de mieux assurer la liberté, de commencer par l’attaquer de mille manières.

Soit donc que le système de la centralisation administrative réserve au gouvernement l’exercice de certains travaux, soit qu’il en livre d’autres au monopole de certaines agrégations d’individus, soit qu’il les soumette tous à des restrictions préventives, il paraît certain qu’il ne réussit pas mieux par là à hâter les progrès de la société qu’à accroître l’énergie du gouvernement, et que loin d’accélérer le développement de l’activité sociale, il la ralentit, l’énerve et l’altère de beaucoup de façons.

Mais poursuivons notre analyse, et considérons le sujet qui nous occupe sous un nouvel aspect. Examinons en particulier cette proposition : que le système développe les forces sociales d’une manière, non seulement plus rapide, mais aussi plus générale, et avec plus d’ensemble et d’unité.

« Dans la plupart des pays de l’Europe, observe un de nos plus habiles écrivains[1], les individus, les communes, les provinces, semblent se complaire à vivre d’une vie qui leur soit propre ; en France, une généreuse sympathie, qui est l’esprit même de la société humaine, tend sans cesse à tout rapprocher, et à faire de la nation entière un seul homme qui grandit toujours. »

Faire de la nation entière un seul homme ! voilà la centralisation administrative merveilleusement résumée ; mais faire de la nation un seul homme, est-ce le moyen d’en faire un homme qui grandisse toujours ? est-ce même le meilleur moyen d’en faire un homme qui grandisse ? Est-il, en effet, dans l’esprit de la société humaine de supprimer toute individualité, toute existence collective intermédiaire, et de ne laisser subsister qu’une grande existence générale dans laquelle toutes les autres viennent nécessairement s’abîmer ? Comment concilier la liberté, qu’on prétend défendre pourtant, avec cette concentration violente ? Comment même concilier avec cette concentration les progrès et l’unité qu’on se propose d’obtenir ?

N’hésitons pas à le dire, s’il est des choses qui doivent être accomplies par la grande unité sociale ou nationale, il en est d’autres, en beaucoup plus grand nombre, qui doivent être faites par des unités collectives d’un ordre inférieur, par l’unité départementale, par l’unité communale, par l’unité des associations industrielles et commerciales, par les nombreuses unités de familles, et surtout par les unités isolées, par les innombrables unités individuelles. Il ne suffit pas qu’une grande nation, pour être vraiment grande et vraiment une, sache agir nationalement ; il faut aussi, et avant tout, que les hommes dont elle se compose soient actifs et expérimentés comme individus, comme familles, comme associations, comme communautés d’habitants, comme provinces. Plus ils ont acquis de valeur sous ces divers aspects, et plus ils en ont comme corps de nation. Non seulement tous ces efforts isolés hâtent le développement de l’ensemble, mais leur libre concours est, sans nul doute, le meilleur moyen de donner à ce développement de l’unité et de l’uniformité.

Je ne nie sûrement pas que l’État ne puisse substituer assez aisément son activité à beaucoup d’autres, à celle des départements, des communes, des associations ; qu’il ne pût entreprendre de faire à lui seul, par des systèmes généraux d’organisation, ce que font isolément des millions d’individus ou de sociétés industrielles ; qu’il ne pût centraliser une multitude de travaux et de services, comme il a centralisé parmi nous les travaux publics, l’enseignement, le service des postes ; comme le gouvernement belge a voulu, dernièrement, centraliser sur ses chemins de fer le service du roulage. Ces arrangements et beaucoup d’arrangements analogues seraient possibles et même aisés, je ne le nie point.

Mais ce qu’il est très permis de nier, c’est que ce fût là une bonne manière de mettre en valeur l’industrie et les forces d’une nation ; c’est que ces arrangements, si aisés, pussent, en général, être faits avec profit pour elle. Le gouvernement aurait beau appliquer aux affaires des localités toute son activité administrative, cette activité centrale ne parviendrait pas à tenir lieu d’esprit local. Il aurait beau se substituer aux familles, il ne parviendrait pas à remplacer l’esprit de famille. Il aurait beau s’évertuer à la place des individus et des associations, ses efforts les plus habilement concentrés ne parviendraient pas à tenir lieu de l’activité universelle des associations et des individus. Le gouvernement d’ailleurs, alors même qu’il opère le mieux, agit mal s’il se met à la place des populations, s’il réduit pour elles les voies du travail, s’il entreprend ce qu’elles pourraient faire, ou ce qu’il est essentiel qu’elles apprennent à faire. Il a été dit, en faveur de l’administration qui a construit les chemins de fer de Belgique, qu’elle avait fait une affaire excellente ; que les frais seraient bientôt couverts, et de beaux bénéfices assurés. À ce compte, il n’y aurait donc qu’à charger l’administration de tous les travaux qu’elle pourrait exécuter avec bénéfice ? Qu’est-ce à dire pourtant ? S’agit-il seulement d’obtenir que de certains travaux soient accomplis ? C’est bien là un point important sans doute ; mais ce n’est certainement pas l’objet unique, ni peut-être le plus essentiel : l’essentiel est aussi qu’ils soient exécutés par la population, et qu’elle trouve, autant que possible, à s’occuper, à se développer, à se former aux grandes entreprises. Or, toutes les fois que le gouvernement centralise dans ses mains l’entreprise de certains travaux, il est indubitable qu’il diminue pour elle les moyens de travailler et de se former.

