Les accidents du travail, jugés par les économistes libéraux français

DICTIONNAIRE DE LA TRADITION LIBÉRALE FRANÇAISE

par Benoît Malbranque

 (Extrait du premier volume, en préparation.)

ACCIDENTS DU TRAVAIL.  

 

Question d’économie politique traitée particulièrement entre 1884 et 1900 par Yves Guyot, Léon Say, Frédéric Passy et Gustave de Molinari.

 

 

[Aperçu historique]

De toutes les créatures vivant sur terre, l’homme est peut-être le seul qui ait été abandonné nu et sans provision. Tandis que les autres animaux possèdent des griffes ou des cornes, de la fourrure ou une coquille, l’homme se traîne dans sa fragilité et son innocence, ne sachant rien que pleurer en naissant, quand la nature enseigne à d’autres à nager, à courir, à voler ou même à chanter. Aussi les accidents, les périls, les désastres, sont-ils une constante dans l’histoire de l’humanité. Nos ancêtres répondaient à la sévérité de leur milieu et à la faiblesse humaine par des préceptes d’une curieuse philosophie. Aristote rapporte quelque part que les peuples gaulois plongeaient leurs nouveaux-nés dans un fleuve ou les vêtissaient très légèrement afin de mettre à l’épreuve leur viabilité, ne désirant pas s’embarrasser des faibles. (Politique, VII, 17, 3.)Ailleurs, chez les peuples indigènes du nord de l’Amérique, dès que les enfants mâles peuventse traîner sur leurs pieds et sur leurs mains, on les laisse pareillement se rouler nus dans leau, dans la boue ou dans la neige, pour fortifier leur constitution (Isaac Weld, Travels through the states of North America, vol. II, 1799, p. 388). Dans ces sociétés l’homme lutte contre le sort et contre la nature, il meurt jeune ou vieux : cela s’appelle fatalité, et on en demande l’explication aux dieux. À une époque où les occupations des hommes ne sont pas délimitées, et la sphère privée à peine connue, les accidents ayant lieu proprement dans le travail ne se distinguent naturellement pas des autres. La lutte pour la vie fait des estropiés et des victimes : on le sait et on s’en émeut moins. Au besoin la générosité, la philanthropie les couvre. Le village soutient ses infirmes, et un maître entretient ses vieux serviteurs, que leur invalidité ait été causé ou non par le travail. La loi, quand à elle, ne s’intéresse pas à ces questions : primitivement parce qu’elle offre sa protection aux forts, comme aux détenteurs d’esclaves, et jette un voile pudique sur les accidents qui endeuillent par exemple la construction des pyramides d’Égypte ou les plantations du nouveau-monde ; ensuite parce qu’elle a édicté des règles générales, comme celles des articles 1382, 1383 et 1384 du Code civil, qui méritent d’être rappelés : « Art. 1382. Tout fait quelconque de l’homme qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer. Art. 1383. Chacun est responsable du dommage qu’il a causé non seulement par son fait, mais encore par sa négligence et par son imprudence. Art. 1384. On est responsable non seulement du dommage qu’on cause par son fait, mais encore de celui qui est causé par le fait des personnes dont on doit répondre ou des choses que l’on a sous sa garde. »

Du XVIIIsiècle au milieu du XIXsiècle, les libéraux français font confiance au développement de l’instruction, aux conseils de prudence et à l’expérience acquise, pour réduire le nombre et la gravité des accidents imputables au travail. Les institutions de leur temps, contre lesquelles ils combattent par la pensée, adoptaient une position contraire. Ainsi, les corporations s’offrent comme des foyers de savoir, promouvant en leur sein une éthique professionnelle qui doit permettre à l’artisanat et au commerce de fleurir sans danger. Les bonnes pratiques, révélées à l’apprenti par son maître au cours d’une longue formation, font l’objet de prescriptions minutieuses dans les statuts communautaires. La corporation encadre les confrères d’un même métier : elle doit leur apprendre à travailler, les guider dans l’exercice de leur profession, se méfiant de l’initiative personnelle des artisans et de leurs innovations.

De peur que l’ouvrier ne s’épuise à la tâche, on prescrit scrupuleusement les bornes de sa journée, prenant même soin d’interdire le travail nocturne à la lumière, qui cause des incendies, ainsi que le travail dominical, qui éloigne de Dieu et donc du salut. C’est encore par crainte du surmenage volontaire de l’ouvrier que la majorité des corporations interdisent le salaire à la pièce. Enfin les vieillards et les invalides sont en théorie soutenus sur les fonds de la corporation ou de sa confrérie.

Ce tableau n’impressionne pas les libéraux français du XVIIIsiècle qui condamnent un système rigide, abusif, qui hérisse le domaine du travail de privilèges et de monopoles, et n’aboutit à aucun des résultats bienfaisants qu’il promet. Vincent de Gournay entame la critique des corporations, et Turgot les abolit en 1776.

Une position somme toute similaire sera tenue jusque vers la fin du XIXsiècle. C’est l’éducation, disent les auteurs libéraux du temps, c’est l’expérience et la responsabilité individuelle qui doivent guider l’ouvrier dans sa vie professionnelle et personnelle : s’il doit se préserver du cabaret, des jours chômés passés à boire, ou des imprudences quelconques, il ne faut pas lui imposer la vertu par des règlements d’autorité, mais le guider par l’exemple, l’inciter par la promesse des résultats attrayants.

