Chronique (Journal des économistes, février 1883)

Chaque mois, entre  1881 et 1909, Gustave de Molinari a publié une chronique politique et économique dans le Journal des économistes, commentant lactualité française et internationale sous un angle résolument libéral. Au programme notamment, dans cette livraison de février 1883, la réglementation de l’émigration italienne, un nouvel impôt sur les transactions financières en Allemagne, la lutte contre l’anarchisme et l’Association internationale des travailleurs, et l’observation obligatoire du dimanche aux États-Unis.


 

Chronique

(Journal des économistes, février 1883) 

SOMMAIRE. La situation. — La grève de Limoges. — Le procès des anarchistes de Lyon. — Leur manifeste. — La Première des anarchistes aux travailleurs. — Nécessité d’un gouvernement pour supprimer le gouvernement. — Le commerce extérieur de l’Angleterre. — La situation de l’Irlande. Les effets désastreux de la philanthropie et du terrorisme combinés. — L’impôt sur la Bourse, le bi-métallisme, les accidents de fabrique et la tentative de rétablissement des corporations en Allemagne. — L’ordre des préséances du royaume de Prusse. — L’ouverture de la Diète suédoise. — Les nouveaux impôts en Autriche et en Hongrie. — Les travaux de la commission du tarif en Turquie. — La circulaire de M. Depretis réglementant l’émigration en Italie. — Statistique de l’émigration italienne. — Les émigrants italiens dans La Plata. — Les expulsions de propriétaires pour défaut de paiement de l’impôt en Italie. — Le commerce extérieur et l’émigration aux États-Unis. — La réforme du tarif américain. — La spéculation, le nouveau Code pénal et la protection de la religion à New York.

 

La situation politique de la France s’est beaucoup aggravée depuis la mort de M. Gambetta. Le manifeste du prince Napoléon, la dislocation du ministère Duclerc, les lois d’exception proposées contre les princes, ont provoqué une crise dont le monde des affaires s’est ressenti et qui s’est traduite du 15 au 24 janvier par une baisse de 2 fr. 20 sur le 3% (de 79,80 à 77,60). Les cours se sont relevés ensuite, mais la crise subsiste, et il est à craindre que les lois destinées à protéger le gouvernement contre les prétendants et les factions subversives n’aient point la vertu de la faire cesser, et d’assurer à jamais l’existence de la République. Le régime de la protection ne vaut pas mieux en matière de gouvernement qu’en matière d’industrie. Un gouvernement qui répond aux besoins de la nation, qui lui rend de bons services et ne les fait pas payer trop cher n’a rien à craindre de ses concurrents, et il peut se dispenser de se protéger contre eux.Si, au contraire, il s’acquitte de ses fonctions de manière à faire regretter les gouvernements auxquels il a succédé, les lois de protection et d’exception demeureront impuissantes à le sauver. Peut-être même contribueront-elles à hâter sa chute, en lui donnant l’illusion d’une sécurité qu’elles sont hors d’état de lui procurer. Le danger qui menace la république ne réside pas dans les manœuvres plus ou moins authentiques des prétendants ; il réside dans le vice interne de sa constitution qui met l’existence du gouvernement à la merci de l’ambition et des intrigues des politiciens du Parlement, et qui nous condamne à subir deux ou trois changements de ministère par an. Aucun gouvernement, républicain ou monarchique, ne pourrait résister longtemps à un pareil régime. Si donc on veut sincèrement assurer la durée de la République, il faut aviser sans retard à remédierà ce vice constitutionnel, en rendant, comme aux États-Unis, l’existence du pouvoir exécutif indépendante du pouvoir législatif. Cela vaudra mieux que de recourir à des lois de protection qui ne sauveront pas plus la république qu’elles n’ont sauvé la monarchie et l’empire.

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Les ouvriers porcelainiers se sont mis en grèveà Limoges, le travail a été suspendu pendant deux mois ; 5 000 ouvriers, hommes femmes et enfants, sont restés sur le pavé, parce que les ouvriers tourneurs et leurs patrons ne parvenaient pas à s’entendre sur le prix de façon des soucoupes. À la fin, on s’est fait des concessions des deux parts, et le travail a été repris. Jusque-là, rien de bien extraordinaire ; mais deux faits particuliers ont caractérisé cette grève : l’un, c’est l’emprunt que les grévistes ont voulu négocier auprès des Trades-Unions anglaises ; l’autre, c’est la subvention de 28 000 fr. que leur a allouée le conseil municipal de Limoges. L’emprunt n’a pas réussi : en vain « les délégués des Trades-Unions réunis en conseil, lisons-nous dans le Prolétaire, après avoir entendu le citoyen Roussier, délégué des grévistes, et le citoyen Joffrin, ont décidé à l’unanimité de faire un appel énergique à toutes les corporations d’Angleterre pour aider les grévistes de Limoges à triompher de l’injustice et de la tyrannie de leurs employeurs », cet appel n’a trouvé qu’un faible écho : les mécaniciens se sont contentés de souscrire pour 625 fr., les emballeurs pour 175 fr., les peintres et décorateurs pour 155 fr. Total : 955 fr. Quelle est la morale de cet échec ? C’est que les ouvriers de Limoges et d’ailleurs feraient bien désormais de ne compter que sur eux-mêmes et d’imiter à cet égard leurs frères, médiocrement prêteurs, des Trades-Unions. Mais est-ce à dire qu’ils aient manqué de patriotisme, comme on les en accuse, en demandant des capitaux à l’étranger pour soutenir leur grève ? Non, pas plus que n’en manquent les patrons qui enrôlent des ouvriers belges, italiens et allemands pour réduire les grévistes à merci. Le patriotisme n’a rien àvoir dans cette sorte d’affaires.

On ne saurait admettre en revanche que les conseils municipaux où les radicaux sont en majorité accordent des subventions aux grévistes. Il ne faut pas oublier toutefois qu’on leur a donné à cet égard de très mauvais exemples. Quand l’influence des patrons était prédominante, non seulement les coalitions d’ouvriers étaient interdites sous des pénalités qui s’élevaient jusqu’à cinq ans d’emprisonnement, mais le gouvernement ne se faisait aucun scrupule de mettre des soldats à la disposition des patrons pour faire la besogne des ouvriers en grève. N’était-ce pas une subvention en travail, qui équivalait bien à une subvention en argent ?