La disposition du gouvernement à se placer matériellement à la tête des travaux de la société a d’ailleurs bien d’autres résultats défavorables. Dans cette situation, il sera, tout à la fois par esprit de système et par sentiment d’équité, naturellement conduit à vouloir tout mener par des règles générales, à vouloir tout faire avancer du même pas, à appliquer à tout le même régime et les mêmes formules. Il donnera identiquement à toutes les communautés d’habitants la même organisation municipale, à toutes les municipalités les mêmes attributions. Il voudra qu’on ait partout les mêmes routes, les mêmes chemins, les mêmes écoles ; qu’on érige également partout les mêmes établissements municipaux et provinciaux ; qu’il soit satisfait également partout aux mêmes besoins, encore bien qu’on n’ait pas partout les mêmes ressources ; que là où manquent les ressources, il y soit pourvu au moyen de fonds levés ailleurs ; que toutes les parties de la nation et du territoire soient solidaires les unes pour les autres ; qu’elles se prêtent un mutuel appui ; que les fortes soutiennent les faibles ; que les riches assistent les pauvres ; que les classes les moins heureuses de la population soient aidées par les communes, les communes par les circonscriptions d’un ordre plus élevé, ces circonscriptions et tout le reste par l’État, et que tout ainsi avance et se développe d’un mouvement uniforme.

Voilà qui paraît admirable par l’intention ; mais l’effet répondra-t-il au but qu’un tel système veut atteindre ? On peut faire une réponse négative sans beaucoup de témérité. Nul doute qu’il n’y ait bien des développements irréguliers au milieu de cette régularité et de cette uniformité apparentes. Nul doute que cette prétention de tout hâter n’ait, dans une certaine mesure, pour effet inévitable de tout ralentir. Nul doute qu’on ne fausse, en les généralisant trop, beaucoup de choses d’ailleurs excellentes, et que les meilleurs travaux, exécutés systématiquement partout, ne doivent être, en beaucoup de lieux, des travaux faits hors de propos, hors de leur place, et qui entraînent une grande déperdition de forces et de capitaux. Nul doute enfin que, par cette méthode réputée savante, par cette organisation uniforme et centralisée des travaux, un peuple ne se développe d’une manière moins appropriée à la diversité de ses moyens et de ses besoins, et, par conséquent, d’une manière moins naturelle, moins sûre et moins rapide que par le régime beaucoup plus simple de la liberté.

Qui ne sent, avec un peu de réflexion, que pour des localités et des populations différentes, on ne peut raisonnablement tailler toute chose sur un même patron, et que des arrangements uniformes, préparés pour les situations les plus diverses, doivent se trouver dans bien des cas mal assortis à la situation ? qu’il est, par exemple, assez malaisé que de chétives bourgades et de grandes cités s’accommodent également des mêmes institutions municipales ? que le même enseignement classique, quelque excellent qu’on le suppose, ne saurait convenir pourtant à tout le monde, et peut produire bien des déclassements fâcheux ? qu’il est désirable et nécessaire, sans doute, d’améliorer les communications ; mais que la bonne règle serait de pratiquer ces améliorations entre les points où la nécessité en est le plus urgente, en les proportionnant, dans tous les cas, à l’activité des communications, et non de les faire sur un plan général conçu d’avance ? qu’enfin un classement systématique et simultané d’un grand nombre de voies, exécutées sur des échantillons uniformes, doit donner lieu, sur bien des points, à des travaux peu en rapport avec les besoins réels ?

Qui ne voit également qu’en généralisant trop des choses d’ailleurs utiles, en voulant faire les mêmes dépenses partout, on s’expose à les faire en des lieux où elles ne seront que médiocrement fructueuses, et que tirer des capitaux des lieux où ils donnent un bon revenu pour les porter en des lieux où ils seront moins heureusement placés, c’est nuire aux premières de ces localités sans servir véritablement les autres, et, en voulant accélérer uniformément les progrès, s’exposer à les ralentir un peu partout ? L’établissement si vanté de notre fonds commun et tout notre système d’encouragements et de secours sont, je le crains, d’une utilité à beaucoup d’égards contestable. « Il est peu sensé, ai-je écrit ailleurs[2], de vouloir faire avancer du même pas toutes les parties d’un grand territoire, et d’y entreprendre toutes choses sur un plan universel. Les choses n’affectent pas, dans leur développement, cet esprit général et symétrique. Il ne faut qu’ouvrir les yeux pour le voir. Naturellement la civilisation tend à grandir d’abord sur quelques points, qui, par un heureux concours de circonstances, se trouvent les plus peuplés, les plus féconds, les plus actifs du territoire ; et puis à se répandre, de proche en proche, jusque vers les régions les moins favorisées. Ce que la raison commande, c’est donc de faire les choses, non partout à la fois, mais d’abord sur les points où elles sont le plus indiquées, le mieux préparées, et d’attendre, avant de pousser plus loin, que la nécessité en soit évidente. Vouloir tout faire marcher ensemble c’est inévitablement retarder tout. »

Et notez, je vous prie, que dans le système objet de nos investigations, l’inconvénient que je signale ici est tout à fait inévitable, et que l’État, qui agit d’une manière générale, ne peut pas tenir compte de la diversité des situations. Comment pourrait-il refuser aux uns ce qu’il accorde à d’autres ? Il agit au nom et avec les ressources de tous : la règle est qu’il doit traiter également tout le monde. Voyez ce qui se passe, en ce moment même, au sein des Chambres, pour les chemins de fer. Voyez ce qui s’est passé jusqu’ici, dans les conseils généraux, pour les routes départementales et les chemins vicinaux de grande communication. « Nos institutions sont ainsi faites, observait, dans une discussion importante, M. le président du conseil du 1er mars, grand admirateur pourtant de toute sorte de centralisation, nos institutions sont ainsi faites, que, pour faire voter un canal au midi, il faut présenter un canal au nord ; que, pour obtenir un chemin pour tel canton, il faut proposer un chemin pour tel autre canton. » C’est cela même ; il n’était pas possible de mieux dire, et de signaler plus nettement le vice radical du système qui fait exécuter les travaux par l’administration. Les chemins étant faits avec les ressources communes, chacun veut attirer les chemins à soi : rien de si naturel et de si simple ; c’est ainsi qu’on en use à Paris et dans les départements, dans les conseils généraux et dans les Chambres. D’où il suit que nos chemins, dont la forme est rarement calculée pour les besoins, sont classés en outre, non suivant l’utilité, mais suivant les exigences. Tout cela naît du système et en est la suite forcée[3].

