Le cas irlandais nous indique que ce n’est que par de longues et douloureuses luttes, et en essuyant d’abord des défaites cuisantes, que la transformation positive d’une société peut se réaliser.
Alexis de Tocqueville en voyage en Irlande
par Benoît Malbranque
(Laissons Faire, n°3, août 2013)
Impressionnant de lucidité dans ses commentaires sur les Etats-Unis, après son voyage dans le pays avec Gustave de Beaumont, Tocqueville est aussi particulièrement éclairant dans ses études d’autres pays. Ses notes de voyages consécutives à ses quelques semaines passées en Irlande, notamment, nous fournissent une description touchante de la misère de ce pays au XIXe siècle, une analyse de ses causes principales, ainsi que des conclusions générales sur la marche des sociétés vers la liberté.
La description de la situation économique, politique, et surtout sociale de l’Irlande du XIXe siècle, a alimenté de nombreux travaux et œuvres romanesques. Les historiens s’y sont abondamment intéressés, la culture populaire aussi. Quoi de plus émouvant, en effet, que les malheurs d’un peuple, les souffrances endurées, comme une contrepartie naturelle aux beautés de leur terre, et les traits que tire la famine sur les visages d’enfants. C’est cette aventure terrible, celle du peuple irlandais dans des temps agités, qu’ont raconté, parfois froidement, parfois avec humanisme, les historiens qui se sont consacrés à l’étude de l’histoire récente de l’Île verte. Des plaines de l’Irlande du Sud aux côtes de l’Amérique, des fermes irlandaises aux manufactures anglaises, cette histoire est digne d’un grand roman.
C’est cette Irlande meurtrie, rabaissée, qu’un jeune français déjà fort célèbre aborde en 1835. Son nom : Alexis de Tocqueville. Après son voyage, il laissa par des notes prises sur le vif, un témoignage inestimable sur les institutions politiques, l’état des mœurs, les conditions sociales, la place de la religion, etc., dans l’Irlande de l’époque. Jetant sur ces matières le regard d’aigle qui fit de lui un penseur majeur de son siècle, il tira même des leçons de la plus grande importance pour notre époque contemporaine.
Dès le début de son récit, il posa le décor. L’Irlande dans laquelle il avait pénétré était infectée par une pauvreté des plus virulentes. Tocqueville prend donc le plus grand soin pour décrire, et avec le talent qu’on lui connait, la situation de tous ces pauvres gens, infirmes pour certains, sans travail pour tous, recueillis par des organismes de charité privée, dans des House of Industry, dans lesquelles, tant bien que mal, on essaie et on parvient en effet souvent à les maintenir en vie :
« House of Industry : vaste édifice soutenu annuellement par des dons volontaires. Dix- huit cent à deux mille pauvres y sont admis pendant le jour. Ils y reçoivent la nourriture, le couvert, et quand on peut les occuper, le travail. Ils couchent où ils peuvent. Spectacle intérieur : l’aspect le plus hideux, le plus dégoûtant de la misère : une salle très longue remplie de femmes et d’enfants, que leurs infirmités ou leur âge empêchent de travailler. Sur le plancher, les pauvres couchés pêle-mêle comme des cochons dans la boue de leurs bouges. On a de la peine à ne pas mettre le pied sur un corps à moitié nu.
Dans l’aile gauche, une salle moins grande, remplie d’hommes vieux ou infirmes. Ceux-là sont assis sur des bancs de bois, tous tournés dans le même sens, pressés les uns contre les autres comme au parterre d’un spectacle. Ils ne causent point ; ils ne remuent point ; ils ne regardent rien ; ils n’ont pas l’air de penser. Ils n’attendent, ne craignent et n’espèrent rien de la vie. Je me trompe : ils attendent le diner qui doit venir dans trois heures. C’est le seul plaisir qu’il leur reste. Après quoi ils n’ont qu’à mourir.