Avons-nous besoin d’ajouter qu’il ne faut subventionner ni les patrons ni les ouvriers, et que la seule chose que le gouvernement et les municipalités aient à faire, en matière de grèves, c’est de laisser faire ?

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Le procès des anarchistes, traduits devant le tribunal correctionnel de Lyon, pour affiliation à l’Association internationale des travailleurs, s’est terminé le 20 janvier par la condamnation de la plupart des accusés à des pénalités rigoureuses.

« Le jugement établit sept catégories et condamne :

1°Kropotkine, Bernard, Bordat et Gautier à cinq ans d’emprisonnement et 2 000 fr. d’amende, ainsi qu’à dix ans de surveillance et cinq d’interdiction des droits civils, sauf Kropotkine qui est étranger.

2°Ricard, Martin, Liégeon sont condamnés à quatre ans de prison, 1 000 fr. d’amende, dix ans de surveillance et cinq ans d’interdiction.

3°Blonde, Crestin, Péjot, Desgranges, sont condamnés à trois ans, 500 fr. d’amende, dix ans de surveillance, cinq ans d’interdiction des droits civils.

4° Étienne Faure, Morel, Tressaud, Michel, Potet, sont condamnés à deux ans, 300 fr. d’amende, dix ans de surveillance, cinq ans d’interdiction.

5° Bonnet, Faure (Régis), Genet, Gleyzal, Huser, Peillon, Pinoy, Sala, Sanlaville, Voisin, Zuido, Genoux sont condamnés à quinze mois de prison, 200 fr. d’amende, cinq ans d’interdiction.

6° Bardoux, Courtois, Bruyère, Dupoizat, Farges, Landau, Joseph Trenta et Jules Trenta sont condamnés à un an de prison, 100 fr. d’amende, cinq ans d’interdiction de leurs droits civils, sauf les frères Trenta qui sont des étrangers.

7° Chabrier, Coindre, Cottez, Damians, Didelin, Berlioz, Hugonnard, Sourisseau, Violet, Champal sont condamnés à six mois de prison, 50 fr. d’amende, cinq ans d’interdiction.

Sont acquittés : Gaudenzi, Giraudon, Mathon, Ribeyre et Thomas.

Le jugement condamne en outre Favre, qui a fait défaut, à deux ans de prison et cinq ans d’interdiction.

Cyvoct, Borreas, Garraud dit Valadier, Jean Bayet, arrêté depuis, Bonthoux, Bourdon, Chazy, Joly, Maurin, tous défaillants, à cinq ans de prison, 2 000 fr. d’amende, dix ans de surveillance. »

Les débats ne nous avaient point fait prévoir ce résultat. Nous n’ignorons pas qu’on a cru devoir faire une loi spéciale contre l’Internationale, mais il est de notoriété publique que cette trop célèbre association — qui n’a jamais eu l’importance qu’on s’est plu à lui attribuer, — est morte depuis plusieurs années de sa belle mort, par suite des divisions de ses membres, et surtout du peu d’empressement qu’ils mettaient à payer leurs cotisations. La caisse était vide et, quoi qu’on en ait dit, elle n’a jamais été bien remplie. En 1866, le Comité central de Londres n’avait recueilli que 63 liv. sterl. et, à l’époque où la société faisait le plus de bruit, elle n’avait pas les moyens d’entretenir un journal[1]. Nous croyons peu, pour notre part, à l’efficacité des condamnations judiciaires pour arrêter la propagande du socialisme, et nous n’avons aucun goût pour les lois d’exception, fussent-elles dirigées contre les socialistes, les collectivistes et les anarchistes.

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Après le réquisitoire du procureur de la République, l’accusé Tressaud a donné lecture d’un manifeste signé de quarante-sept de ses co-accusés et résumant les doctrines anarchistes. Nous en empruntons le texte au volté, organe socialiste paraissant tous les quinze jours à Genève.

« Ce qu’est l’anarchie, ce que sont les anarchistes, nous allons le dire :

Les anarchistes, messieurs, sont des citoyens qui, dans un siècle où l’on prêche partout la liberté des opinions, ont cru de leur devoir de se recommander de la liberté illimitée.

Oui, messieurs, nous sommes, de par le monde, quelques milliers, quelques millions peut-être — car nous n’avons d’autre mérite que de dire tout haut ce que la foule pense tout bas —, nous sommes quelques millions de travailleurs qui revendiquons la liberté absolue, rien que la liberté, toute la liberté !

Nous voulons la liberté, c’est-à-dire que nous réclamons pour tout être humain le droit et le moyen de faire tout ce qui lui plaît, et de ne faire que ce qui lui plaît ; de satisfaire intégralement tous ses besoins, sans autre limite que les impossibilités naturelles et les besoins de ses voisins également respectables.

Nous voulons la liberté, et nous croyons son existence incompatible avec l’existence d’un pouvoir quelconque, quelles que soient son origine et sa forme, qu’il soit élu ou imposé, monarchique ou républicain, qu’il s’inspire du droit divin ou du droit populaire, de la sainte-ampoule ou du suffrage universel.

C’est que l’histoire est là pour nous apprendre que tous les gouvernements se ressemblent et se valent. Les meilleurs sont les pires. Plus de cynisme chez les uns, plus d’hypocrisie chez les autres ! Au fond, toujours les mêmes procédés, toujours la même intolérance. Il n’est pas jusqu’aux plus libéraux en apparence qui n’aient en réserve, sous la poussière des arsenaux législatifs, quelques bonnes petites lois sur l’Internationale, à l’usage des oppositions gênantes.

Le mal, en d’autres termes, aux yeux des anarchistes, ne réside pas dans telle forme de gouvernement plutôt que dans telle autre, il est dans l’idée gouvernementale elle-même, il est dans le principe d’autorité.

La substitution, en un mot, dans les rapports humains, du libre contrat, perpétuellement révisable et résoluble, à la tutelle administrative et légale, à la discipline imposée, tel est notre idéal.

Les anarchistes se proposent donc d’apprendre au peuple à se passer de gouvernement, comme il commence déjà à apprendre à se passer de Dieu.