Après cela, il n’y a guère que nous, remarquons-le, qui ayons, du moins à ce point, la manie de généraliser. Je ne crois pas qu’aucun autre peuple procède ainsi par des entreprises soudaines et universelles, et commence par vouloir tout faire partout à la fois. Je ne sache pas que l’Angleterre ait entrepris d’établir, dans le même moment, des écoles normales dans tous les comtés et des écoles primaires dans toutes les paroisses du Royaume-Uni. Ses douze cents lieues de canaux ne sont pas le produit d’un projet fait à priori et d’un plan général conçu d’avance. Ses hommes politiques n’ont pas eu, comme nous, l’idée de présenter d’un seul coup à la Chambre des communes un projet de onze cents lieues de chemins de fer. C’est un pays où l’on consent à faire les choses l’une après l’autre, au moment et au point où il y a profit et opportunité à les établir. On n’y généralise presque rien, pas même la police, ce qui doit être un grand sujet de surprise pour nous. Le gouvernement anglais, il n’y a pas longtemps, avait à s’occuper des moyens de réprimer les soulèvements que les chartistes provoquaient dans quelques villes manufacturières, et les déprédations qu’exerçaient dans les campagnes des bandes de malfaiteurs. À sa place, nous n’eussions certainement pas manqué d’établir dans toute l’étendue des trois royaumes un système de police générale et permanente, dût cet établissement se trouver inutile sur bien des points. Il n’a pas agi de la sorte. Il s’est contenté de donner aux juges de paix des comtés, réunis en session trimestrielle, la faculté de créer au besoin une police soldée ; il n’a autorisé la création de cette force que pour les cas et sur les points où la nécessité s’en ferait sentir, et, en se bornant à satisfaire ainsi strictement aux nécessités réelles de la situation, il a évité d’imposer à la nation la charge d’un établissement général et permanent. Je pourrais citer beaucoup d’autres exemples du discernement et de la retenue que la nation anglaise met ainsi dans ses créations, du soin qu’elle prend de les circonscrire, de ne les faire qu’en temps et lieux convenables, et l’on conçoit aisément combien cette attention qu’elle met à ne dépenser infructueusement aucune portion de ses forces, doit contribuer à les accroître et à accélérer tous ses progrès.

Rien ne semble donc moins favorable à l’avancement d’un pays, que d’y trop généraliser les créations et les dépenses, comme il arrive inévitablement de le faire lorsque le gouvernement se constitue le suprême directeur des travaux. Rien n’est plus propre à amortir l’activité générale, à prolonger l’état d’enfance des populations, à perpétuer leur inexpérience. Il ne peut y avoir, dans ce système, d’expérimenté et d’agissant que l’administration : l’activité générale se trouve réduite en quelque sorte aux proportions de l’activité administrative. Le système, il est vrai, met l’administration sur le piédestal ; mais il laisse la population à terre. Et pourtant la chose essentielle, si l’on veut obtenir des résultats un peu considérables, n’est-elle pas d’éveiller l’activité des populations ? et les gouvernements vraiment habiles ne sont-ce pas ceux qui savent mettre en jeu toutes les forces vives et fécondes de leur nation, plutôt que ceux qui visent à faire beaucoup par eux-mêmes ?