Plus loin sont ceux qui peuvent travailler. Ceux-là sont assis sur la terre humide. Ils ont un petit maillet à la main, et ils cassent des pierres. Ceux-ci, au bout de la journée, reçoivent un penny (deux sous de France). Ce sont les heureux. » [1]
Le moraliste cède immédiatement la place à l’observateur politique et à l’économiste. Ces portraits touchants, et d’une véracité malheureusement trop bien prouvée, n’introduisent pas chez Tocqueville une condamnation morale, qu’il sait toute stérile, mais une étude profonde des institutions irlandaises. De même qu’il raisonnait en économiste dans ses Mémoires sur le paupérisme, de même ici, Tocqueville assignait les causes véritables aux faits économiques et sociaux dont il fournissait une émouvante description.
La situation économique, sociale et politique de l’Irlande, argumentait ainsi Tocqueville, tenait beaucoup au comportement de la frange la plus aisée de ce pays, laquelle constituait, à côté de la grande société qu’elle abandonnait nonchalamment à son triste sort, une société à part entière. Il faut voir, témoigne notre auteur, avec quelle insistance l’aristocratie irlandaise s’élève radicalement au-dessus du bas peuple. Dès la jeunesse, les futurs membres de cette élite dorée se retrouvent dans les établissements universitaires particuliers, comme réservés pour eux : non en Irlande, mais en Angleterre. Tocqueville commente ainsi amèrement :
« La noblesse irlandaise ne vit pas seulement hors de son pays, elle ne dépense pas seulement hors de son pays l’argent qu’il a produit ; elle fait élever ses enfants en Angleterre, de peur sans doute que l’intérêt vague de la patrie et les souvenirs de la jeunesse de les attachent un jour à l’Irlande. » [2]
Ainsi se trouve être l’aristocratie irlandaise. En conséquence, les relations qu’entretient cette aristocratie avec le reste de la population, sont des plus mauvaises. Et comment pourraient-elles ne pas l’être, signale Tocqueville ? Et c’est la même idée, le même reproche, qu’énonçaient certains concernant l’Angleterre, qui se retrouve ici : le développement économique a contribué à rendre étanches les cloisons de classe, et à faire de ces groupes des corps rivaux — comme deux nations, dira Benjamin Disraeli à propos de l’Angleterre.
Contrairement à ce que des siècles d’égalitarisme démocratique pourraient nous pousser à soutenir, il est faux de dire que cette situation n’était au final que la conséquence nécessaire et inéluctable du système aristocratique. Ce système avait amené, et amena encore de fort meilleurs résultats dans d’autres régions du monde, à commencer par l’Angleterre. L’Irlande, pour des raisons sans doute liées à l’Histoire et aux permanences culturelles, avait fait de l’aristocratie un système plus dangereusement néfaste que partout ailleurs. « Nous avons ici, témoigne-t-on au voyageur Tocqueville, tous les maux de l’aristocratie, sans aucun de ses avantages. » Comment s’étonner, à partir de cela, des déboires connus, et de la haine populaire provoquée par ce système ? Et cet interlocuteur de poursuivre devant Tocqueville :
« Il n’existe aucun lien moral entre le pauvre et le riche. La différence d’opinion politique, de croyance religieuse, de race, l’éloignement matériel dans lequel ils vivent l’un de l’autre, les rendent étrangers, on pourrait presque dire ennemis. Les riches propriétaires irlandais tirent de leurs terres tout ce qu’elles peuvent donner ; ils profitent de la concurrence que crée la misère, et quand ils ont ainsi réuni d’immenses sommes d’argent, ils vont les dépenser hors du pays. » [3]
Dans de très belles pages d’un rare optimisme, Tocqueville s’élève aussi de la description des conditions matérielles, dont nous avons cité quelques passages, à des considérations plus théoriques, plus générales. De la même façon que son regard d’aigle avait déjà survolé la société américaine pour y déceler les mouvements contradictoires de liberté et d’égalité, là encore, considérant le cas irlandais comme illustrant des tendances générales, il note :
« Lorsqu’on laisse subsister les formes de la liberté, tôt ou tard elles tuent la tyrannie. Nulle part cette vérité n’est mieux mise en relief qu’en Irlande. Les protestants, en conquérant l’Irlande, ont laissé des droits électoraux au peuple ; mais ils possédaient les terres, et, maîtres de la fortune des électeurs, ils dirigeaient à volonté leurs votes. Ils ont laissé la liberté de la presse ; mais, maîtres du gouvernement et de tous les accessoires, ils savaient qu’on n’oserait pas écrire contre eux.