Il apprendra également à se passer de propriétaires. Le pire des tyrans, en effet, ce n’est pas celui qui vous embastille, c’est celui qui vous affame ; ce n’est pas celui qui vous prend au collet, c’est celui qui vous prend au ventre.

Pas de liberté sans égalité ! Pas de liberté dans une société où le capital est monopolisé entre les mains d’une minorité qui va se réduisant tous les jours et où rien n’est également réparti, pas même l’éducation publique, payée cependant des deniers de tous.

Nous croyons, nous, que le capital, patrimoine commun de l’humanité, puisqu’il est le fruit de la collaboration des générations contemporaines, doit être mis à la disposition de tous, de telle sorte que nul ne puisse en être exclu ; que personne, en revanche, ne puisse en accaparer une part au détriment du reste.

Nous voulons, en un mot, l’égalité ; l’égalité de fait, comme corollaire ou plutôt comme condition primordiale de la liberté. De chacun selon ses facultés, à chacun selon ses besoins : voilà ce que nous voulons sincèrement, énergiquement ; voilà ce qui sera, car il n’est point de prescription qui puisse prévaloir contre des revendications à la fois légitimes et nécessaires. Voilà pourquoi l’on veut nous vouer à toutes les flétrissures.

Scélérats que nous sommes ! Nous réclamons le pain pour tous, la science pour tous, le travail pour tous ; pour tous aussi l’indépendance et la justice !

Cette déclaration de principes a été signée par quarante-sept des prévenus. Voici leurs noms :

Michel Chavrier, Jean Coindre, Nicolas Didelin, J.-M. Dupoisat, Régis Faure, Louis Genet, Jean Giraudon, Michel Hugonard, Émile Huser, Louis Landau, Jules Mathon, Jacques Peillon, Antoine Desgranges, Antoine Gleyzal, Pierre Michaud, Jules Morel, François Potet, François Pejot, Félix Tressaud, Joseph Ginoud, Joseph Bernard, Toussaint Bordat, Émile Gauthier, Pierre Kropotkine, Étienne Faure, Pierre Martin, Octave Liégeon, Félicien Bonnet, Joseph Cottax, André Courtois, Dominique Crestin, Pierre Pinoy, Michel Sala, Auguste Blonde, Philippe Sanlaville, Charles Sourisseau, Jean Thomas, Émile Viallet, Charles Voisin, Jacques Zuida, Louis Bardou, Eugène Fages, Jean Ricard, Bruyère, Berlioz-Arthaud, Champal. »

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Ce manifeste est commenté et expliqué dans une publication fort curieuse, qui se vend au prix modique de cinq centimes dans les réunions publiques, sous ce titre : la Première des anarchistes aux travailleurs, signée par le « groupe parisien de la propagande anarchiste ». Non seulement le groupe se défend de faire partie de l’Internationale, mais il démontre qu’il serait obligé, en vertu de ses principes, de lui faire une guerre acharnée si elle s’avisait de ressusciter :

« Ce qui caractérise une association en effet — et c’est ce qui existait pour l’ancienne Internationale —, c’est un programme commun que chaque adhérent est tenu d’adopter et de défendre ; or, les anarchistes n’ont jamais admis cette manière de voir ; ils prétendent, au contraire, qu’il ne peut se former d’association à long terme embrassant toutes les idées ; que les individus ne peuvent utilement se grouper qu’en vue d’un acte bien défini à accomplir, d’une idée bien déterminée à mettre en pratique, et qu’une fois cet acte accompli, cette idée mise en pratique, ils redeviennent libres de leur action et peuvent se regrouper sur de nouvelles bases et en vue de nouveaux buts à atteindre. Si donc il existait une Internationale avec ses statuts, ses comités locaux, fédéraux, etc., etc., non seulement les anarchistes ne pourraient s’y « affilier » mais encore ils se devraient à eux-mêmes de lui faire une guerre acharnée, car elle ne pourrait être qu’une entrave à l’accomplissement de leurs desseins au jour de la révolution. »

Cette révolution que les anarchistes appellent de tous leurs vœux se fera donc par un procédé anarchique, que le groupe s’applique à définir et dont il fait valoir la supériorité manifeste :

« Les anarchistes n’ont pas besoin de créer une force chargée de faire la révolution ; ils n’ont qu’à préparer les individus, afin qu’ils soient prêts à profiter des circonstances et sachent faire rendre à la révolution qu’ils accompliront tous les fruits qu’ils en pourront tirer. La propagande anarchiste a donc surtout pour objectif de créer des hommes conscients, habitués à anéantir toute volonté qui s’opposerait à la leur, à faire la guerre à toute organisation qui tendrait à absorber l’autonomie des individus. »

 

Voici le « moyen». Voici maintenant le but : c’est de faire disparaître « cette cause primordiale de tous nos maux et de toutes nos souffrances : la propriété individuelle, permettant à quelques-uns de s’engraisser aux dépens de la masse occupée à produire pour le contentement de leur désir et la satisfaction de leurs passions ».

Supposons cependant que la révolution anarchique vienne à éclater, et que les anarchistes, en vue apparemment de sauvegarder « l’autonomie des individus », suppriment la propriété individuelle, que se passera-t-il ? C’est qu’on verra indubitablement des hommes pervers s’efforcer de la rétablir en invoquant la liberté et même l’autonomie des individus. Ces hommes pervers seraient bien capables de se grouper, de s’associer, de constituer une armée pourvue d’engins de guerre et de munitions de toute sorte pour arriver à leurs fins anarchicides. Que feront alors les anarchistes ? S’ils demeurent fidèles à leurs principes, s’ils se contentent de lutter individuellement, suivant la méthode anarchique, contre une armée organisée et disciplinée, ils seront infailliblement et outrageusement battus, l’anarchisme sera réduit en capilotade et les infâmes propriétaires recommenceront à s’engraisser aux dépens de la masse occupée à produire « pour le contentement de leur désir et la satisfaction de leurs passions ». Certes, ce ne serait pas la peine de faire une révolution pour en revenir là. Il faudra donc bien que les anarchistes instituent un gouvernement civil et surtout militaire afin de défendre l’anarchie. C’est fatal ! Et voilà comment les anarchistes seront obligés d’établir un gouvernement pour supprimer le gouvernement.