Enfin, il ne faut pas même attendre de ce système l’effet qu’on se plaît le plus à lui attribuer, à savoir, cette unité et cette uniformité de la civilisation, qu’on le croit si éminemment propre à produire. C’est de la concurrence plus que de la centralisation administrative que l’on peut espérer ce résultat. C’est dans les luttes de la concurrence, non seulement que se développent avec le plus d’énergie les forces individuelles et collectives d’une nation, mais aussi que se fait avec le plus d’activité et d’ensemble le travail d’assimilation qui crée les nationalités. La liberté de la presse empêche-t-elle qu’il ne se forme parmi nous un esprit et des sentiments nationaux ? L’uniformité forcée qu’on a tant de fois tenté d’établir a-t-elle jamais empêché qu’il ne se manifestât des diversités nombreuses ? Les nations qui ont le plus de liberté ne sont pas seulement celles qui deviennent les plus actives et les plus puissantes, mais celles aussi qui acquièrent le plus d’unité. Plus, au contraire, l’administration d’un pays se centralise, plus elle devient homogène et compacte, et plus ses populations restent désunies. La France, où la direction de tant de choses est placée dans les mains de l’administration, est certainement un pays moins un, moins homogène, moins uniforme que l’Angleterre, où l’on ne rencontre nulle part ce que nous appelons en France l’administration, et où toutes choses sont livrées, en quelque sorte, à l’activité générale. Le caractère le plus saillant de l’Angleterre, pays de spontanéité et de libre arbitre, c’est l’uniformité ; et, chose étrange ! le plus remarquable trait de la civilisation française, où l’on prétend tout régir par les mêmes formules, c’est l’inégalité et la diversité. En France, il est tout à fait superflu de chercher une nation hors de la sphère administrative ; hors de l’administration, on ne rencontre plus que des individus. En Angleterre, c’est surtout la nation qui est apparente. Les Anglais sont infiniment moins remarquables comme individus que comme corps de nation. Isolément, ils sont peut-être inférieurs à d’autres peuples ; mais, pris en masse, ils ont sur le plus grand nombre une incontestable supériorité. Il n’est pas de nation où l’on trouve plus d’intelligence collective, plus d’esprit d’association, plus d’idées et d’affections communes, où la nation fasse plus corps, où l’on remarque plus de cette unité qu’il s’agit d’obtenir et que notre système produit si peu ; plus d’uniformité en toutes choses, dans le langage, dans les logements, dans les vêtements, dans tous les usages. La langue nationale est parlée d’une manière plus générale et plus uniforme ; il y a moins de patois et de dialectes grossiers ; les vêtements et les habitations se ressemblent davantage ; on ne voit nulle part autant de choses faites en fabrique et taillées sur un même patron ; il y a plus d’ensemble et d’unité dans le système des canaux et des routes ; plus d’accord, en même temps que plus d’activité et d’énergie dans tous les mouvements. Si nous avons Paris, l’Angleterre possède Londres, et la capitale anglaise ne le cède assurément à la nôtre ni en grosseur, ni en puissance attractive. Nulle nation ne gravite plus fortement vers son centre, et ne rayonne vers ses extrémités avec plus de véhémence et d’énergie. Nulle ne peut se porter sur un point donné de son territoire avec plus d’ensemble et de vitesse. Ses forces de toute nature sont, non seulement plus développées, mais surtout plus généralement et plus également développées. Sa population enfin, qui a une force de cohésion si réelle, se possède néanmoins davantage, et chacun y dispose plus pleinement de soi et de toutes ses facultés.

Il s’en faut donc bien que le système, objet de nos remarques, ait, sous les divers aspects où nous venons de le considérer, les bons effets qu’on le croit si propre à produire. Loin de rendre le gouvernement plus fort pour la mission particulière qui lui est assignée, il diminue incontestablement son aptitude à la bien remplir ; et, d’un autre côté, loin de hâter le développement des forces sociales, loin de donner à ce développement plus d’activité et d’unité, il est certain qu’il contribue de beaucoup de manières à le ralentir, sans le rendre pour cela plus général et plus uniforme. Il est moins propre que la liberté, c’est-à-dire que le régime simplement répressif, l’expérience l’atteste, à produire une nation unie et paisible, et tout à la fois habile et puissante dans tous ses mouvements isolés et collectifs.

***

J’ai succinctement indiqué, au début de cet article, comment s’était formé et développé ce système. Rien ne serait si facile que de montrer qu’il a dû inévitablement s’établir. Il était dans les lois de la civilisation que la centralisation administrative succédât au régime des privilèges, comme ce régime avait succédé à celui du servage, et celui-ci à l’esclavage domestique : c’était une dernière transformation que devaient subir les lois du travail, avant qu’il lui fût possible d’arriver à la liberté. Non seulement cette transformation était inévitable, mais elle était nécessaire : il fallait que les pouvoirs abusifs qui s’étaient trouvés précédemment disséminés dans tant de mains, se concentrassent dans celles du gouvernement, avant que les pouvoirs du gouvernement lui-même pussent être convenablement limités. Mais ce que cette révolution leur a donné d’excessif n’est que transitoire, et ils seront inévitablement réduits à de plus justes proportions.

Il n’y a pas, dans la nature des choses, la moindre raison plausible pour que la société soit comme incorporée et personnifiée dans le gouvernement. Le gouvernement est dans la société, non la société dans le gouvernement. Le gouvernement, qui a sa place, et une grande et haute place, dans ce laboratoire immense qu’on appelle la société, n’y saurait pourtant tenir la place de tout. Il y a sa tâche à remplir, mais il n’est pas chargé d’y remplir toutes les tâches. Ce n’est pas un art qui ait pour mission de gouverner tous les arts. Il tombe sous le sens que, pour les gouverner, il aurait besoin de les connaître, de les connaître mieux que ceux-là même qui les pratiquent, et ne suffit-il pas de songer un moment à la prodigieuse diversité, à la complication infinie des mouvements auxquels ils se livrent, pour être forcé de reconnaître qu’il n’en peut avoir qu’une très légère, très superficielle, très vague et très imparfaite idée ? Quelque important donc que soit son rôle, il est certain que son travail ne peut pas être de se placer, pour les conduire, à la tête de tous les travaux. C’est un art qui a sa spécialité comme tous les autres. La chose est évidente et doit être notée.

Une autre remarque à faire, c’est qu’à mesure que les choses avancent dans la société, la spécialité de tous les arts a besoin d’être mieux déterminée, plus circonscrite, et que cette observation s’applique au gouvernement comme à tout ; que, plus s’accroissent les affaires dont il s’occupe, et plus il est obligé, comme tous les arts, non seulement de perfectionner ses procédés, mais aussi de fortifier son action en en déterminant mieux l’objet, en la circonscrivant davantage, en élaguant peu à peu ce qui l’embarrasse sans nécessité.

