Chronique (Journal des économistes, juin 1900)

Chaque mois, entre  1881 et 1909, Gustave de Molinari a publié une chronique politique et économique dans le Journal des économistes, commentant lactualité française et internationale sous un angle résolument libéral. Au programme notamment, dans cette livraison de juin 1900, la réglementation des marchés à terme, le monopole des agents de change, les méfaits du colonialisme à Madagascar, à la Nouvelle-Calédonie et au Tonkin, et la protection des animaux en Afrique.


Gustave de Molinari, Chronique (Journal des économistes, juin 1900).

 

SOMMAIRE : La publicité du travail. — Les sociétés commerciales de travail. — Le projet d’impôt sur le revenu. — Le budget de 1901 et les annuités terminables. — La réglementation des marchés à terme. — La statistique des valeurs mobilières et le monopole des agents de change. — Le rejet de l’assistance obligatoire contre les maladies et accidents en Suisse. — Les capitaux français en Russie. — Les méfaits du colonialisme à Madagascar, à la Nouvelle-Calédonie et au Tonkin. — La civilisation au Congo belge. — La protection des animaux en Afrique.

Répondant à une interpellation sur le chômage que pourra occasionner la cessation des travaux qui ont amené à Paris une affluence extraordinaire d’ouvriers, M. le ministre du commerce a abordé deux questions d’une utilité fort inégale, celle de la publicité du travail et celle de la protection internationale des travailleurs. Cette dernière va faire l’objet d’un congrès auquel M. le ministre du commerce attribue, dit-il « un très grand et très pratique intérêt ». Nous ne partageons point à cet égard — avons-nous besoin de le dire ? — l’opinion de M. Millerand. Car nous sommes d’avis que moins les travailleurs seront protégés, internationalement et même nationalement, mieux cela vaudra pour eux. En revanche, nous avons une raison particulière d’applaudir à l’annonce que M. le ministre du commerce a faite en ces termes de la création d’une institution de publicité a leur usage :

« En ce moment il se constitue un office général des renseignements sur lequel la Chambre me permettra de lui donner quelques indications précises.

Voici en quoi doit consister cet office général de renseignements. Toutes les semaines, toutes les bourses du travail adresseront à la fédération des bourses du travail à Paris les renseignements qu’elles possèdent sur l’état du travail dans leurs régions. Elles indiqueront, par spécialités d’industries, celles pour lesquelles il y a excédent d’offres de travail, c’est-à-dire pour lesquelles il y a chômage dans la localité et pour lesquelles il importe qu’il ne vienne pas d’ailleurs d’autres travailleurs demander de l’ouvrage. Elles indiqueront en même temps les spécialités pour lesquelles, au contraire, on peut en toute sécurité envoyer des ouvriers qui chôment ailleurs et qui trouveront dans cette région des établissements où s’occuper.

Ces renseignements seront centralisés dans une grande affiche, qui sera envoyée à toutes les bourses du travail d’abord et qui sera mise ensuite pour un prix très modique à la disposition de tous les syndicats qui le demanderont. De cette façon c’est une véritable bourse de la main-d’œuvre qui se constitue.

C’est placer à la disposition de tous les travailleurs des renseignements précis qui permettront que, dans chaque bourse du travail, dans chaque syndicat, on puisse dire aux ouvriers : Voilà telle ou telle ville où vous pouvez aller avec chance, certitude de trouver de l’ouvrage ; voici telle ou telle autre ville où il faut prendre garde d’aller parce que déjà il y a chômage.

Je donnerai — et je suis assuré d’être, en le faisant, d’accord avec la Chambre — sur les modestes ressources dont dispose le ministre une subvention pour permettre à cette organisation de commencer à fonctionner.

