Le procès de l’École de la Liberté

« Je veux me défendre devant vous, défendre mes amis, mes collaborateurs et mes maîtres, c’est-à-dire tous ceux dont l’ensemble constitue l’école à laquelle je m’honore d’appartenir, l’école de la liberté. »


Le procès de l’École de la Liberté

par Frédéric Passy

Extrait de L’école de la Liberté, texte tirée d’une conférence faite à Genève le 9 avril 1890, par Frédéric Passy, édition Guillaumin, Paris, 1890

 

Mesdames et Messieurs,

C’est un accusé, votre accueil ne saurait le lui faire oublier, qui comparait aujourd’hui devant vous. Et cet accusé ne se fait aucune illusion sur l’étendue et sur la gravité des charges qui pèsent sur lui. Il sait qu’il n’a pas seulement à se défendre personnellement lui ou ses idées, mais qu’il a à défendre avec lui, avant lui et plus que lui, ses amis, ses collaborateurs et ses maîtres, c’est-à-dire tous ceux dont l’ensemble constitue l’école à laquelle il s’honore d’appartenir, l’école de la liberté.

Il est vrai qu’avoir à défendre de tels hommes, c’est être défendu par eux. Car cette école qui a été, je ne veux point dire traduite à votre barre, mais attaquée tout au moins devant vous avec une vivacité et en même temps avec un talent que je suis le premier à reconnaître, ce n’est rien moins que cette imposante lignée de nobles cœurs et de grands esprits, qui de Jean Bodin va à Turgot, en passant par Vauban, par Boisguilbert et par Quesnay ; qui de Turgot se continue jusqu’à Bastiat par Dupont de Nemours, Jean-Baptiste Say, Dunoyer, Rossi et Michel Chevalier ; et qui française avant tout, qu’il me soit permis de le rappeler, par la nationalité de ses représentants, mais universelle par le caractère de ses préoccupations et par la largeur de ses doctrines, se relie à l’Italie par Beccaria, par Filanghieri et par Cavour ; à l’Angleterre, par Locke, par Adam Smith, par Cobden, par Robert Peel et par Gladstone ; à l’Amérique par Franklin et par Channing ; à la Suisse, pour n’en citer qu’un, par Vinet ; à l’humanité enfin, par tout ce qui porte en soi le respect de la personne humaine ; par tout ce qui, au point de vue matériel comme au point de vue moral, professe le culte de cette responsabilité personnelle, sans laquelle il n’y a ni expérience, ni mérite, ni droit, ni devoir, ni progrès, ni dignité.

Oui, Messieurs, je crois à la liberté, à cette liberté sans laquelle on n’aurait pu, ni lui faire son procès, ni plaider pour elle et qui est, comme l’a si bien dit Bastiat, « le tout de l’homme, son moteur, son professeur, son rémunérateur et son vengeur. » J’y crois, parce que je crois que la société humaine est autre chose qu’une collection d’automates, attendant d’une main étrangère le mouvement et l’impulsion ; parce que je crois que ce monde n’a point été livré au hasard et qu’il y a, dans les sciences de l’ordre moral comme dans les sciences de l’ordre matériel, des lois qu’il n’est point en notre pouvoir de changer, mais qu’il est de notre devoir d’étudier pour nous en servir en nous y conformant ; parce que, comme l’a dit admirablement Boisguilbert, « la nature ne respire que liberté ; elle ne demande pas que l’on fasse des miracles, elle demande seulement qu’on cesse de lui faire une perpétuelle violence. »

J’écrivais il y a plus de trente-cinq ans, en tête d’un travail qui portait pour titre les premiers de ces termes :

« Contrainte ou liberté, indépendance ou servitude, arbitraire ou justice, toutes les sciences morales sont dans ces mots. En vain parle-t-on de la diversité des systèmes, de la variété des points de vue, de la multiplicité des questions ; il n’y a qu’une question ici-bas, le droit, comme il n’y a qu’un agent et qu’un sujet, l’homme. Respecter le droit dans l’homme ou le méconnaître, tout le débat est là. On se dispute à l’occasion de la matière, mais c’est l’esprit qui est en jeu. »

Je ne pense pas autrement aujourd’hui et c’est pourquoi j’estime que ce qui est en cause devant vous, ce n’est pas seulement un système économique, mais le fond même de la vie politique et de la vie morale. C’est en même temps l’éternelle querelle de la réalité et de l’hypothèse, de la science et de l’empirisme, du possible et de l’impossible, de l’observation qui éclaire et de l’imagination qui égare.

C’est, Messieurs, ce que j’aurais aimé à établir devant vous en faisant à mon tour et selon mes forces, un exposé de principes ; en vous montrant par l’analyse des travaux de mes devanciers ce qu’est réellement cette doctrine qu’un des plus fidèles disciples de Bastiat, M. de Fontenay, a si justement appelée « la fière doctrine du progrès par la liberté. » Réduit par la situation qui m’est faite à la défensive, je ne pourrai guère, j’en ai peur, remplir convenablement cette tâche. Il faut bien pour disculper ce qu’on a appelé l’école orthodoxe des reproches accumulés sur elle, que je vous dise ce qu’elle n’est pas ; ce sera indirectement vous dire ce qu’elle est.