Autant il serait peu sensé de vouloir qu’un organe, dans la vie animale, fût chargé de faire ou de diriger les fonctions de tous les autres, autant il l’est peu, dans l’économie sociale, de vouloir qu’un ordre de travailleurs soit chargé d’accomplir ou seulement de gouverner tous les travaux. Toutes les classes de travailleurs dans le corps social, comme tous les organes dans le corps humain, concourent à la vie commune ; mais, de même que chaque organe dans le corps humain a sa fonction séparée, dont ne se mêle directement aucun autre, de même chaque classe de travailleurs dans la société a sa tâche spéciale, que la mission d’aucune autre ne peut être de diriger. Il n’est pas plus raisonnable d’assigner au gouvernement la charge de gouverner des travaux distincts du sien, qu’il ne le serait de charger le cerveau de présider aux fonctions de l’estomac, ou l’estomac de régler les mouvements du cœur ou de tout autre organe.

Ce qu’on a pu imaginer de plus spécieux pour justifier ces déviations du sens commun ne présente, je crois, rien de bien solide.

Il faut, dit-on, que le pouvoir gouverne directement, et soumette à des restrictions préventives toute action, tout établissement, toute industrie, qui exposeraient les particuliers ou le public à des dommages très difficiles à éviter, impossibles à réparer. C’est, observe-t-on, le principe dirigeant de la matière. Approuveriez-vous qu’on pût faire usage d’armes à feu dans l’intérieur des villes, sauf à poursuivre devant les tribunaux ceux qui auraient eu la maladresse de blesser ou de tuer quelqu’un ? Permettriez-vous de placer au milieu des habitations une fabrique de poudre, ou tel atelier de produits chimiques des plus insalubres, sauf, après que la poudrière aurait sauté, ou que l’établissement pestilentiel aurait engendré une épidémie meurtrière, à traduire en justice les entrepreneurs ? Toléreriez-vous, sauf punition lorsque quelque malheur serait arrivé, que des propriétaires de mines négligeassent dans la conduite de leurs travaux les précautions les plus indispensables pour protéger la vie des mineurs et ne pas compromettre la sûreté des habitations construites au-dessus de la mine ?…

Il y a une réponse simple et péremptoire à faire à ces observations : c’est qu’il ne peut être permis dans aucun système de faire les actions qui viennent d’être énumérées, ou des actions quelconques du même genre. Le simple fait de se servir d’armes à feu dans la rue, de former au cœur d’une ville un établissement dangereux ou pestilentiel, de négliger toute précaution de sûreté dans la conduite des travaux d’une mine, de tels faits, dis-je, sont déjà par eux-mêmes des imprudences ou des incuries très répréhensibles, très punissables, qui devraient donner immédiatement ouverture à des réparations civiles ou pénales, et qu’il faudrait avoir soin de poursuivre avant qu’elles eussent produit les résultats déplorables qui viennent d’être signalés. On ne peut donc pas dire qu’il y ait lieu d’organiser un régime préventif pour empêcher des actes que devrait déjà réprimer, dans tous les cas, l’administration de la justice la moins prévoyante.

On observe que le principe dirigeant de ces matières est qu’il faudrait soumettre à des règles préventives l’exercice de toute profession, la création de tout établissement, l’emploi de tout ustensile qui pourraient causer des maux difficiles à éviter et impossibles à réparer. Mais il faut prendre garde qu’il n’est pour ainsi dire pas un instrument, dans le nombre de ceux dont l’usage nous est le plus familier et le plus permis, au moyen duquel on ne puisse faire, sans qu’il soit possible de s’en garer, des maux tout à fait irréparables. Faudrait-il donc soumettre l’emploi des choses les plus usuelles à des règlements préventifs ? Ne trouve-t-on pas suffisant de prévoir les maux qu’ils peuvent servir à faire, et d’en poursuivre la punition et la réparation ? Serait-il plus difficile de prendre des sûretés de ce genre contre les professions réputées dangereuses, de prévoir les dommages qu’elles peuvent causer, et de punir même les dangers auxquels elles exposent, lorsque ces dangers seraient assez graves pour être déjà un mal qui exigeât répression ?

On raisonne toujours, quand on plaide la cause du régime préventif, comme si, les précautions abusives de ce régime une fois mises de côté, il n’y aurait plus rien à faire ; et, en effet, il est presque toujours arrivé, quand on a consenti à supprimer sur quelques points les entraves que traîne après lui ce système, qu’on ne croyait plus avoir à s’inquiéter de rien. On laissait faire le mal, on laissait les abus s’accumuler, et puis, quand les inconvénients de ce nouvel état étaient devenus intolérables, on n’imaginait rien de mieux que de revenir aux anciennes précautions et de reprendre les mêmes lisières. Il est pourtant bien évident qu’on ne peut renoncer à gêner l’usage qu’à condition de le régler et de le modérer en punissant l’abus, et qu’à la cessation des devoirs factices du régime préventif commencent pour le gouvernement les obligations plus sérieuses du système de répression. Il est permis de soutenir que ce système offrirait, dans tous les cas, des préservatifs suffisamment efficaces ; mais il tombe sous le sens que ce ne pourrait être qu’à la condition de s’inquiéter un peu de ce que pourraient faire les travailleurs affranchis, à la charge d’aller au-devant des dommages qu’ils pourraient causer, des négligences, des imprudences, des délits, des crimes qu’ils pourraient commettre, et aussi à la charge de réprimer avec intelligence, avec courage, avec persistance, les écarts où ils se laisseraient aller. Il est évident, en un mot, que toute liberté suppose une législation répressive éclairée et prévoyante, et une habile et ferme administration de la justice civile et pénale.