Qu’il me soit permis de dire en passant que si je dois donner une subvention, c’est que les bourses du travail sont encore sous le régime de la loi de 1884 qui ne leur permet pas de posséder, et qu’on attend avec impatience le vote par la Chambre du projet de loi que nous avons déposé et qui, modifiant sur ce point la loi de 1884, donne aux bourses du travail comme aux syndicats le droit de posséder et d’avoir des ressources. »

Nous avons, disons-nous, une raison particulière d’applaudir à une création que le ministre socialiste M. Millerand ne s’est pas fait scrupule d’emprunter à un économiste bourgeois et naturellement dépourvu d’entrailles pour la classe ouvrière. Voici, en effet, l’appel que nous adressions à une époque déjà passablement lointaine, aux ouvriers parisiens pour les engager à prêter leur concours à l’établissement de la publicité du travail :

« Si, leur disions-nous, la publicité rend aux capitalistes et aux négociants des services dont on ne saurait plus aujourd’hui nier l’importance, pourquoi ne serait-elle pas mise à la portée des travailleurs, pourquoi ne serait-elle pas employée à éclairer les démarches des ouvriers qui cherchent de l’ouvrage, comme elle sert déjà à éclairer celles des capitalistes qui cherchent de l’emploi pour leurs capitaux, comme elle sert encore aux négociants pour trouver le placement de leurs marchandises ? L’ouvrier qui, pour toute fortune, ne possède que ses bras et son intelligence, n’est-il pas aussi intéressé pour le moins à savoir en quels lieux le travail obtient le salaire le plus avantageux, que peut l’être le capitaliste à connaître les marchés où les capitaux donnent l’intérêt le plus élevé, et les négociants ceux où les denrées se vendent le plus cher ? Sa force physique et son intelligence sont ses capitaux ; c’est en exploitant ces capitaux personnels, c’est en les faisant travailler et en échangeant leur travail contre les produits dus au travail d’autres ouvriers comme lui, qu’il parvient à subsister.

Le travail est un produit de la force physique et de l’intelligence, c’est la denrée de l’ouvrier. L’ouvrier est un marchand de travail, et, comme tel, il est intéressé à connaître les débouchés qui existent pour sa marchandise et à savoir quelle est la situation des différents marchés de travail.

… Nous proposons, en conséquence, à tous les corps d’états de la ville de Paris, de publier gratuitement chaque semaine le bulletin des engagements d’ouvriers avec l’indication du taux des salaires et de l’état de l’offre et de la demande. Nous répartirons les bulletins des différents corps d’états entre les divers jours de la semaine, de telle sorte que chaque métier ait sa publicité à jour fixe.

Si notre offre était agréée par les corps d’états, nous inviterons nos confrères des départements à publier le bulletin du travail de leurs localités respectives, comme nous publierons le bulletin du travail de Paris. Chaque semaine nous rassemblerons tous ces bulletins et nous en composerons un bulletin général. Chaque semaine, tous les travailleurs de France pourront avoir de la sorte sous les yeux le tableau de la situation du travail dans les différentes parties du pays.

Nous nous adressons avant tout aux ouvriers des corps d’états de la ville de Paris. Déjà ils se trouvent organisés, et ils possèdent des centres de placement régulier. Rien ne leur serait plus facile que de livrer à la publicité le bulletin de leurs transactions quotidiennes et de doter la France de la publicité du travail[1]. »

Cet appel n’a pas été entendu. Nous souhaitons meilleure chance à l’office des renseignements de M. Millerand, quoique nous n’ayons à vrai dire qu’une faible confiance dans l’avenir d’une institution quasi officielle.

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Le Congrès de l’Association française pour l’avancement des sciences se tiendra à Paris du 2 au 9 août prochain. Voici quels sont les sujets proposés par M. Levasseur, président de la 15section :

« 1° Le travail à la main et le travail à la machine comparés au double point de vue de la main-d’œuvre employée et du produit obtenu ;

2° La question des trusts envisagée sous le triple rapport du salaire des ouvriers, du prix de la marchandise et de l’approvisionnement du marché ;

3° L’influence exercée sur la rente de la terre par les droits de douane à l’importation des produits agricoles ;

4° Examen des impôts et projets d’impôts proposés en remplacement des octrois en France ;

5° De la constitution de sociétés commerciales ayant pour objet le louage du travail. »

On remarquera parmi ces sujets de discussion, la question des sociétés commerciales de travail que nous avions soulevée sans aucun succès il y a un demi siècle, mais que notre confrère M. Yves Guyot a réussi à mettre en circulation. Les idées marchent d’un pied boiteux, mais elles marchent.

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Un nouveau projet d’impôt sur le revenu a été déposé par M. le ministre des finances. Il nous paraît superflu de l’examiner, car il est destiné, selon toute apparence, à aller rejoindre ses nombreux aînés. Requiescat in pace.