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L’administration des douanes a publié le résumé du mouvement du commerce extérieur en 1882. Le total des importations et des exportations s’est élevé à 8 568 234 000 fr., contre 8 424 912 000 fr. en 1881. Les importations ont été de 4 972 070 000 francs, contre 4 863 408 000 fr. en 1881 et les exportations de 3 596 164 000 fr. contre 3 561 504 000. On sait que la France importe surtout des aliments et des matières premières, tandis que plus de la moitié de son exportation consiste en objets fabriqués : elle n’a importé en 1882 que pour 673 503 000 fr. d’objets fabriqués, tandis qu’elle en a exporté pour 1 857 499 000 fr., ce qui n’empêche pas, naturellement, les protectionnistes d’affirmer que l’industrie française est incapable de soutenir la concurrence étrangère. Àla vérité, les exportations ont beaucoup diminué dans le dernier trimestre, elles sont tombées au-dessous de celles de l’année précédente ; mais ce phénomène ne s’est pas produit seulement en France ; on l’a constaté aussi en Angleterre. En revanche, on doit signaler une décroissance sérieuse dans l’exportation de l’industrie parisienne : relativement à 1881, il y a eu une diminution de 20 198 000 francs sur les confections, de 7 631 000 fr. sur les meubles et ouvrages en bois, de 6 460 000 fr. sur les modes et les fleurs artificielles, de 61 42 000 fr. sur la tabletterie et la bimbeloterie. Les causes de cette décadence de la fabrication sont nombreuses : elles tiennent d’abord, pour les meubles et la bimbeloterie, par exemple, à l’état arriéré de l’outillage qui ne s’est pas amélioré, tandis que l’emploi des machines-outils se généralise ailleurs ; elles tiennent encore à l’enchérissement progressif de la vie, qui provient, en grande partie, de l’exagération des dépenses municipales, et qui devient à son tour une cause déterminante des grèves et de l’exhaussement artificiel des salaires.

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En Angleterre, le commerce extérieur s’est élevé à une somme totale de 719 305 839 liv. sterl. en 1882 (17 862 626 000 francs), contre 693 856 125 liv. sterl. en 1881. Les importations figurent dans ce total pour 412 001 683 liv. sterl., les exportations pour 241 477 156 liv. sterl., et les réexportations (marchandises étrangères et coloniales) pour 65 827 000, contre 396 773 350 liv. sterl., 234 022 678 liv. sterl. et 63 060 097 liv. sterl. en 1881. En considérant la différence énorme et croissante qui existe entre les importations et les exportations et qui établit une « balance du commerce » absolument contraire à l’Angleterre, les protectionnistes ne manqueront point de se réjouir de la ruine prochaine de la perfide Albion. Comment s’expliquer, cependant, que les revenus de l’income-tax et la consommation des articles de confort aillent sans cesse croissant ? (Voir notre numéro de janvier : Revue de l’année 1882.) Si les théories protectionnistes sont vraies, c’est tout à fait inexplicable, et l’Angleterre s’enrichit contre toutes les règles. Elle est bien capable de continuer.

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Le gouvernement anglais paraît être enfin sur les traces de l’association secrète qui a depuis plusieurs années terrorisé l’Irlande, en défiant tous les efforts de la police. Ce résultat est dû aux fortes primes qui ont été allouées pour la découverte des meurtriers de lord Cavendish, de M. Burke et des autres victimes de cette sainte Vehme. Les mesures économiques, ou plutôt anti-économiques, que le cabinet de M. Gladstone a prises pour remédier aux maux de l’Irlande ont eu moins de succès ; en dépit du Land act, la population des comtés de l’ouest n’a jamais été plus misérable, et comment en serait-il autrement ? La cause principale de la misère de l’Irlande, c’est le morcellement excessif des exploitations, qui empêche tout progrès agricole. La terre, cultivée avec les instruments et la routine du bon vieux temps, produit à peine de quoi nourrir le tenancier, alors même qu’il n’aurait aucune rente à payer. En empêchant les propriétaires de disposer librement de leurs terres et de réunir les petites tenures pour constituer des exploitations plus productives, la législation agraire de M. Gladstone ne peut manquer de consolider ce déplorable état de choses. C’est ainsi que la philanthropie du gouvernement anglais se joint au terrorisme des « patriotes» pour perpétuer la misère et la dégradation de l’Irlande, en décourageant la science et le capital de féconder les ressources naturelles du sol. Tant il est vrai, n’en déplaise aux collectivistes et aux anarchistes, que toute atteinte portée à la propriété est nuisible aussi bien, et même plus encore à ceux qui ne la possèdent pas qu’à ceux qui la possèdent.

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En Allemagne comme dans d’autres pays qu’il est inutile de nommer, la bourse est considérée comme « l’antre » de la spéculation et le Reichstag a été saisi d’un projet de loi de M. Wedel ayant pour objet l’établissement d’un impôt sur les opérations qui se font dans ce lieu suspect. Le ministre des finances a donné toute son adhésion à ce projet de loi, en demandant seulement à le perfectionner, et la Provincial Correspondenz, organe de M. de Bismarck, y a vivement applaudi. D’un autre côté,les propriétaires fonciers s’imaginent qu’en taxant les opérations de bourse on améliorera la situation de l’agriculture. C’est de l’économie politique qui ressemble à la médecine du Malade imaginaire.

« TOINETTE. Vous avez là aussi un œil droit que je me ferais crever si j’étais en votre place.

ARGAN. Crever un œil ?

TOINETTE. Ne voyez-vous pas qu’il incommode l’autre et lui dérobe la nourriture ? Croyez-moi, faites-vous le crever au plus tôt ; vous verrez plus clair de l’œil gauche. »

Il est permis de douter que l’impôt sur les gens de bourse profite aux agriculteurs ; en revanche, il est probable qu’il contribuera à diminuer l’importance des opérations de la bourse de Berlin au profit des bourses d’Amsterdam, de Londres et de Paris.