Le système réglementaire est conçu, par quelques auteurs de cette époque, comme entravant la bonne marche de l’industrie, imposant des techniques et des précautions peut-être surannées, inconséquentes ou même dangereuses (cela s’est déjà vu). « N’arrive-t-il pas sans cesse », demande Charles Dunoyer en 1842, « malgré les entraves gênantes dont il enveloppe tous les travaux, que des mineurs sont ensevelis dans les mines, que des poudrières font explosion, que des machines à vapeur éclatent ? Ne voit-on pas fréquemment ces machines parées, gréées, armées de toutes leurs défenses, sauter, sans respect pour les règlements, et, quelquefois, sous les yeux de la science même et en présence de leurs tuteurs les plus élevés ? N’y a-t-il pas, d’un autre côté, assez d’exemples de médecins pourvus de diplômes qui commettent des bévues, de chirurgiens brevetés qui opèrent mal, de pharmaciens approuvés qui font des méprises, d’avocats licenciés qui donnent de mauvais conseils, de notaires privilégiés qui font banqueroute ? Et si l’on peut dire, ce qui est pourtant contesté, que de tels accidents sont plus fréquents en pays de liberté que là où tout est subordonné aux règles d’une police préventive, pourrait-on affirmer aussi que, dans les pays de liberté, la fréquence de ces accidents tient à l’absence de précautions préventives, et non à celle d’un système de répression réel et suffisant ? » (Journal des économistes,mars 1842, p. 384 ; et De la liberté du travail, 1845, Œuvres de Dunoyer, vol. I, p. 293). Ce qu’il faut, continue le même auteur, c’est remplacer le système réglementaire, méticuleux dans ses prescriptions, par un cadre législatif simple mais ferme, qui garantisse contre les imprudences graves et les agissements décidément dangereux. (Journal des économistes,mars 1842, p. 383 ; De la liberté du travail, 1845 ; Œuvres de Dunoyer, vol. I, p. 291-292.)

D’autres auteurs libéraux, à la sensibilité plus aiguë, n’admettent pas les retards ou les manquements de certains industriels concernant des procédés rudimentaires de protection des travailleurs, comme la pose de grillages qui protègent des engrenages ou parties dangereuses des machines en fonctionnement. Villermé, et à sa suite Adolphe Blanqui, sont d’avis que la loi rende ces mesures de précaution obligatoires pour tous. (Villermé, Tableau de l’état physique et moral des ouvriers, etc., 1840, p. 260 ; Intervention d’Adolphe Blanqui à l’Académie des sciences morales et politiques, Séances et travaux, etc., t. 125, 1886, p. 575.)

 

[Émergence de cette question dans les années 1880.]

À mesure que le socialisme se développait en Europe, croissait aussi la demande d’une législation protectrice contre les accidents du travail. En France, une grande impulsion à cette question fut donnée par le vote, le 6 juillet 1884 en Allemagne, d’une loi d’assurance obligatoire. Deux ans plus tard, l’Académie des sciences morales et politiques ouvrait une discussion sur le sujet (séance du 3 avril 1886), à laquelle prit part Paul Leroy-Beaulieu. En 1888, des discussions, puis un projet de loi concernant « la responsabilité des accidents dont les ouvriers sont victimes dans leur travail », occupèrent tour à tour l’Assemblée, et les libéraux les commentèrent dans des termes critiques, soit dans la presse (Gustave de Molinari, « La responsabilité des accidents du travail », Journal des débats, 1er juillet 1888), soit dans leurs cercles (discussion à la Société d’économie politique, 5 mai 1888), soit à la tribune même (Discours de Frédéric Passy dans les séances du 25 et 26 juin, 2, 5, 7 et 10 juillet 1888.)

La tendance frappait les esprits : il s’agissait de supprimer la responsabilité individuelle pour la remplacer par la contrainte législative, et de transformer les ouvriers en mineurs. (Gustave de Molinari, « La responsabilité des accidents du travail », Journal des débats, 1er juillet 1888) C’était, en somme, un nouveau développement donné à la doctrine, de mieux en mieux établie, du socialisme d’État. Les résultats, en outre, seraient décevants, disaient les libéraux, lassurance obligatoire projetée étant, selon les mots de Frédéric Passy, « une prime à limprévoyance, jirai plus loin, une prime aux accidents » (Discours de Frédéric Passy dans les séances du 25 et 26 juin, 2, 5, 7 et 10 juillet 1888, p. 6)

Le problème était toutefois réel. Il s’agissait de trouver les moyens de réduire le nombre et la gravité des accidents, et de garantir à l’ouvrier une rente ou un capital de réparation, ou à défaut à sa veuve et à ses enfants, lorsqu’un accident l’aurait frappé dans son travail, et cela, en outre, sans impliquer pour lui ou sa veuve des démarches difficiles, longues et coûteuses. Tels devaient être les termes du problème.