On objecte les difficultés qu’il y aurait à remplir de telles conditions, à préparer pour les arts soumis à des règlements préventifs une bonne législation répressive, à accoutumer les tribunaux, longtemps dispensés de ce soin, à faire avec un zèle patient et éclairé l’application de ces nouvelles lois, à substituer en un mot l’action régulière de la justice à celle d’une police arbitraire ; et, sans se préoccuper de ces difficultés outre mesure, il faut en reconnaître la réalité. Mais la question est de savoir ce qui est bien, non ce qui est le plus commode. Le plus commode serait de se dispenser de tout soin, et de ne pas même exercer sur les arts la police préventive à laquelle on les a soumis. Mais peut-on nier qu’un bon système de répression, si l’on y avait été convenablement préparé, ne fût préférable ; et, bien qu’il ne fût pas toujours aisé d’organiser ce mode de défense, et d’accoutumer les tribunaux à s’en servir, quelqu’un voudrait-il affirmer que ce fût chose impossible ?

Il est vrai qu’alors même qu’on s’en servirait avec le plus d’intelligence et de courage, bien des écarts pourraient encore avoir lieu. Mais le régime préventif aurait-il donc la prétention de les rendre tous impossibles ? N’arrive-t-il pas sans cesse, malgré les entraves gênantes dont il enveloppe tous les travaux, que des mineurs sont ensevelis dans les mines, que des poudrières font explosion, que des machines à vapeur éclatent ? Ne voit-on pas fréquemment ces machines parées, gréées, armées de toutes leurs défenses, sauter, sans respect pour les règlements, et, quelquefois, sous les yeux de la science même et en présence de leurs tuteurs les plus élevés ? N’y a-t-il pas, d’un autre côté, assez d’exemples de médecins pourvus de diplômes qui commettent des bévues, de chirurgiens brevetés qui opèrent mal, de pharmaciens approuvés qui font des méprises, d’avocats licenciés qui donnent de mauvais conseils, de notaires privilégiés qui font banqueroute ? Et si l’on peut dire, ce qui est pourtant contesté, que de tels accidents sont plus fréquents en pays de liberté que là où tout est subordonné aux règles d’une police préventive, pourrait-on affirmer aussi que, dans les pays de liberté, la fréquence de ces accidents tient à l’absence de précautions préventives, et non à celle d’un système de répression réel et suffisant ?

Les défenseurs du régime préventif ne prennent pas garde d’ailleurs aux flagrantes contradictions où ils tombent, et à l’impossibilité qu’il y a de concilier l’ensemble des restrictions qu’ils défendent avec les libertés déjà concédées. Si le principe dirigeant est qu’il faut soumettre à des mesures préventives l’usage de toute faculté dont le libre exercice peut causer des maux difficiles à éviter et impossibles à réparer, pourquoi en avoir affranchi aucune, et quelle est celle qui n’offre pas, dans une certaine mesure, les dangers signalés ? Pourquoi avoir établi la liberté de la tribune, de la presse, du culte, d’un certain nombre de travaux ? Et, si l’on a cru celles-là possibles, pourquoi en avoir déclaré impraticables d’autres qui n’offrent pas plus d’inconvénient ? Comment concilier la liberté de quelques-unes avec la servitude du plus grand nombre ? Comment comprendre qu’on approuve l’application des règlements préventifs à une multitude d’objets presque indifférents, et qu’on ne veuille plus la supporter dans des objets où elle avait paru si longtemps indispensable ? Quelle est l’industrie en apparence plus dangereuse que l’imprimerie ? Où en est-il qui puisse porter des coups plus inattendus, faire des blessures plus incurables, et comment admettre que le gouvernement a besoin de conserver la direction de quelqu’une quand il a pu abandonner la direction de celle-là ?

On croit expliquer ces contradictions en observant que le système préventif ne doit s’appliquer ni à celles de nos facultés dont la libre activité est une condition essentielle du développement moral de notre nature, ni à celles dont le libre exercice est une garantie de nos libertés publiques, ni à celles enfin dont l’inaction serait évidemment plus nuisible que l’activité n’en serait dangereuse. Mais ces subtiles distinctions, ces théories commodes, imaginées pour l’explication de cas particuliers, expliquent-elles suffisamment la contradiction radicale que je signalais il n’y a qu’un instant, et serait-il bien difficile de désigner des facultés appartenant à l’une ou à l’autre des catégories dont la liberté est regardée comme nécessaire, et qui n’en sont pas moins assujetties ?

La vraie raison de cet assujettissement du plus grand nombre de nos facultés, à côté de la liberté accordée à quelques-unes, est dans la situation de l’esprit public à leur sujet, et dans l’état d’indifférence où il se trouve en ce qui les concerne, état qui permet d’invoquer contre elles toute sorte de mauvaises raisons. On est à cet égard dans la disposition d’esprit où l’on se trouvait à l’égard de la presse avant son affranchissement, et qui a protégé si longtemps la censure. Mais, de même que l’esprit public s’est modifié à l’égard de la presse, il se modifiera tôt ou tard à l’égard des autres travaux, et le gouvernement sera conduit à faire pour tous ce qu’il a fait pour quelques-uns, c’est-à-dire à relâcher peu à peu, et finalement à rompre tout à fait les liens par lesquels il en retient encore un si grand nombre sous sa tutelle.