On a reproché avant tout à cette école classique ce qu’on a appelé son indifférence, son optimisme, son impassible et béate résignation à toutes les imperfections et à toutes les misères du présent. On l’a accusée de n’avoir pour les douleurs et pour les aspirations de l’humanité, ni consolation, ni espérance et de se borner à répondre à ceux qui souffrent comme à ceux qui désirent : « Les choses sont comme elles sont, tant pis si elles ne vous conviennent pas ainsi ; nous ne pouvons rien pour vous, frappez à côté. »

Messieurs, cela serait vrai, que je ne sais pas si ceux qui nous adressent ces reproches seraient bien en droit de fulminer contre nous de si véhéments réquisitoires. Car enfin, avant de reprocher aux gens de ne rien faire encore faudrait-il avoir fait quelque chose ou être tout au moins en disposition et en mesure de faire quelque chose. Or, que nous montre-t-on à l’actif de cette école nouvelle ou plutôt de cette série d’écoles dites nouvelles au nom desquelles on lève l’étendard contre l’école ancienne ? Des tendances, que dis-je, pas même des tendances, des répugnances. Les écoles nouvelles, nous dit-on, n’ont point de programmes définis ; elles n’apportent pas de remède aux maux qu’elles dénoncent ; elles ne disent pas comment on pourra dénouer les difficultés qui pèsent sur le présent ; elles ne s’entendent d’ailleurs aucunement entre elles, elles n’ont de commun que l’impatience et le dégoût, le mot a été dit, qui les a soulevées contre l’impuissance de l’école ancienne. En vérité, accuser les autres d’impuissance et se déclarer impuissant soi-même, on comprendrait que cela conduisît à faire profession de découragement et d’humilité ; on ne comprend pas que cela puisse conduire à afficher orgueilleusement la prétention d’apporter au monde une révélation.

Vous nous reprochez de n’avoir point de remèdes aux misères de la société et vous confessez n’en point avoir vous-mêmes. Si cela était exact nous serions à deux de jeu tout simplement ; et les juges devant lesquels nous plaidons n’auraient qu’à nous renvoyer dos à dos. Mais est-ce bien la vérité ? N’est-ce pas bien plutôt le contraire même de la vérité ?

Indifférents, dites-vous, impassibles, sans pitié comme sans colère en face de l’injustice et de la souffrance ; sans révolte contre le mal et sans aspiration vers le mieux ; incapables, non seulement d’apporter aux douleurs de l’humanité quelque soulagement, mais de faire luire à ses yeux quelque espérances ces hommes dont je viens de prononcer le nom : ce Vauban, ce Boisguilbert, ce Turgot, que l’amour de l’humanité dans ce qu’il a de plus pur et de plus noble, a faits économistes ! Vauban qui se « sentait obligé d’honneur et de conscience de représenter » à Louis XIV que « de tous temps on n’avait pas eu assez d’égards pour le menu peuple et qu’on n’en avait fait trop peu de cas bien que ce fût la partie la plus considérable du Royaume par son nombre et par les services réels et effectifs qu’elle lui rend », et qui dans ses Maximes fondamentales posait, le premier avec une autorité que n’a point surpassé Adam Smith, les lois essentielles de l’impôt, déclarant « que tout privilège en cette matière est injuste et abusif et ne peut ni ne doit prévaloir au préjudice du public ! » Boisguilbert, qui dans le Détail de la France, réimprimé sous ce titre hardi : La France ruinée sous le règne de Louis XlV, ne craint pas de dénoncer à tous comme Fénelon, « les pilleries et fouleries des grands », qui, mis à même par sa charge de lieutenant général du bailliage de Rouen de voir les maux qui accablent la nation, s’en croit « comptable au Ciel et à la Terre » et, suivant le mot de Michelet, « cent années avant 1789 fait entendre la voix première de la Révolution avec autant de force et avec plus de gravité que fît plus tard Mirabeau ! » Quesnay, qui, dans l’entresol de Versailles, formule cet évangile économique dont la première parole est, soyez justes avant tout, et sous l’œil même de Louis XV donne à son tableau économique cette épigraphe significative : « Pauvre paysan, pauvre royaume ; pauvre royaume, pauvre roi ! »

En résumé l’école libérale n’est autre chose, comme le disait un jour M. Jules Simon à la Société professionnelle de Lyon, que « l’école du sens commun », c’est-à-dire l’école de l’observation, de l’expérience et du progrès par l’amélioration laborieuse. Elle enseigne aux hommes, c’est encore M. Jules Simon qui parle, « à mettre leur intérêt là où il est, ce qui est un premier service, et à ne pas le mettre là où il n’est pas, ce qui est un second service, peut-être aussi grand. »

Elle n’est pas indifférente, mais elle n’est pas chimérique. Elle n’accepte pas le mal, mais elle n’a pas la prétention de le supprimer d’un coup, ni tout entier. Elle ne méconnaît ni la fraternité, ni la solidarité, mais elle les veut réelles, non artificielles ; c’est dans le progrès des lumières et des sentiments, c’est dans un sage emploi de l’activité spontanée qui est au fond notre seule force, qu’elle cherche un remède aux maux que d’autres voudraient faire disparaître par des moyens empiriques, au risque de tout perdre en enlevant à l’homme le seul vrai bien qui donne du prix à la vie : la liberté et la responsabilité.

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