Mais en quittant la sphère des discussions scientifiques et en s’élançant dans le domaine du sentiment, la législation d’assurance obligatoire perdait tous ces faits de vue, et construisait son œuvre sur des fictions. En se servant des statistiques pour prouver le nombre très grand des accidents, les partisans de l’assurance obligatoire faussaient la question, en mélangeant des faits de différente nature. Une large part des morts accidentelles en France étaient alors le résultat de noyades : quel travail ces gens faisaient-ils ? De même, rappelait Paul Leroy-Beaulieu, ceux qui meurent ou se blessent, écrasés par des voitures, des charrettes ou des chevaux, ne sont pas tous des ouvriers agricoles, mais le plus souvent des passants ou des enfants, et les victimes d’accidents de chemins de fer sont davantage des voyageurs que des employés des compagnies. (Discussion à l’Académie des sciences morales et politique, séance du 3 avril 1886 ; Séances et travaux, etc., vol. 126, p. 144)

Les mesures proposées étaient encore présentées comme ne devant s’appliquer qu’aux utilisateurs de moteurs mécaniques, sans doute dans la supposition qu’ils étaient la source du plus grand danger. Les libéraux n’auront de cesse de s’opposer à cette conception aberrante, comme Yves Guyot, rappelant en octobre 1894 le grand nombre d’accidents provenant de taureaux, de bœufs ou de chevaux, qui broient leurs conducteurs ou tuent leurs pâtres. (Le Siècle, 11 décembre 1894 ; Congrès international des accidents du travail et des assurances sociales, 1895, p. 171) Selon leur goût, ils trouveront même à s’en moquer. « Expliquez-moi, disait à ce propos M. Émile Lorois, pourquoi le patron est responsable d’une tuile qui tombe quand il a un moteur mécanique dans son usine, et pourquoi il ne l’est pas quand il n’a pas de moteur mécanique. Nous n’avons pas besoin d’ajouter qu’on n’a rien expliqué à M. Émile Lorois. » (Gustave de Molinari, « La responsabilité des accidents du travail, Journal des débats, 1erjuillet 1888.) Enfermé dans son dogmatisme, le socialisme ne voyait pour tout ennemi que l’industrie malfaisante, celle qui opère avec des grands capitaux. Yves Guyot pouvait blâmer, en l’espèce, un vocable creux et des incantations maladroites. « On en arrive », disait-il à un subséquent congrès, « à faire de l’industrie une sorte d’entité, une sorte de destin antique, aveugle, écrasant les gens. » (Congrès international des accidents du travail et des assurances sociales, 1897, p. 837) Les défenseurs de l’assurance obligatoire par l’État entretenaient en outre une conception tout à fait erronée du progrès économique, lequel a consisté, depuis des millénaires, à offrir aux hommes des conditions de plus en plus sûres dans leur travail. (Gustave de Molinari, « La responsabilité des accidents du travail, Journal des débats, 1er juillet 1888.) Les statistiques elles-mêmes indiquent que les activités les plus dangereuses sont extrêmement anciennes, comme celle des charretiers, ou celle de la brasserie. (Léon Say, conférence du 30 novembre 1894, à Reims ; Journal des économistes, décembre 1894, p. 433-434. — Discours prononcé par M. Léon Say. Séance du 18 mai 1893, p. 8.)

Par l’imprécision des termes, la loi apparaissait d’emblée comme défectueuse. Que dira-t-elle, demandait Frédéric Passy, à celui qui travaille seul, et sera-t-il à la fois le responsable et l’indemnisé ? (Société d’économie politique, réunion du 5 mai 1888 ; Bulletin, 1888, p. 76.) Et une fois que l’on aura fait fausse route, comment se préservera-t-on de persévérer encore ? Comment éviterait-on encore de marcher sur cette « pente dangereuse, sur une pente anti-démocratique aussi bien qu’anti-économique, sur une pente fatale au point de vue industriel, fatale au point de vue moral, et au bout de laquelle on trouverait, avant qu’il fût longtemps, avec l’affaiblissement du ressort personnel, l’abaissement de l’industrie, la diminution du capital, la langueur du travail et la réduction des salaires » ? (Discours prononcé par M. Frédéric Passy, séance du 12 mars 1883, p. 20-21) Ce sera, sous peu, des aberrations multipliées, des principes outrés, des ruines s’amoncelant. On voudra, prédit Yves Guyot, poser carrément pour principe que l’État assurera tous les risques de la vie, et pour vaincre l’intempérance, la prodigalité, la débauche, il faudra qu’il se fasse le censeur de chaque individu. (Yves Guyot, « Les accidents du travail et le Congrès de Milan », Revue politique et parlementaire, t. II, 1894, p. 295) Déjà un socialiste italien, M. Lazzari, signalait les maux qu’entraînaient pour les ouvriers agricoles les longues heures passées les pieds mouillés, la tête et les yeux exposés au soleil. « La conclusion logique », écrit Guyot, « c’est qu’il faudra des inspecteurs qui interdisent aux travailleurs des champs de labourer des terres humides, de marcher dans la boue, à moins qu’ils ne soient munis de bottes dont l’imperméabilité sera dûment constatée par eux. Au moment de la fenaison et de la moisson, faneurs et faneuses, moissonneurs et moissonneuses devront être munis de lunettes à verres fumés, d’une forme particulière, emboîtant hermétiquement l’orbite pour préserver leurs yeux des rayons du soleil. Ils devront porter des chapeaux de paille ou des ombrelles de types déterminés, pour préserver leur tête des insolations et autres accidents de ce genre. Le propriétaire ou le fermier, l’employeur quel qu’il soit, sera responsable de la non exécution de ces prescriptions. Si une faneuse quitte ses lunettes sous prétexte qu’elles la gênent, procès-verbal contre elle. Si un ouvrier se jette dans l’eau quand il est en état de transpiration, ou si, au contraire, il se lave peu, s’il prend un repas sans se laver les mains, M. Belloc, inspecteur du travail en Italie, est tout prêt à intervenir et à rendre le patron responsable de ces négligences. » (Le Siècle, 7 octobre 1894 ; « Les accidents du travail et le Congrès de Milan », Revue politique et parlementaire, t. II, 1894, p. 297)