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Signalons encore une proposition de MM. Kardoff, de Schroeder, etc., en faveur du bi-métallisme, reproduisant les résolutions arrêtées au Congrès bi-métalliste de Cologne ; une autre proposition ayant pour objet la protection de la vie des ouvriers industriels et « invitant le chancelier à hâter la publication des règlements destinés à augmenter la protection de la vie et de la santé des travailleurs » ; les auteurs de la proposition, MM. Hirsch, Baumbach et Blum, rappellent qu’il y a eu en 1881, en Allemagne, 1 916 ouvriers tués, 1 618 mis complètement hors d’état de travailler et 25 000 frappés d’incapacité temporaire ; enfin, une troisième proposition de M. Ackerman interdisant aux maîtres qui ne font pas partie d’une corporation de prendre des apprentis. Cette proposition, qui aboutissait à la suppression de l’industrie libre et au rétablissement du monopole des corporations, n’a été rejetée que par 170 voix contre 148. Elle était appuyée principalement par les conservateurs, lesquels appartiennent à la famille de ceux que M. de Lamartine qualifiait jadis de « conservateurs bornes ». On pourrait même, sans leur faire tort, mettre un accent sur l’e.

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Un de nos correspondants nous communique un document assez caractéristique. C’est l’ordre des préséances du royaume de Prusse. Il comprend les 43 catégories de personnes qui sont reçues à la cour. Les membres du parlement ne viennent qu’au 40rang, après les officiers inférieurs de la cour ; ce que notre correspondant déplore comme un manque de considération. Sans doute, mais qui donc oblige les membres du parlement d’allerà la cour ?

« Ordre de préséance en Prusse (dans la même catégorie, l’ancienneté occupe le premier rang).

1° Président du conseil, premier chambellan, et feld-maréchaux. — 2° Premier maréchal du palais. — 3° Grand échanson et grandveneur. 4° Chevaliers de l’Aigle noir. — 5° Cardinaux. — 6° Chefs des familles princières et comtales médiatisées.— 7° Vice-président du ministère d’État. — 8° Généraux d’infanterie et de cavalerie en activité, ministres. — 9° Premiers présidents des Chambres. — 10° Généraux d’infanterie et de cavalerie en non activité. — 11° Ministres d’État en non activité. — 12° Généraux d’infanterie et de cavalerie sans patente. — 13° Lieutenants généraux, conseillers privés ayant rang d’Excellence, archevêques et princes évêques. — 14° Lieutenants-généraux en non-activité. — 15° Officiers du palais ayant titre d’Excellence. — 16° Officiers du palais. — 17°Lieutenants-généraux sans patente. — 18° Puînés des familles de la 6catégorie possesseurs du cordon d’un ordre prussien. — 19°Vice-présidents des Chambres. — 20° Présidents supérieurs. — 21° Majors-généraux en activité, conseillers ministériels de première classe, évêques. — 22° Majors-généraux en non-activité. — 23° Officiers honoraires du palais. — 24° Colonels, conseillers ministériels de 2classe, grands-aumôniers de l’armée. — 25° Bourgmestre de Berlin. — 26° Chanoines doyens de chapitres. — 27° Capitaines du palais. — 28° Maréchaux du palais. — 29° Chambellans. — 30° Aides-de-camp. — 31° Fonctionnaires héréditaires. — 32° Premier prédicateur de la cour. — 33° Recteurs de l’Université. — 34° Lieutenants-colonels, conseillers ministériels de 3classe, directeurs de provinces. — 35° Chanoines. — 36° Certains fonctionnaires provinciaux. — 37° Majors, conseillers ministériels de 4classe, directeurs de chemins de fer et gymnases, inspecteurs des forêts. — 38° Conseillers provinciaux. — 39° Officiers inférieurs de la cour. — 40° Membres du Parlement. — 41° Capitaines. — 42° Ingénieurs, professeurs et pasteurs. — 43° Lieutenants, assesseurs, gardes généraux. »

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La Diète suédoise a été ouverte le 17 janvier. Nous lisons dans le discours du roi que le budget présente un excédent de 1 700 000 couronnes (la couronne équivaut à 1 fr. 40) ; seulement la réorganisation de l’armée — car la Suède éprouve aussi, à ce qu’il paraît, le besoin de réorganiser son armée — pourrait bien absorber cet excédent. Le roi annonce en outre un remaniement de l’assiette de l’impôt dans le sens de la diminution des impôts directs et de l’augmentation des impôts indirects. Est-ce un progrès ? Enfin, il se félicite de l’achèvement du chemin de fer qui réunit la Suède et la Norvège. « Ce chemin de fer, dit-il, contribuera efficacement à rapprocher encore davantage l’un de l’autre les deux peuples frères, à entretenir entre eux des communications fréquentes et à resserrer ainsi les liens de l’union, tout en facilitant l’échange des riches produits des contrées importantes qu’il traverse. »

On sait qu’une agitation séparatiste s’est produite depuis quelques années en Norvège. L’achèvement du chemin de fer, en contribuant à développer les relations commerciales entre les deux pays resserrera sans doute les liens un peu relâchés de l’union politique, mais ce résultat désirable ne serait-il pas encore plus complètement atteint par la suppression de la douane qui sépare les deux parties de la péninsule scandinave ?Comment les politiques de Stockholm n’ont-ils pas compris que le meilleur moyen d’empêcher la Suède et la Norvège de se séparer, c’est d’associer plus étroitement leurs intérêts par une union douanière ?

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En Autriche, le ministre des finances a soumis à la Chambre des députés une série de projets fiscaux concernant :

1° La taxe sur l’industrie ;

2° L’imposition des entreprises industrielles tenues de rendre publiquement compte de leur gestion ;

3° L’impôt sur les rentes ;

4° L’impôt sur le revenu personnel.

Ces projets ont été fort mal accueillis, et le député Plener en particulier les a condamnés en bloc « comme une déclaration de guerre du gouvernement contre le travail et la classe bourgeoise ». Mais nous voudrions bien savoir quels impôts sont favorables au travail et à une classe quelconque. Si les députés d’Autriche et d’ailleurs votaient moins facilement les accroissements de dépenses, il ne serait pas nécessaire d’augmenter les recettes, et on pourrait se dispenser de multiplier les impôts. N’est-ce pas faire de la popularité à faux poids que de voter des dépenses et de refuser ensuite au gouvernement les ressources indispensables pour les payer ?