 

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Ce projet d’impôt sur le revenu ne figure pas dans le budget de 1901 qui a été déposé quelques jours plus tard, et qui accuse, comme d’habitude, une augmentation de dépenses. Cette augmentation sera de 54 millions, et on ne devra pas trop s’en plaindre si les crédits supplémentaires, non moins habituels, ne viennent pas le grossir. Le trait caractéristique du nouveau budget, c’est l’emprunt à l’Angleterre du système des annuités terminables. Nous empruntons au Journal des Débats une brève analyse de ce système, d’ailleurs bien connu de nos lecteurs :

« On achète à la Caisse des dépôts et consignations, qui les a dans son portefeuille, des rentes 3% représentant un capital de 550 millions de francs, et par conséquent un intérêt annuel de 16,5 millions. Pour payer à la Caisse le prix de cette vente, on lui promet 20 annuités de 37,5 millions chacune. Ces 37,5 millions vont se trouver disponibles en 1901 dans le budget ordinaire, par suite du remboursement des dernières obligations sexennaires. On les engage donc jusqu’en 1920. C’est, comme on le voit, la substitution d’une dette à terme, formée de 20 annuités de 37,5 millions, à une dette perpétuelle coûtant 16,5 millions d’intérêt par an. Les 550 millions de capital de la rente rachetée sont annulés. On brûle les titres, et le capital de la dette inscrite se trouve diminué d’autant. Par contre, celui de la dette à terme est grossi des 20 annuités. Ces annuités comprennent en réalité une partie d’intérêt et une partie d’amortissement, la première destinée à diminuer, la seconde à augmenter d’année en année, de 1901 à 1920. Telle est la combinaison projetée. »

On amortira donc par ce procédé 550 millions sur une dette de 30 milliards. Ce n’est guère, surtout si, comme il y a apparence, on continue à emprunter.

« On peut se demander, dit M. Yves Guyot, dans le Siècle, et nous sommes de son avis, si l’on aurait pas mieux fait de se servir des disponibilités de 1901 pour opérer un large dégrèvement sur les cafés qui aurait présenté un triple avantage : — 1° l’augmentation d’une consommation saine et populaire ; 2° l’augmentation de la consommation du sucre ; 3° une augmentation d’activité de notre commerce avec le Brésil. »

 

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On sait que nos agrariens, à l’exemple de leurs confrères allemands, ont entrepris une campagne contre les marchés à terme, et que cette campagne a des fortes chances d’aboutir, car elle a pour objet d’ajouter une nouvelle entrave à la liberté du commerce. Après l’avoir limité dans l’espace n’est-il pas logique de le supprimer dans le temps ? Mais cette économie politique des agrariens ne rappelle-t-elle pas la médecine de Sganarelle : crever un œil pour fortifier l’autre ? Est-ce bien en entravant le commerce qu’on facilitera la vente des produits de l’agriculture ?

« Ces jours derniers, lisons nous dans le Journal des Débats, la commission parlementaire des marchés à terme décida de voter les divers articles de la proposition de loi Rajon, — visant à entraver et à réglementer ces marchés, — et cela, sans avoir voulu entendre les syndicats intéressés. Ceux-ci comprenant les syndicats des commerces des blés, farines, sucres, alcools et huiles se réunirent à la Bourse de commerce pour protester contre l’absolue indifférence de la commission à l’endroit de leurs légitimes réclamations.

Cette proposition de la loi Rajon, déposée en 1898, n’a pas d’autre but, en réalité, par les obstacles qu’elle crée devant les transactions à terme, que de les supprimer. Il y a, en effet, dans la proposition de M. Rajon, des dispositions contraires à la nature des choses. Ainsi, par exemple, la suppression d’un marché à terme public pourrait être ordonné dans les deux mois. Or, lorsqu’il s’agit de produits récoltés annuellement, aucun marché à terme ne sera possible, puisque, dans ce cas, les contrats doivent être faits une année à l’avance.