 

[Examen du système allemand de 1884]

La loi du 6 juillet 1884, qui établit le système de l’assurance obligatoire en Allemagne, devint le modèle qu’une alliance de conservateurs et de socialistes ambitionnèrent de reproduire servilement en France. Aussi, dans statistiques, les rapports et surtout les congrès internationaux, les grands représentants du libéralisme français se sont efforcés de l’analyser et de tirer les leçons de cette expérience.

Tous n’étudiaient pas cette matière, le sourire déjà aux lèvres, et prêts à décocher les traits les plus perçants et les critiques les plus virulentes. Yves Guyot, qui avait consacré en 1882 un roman ouvrier sur fond d’accident minier (L’Enfer social. La famille Pichot), affirma à plusieurs reprises s’être rendu au Congrès de Milan, en octobre 1894, sans idée préconçue mais avec une vraie envie de se faire une opinion. « J’allais au congrès de Milan dans le seul but de me renseigner. Je n’avais aucune idée préconçue, je savais que contre le système de la responsabilité du code civil, on peut invoquer des situations cruelles. Si je pouvais trouver un meilleur système, je ne demanderais pas mieux que de l’adopter, d’autant plus que je suis pour le libre échange des idées encore plus que pour le libre échange des produits. » (« Les accidents du travail et le Congrès de Milan », Revue politique et parlementaire, t. II, 1894, p. 282) Ce n’est pas dans le sens réglementaire, toutefois, qu’il fit évoluer ses idées. « Étant allé au congrès de Milan avec l’intention bien déterminée de laisser de côté toute idée préconçue et d’accepter le système allemand, s’il me semblait bon, je reviens avec la conviction la plus nette et la plus ferme qu’il ne faut attendre que de la liberté la solution des questions sociales », dira-t-il dès son retour. (« Accidents du travail », Le Matin, 10 octobre 1894.)

La critique développée par Yves Guyot, Léon Say, Gustave de Molinari ou Frédéric Passy, sur l’expérience allemande, porte sur plusieurs aspects.

Tout d’abord, le système allemand établissait un renversement funeste des responsabilités. La loi du 6 juillet 1884 déclarait (article 5) qu’une rente ne pourrait être refusée à une victime d’accident du travail qu’en cas de « préméditation ». Par conséquent, l’ouvrier perdait l’incitation à se comporter correctement, les résultats d’une faute de sa part étant désormais amoindris pour lui, si elle produisait une catastrophe. « Que cet accident soit le résultat d’une grave imprudence de sa part ou qu’il n’ait pas pu y échapper, peu importe : il touchera son indemnité », note Yves Guyot. (« Accidents du travail », Le Matin, 10 octobre 1894.) Le principe de la responsabilité individuelle est détruit, remplacé par une solidarité obligatoire et aveugle.

Les libéraux français s’empressent de souligner que l’assurance obligatoire et la décharge offerte à l’ouvrier, ont produit un effet très réel et presque immédiat : c’est l’augmentation du nombre des accidents, et par contre-coup celui des primes. Les promoteurs français et allemands du système le reconnaissent, mais soutiennent que cet effet s’explique avant tout par le fait que l’ouvrier, mieux conscient de ses droits, déclare plus spontanément les accidents dont il a été la victime. Contre cet argumentaire, Léon Say, notamment, indique que la statistique des accidents a toujours été tenue avec beaucoup d’exactitude en Alsace, et que depuis la loi les chiffres ont connu un semblable emballement. (Léon Say, Le socialisme d’État : conférence faite à la société industrielle d’Amiens le 10 novembre 1894, 1894, p. 26-27) C’est l’irresponsabilité conjointe du patron et de l’ouvrier qui a surtout, disent ces auteurs, provoqué la hausse des accidents. L’ouvrier qui, auparavant, avait pour intérêt d’éviter à tout prix les accidents, synonymes de chômage et de misère, et qui cherchait toujours à les atténuer et à les dissimuler quand ils survenaient, désormais se dédommageait de ceux qui survenaient, et il les grossissait ou les maquillait au besoin pour obtenir une plus grosse rente. (Discours de Frédéric Passy dans les séances du 25 et 26 juin, 2, 5, 7 et 10 juillet 1888, p. 9 ; voir aussi Yves Guyot, Le Siècle, 6 mars 1895.)