Ils ont laissé le droit des meetings, se doutant bien que personne n’oserait se réunir pour parler contre eux. Ils ont laissé l’habeas corpus et le jury ; étant eux-mêmes les magistrats et en grande partie les jurés, ils ne craignaient point que les coupables leur échappassent. Les choses ont été merveilleusement ainsi pendant deux siècles. Les protestants avaient aux yeux du monde l’honneur des principes libéraux, et ils jouissaient de toutes les conséquences réelles de la tyrannie. Ils avaient la tyrannie légale, qui serait la pire de toutes, si elle ne laissait pas toujours des voies ouvertes à l’avenir de la liberté. Le temps enfin est arrivé où les catholiques étant devenus plus nombreux et plus riches, ont commencé par s’introduire sur le siège des magistrats et sur le banc des jurés ; où les électeurs se sont avisés de voter contre leurs propriétaires; où la liberté de la presse a servi à prouver le despotisme de l’aristocratie ; le droit de s’assembler en meetings a permis de s’échauffer à la vue de l’esclavage ; dès lors la tyrannie a été vaincue par les formes mêmes à l’ombre desquelles elle avait cru toujours vivre, et qui lui avaient servi d’instruments pendant deux cents années. » [4]
Les mots sont forts, et raisonnent dans l’esprit des citoyens français contemporains comme l’annonce d’une perspective heureuse : Lorsqu’on laisse subsister les formes de la liberté, tôt ou tard elles tuent la tyrannie. Et si les Français, en effet, se mettaient également à se rebeller ? et si, pénétrés d’un plus grand sens de leurs intérêts, ils se mettaient à s’introduire sur le siège des magistrats, à voter contre leurs anciens maîtres, et à user de la presse pour les détruire ? et si, par ces moyens, ils renversaient le despotisme que l’Etat interventionniste a installé, et retrouvaient leur liberté perdue ?
Les questions ici posées sont trop riches, trop profondes ; elles amèneraient trop de développements supplémentaires, pour recevoir ici des réponses. Que chacun se questionne donc : est-il possible qu’en France le règne de la liberté s’obtienne par l’exercice de la liberté même ? Est-il aventureux de considérer, notamment, que la liberté de parole, même freinée par les lois, les subventions, les privilèges, parviendra à renverser le joug de l’interventionnisme ?
Si telle est une perspective possible, elle ne s’obtiendra pas sans efforts. Le cas irlandais, encore une fois, nous l’indique. Ce n’est que par de longues et douloureuses luttes, et en essuyant d’abord des défaites cuisantes, que la transformation positive d’une société peut se réaliser.
Tout cela, l’histoire de l’Irlande permet de le penser, de le repenser, et d’illustrer nos conceptions avec le cas concret d’un pays qui, ayant vu l’application néfaste d’une certaine forme d’aristocratie et de la centralisation, s’est transformé radicalement sous le poids de ces tendances.
À partir du cas de l’Irlande du XIXe siècle, il serait également possible de montrer quelles sont les causes profondes de la misère matérielle ; il serait possible, et hautement souhaitable, de montrer si oui ou non l’accession à un stade supérieur de la production capitaliste permet de limiter voire d’éradiquer les effets de mauvaises récoltes.
En outre, l’exemple irlandais devrait également être pris en considération relativement au sujet de l’immigration et de ses conséquences. Au fond, le cas irlandais permettrait de répondre ou de fournir des éléments des réponses aux trois questions suivantes : pourquoi et comment l’Amérique du XIXe siècle a-t-elle su avaler et digérer une partie de la misère du monde, et notamment celle venue d’Irlande ? Les conditions de cette réussite ont-elles variées ? Un même phénomène est-il encore possible ?
Avis aux Tocquevilles modernes.
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[1] Alexis de Tocqueville, Œuvres Complètes, Tome 8, pp.377-378
[2] Ibid., p. 379
[3] Ibid., p. 381
[4] Ibid., pp.435-436
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