Il y a, d’ailleurs, d’autres arguments, et de très nombreux, contre une réglementation qui amènerait la disparition des marchés à terme. Il serait trop long même de les citer ici. Nous rappellerons simplement que les marchés à terme tendent à régulariser le cours des marchandises. Nous avons eu l’occasion, en décembre dernier, lorsque l’on discutait sur les différences existant entre le prix des blés et celui du pain, de publier une lettre fort intéressante d’un de nos abonnés qui, très au courant de la question, montra péremptoirement, avec des chiffres très clairs, les avantages qu’apportait le marché à terme pour la régularisation du prix du pain. Mais il semble que l’on s’efforce dans les commissions parlementaires de tuer en notre pays tout sentiment d’initiative et de liberté commerciales. On se plaint, chaque jour, que notre commerce ne suive pas le développement du commerce de l’Angleterre, et celui de l’Allemagne et, chaque jour aussi, quelque proposition parlementaire restrictive et gênante vient encore ajouter des obstacle à ceux qui existent déjà en trop grand nombre. On annonce que M. Honoré Leygue, vice-président et rapporteur de la commission des marchés à terme, s’est entretenu avec une délégation des syndicats intéressés, et les a invités à formuler leurs arguments par écrit, afin de les soumettre à la commission. Il est à croire que ces arguments n’arriveront pas à retourner l’opinion de la commission, mais du moins leur publication pourra-t-elle éclairer ceux des membres du Parlement qui ne veulent pas supprimer chez nous le peu d’initiative économique qui nous reste. »

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Nous devons renoncer à rendre compte des innombrables congrès qui complètent par une sorte d’exposition intellectuelle des connaissances humaines à la fin du XIXsiècle, la merveilleuse exposition matérielle du Champ de Mars. Recueillons cependant dans le congrès des valeurs mobilières cette note de M. Alfred Neymarck sur la multiplication extraordinaire des valeurs mobilières.

« Depuis le commencement de ce siècle, dit M. Neymarck, il a été crée et mis en circulation en Europe seulement pour plus de 400 milliards de morceaux de papier appelés titres de rente, actions et obligations, parts d’intérêts, valeurs à lots, etc., désignés sous le titre générique de valeurs mobilières.

Ces valeurs rapportent annuellement 15 à 20 milliards et se répartissent entre les mains de 15 à 20 millions de porteurs de titres, capitalistes et rentiers. Or, l’ensemble des espèces métalliques et billets de banque en circulation dans le monde s’élève à peine à 5%, soit la vingtième partie de ce chiffre de 400 milliards soit 20 milliards. Au 31 décembre 1899, le montant total de la circulation fiduciaire dans toutes les banques d’émission européennes s’élevait à 15 milliards en chiffres ronds (exactement 14 milliards 992 millions) ; l’encaisse métallique-or que ces banques possédaient s’élevait à 7 milliards 859 millions ; l’encaisse métallique argent s’élevait à 2 milliards 585 millions, soit un total de 10 milliards 444 millions. L’ensemble de la circulation fiduciaire et des encaisses s’élevait à 25 milliards.

Depuis la découverte de l’Amérique jusqu’à nos jours, la valeur totale, au pair, de tout l’argent et de tout l’or que les hommes ont extrait depuis quatre siècles des entrailles de la terre peut être évaluée entre 100 et 110 milliards ; près de 50 milliards d’or et près de 60 milliards d’argent, alors que le total des valeurs mobilières créées et circulant en Europe dépasse 400 milliards…

Au 28 février 1900, la cote officielle ne comprenait pas moins de 442 sociétés dont les actions et les obligations, au nombre de 90 909 250 représentaient, au cours du jour, un capital de 42 milliards, et 203 emprunts d’États, de départements ou de villes, s’élevant en capital à 56 milliards.

En ajoutant à ce relevé les rentes françaises, 26 milliards, le capital des valeurs admises à la cote officielle au 25 février 1900 ne s’éloignait guère de 125 milliards. »

 

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Au commencement du siècle, les valeurs mobilières cotées à la Bourse de Paris se chiffraient par millions. Quoique les millions soient devenus des milliards, le nombre des agents de change, qui en monopolisent la négociation, n’a été porté que de 60 à 70. « Que dirait-on, s’est écrié M. E. Vidal, dans la discussion à laquelle a donné lieu ce monopole, si la fortune immobilière ne pouvait se vendre et s’acheter que par l’intermédiaire de 70 personnes ? » Mais le monopole a la vie dure en France, et celui-ci pourrait bien figurer encore dans le programme du Congrès des valeurs mobilières de l’an 2000.