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En Hongrie, la chambre des magnats a adopté le 23 janvier un projet de loi concernant la suppression de l’impôt sur le café et l’augmentation de l’impôt sur la bière et le sucre. Autrement dit, on dégrève un article pour en surtaxer deux. Voilà comment on comprend aujourd’hui le progrès en matière fiscale.

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Une commission a été instituée par le gouvernement turc pour étudier les questions douanières et établir les bases d’un tarif général. Voici quelques renseignements, empruntés au journal la Turquie, sur les travaux de cette commission :

« Au sujet de la révision des traités de commerce, ces mêmes traités stipulent qu’elle peut avoir lieu au bout de la vingt-et-unième année, à l’exception de ceux signés avec l’Allemagne, l’Autriche, la France et le Portugal qui peuvent seulement subir les modifications dont l’expérience aura démontré la nécessité.

Les traités qui peuvent être révisés ont été déjà dénoncés en temps opportun. On nous dit que le gouvernement impérial est présentement en négociations avec les autres puissances pour établir une entente commune ayant pour base l’élaboration d’un traité de commerce universel et d’un tarif général.

Sous le point de vue du tarif, on assure que le gouvernement impérial aurait accepté les bases du rapport d’une précédente commission, rapport qui concluait à l’adoption d’un tarif spécifique, à l’instar de celui existant entre l’Autriche-Hongrie et la Turquie relativement aux verreries et cristaux de Bohême.

Le tarif spécifique comprend en un lot tous les articles similaires, quelle qu’en soit la valeur, articles qui sont taxés d’une manière uniforme au poids ou au volume.

D’après le rapport de la commission qui a été déjà soumis à la Sublime Porte, les articles d’importation seraient divisés en trois catégories. La première comprendrait tous les objets de bijouterie en or ou en argent, de joaillerie, et les dentelles fines qui payeraient un droit de 1 à 3%, droit relativement modéré, adopté probablement pour prévenir la contrebande.

Dans la seconde catégorie on a fait entrer toutes les matières premières qui auront à payer de 3 à 8%, ainsi que toutes les matières ouvrées nécessaires à l’industrie qui sont taxées à 8%.

Enfin, la troisième catégorie se rapporte aux articles manufacturés et de luxe dont les droits d’entrée varieront de 8 à 20%.

Pour ce qui concerne les droits de douane à l’intérieur, le rapport de la commission opine que les marchandises se rendant d’un port à un autre et sujettes, dans les autres pays, à l’octroi, devront payer le 8% ; quant aux autres, elles seront successivement dégrevées de toute taxe de douane.

Le travail de la commission est complété par des règlements douaniers tendant à protéger le commerce honnête par l’extinction autant que possible de la fraude et de la contrebande. »

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En Italie, le ministre de l’intérieur M. Depretis a publié, le 6 janvier, une circulaire aux préfets, ayant pour objet, sous couleur de philanthropie, de faire obstacle à l’émigration. Voici l’analyse de cette circulaire qui rétablirait tout simplement la servitude de la glèbe, si elle pouvait avoir une efficacité quelconque.

« La circulaire du ministre de l’intérieur oblige tous les citoyens, sociétés, compagnies à l’intérieur ou à l’étranger, consulats, et les représentants ou les mandataires des gouvernements étrangers qui entendent enrôler des émigrants pour les pays situés hors d’Europe à demander, pour chaque expédition, une autorisation du ministère de l’intérieur.

Les demandes devront préciser le nombre des individus ou des familles à expédierà l’étranger, indiquer l’endroit vers lequel elles seront dirigées, en vue de quels travaux et à quelles conditions, et moyennant quel salaire ou traitement l’émigration a lieu. Elle devra spécifier, en outre, les garanties offertes.

Le ministère fera alors prendre des informations et autorisera ou n’autorisera pas l’émigration.

Des pénalités sont prévues, aux termes de l’article 62 de la loi du 22 mars, contre les enrôleurs qui chercheraient à se soustraire, en tout ou en partie, aux dispositions indiquées plus haut, ainsi que contre les syndics qui délivreront, à l’avenir, des passeports à l’intérieur, feuilles de route, quand il résultera des informations, qu’ils sont tenus de prendre, que ces pièces doivent servir à l’émigration. »

Disons-le à l’honneur des journaux italiens : quelques-uns d’entre eux ont énergiquement protesté contre cette tentative de prohibition à la sortie des travailleurs, au profit de ceux qui les emploient.

« La conséquence de cette mesure, dit la Rassegna settimanale, sera en réalité la prohibition d’émigrer, c’est-à-dire un préjudice immense pour les classes qui cherchent dans l’expatriation tout au moins une augmentation de salaire. D’un autre côté, devant cette prohibition d’émigrer, s’établira forcément l’émigration clandestine.

À force de vouloir multiplier les exigences d’une tutelle administrative sur les émigrants, on les obligera à éviter toute surveillance, à leur préjudice personnel et à celui de la navigation nationale, et à choisir pour s’embarquer, au lieu de Gênes, Marseille ou le Havre.

Ce n’est pas ainsi, ajoute la Rassegna, qu’on peut résoudre les questions sociales et qu’on prévient les haines entre les classes ; c’est au contraire par cette voie, en fermant la soupape de sûreté, qu’on augmente le danger et qu’on s’approche du jour de l’explosion de la chaudière.»

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À l’occasion de cette circulaire prohibitionniste, notre confrère l’Economista de Florence publie quelques renseignements intéressants sur l’émigration italienne. Depuis 1869, elle a présenté les chiffres suivants :

Émigrants. Émigrants.
1869 105 766 1876 108 105
1870 100 015 1877 99 213
1771 111 411 1878 96 268
1872 140 680 1879 119 831
1873 139 860 1880 119 901
1874 91 239 1881 135 832
1875 76 095

Dans ces chiffres sont compris toutefois les émigrants temporaires qui vont travailler en France et dans les autres pays avoisinants et qui reviennent ensuite chez eux après avoir accumulé un petit pécule. L’émigration permanente ne comprend guère qu’un tiers de la totalité.