Si la loi allemande d’assurance obligatoire atteignait le sens de la responsabilité de l’ouvrier, elle sacrifiait aussi celui du patron, sur le même autel barbare. L’employeur, désormais, paie une prime d’abonnement, que les accidents surviennent ou non. Le grand patron s’en réjouit, dit Guyot. « Il le met dans ses frais généraux. C’est la sécurité et la tranquillité. Que les accidents se produisent ensuite, il peut s’en désintéresser au point de vue économique, sinon au point de vue humain. La prime est payée et l’abonnement fonctionne. » (« Les accidents du travail et le Congrès de Milan », Revue politique et parlementaire, t. II, 1894, p. 287.) « Les accidents sont tarifés », continue-t-il ailleurs, « tant pour une dent, un nez, l’oreille, le doigt, le bras gauche ou droit, la jambe, la tête. Il peut faire entrer les accidents dans ses frais généraux. Des inspecteurs vérifient si son installation correspond à leur conception. Il n’a plus à s’occuper de rien. C’est commode pour la grande industrie. » (« Accidents du travail », Le Matin, 10 octobre 1894). Comme toujours avec les lois sur l’hygiène ou la sécurité, dit Léon Say, c’est avant tout la petite industrie qui en subit les conséquences onéreuses. (Le socialisme d’État, etc., 1894, p. 28 ; voir aussi Yves Guyot, Le Siècle, 11 décembre 1894.)

Par conséquent, c’est un mirage et un renversement des réalités de présenter la loi de l’assurance obligatoire comme une victoire pour les ouvriers, et les économistes qui s’y opposent comme les défenseurs des intérêts des grands patrons. Yves Guyot le répétera à chaque grand congrès international : le vrai désir des grands patrons, c’est de supprimer leur responsabilité par un abonnement, c’est de sortir du cadre effrayant du Code civil, pour la paiement paisible d’une prime. (Congrès international des accidents du travail, etc., 1895, p. 276 ; idem, 1897, p. 839.)

Dans l’intérêt prétendu des ouvriers, le système allemand a encore ajouté des dispositions dont les effets et la moralité apparaissent blâmables. Ainsi, tandis que dans le système français de la responsabilité civile, le juge décide d’une indemnité, en rente ou en capital, qui est définitive, en Allemagne la rente est révisée en fonction de l’état de sévérité ou de guérison, constatée régulièrement. Dans ce système, l’ouvrier comprend que « son intérêt serait de ne pas guérir » (Yves Guyot, « Accidents du travail », Le Matin, 10 octobre 1894.) Que son doigt cicatrise bien, que sa jambe de bois ne l’empêche pas de mener son activité, sa pension peut être réduite ou supprimée : qu’il apprenne simplement à se servir de sa main gauche, et c’est un homme perdu. (Yves Guyot, « Les accidents du travail et le Congrès de Milan », Revue politique et parlementaire, t. II, 1894, p. 292) Par conséquent, il se maintient tant que possible dans sa situation d’invalidité réelle ou supposée, et c’est contre son intérêt immédiat s’il songe jamais à se créer une nouvelle situation. (Yves Guyot au Congrès international des accidents du travail, etc., 1895, p. 276.)

Des accidents en hausse, des ouvriers et des patrons ayant perdu le sens des responsabilité, et engagés dans des conflits perpétuels entre leur conscience et leur intérêt, voici quelques-unes des réalités du système allemand de l’assurance obligatoire. Il paraît bien piteux. Mais l’objectif de la loi, soutenaient ses partisans, était à trouver au-delà même de la question pratique des accidents : il s’agissait d’offrir aux ouvriers des signes de l’intérêt que le pouvoir en place leur portait, et de freiner ainsi le développement du socialisme le plus radical. Ce pari, jugeaient les auteurs libéraux français avec quelques années de recul, n’avaient pas été bien avisé. « Nulle part plus qu’en Allemagne les idées socialistes ne se sont développées et cela depuis l’application des lois qui avaient la prétention de les combattre », affirme solennellement Léon Say en novembre 1894. (Léon Say, conférence du 30 novembre 1894, à Reims ; Journal des économistes, décembre 1894, p. 433.) Cela, soutient Yves Guyot, ne doit pas nous étonner. « En essayant de prendre les théories d’un parti, on ne le combat pas, mais on se fait absorber par lui, et, loin de l’affaiblir, on lui donne de la force. » (« Les accidents du travail et le Congrès de Milan », Revue politique et parlementaire, t. II, 1894, p. 293) C’est ce qu’il disait de même au Congrès, devant la presque unanimité qui s’offrait contre ses idées libérales, et dont une large partie provenait de rangs conservateurs, qui croyaient que la manœuvre était de l’habile politique. « Je considère qu’il n’y a rien de si dangereux que de se placer sur le terrain de ses adversaires sous prétexte d’amortir les chocs, et de se servir des principes qu’ils proclament dans le but de les affaiblir, parce qu’alors ce n’est pas eux que nous affaiblissons, c’est nous ; c’est nous qui leur donnons raison et qui, par nos concessions, leur mettons dans les mains des armes pour nous combattre. Je considère que si vous prenez l’assurance obligatoire pour désarmer dans tous les pays le parti socialiste, vous ne faites tout simplement qu’accroître ses forces. Tout parti politique qui doute de son droit, qui abandonne ses principes, qui se met à faire des concessions à ses adversaires, démissionne en faveur de ceux-ci et ce parti-là marche à sa perte. » (Congrès international des accidents du travail, etc., 1895, p. 216.)