 

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Le socialisme d’État vient de subir en Suisse un échec sensible. Par 340 000 voix contre 145 000, le peuple, usant de son droit de référendum, a rejeté une loi instituant l’assurance obligatoire contre les maladies et accidents, ainsi que l’assurance des citoyens appelés au service militaire, bien que les politiciens des deux conseils de l’Assemblée fédérale eussent voté cette loi à la presque unanimité.

Comme le remarque le correspondant du Siècle, il s’agissait de savoir si l’assurance libre serait supprimée au profit de l’assurance officielle :

« Si l’obligation de l’assurance est maintenue, les caisses libres sont condamnées à disparaître. L’État ne peut admettre leur concurrence. Le législateur suisse semble avoir prévu cette conséquence. La loi du 5 octobre 1899 arme le conseil fédéral. Il a le droit de soumettre les caisses libres à une ordonnance spéciale, qu’il rédigera selon son bon plaisir, et qu’il pourra à volonté hérisser d’exigences tracassières et de pénalités. La loi va même jusqu’à permettre le retrait du privilège (suppression du centime fédéral) d’une caisse libre « dont la gestion donne lieu à de graves abus au préjudice d’une caisse publique ». Des termes aussi vagues justifieront toutes les mesures qu’il conviendra à l’autorité de prendre contre le fonctionnement de l’assurance indépendante.

La disparition des sociétés de secours mutuels, qui groupent en Suisse 260 000 personnes, serait des plus regrettables. Elles exercent sur les mœurs une influence bienfaisante en y faisant pénétrer, par la puissance de la persuasion, les notions de prévoyance et de solidarité.

Jamais l’obligation n’obtiendra ce résultat. L’assurance de l’État portera le masque de la prévoyance, mais restera impuissante à en connaître la réalité. Elle en atrophiera plutôt le sentiment en dispensant les individus de le cultiver, puisqu’elle en fait une fonction de l’État. »

C’est l’assurance libre qui l’a emporté ; ce qui prouve que la politique de la liberté et du bon sens est encore en majorité… en Suisse.

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Notre confrère, M. Alfred Neymarck, publie dans le Rentier une statistique intéressante de l’importation des capitaux français en Russie. En voici le résumé :

« La France est créancière de la Russie pour des capitaux énormes : 7 à 8 milliards de francs. Rien que pendant la période qui s’écoule de 1884 à 1898, le montant des titres russes timbrés à Paris représente un capital nominal de 5 821 981 009 francs. Sur 20 à 25 milliards de valeurs et fonds étrangers que nous possédons, plus de 30% au moins sont constitués en titres russes. Sur l’ensemble des valeurs mobilières que possèdent nos capitalistes français, 80 à 85 milliards, près de 10%, sont constitués en valeurs russes.

Ce qui ressort de cette statistique, c’est que la France n’a pas ménagé son concours financier à sa puissante et fidèle alliée, car dans aucun pays du monde les valeurs russes ne sont aussi répandues que chez nous. Nous lui en fournirons de plus nombreux encore, le jour où les relations commerciales entre les deux pays, établies sous un régime plus libéral facilitant l’entrée en Russie des produits commerciaux français, deviendraient plus étendues. »

Ces capitaux sont, comme on vient de le voir, placés pour la plus grosse part en fonds d’État. Est-ce à dire qu’en prêtant 6 ou 7 milliards au gouvernement russe, les capitalistes français aient rendu service à la Russie ? Cela ne fait pas doute pour les politiciens, mais les économistes se montrent moins affirmatifs.

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On trouvera au bulletin une lettre que le comité de protection et de défense des indigènes vient d’adresser au ministre des colonies pour appeler son attention sur les ravages que la civilisation militariste et protectionniste est en train de commettre à Madagascar. Nous empruntons à l’Écho de Madagascar, un excellent et courageux petit journal dont nous avons reçu les premiers numéros, quelques extraits qui viennent à l’appui de cette lettre. Les Malgaches n’étaient pas riches sous le gouvernement barbare des Hovas ; on a trouvé moyen de les appauvrir encore en leur appliquant les pratiques favorites des peuples civilisateurs : les corvées, sans oublier les autres impôts, le protectionnisme etc., le tout sanctionné par le terrorisme :