Émigrants. Émigrants.
1876 19 757 1879 40 824
1877 21 087 1880 37 934
1878 18 555 1881 41 607

Sans rechercher, ajoute l’Economista, si l’émigration est un bien ou un mal, nous ferons remarquer qu’après la Belgique, la Hollande et la Grande-Bretagne, l’Italie est le pays qui possède la population la plus dense de l’Europe, et nous nous demanderons : quelle est actuellement la cause de l’émigration de nos paysans ? La réponse ne se fera pas attendre : c’est la misère, et c’est la même cause qui dans beaucoup de nos provinces produit la hideuse maladie de la pellagra.

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D’un autre côté, la Revue sud-américaine[2] donne quelques indications de nature à rassurer la philanthropie de M. Depretis sur le sort des émigrants italiens à Buenos Aires et Montévidéo.

« Dans la province de Buenos Aires, les Italiens, arrivés la plupart dans l’indigence, trouvent immédiatement du travail et des salaires considérables qui leur permettent d’épargner, de prospérer, de s’enrichir ; dans les colonies agricoles, dans les établissements pour l’élevage des bestiaux, dans les villes, professant tous les métiers, les immigrants italiens vivent heureux, faisant fortune, sauf de très rares exceptions.

La statistique nous démontre que presque un quart du nombre des propriétaires de la province et de la ville de Buenos Aires sont des Italiens, et leurs propriétés représentent plusieurs millions de francs.

Dans la Banque de la province de Buenos-Aires, comme dans tous les autres et très nombreux établissements ou maisons de banque de cette ville, les épargnes et les capitaux déposés par des Italiens gardent à peu près cette proportion.

Voici ce que nous trouvons, à ce propos, dans le bilan de la banque de la province, arrêté le 31 décembre 1881 :

Nombre de déposants Dépôts en compte courant et à terme.
Argentins 3 908 62 078 339 fr.
Italiens 12 143 46 841 105
Autres étrangers 5 430 68 638 456
Totaux 21 481 177 557 900

ÀMontevideo, d’après une donnée statistique que nous avons publiée dans notre précédent numéro, sur 8 903 propriétaires d’immeubles, on compte 2 566 propriétaires italiens avec un capital d’estimation de 76 millions de francs.

D’après les rapports officiels du consulat royal à Montevidéo, les Italiens de cette ville ont envoyé en Italie, par cette seule entremise, depuis 1768 jusqu’en 1880, la somme en espèces de 14 800 000 francs.

Il serait inutile de nous étendre davantage pour prouver que les Italiens qui se portent à la Plata, par exemple, sont bien loin de tomber dans le gouffre de la misère, dans ce radeau de la Méduse que l’honorable M. Depretis a voulu faire entrevoir à ses concitoyens. »

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Il résulte d’un rapport de la direction générale des domaines en Italie qu’en neuf ans, plus de 90 000 petits propriétaires ont été expulsés pour n’avoir pu payer les impôts.

Si le gouvernement italien s’était montré plus économe de l’argent des contribuables, s’il n’avait pas jugé nécessaire, par exemple, de se procurer des navires cuirassés à raison de 25 millions pièce, il n’aurait pas été obligé de faire de la fiscalité à outrance, et il ne serait pas réduit à protéger les propriétaires surchargés d’impôts aux dépens de gens encore plus pauvres qu’eux, en s’efforçant de prohiber la sortie du travail et d’abaisser ainsi artificiellement le taux des salaires.

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Le commerce extérieur des États-Unis, c’est-à-dire l’ensemble des importations et des exportations, y compris les espèces, a été dans l’année fiscale finissant le 30 juin 1882, de 1 567 071 700 dollars (7 835 millions de francs) contre 1 675 071 700 dollars, dans l’exercice précédent, soit une diminution de près de 7% provenant de l’amoindrissement du rendement général des récoltes. En revanche, le mouvement de l’immigration a dépassé celui de toutes les années précédentes ; il s’est élevé à 788 992 individus dont 502 071 ont débarqué à New York.

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Deux projets de réforme du tarif sont en ce moment soumis, l’un au Sénat, l’autre à la Chambre des représentants de Washington. Les réductions proposées au Sénat seraient d’environ 20% sur les principaux articles manufacturés. Les protectionnistes s’agitent beaucoup pour faire avorter la réforme ; peut-être réussiront-ils à la faire ajourner jusqu’au prochain congrès, mais le revirement de l’opinion publique en faveur de la liberté commerciale est de plus en plus manifeste et nous avons bon espoir qu’avant peu nos protectionnistes cesseront de pouvoir invoquer comme un argument décisif « l’exemple des États-Unis ».

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On se plaint en Europe des excès de la spéculation. Voici quelques chiffres que nous empruntons à notre confrère l’Economist de Londres et qui attestent combien nos spéculateurs sont distancés par leurs confrères d’Amérique. Sur le marché de New York, on n’a pas vendu dans les douze derniers mois, moins de 30 049 000 balles de coton, tandis que 480 000 balles seulement ont été livrées. On a vendu 647 000 000 de boisseaux de blé et on n’en a livré que 44 700 000 ; mais c’est sur le pétrole que le jeu a été particulièrement actif ; les ventes se sont élevées à1 525 000 000 barils et les livraisons n’ont pas dépassé 10 500 000 barils. Le Public de New-York calcule qu’on avait vendu, en novembre, 135 barils de pétrole pour chaque baril produit aux États-Unis, et que pendant ce mois les ventes ont été de neuf fois le stock existant. Comme on le suppose bien, ces ventes étaient purement fictives. Les vendeurs n’avaient pas l’intention de livrer et les acheteurs de prendre livraison. Les opérations n’avaient pour objet que les différences provenant de la hausse ou de la baisse des prix. Toutefois, il ne vient pas à l’esprit des Américains de faire obstacle, par des lois fiscales ou autrement, au jeu de la spéculation. L’expérience leur a appris qu’il a pour effet de limiter plutôt que d’accroître les fluctuations des prix, dans une période d’une certaine durée et, par conséquent, qu’il est avantageux plutôt que nuisible aux consommateurs.