 

[Critique par ricochet des propositions de lois en France]

L’expérience allemande étant jugée par les libéraux français d’une manière ouvertement critique, il était naturel que dans les discussions parlementaires, académiques ou journalistiques, à l’occasion de son introduction en France, ils aient poursuivi la même opposition, et qu’ils aient continué, de ce côté du Rhin, de considérer « comme déplorable, relativement à la dignité humaine, la diminution de la responsabilité individuelle », comme Yves Guyot l’avait proclamé à Milan. (Congrès international des accidents du travail, etc., 1895, p. 277.)

Cette question de la responsabilité avait été, d’ailleurs, et dès le départ, l’objet de leurs plus grandes répulsions. Postuler, comme voulait le faire la loi française, que l’ouvrier n’est pas responsable en général, et que le patron est coupable en général, apparaissait comme un défaut de logique. Déjà, en 1883, lors des premières discussions, avant même la loi allemande, Frédéric Passy blâmait cet abonnement et ces compensations automatiques, fixées par règlements, à tant le bras ou la main coupée, sans examen des responsabilité, sauf peut-être pour exclure la malveillance délibérée. « Chacun doit porter la responsabilité de ses fautes », disait-il, « mais nul ne doit porter que la responsabilité de ses fautes. » (Discours prononcé par M. Frédéric Passy, séance du 12 mars 1883, p. 17) Cela, les discussions parlementaires n’en tiendront pas compte. Et pourtant, répètera-t-il, la plupart des accidents surviennent des suites d’une négligence, et dès lors il n’est pas superflu de peser les responsabilités. Or, si l’on postule que l’ouvrier n’est jamais fautif, sauf le cas de malveillance délibérée, que fera-t-on, par exemple, lorsqu’un tailleur, par exemple, par maladresse ou parce qu’il a consommé de l’alcool avant d’entrer dans l’atelier, se sera enlevé le bout des doigts en coupant de travers une pièce d’étoffe ? (Société d’économie politique, réunion du 5 mai 1888 ; Bulletin, 1888, p. 76.) Il s’agissait là non seulement d’hypothèses, mais de cas fréquents, que les libéraux engagés dans la question soulevait avec beaucoup d’à-propos. En 1894, Gustave de Molinari évoquera des récentes statistiques belges, indiquant que le nombre des accidents varie grandement selon les jours de la semaine : ils sont les plus fréquents le lundi, lendemain de jour chômé et qui donne lieu à certaines dissipations, et décroissent ensuite le long de la semaine ; le jeudi et le vendredi, il n’y a quasiment pas d’accident. (Chronique du Journal des économistes, mars 1894, p. 471-472)

Les lois projetées en France sur les accidents du travail ne tiennent aucun compte de ces réalités. Malgré des intentions peut-être bienveillantes, elles se présentent comme des primes aux accidents, en supprimant la responsabilité de la faute, et comme des primes à l’ivrognerie, en pesant également sur l’ouvrier sobre et prudent, et sur l’ivrogne et l’imprudent. (Idem, p. 471.)

En dernière analyse, la prime sera prise sur le salaire de l’ouvrier, et amoindrira ses ressources. Admettra-t-on, au surplus, que chaque industrie paie ses propres risques, ou fera-t-on comme en Sicile, où les soufrières ont été volontairement sous-évaluées, dans une forme de protectionnisme en faveur des industries les plus dangereuses et les plus malsaines ? (Yves Guyot, « Les accidents du travail et le Congrès de Milan », Revue politique et parlementaire, t. II, 1894, p. 298 ; Le Siècle, 8 octobre 1894)

Quant aux rentes versées aux victimes d’accidents ou leurs ayants-droits, d’autres problématiques surgissent à leur simple mention. Les ouvriers célibataires victimes d’accidents n’auront droit, semble-t-il, à l’indemnité que pour eux-mêmes et pour leurs parents sexagénaires, tandis que les pères de famille ouvriront des droits aux veuves et aux orphelins qu’ils laisseraient : aussi la loi risquerait-elle ainsi de rendre les pères de famille nombreuses plus difficilement employables, car présentant un coût plus élevé, et d’encourager le célibat. Frédéric Passy s’offusque aussi du fait que les projets de lois présentés fixent la pension des ouvrières à la moitié seulement de celle des ouvriers, sous prétexte de refléter l’état des salaires, et il soutient que des deux moitiés d’un ménage, la femme est souvent la plus précieuse et la meilleure. (Discours prononcé par M. Frédéric Passy, séance du 12 mars 1883, p. 14)

Enfin, les libéraux n’oublient pas de signaler que déjà en Allemagne, quelques années après l’introduction de la loi d’assurance obligatoire, les primes haussent et les rentes baissent, ce qui doit interpeler les plus prévenus. (Yves Guyot, « Accidents du travail », Le Matin, 10 octobre 1894 ; Le Siècle, 7 octobre 1894)