« Le Malgache, écrasé par des impôts exorbitants dit l’Écho (rachat des prestations et du service militaire, taxes sur les maisons, sur les animaux, cote personnelle, etc., etc.), arrive à grand’peine à se libérer vis à vis de l’État ; toutes ces sommes payées, il lui reste bien peu d’argent à consacrer à des achats d’articles de l’extérieur. Que l’on regarde nombre d’habitants dans les campagnes, et l’on admettra sans peine avec nous, que l’indigène n’a jamais été aussi misérable et aussi loqueteux. Rien de surprenant donc à ce que les transactions avec l’Européen soient devenues à peu près nulles. »

Aux taxes exorbitantes, dont parle l’Écho, s’ajoute l’obligation imposée aux indigènes de livrer au dessous du cours leurs denrées au gouvernement :

« Il résulte de l’enquête que nous venons de faire à ce sujet que le 1er territoire militaire a donné des ordres formels à tous les cercles pour inviter les habitants à conserver leur riz pour le gouvernement. Ceux-ci n’osent en distraire une mesure, de crainte des punitions exemplaires qu’ils ne connaissent que trop.

On veut suivre, cette année, les errements précédents, consistant à acheter par force aux indigènes le riz au dessous des cours locaux. Comment le gouverneur général peut-il tolérer de semblables agissements, connus de tous, aussi près de Tananarive ? L’État ne profita même pas de cette spéculation qui ruine la population.

Si les chefs de cercle ont besoin de riz, qu’ils l’achètent comme de simples particuliers dans les marchés, mais qu’il n’abusent pas de leur autorité pour dépouiller les indigènes. »

On ne se borne pas à abaisser artificiellement le prix des denrées que vendent les indigènes, on renchérit celles qu’ils achètent, en surtaxant les produits étrangers. Sous le gouvernement des Hovas, les indigènes jouissaient de la liberté du commerce, et ils en profitaient pour acheter à bon marché des cotonnades anglaises et américaines. Ils sont obligés aujourd’hui de les acheter aux prix de la protection. La protection ajoutée à la fiscalité civilisée n’explique-t-elle pas suffisamment leur appauvrissement ?

La même politique économique sévit dans la Nouvelle-Calédonie où le droit de capitation de 10 fr. imposé aux misérables Canaques dont on a confisqué les terres, vient d’être porté à 15 fr. Elle règne aussi en Indo-Chine où les travailleurs étrangers, Chinois ou Malais, sont soumis à un impôt de capitation de 34 fr. 50. Comme le remarque le Siècle, en réduisant l’impôt des neuf-dixièmes, les deux ou trois cent mille Chinois de Cochinchine seraient bientôt deux ou trois millions ; le budget, au lieu d’y perdre, y gagnerait et, la production augmentant, la cherté de la vie ne tarderait pas à diminuer.

La législation pénale est au niveau de la législation fiscale et économique, à en juger par ce fait divers que le Siècleemprunte au Petit Tonkinois :

« — LePetit Tonkinois cite un cas de torture où l’épreuve du feu, des tenailles à froid et du rotin ont été appliqués à trois accusés indigènes en présence de notre résident supérieur par intérim, M. Morel. Ces supplices n’ayant amené aucun aveu, les juges tonkinois se préparaient à recommencer l’épreuve, mais M. Morel s’y opposa formellement.

Il fit bien ; mais n’avait-il pas les pouvoirs nécessaires pour interdire dès le début ces procédés barbares, comme il en a interdit la rédicive ? »

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Il convient de dire que la France n’a pas le monopole de ces procédés civilisateurs. Nous avons signalé les effets du système des compagnies privilégiées du Congo belge. Ce système a le mérite d’enrichir les actionnaires, — on nous cite une compagnie dans les actions émises à 500 francs ont monté à 30 000 francs, — mais en tarissant les sucres mêmes de la richesse. On massacre, en masse, les éléphants qui fournissent l’ivoire et on détruit les lianes qui produisent le caoutchouc. C’est le procédé que Montesquieu attribuait aux sauvages de la Louisiane qui coupaient l’arbre pour avoir le fruit. Encore ce procédé a-t-il été perfectionné an Congo. On y coupe les mains des indigènes qui se refusent à livrer aux agents des compagnies, au prix de 25 centimes, le caoutchouc qu’elles vendent 10 francs. De là des révoltes et des exécutions dont un correspondant de l’Indépendance belge faisait récemment ce récit pittoresque :

« Vingt hommes pris en armes dans le fort ont passé en jugement. L’un d’eux a été acquitté, un autre condamné à 10 ans de prison. Les 18 condamnés à mort ont été fusillés le lundi, 30 avril, non loin de la prison de Boma.