Sûrement, en disant ce qui adviendra, je ne prétends pas exposer ce qui est actuellement réalisable : je prétends dire seulement ce qui pourra un jour le devenir, et ce qui est théoriquement hors de doute. Il ne faut pas croire en effet que les sciences morales et sociales soient uniquement, comme il est devenu de mode de le dire, des sciences d’application, et qui ne renferment de vrai que ce qui est immédiatement praticable. Autant vaudrait arguer de faux, en chimie et en physique, tout ce dont on n’est pas encore parvenu à tirer parti. Non, les sciences sociales ont, comme toutes, leurs vérités théoriques, destinées à demeurer à l’état de théorie jusqu’au moment où l’on pourra en faire une application utile, et leurs vérités théoriques actuellement susceptibles d’être appliquées. Voilà ce qu’il faut dire, au lieu de sacrifier, ne fût-ce que partiellement, les principes de la science, et d’avoir toujours en poche, pour les besoins du moment, quelque nouvelle théorie. Ce sacrifice de la vérité scientifique, auquel les hommes d’État, et parmi eux des esprits du premier ordre, se sont montrés de tout temps si disposés, de peur qu’on ne les accusât de manquer de sagesse pratique ; ce sacrifice, dis-je, est à la fois humiliant et superflu. Je n’admets point en effet qu’un publiciste qui se respecte se trouve jamais dans la nécessité pénible de faire faux bond à la théorie. Seulement, s’il a l’ambition très permise et très louable de se montrer habile praticien et homme capable d’affaires, il saura toujours distinguer entre les vérités théoriques celles qui sont actuellement applicables, et celles dont une sagesse intelligente commande d’ajourner l’application.

C’est surtout au gouvernement qu’il importe de savoir faire cette distinction essentielle, et, partant, ce sera surtout à lui qu’il appartiendra, dans tous les temps, de discerner, entre les choses qu’il retient sous sa tutelle, celles qu’il y doit garder encore, et celles qu’il peut utilement affranchir. S’il est un pouvoir qui lui soit propre, c’est celui de présider à ce mouvement des réformes, et de choisir, entre les choses qu’il gouverne, celles dont il doit retenir et celles dont il est à propos qu’il abandonne la direction. Non seulement c’est là de ses attributions la plus incontestable, mais c’est celle qu’il doit conserver avec le plus de soin. Rien n’est en effet plus nécessaire que de trouver dans l’État un point fixe et résistant, au milieu de la prodigieuse mobilité de toutes choses, Le gouvernement ne doit pas trop résister sans doute ; mais il ne doit pas non plus trop céder, et surtout il ne doit céder qu’en gouvernant toujours. Un gouvernement qui se laisse déborder par le mouvement des réformes, est un gouvernement inévitablement perdu. Ceci, vrai partout, le serait particulièrement en France, et, comme peu de pays au monde ont autant de fougue, peu de pays, à la suite d’une révolution surtout, ont autant besoin d’être fermement gouvernés. Qui ne sait qu’il faut ménager le vent aux têtes françaises ?

On n’ignore point d’ailleurs qu’à beaucoup d’égards, et par exemple à l’égard des droits politiques, départementaux, municipaux, à l’égard des associations de toute espèce, à l’égard des professions, la tutelle que le gouvernement exerce a quelque chose de naturellement indéfini. On sent très bien qu’il ne peut pas faire entrer tout le monde à la fois dans les collèges électoraux de tous les étages ; qu’il ne peut pas donner aux communes et aux départements, pour la gestion des intérêts qui leur sont propres, des attributions d’abord illimitées ; qu’il ne peut pas davantage affranchir à la fois toutes les associations et toutes les professions ; qu’il ne saurait, en un mot, laisser les populations substituer leur activité à la sienne avant qu’elles y aient été lentement préparées, et, alors même que sur quelques points cette préparation serait suffisante, avant que des arrangements aient été pris pour substituer l’action fermement répressive du gouvernement à son action purement préventive.

Quel publiciste un peu sensé, par exemple, voudrait proposer aujourd’hui d’abaisser le cens nécessaire pour l’électorat politique, départemental ou communal ? Qui voudrait risquer de demander de nouvelles attributions pour les départements et les communes après l’extension toute récente, et trop hâtive peut-être sur quelques points, que ces attributions ont reçue, et solliciter de nouvelles concessions du même genre avant que l’avenir en ait suffisamment réalisé les conditions ? Qui ne trouverait le gouvernement peu judicieux si, dans l’état d’imperfection notoire où se trouve encore parmi nous l’esprit d’association, il consentait à se décharger tout à coup sur des compagnies particulières de l’exécution de tous les travaux publics ? Enfin, qui oserait inférer de ce que le gouvernement a récemment aboli la censure et supprimé d’autres restrictions à la liberté, qu’il doit subitement renoncer à toute mesure restrictive et abolir dans son ensemble tout le système préventif ? Il n’est certainement pas de publiciste, pour peu qu’il fût jaloux de sa réputation de praticien et d’homme d’affaires, qui osât mettre en avant de telles propositions.

Mais, d’un autre côté, quel est l’homme éclairé qui, après l’extension qu’ont graduellement acquise tous les droits publics de ce pays, voudrait affirmer qu’ils ne recevront jamais aucune extension nouvelle, et que le gouvernement conservera toujours les attributions que lui a faites un système de centralisation évidemment exagéré ? Certainement nul ne le pourrait sans témérité et sans imprudence. Celles qu’il gardera dans toute leur intégrité, ce sont celles qui lui sont vraiment propres, celles dont il a besoin pour maintenir l’ordre dans la société, pour y réprimer le dol, la fraude, l’injustice, la violence, pour y bien administrer la justice, en un mot. Plus la société deviendra active, et nombreuse, et puissante, et plus il aura besoin de ces attributions-là, et plus il aura de soins à donner au maintien de l’ordre et à la bonne administration de la justice. Mais, plus il aura besoin de s’occuper de la bonne administration de la justice, et plus il devra laisser l’activité sociale prendre la place de la sienne dans les choses qui appartiennent naturellement à la société. On verra la puissance publique à la fois s’étendre et se simplifier ; la population entrer davantage dans le gouvernement, et le gouvernement circonscrire davantage son activité, et laisser le champ plus libre à la population. L’extension donnée aux attributions communales et départementales en pourra provoquer dans l’avenir de plus étendues. L’introduction des compagnies particulières dans l’exécution des travaux publics exigera que cette introduction devienne sérieuse, et qu’on laisse à l’esprit d’association les moyens de se former. Enfin, l’affranchissement de quelques professions exigera que peu à peu on les affranchisse toutes.