Au fond, le procédé socialiste sur les accidents du travail procède en suivant le vice général de ce système de pensée. Il est fait de déception et de déshumanisation. L’ouvrier lui-même, qu’on prétend sauver, apparaît écrasé, rabaissé. « On parle toujours de ‘la victime de l’accident’ », remarque Guyot ; « mais on agit sans elle, en dehors d’elle : elle n’a pas voix au chapitre ; et c’est là le côté profondément inique, je dirais immoral, de tous ces systèmes.Quand je m’assure contre l’incendie, je fais un contrat entre la compagnie d’assurances et moi ; tant pis pour moi si j’assure mon immeuble ou mon mobilier pour une somme inférieure à sa valeur ; ce n’est pas un tiers que j’assure. Quand je m’assure sur la vie, je prends l’assurance qui me convient. Dans le système des assurances obligatoires, c’est un patron ou une réunion de patrons qui assurent un tiers. Ils ne le consultent pas. Ils ne lui demandent pas son avis. Ils ne le font pas intervenir au contrat. » (Le Siècle, 11 décembre 1894)

 

[La position adoptée par les libéraux]

Balayant les fausses promesses socialistes, les libéraux ont voulu se concentrer sur les véritables progrès à accomplir. La loi, par l’article 1382 du Code civil, encadre déjà suffisamment cette matière, en expliquant que « tout fait quelconque de l’homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute de qui il est arrivé à le réparer. »Il resterait toutefois à savoir s’il revient à l’ouvrier (et à défaut à sa veuve ou à ses enfants) à prouver la responsabilité et la faute du patron, ou si la charge de la preuve pouvait être ou devait être renversée en sa faveur. Il conviendrait aussi de s’assurer que le système judiciaire ne présente pas des obstacles à peu près insurmontables à l’ouvrier, sa femme ou ses enfants qui le représentent, pour obtenir réparation.

Malgré leur sympathie pour la cause ouvrière, certains libéraux étaient gênés par le renversement de la preuve et cette contradiction donnée au droit commun, qui forcerait le patron à démontrer qu’il n’est pas fautif. En 1888, Frédéric Passy s’était dit favorable à cette inversion de la charge de la preuve (Discours de Frédéric Passy dans les séances du 25 et 26 juin, 2, 5, 7 et 10 juillet 1888, p. 19), et en 1894, immédiatement à son retour du congrès de Milan (opéré à ses frais, par diligence et curiosité intellectuelle), Yves Guyot entretenait des doutes sur ce point, écrivant d’abord que cette modification dans la procédure du Code serait « peut-être » à faire, avant de se raviser. (« Accidents du travail », Le Matin, 10 octobre 1894 ; « Lettre au Secolosur les accidents du travail », Le Siècle, 12 octobre 1894 ; idem, 20 février 1895)

Pour le reste, le système existant leur paraissait le meilleur. Yves Guyot, en critiquant le modèle allemand de l’assurance obligatoire, présentait le système français de la responsabilité civile comme « de beaucoup supérieur » (« Les accidents du travail et le Congrès de Milan », Revue politique et parlementaire, t. II, 1894, p. 299) De même Gustave de Molinari soulignait que dans l’état présent des lois, l’ouvrier trouvait un salaire supérieur dans les industries réputées comme dangereuses ; qu’en outre il avait le droit d’être prévoyant et de s’assurer auprès de compagnies d’assurance qui, dans un système de concurrence, offriraient leurs services au plus bas taux possible ; enfin que dans le cas même d’un accident, l’article 1382 du code forçait l’employeur responsable à réparer le dommage causé par sa faute. Il ne restait que la possibilité de renverser la charge de la preuve, mais il n’y était pas favorable ; et à rendre la justice moins lente et moins coûteuse, et il finissait par dire qu’il y avait bien quelque chose à faire sur cet aspect-là. (Gustave de Molinari, « La responsabilité des accidents du travail »,Journal des débats, 1er juillet 1888.)

D’après Paul Leroy-Beaulieu aussi, la législation présente n’appelait pas à un renversement, à peine à une amélioration. « Dans la pratique », expliquait-il, « la généralité des tribunaux, faisant une application large et humaine des principes généraux de nos lois, allouent des indemnités toutes les fois que la faute de l’ouvrier n’est pas manifeste et que le patron paraît être dans son tort. » (Discussion à l’Académie des sciences morales et politique, séance du 3 avril 1886 ; Séances et travaux, etc., vol. 126, p. 145) Et il demandait pourquoi, au lieu de recourir simplement au mécanisme de l’assurance libre, on se rabattait toujours sur la législation, et dans le choix de la méthode libre ou contrainte, l’on optait toujours pour la seconde. (Idem.) Gustave de Molinari répétera la même plainte deux ans plus tard. (Chronique du Journal des économistes, juin 1888, p. 468).