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Si la liberté règne dans le monde des affaires, elle est malheureusement obligée de compter ailleurs avec le bigotisme étroit et formaliste que les puritains ont importé d’Angleterre. Depuis quelques années, on remarquait à New York un certain relâchement dans l’observation du dimanche ; on pouvait circuler en car ou en tramway ; des magasins de comestibles et autres demeuraient ouverts, un journal du soir avait même fait son apparition. Un nouveau code pénal a été mis en vigueur le 1er décembre dernier pour opposer un frein à ces abus intolérables :

« Nous sommes virtuellement, depuis hier, dit le Courrier des États-Unis, sous un régime nous ramenant, sous certains rapports, au bon temps de Cromwell. Ainsi, « le blasphème » est puni de l’amende et de la prison. Est considérée comme blasphème l’évocation du nom de Dieu ou de Jésus-Christ dans un sens profane, c’est-à-dire autrement que dans les formes du culte ou de la prière. Est puni également de l’amende et de l’emprisonnement tout acte public ou privé constituant la « rupture » du sabbat. Dans les actes de cet ordre, toute occupation mondaine, soit plaisirs, soit spéculation, est interdite. Il n’est permis ni de vendre ni d’acheter. Non seulement aucun lieu de divertissement ne peut être ouvert le dimanche, mais encore aucune maison de commerce, petite ou grande, d’aucune sorte, pas même pour les objets de première nécessité, ne peut rester ouverte. La seule exception est pour les maisons où la nourriture est consommée sur place, pour les pharmacies et pour les boutiques de lait, de viande et de poisson, qui peuvent être ouvertes jusqu’à 9 heures du matin. Passé cette heure, l’amende et la prison pour le vendeur et l’acheteur. Il y a plus : si la loi est strictement exécutée, nous n’aurons plus le dimanche ni voitures publiques, ni cars urbains, ni cars de chemins de fer élevés, ni postes, ni télégraphes, ni journaux. »

Cependant, ces blue laws, quoique appliquées d’abord avec une modération relative, ont soulevé d’énergiques protestations, même parmi les membres du clergé.

« Le rév. Robert Collyer, dit encore le Courrier des États-Unis, dans une allocution prononcée à l’Église du Messie, s’est énergiquement élevé contre l’étroitesse tyrannique de la loi. Il a dit que si les bons bourgeois hollandais de New York sortaient aujourd’hui de leurs tombes, ils seraient fort étonnés de voir ce que leurs descendants et leurs successeurs avaient fait de la Nouvelle-Amsterdam. Il a d’ailleurs complimenté les magistrats urbains de la modération qu’ils apportaient dans l’interprétation de la loi, comprenant sans doute que « le sabbat est fait pour l’homme, et non l’homme pour le sabbat ». La pratique de cette loi inhumaine, a-t-il dit, appesantit une contrainte cruelle sur le pauvre. Le pauvre boy qui vend des journaux ou cire des bottes le dimanche, ou l’humble colporteur qui offre ses modestes marchandises aux passants ne sont pas des criminels, quoi qu’en dise le Code pénal. Un barbier qui ne paye pas son loyer s’il ne rase pas le dimanche, ne saurait être assimilé, s’il le faisait, au pick-pocket qui dévalise son prochain.

Le sabbat, poursuit en substance, le rév. Collyer, n’est pas fait pour une petite minorité d’hommes qui voudraient nous forcer à voir avec leurs lunettes. Le dimanche ne vaut pas mieux qu’un autre jour, et il y a un grand nombre d’autorités théologiques, Luther entre autres, pour montrer que le dimanche est un jour de repos, mais non un jour d’observation religieuse obligatoire. Le vieil esprit d’intolérance n’est plus de nos jours et doit être combattu. « — Quant à moi, s’écrie l’orateur d’une voix vibrante, je combattrai cette loi infâme de toutes mes forces, parce que je crois qu’elle opprime le pauvre et exalte le riche. Il n’ya rien dans les Écritures qui l’autorise ». — Suivant le présent système, New York a moins de libertés que Londres, et se rapproche davantage de la bigoterie d’Édimbourg. Les bibliothèques et les musées devraient être ouverts à deux battants le dimanche. Il devrait être permis aux enfants de se baigner ou de jouer à la balle. Les salles de musique devraient être ouvertes. Bref, le dimanche devrait être un jour réservé pour la vie et non pas seulement pour la religion. On n’a pas plus le droit d’empêcher un homme d’aller au théâtre le dimanche que de l’empêcher d’allerà l’église.

En conclusion, l’auteur déclare que New York est maintenant la ville la plus tranquille du monde le dimanche ; mais que si ces blue laws étaient strictement appliquées, le peuple se soulèverait comme il l’a fait en France au tant de la Révolution. »

D’autres prédicateurs se sont joints au révérend Robert Collyer pour repousser ces lois, destinées cependant à « protéger la religion ». Le protectionnisme religieux est décidément en baisse aux États-Unis, et qui sait s’il n’ira pas rejoindre bientôt, dans le panier aux rebuts, la protection industrielle ?

Paris, le 14 février 1883.

G. DE M.

_________________

[1] Le budget du comité central de Londres, pour l’année 1866, écrivions-nous en rendant compte du Congrès de Lausanne en 1867, n’a pas dépassé 63 liv. sterl., un peu plus de 1 200 fr. et les comités de France, d’Allemagne et de Suisse n’ont pas eu à signaler des recettes plus brillantes. Les cotisations fixées à 30 cent. par an et par membre pour les sociétés affiliées ne rentrent pas. Il a fallu les abaisser encore. Un membre anglais a résumé, à ce propos, la situation avec beaucoup d’exactitude et d’humour. Quand il s’agit, a-t-il dit, de lever les mains au-dessus de la tête pour voter des cotisations, vous êtes toujours prêts ; quand il s’agit, au contraire, de les descendre au niveau de vos poches, vous ne l’êtes jamais ! — L’assemblée a bien pris ce mauvais propos, et elle a aussitôt levé les mains pour décréter l’abaissement de la cotisation à 10 centimes. Faute de ressources, l’association a dû renoncer à la publication de son Bulletin de statistique internationale qui devait fournir des informations régulières sur l’état des marchés de travail, le taux des salaires, etc., conception excellente quoique empruntée, hélas ! à ces affreux économistes. (Le mouvement socialiste et les réunions publiques avant la révolution du 4 septembre 1870, p. 164.)

[2] Publication bi-mensuelle politique, économique, etc. des pays latins de l’Amérique. Directeur, M. P.-S. Lamas, ancien consul.

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