L’exécution, à laquelle assistait toute la population blanche de Boma, a duré environ sept minutes.

Dix-huit poteaux se dressaient au milieu de la brousse (les matitis) sur deux rangées, l’une un peu en retrait. Trente-six tirailleurs étaient placés à dix pas des poteaux.

Dès 7 heures du matin, la foule arrive et se presse dans un petit chemin longeant le champ d’exécution. Quelques curieux, pour mieux voir, gravissent une colline voisine.

L’exécution a lieu en deux actes.

Quand tout est prêt, on fait venir le premier détachement de condamnés, très crânes, marchant à la mort comme si de rien n’était.

Le premier arrivé se place face au poteau. Un policier le retourne. Les autres s’adossent d’eux-mêmes aux huit autres poteaux du premier rang. On les y attache par le cou et les pieds, un bandeau sur les yeux, la bouche bâillonnée pour éviter les cris. Chacun des condamnés est assisté d’un policier. La foule est calme, gardant une attitude très digne, sans émotion apparente.

Le sous-officier Blanchard commande l’exécution : Présentez armes ! Portez armes ! Premier rang à genoux ! Apprêtez armes ! Charge à volonté ! Joue, feu !

Aussitôt les corps s’affalent, et sans perdre un instant le coup de grâce est donné à chacun des suppliciés.

Arrive ensuite le second détachement, et la seconde phase de l’exécution s’accomplit, mieux réglée que la première. Pas de contorsions. Tous les condamnés ont été touchés au bon endroit.

Une fosse énorme, où l’on avait jeté quelques barils de chaux, était creusée à deux mètres des poteaux. Des prisonniers à la chaîne délient les cadavres sanglante et les placent dans la fosse. »

Tels sont les fruits du monopole, greffé sur le colonialisme.

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Une conférence internationale pour la protection des animaux en Afrique s’est réunie à Londres, sous la présidence de Lord Hopetoun, chambellan de la reine. Dans son discours d’inauguration, le président a exposé ainsi le motif de cette conférence :

« Sans aucun doute il est inévitable qu’à mesure qu’une nouvelle contrée se peuple, les plus grands types du règne animal diminuent par l’effet de l’arrivée de l’homme. Il faut bien que les moissons soient protégées contre les déprédations des graminivores, et les troupeaux contre les ravages des bêtes de proie. Mais l’Afrique tropicale ne sera pas de longtemps occupée par une population de race blanche, et pendant de longues années encore il existera des territoires où tous les types connus de la faune africaine pourront se rassembler sans dommage pour les habitants, de vastes jardins zoologiques où l’on pourra continuer à observer les mœurs des espèces animales et où le crayon de l’artiste et l’objectif du photographe pourront remplacer le fusil du sportman ou du commerçant.

Dès aujourd’hui, les puissances qui dominent en Afrique sont en mesure d’arrêter la source principale du mal : la destruction des animaux en vue d’un profit pécuniaire. Le bison, le wapiti, le phoque, l’oiseau de paradis ont tous été réduits à leur nombre actuel par l’avidité du chasseur de peaux ; l’éléphant qui, vivant, rend tant de services à l’homme, est en danger d’être exterminé pour son ivoire. Quelques raisons que les individus intéressés dans ce commerce puissent alléguer pour justifier leurs massacres, on ne saurait nier que, pour employer une expression commune, « ils ne tuent la poule aux œufs d’or ». Quand l’éléphant aura été détruit, il faudra bien que le commerce cesse ; s’il est préservé et si la chasse est réglementée, on pourra continuer à obtenir de l’ivoire, en quantité moindre, il est vrai, mais encore considérable, et l’animal vivant lui-même pourra être employé en Afrique pour l’usage de l’homme comme il l’est en Asie. »

La conférence a adopté une série de mesures de protection que nous approuverions encore plus volontiers si elles s’étendaient des animaux aux hommes.

G. de M.

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[1]Courrier français du 20 juillet 1846. Reproduit dans la Bourse du travail, p. 128.

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