L’initiative privée, c’est-à-dire l’assurance libre, dans un système de concurrence, telle était aussi la solution privilégiée par Léon Say. « Il ne faut même pas que l’assurance soit obligatoire du tout », prenait-il la peine d’ajouter. « L’intérêt du patron suffit pour le porter à l’assurance, mais il faut le laisser libre pour que toute son attention se porte d’abord sur les moyens de prévenir les accidents. » (Le socialisme d’État : conférence faite à la société industrielle d’Amiens le 10 novembre 1894, 1894, p. 27.) Grâce à la pression salutaire exercée par le risque d’être poursuivi en responsabilité civile, on pouvait compter sur l’intérêt personnel des employeurs, qui n’avaient sans doute aucune envie de se ruiner.

Gustave de Molinari, cependant, n’écartait pas entièrement l’idée d’une obligatoire de l’assurance réservée au moins aux industries réputées à risque. « Un ouvrier qui néglige de sassurer dans une industrie dangereuse, en se fiant à la charité publique ou privée dans le cas de l’échéance du risque, commet à l’égard de la société, un véritable chantage. Il sait quelle a trop dhumanité pour le laisser mourir sans secours, et il exploite ce bon sentiment au profit de la satisfaction imprévoyante de ses appétits. Nest-ce pas le droit et même le devoir de l’État de préserver la société de cette sorte de black mailde contribution forcée quune imprévoyance vicieuse prélève sur elle ? Ne serait-il pas fondé, en conséquence, à rendre lassurance contre les accidents du travail obligatoire, au moins dans les industries particulièrement dangereuses, cest-à-dire dans celles où limprévoyance des ouvriers prélève le plus fort impôt sur les contribuables de la charité publique ou privée ? Mais est-il nécessaire dajouter quavant de recourir à lassurance obligatoire nous voudrions quon épuisât les moyens dengager les ouvriers libres et responsables — à recourir à lassurance volontaire ? » (Journal des économistes, avril 1889, p. 152)

Yves Guyot, enfin, affirme se rattacher « complètement au système de la liberté dassurance » (Congrès international des accidents du travail et des assurances sociales, 1895, p. 170.) Il n’a pas grande patience et sympathie à offrir à ceux qui réclament des réformes intempestives, à grands cris de « il faut faire quelque chose ». « Il vaut mieux ne rien faire que de faire une sottise », disait-il. (« Les accidents du travail et le Congrès de Milan », Revue politique et parlementaire, t. II, 1894, p. 298.) Après quelques hésitations, il avait d’ailleurs fini par repousser le renversement de la charge de la preuve, que Frédéric Passy restait donc seul à maintenir. « C’est là une erreur et une grave erreur », soutenait-il désormais. (Idem, p. 302) Le nœud de la question, reconnaissait-il finalement, était dans le coût de la justice et dans le délai d’obtention d’une réparation en capital ou en rente. Sur le premier point, l’assistance judiciaire existe, et elle n’est jamais refusée à l’ouvrier blessé : par conséquent il n’aurait pas à supporter de frais de justice. Quant aux délais, il est vrai que leur longueur est abusive, et il faudrait améliorer la chose lors d’une refonte du code de procédure civile. (Idem.)

La solution à laquelle le libéralisme français se rangeait assez unanimement était donc l’initiative individuelle, jointe à l’action répressive de la responsabilité civile prévue par le Code civil. L’assurance libre et non obligatoire était toutefois rejetée par la majorité des opinants dans cette question. En 1883 et 1888, Frédéric Passy avait défendu sa position libérale dans les débats parlementaires et il reçut peu de soutiens ; à cette dernière date, dit Molinari, les socialistes d’État étaient déjà en majorité à la Chambre (Chronique du Journal des économistes, juin 1888, p. 467). Cinq ans plus tard, quand Léon Say prit la parole à l’Assemblée, on lui prédit un succès au moins aussi médiocre, et sans contredire la prédiction, il la disait possible, sans toutefois s’en plaindre. (Discours prononcé par M. Léon Say. Séance du 18 mai 1893, p. 64.) « Je suis fort isolé parce que je n’accepte pas l’obligation de s’assurer », disait-il (« Le risque professionnel et les lois de prévoyance sociale », Journal des Débats, 10 juin 1895.). Enfin, Yves Guyot a pu sentir l’isolement de sa position libérale lors des deux congrès internationaux organisés sur la question des accidents du travail et des assurances sociales, en octobre 1894 et en juillet 1897. Lors du premier évènement, Léon Say figure parmi les présidents d’honneur, et pourtant le libéralisme ne peut compter, affirme Guyot, que sur trois représentants. (Congrès international des accidents du travail, etc., 1895, p. 190 ; Le Siècle, 8 octobre 1894.) Léon Say meurt en 1896 ; l’année suivante, Yves Guyot est déjà tout à fait seul. Quand certains intervenants s’interpellent et s’accusent de connivence avec le socialisme, l’un d’eux met les choses au clair : « On me dit : Vous êtes un socialiste ! Et vous ? Est-ce que par hasard vous vous feriez des illusions, messieurs ?… Il faut en prendre notre parti : nous sommes ici tous socialistes. Il n’y a qu’une exception, peut-être, c’est M. Yves Guyot. (Rires.) » (Congrès international des accidents du travail et des assurances sociales, 1897, p. 901.) Je termine sur ces rires, qui valent mieux qu’un accident.

Benoît Malbranque

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