Qui, par exemple, voudrait affirmer que les communes, en partie affranchies, et qui ont déjà reçu divers pouvoirs, n’en devront jamais obtenir d’autres ? Qu’à mesure qu’elles deviendront plus expérimentées et plus fortes, elles ne devront pas acquérir plus d’ascendant sur la gestion des intérêts qui leur sont personnels ; que, seules, entre les associations de toutes les formes, elles seront vouées à un état de minorité perpétuelle, et devront demeurer d’éternels enfants ; que la nation pourra devenir majeure pour la gestion des plus grandes affaires politiques, et que les principaux habitants d’une commune ne devront jamais l’être pour l’administration de ses revenus patrimoniaux ?

Qui voudrait affirmer également que les associations commerciales ne prendront jamais plus de part qu’elles ne l’ont fait jusqu’ici à l’exécution des grands travaux publics ; que l’esprit d’association ne se développera jamais ; que la législation lui sera toujours contraire ; que tout demeurera combiné, dans les lois relatives aux compagnies, pour qu’elles ne puissent se former, et que leur intervention ne devienne jamais sérieuse ? Qui ne sent que cela ne se peut pas ? Qu’il est nécessaire de laisser l’activité sociale se substituer graduellement à l’activité administrative ? Que cette substitution est désirable, qu’elle est possible, qu’elle ne peut pas manquer de s’effectuer un jour, et que tout ce qui la retarde est funeste ? Que l’exécution par l’État, alors même qu’il opère le mieux, ne saurait tenir lieu de l’exécution par les compagnies ; et qu’il ne s’agit pas seulement d’obtenir que de certains travaux soient accomplis, mais de faire que la population se forme, et que les voies de travail s’agrandissent devant elle à mesure qu’elle devient plus capable de les parcourir avec honneur ?

Enfin, quand l’État a été contraint d’abandonner à la libre activité des populations l’exercice des facultés les plus élevées et les plus délicates, et par exemple, la faculté de choisir sa croyance, de professer la religion de son choix , et même de n’en professer aucune ; ou bien la faculté de tout penser, de tout dire et de tout publier, sur toutes sortes de matières ; qui voudrait affirmer qu’il ne sera pas conduit à leur laisser un grand nombre de libertés moins dangereuses, et non moins nécessaires, et que le régime préventif lui paraîtra à jamais indispensable pour empêcher qu’on n’abuse de celles-ci, tandis que la législation ordinaire lui paraît suffisante pour réprimer l’abus, bien autrement redoutable, qu’il est possible de faire de celles-là ?

Il se peut donc bien que tous les pouvoirs arbitraires qui se trouvaient disséminés dans la société aient dû, après avoir subi dans le cours des siècles de nombreuses et graves altérations, se réunir enfin dans les mains du pouvoir central ; mais il paraît indubitable qu’ils ne sont pas destinés à s’y perpétuer ; ou plutôt, ce qui paraît indubitable, c’est que la providence n’a voulu qu’ils y fussent accumulés, que pour être plus commodément et plus régulièrement abolis. Loin donc que tout tende à se concentrer de plus en plus dans les mains du gouvernement, il est certain, et très certain, qu’une partie des pouvoirs qu’il possède sont destinés à en sortir ; que toute autorité arbitraire lui sera graduellement ravie ; qu’il perdra peu à peu le droit de gêner aucune action naturellement innocente, et que sa tâche, au milieu du libre et plein mouvement de toutes les forces sociales, sera finalement réduite à son véritable objet, c’est-à-dire à la répression des actes nuisibles, seule mission légitime qui puisse lui être assignée, et qui permette à la société de prendre tous les accroissements dont elle est susceptible.

CH. DUNOYER.

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[1] Victor Cousin, Séance publique annuelle des cinq académies, du lundi 3 mai 1841. Discours d’ouverture du président. Œuvres de Victor Cousin, volume 4, p.137 (note de l’éditeur).

[2] Esprit et méthodes comparés de l’Angleterre et de la France dans les entreprises de travaux publics, et en particulier des chemins de fer ; conséquences pratiques tirées pour notre pays de ce rapprochement, Paris, 1840. — Œuvres de Charles Dunoyer, volume 3, p.305-364. (Note de l’éditeur)

[3] Il va sans dire que ces exigences irréfléchies, contre lesquelles on a tant de peine à se défendre, seraient impossibles si les travaux étaient exécutés par des compagnies travaillant avec leurs seules ressources et livrées à leur propre responsabilité. Il faudrait bien reconnaître, en effet, que des compagnies placées dans une telle situation ne peuvent avoir de complaisance pour personne, et sont obligées, sous peine de ruine, de n’ouvrir les chemins que là où se trouvent réunies des circonstances suffisantes pour en rendre l’établissement fructueux. L’effet naturel de l’abandon des travaux à l’industrie privée serait de réduire beaucoup les prétentions universelles, les rivalités locales, et de faire que les entreprises fussent plus sagement conçues et les chemins mieux placés.

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