Pourquoi trente ans de monopole ? Observations sur le projet relatif à la Banque de France

En 1891, le renouvellement du privilège de la Banque de France est en débat. Adolphe Coste, spécialiste des questions monétaires, publie alors une courte brochure aux éditions Guillaumin, pour présenter ses propositions de réforme. Le renouvellement pour 30 ans, par exemple, le gêne. « Pourquoi s’enchaîner pour une si longue période, écrit-il, quand on ignore quelles seront les exigences de l’avenir, quand la question monétaire, la question douanière, la question du crédit agricole, la question des banques libres, la question des chèques et des compensations sont à peine posées et loin d’être résolues ? »

Pourquoi trente ans de monopole ?

Observations sur le projet relatif à la Banque de France

par Adolphe Coste

(Paris, Guillaumin, 1891)

 


POURQUOI TRENTE ANS DE MONOPOLE ?

 

Un mot d’avertissement

Ceci n’est pas un pamphlet, mais une simple et sérieuse critique du projet de loi relatif à la Banque de France.

La forme de cette publication à été imposée par les circonstances. On a dû certainement remarquer le grand silence ou l’universelle approbation qui a suivi, dans la presse, la présentation du projet de loi du gouvernement. Il semble qu’un aimant puissant, dont le pôle magnétique pourrait être assez exactement déterminé, ait attiré à lui toutes les boussoles de la presse. Par suite de ce phénomène météorologique, les journaux restant silencieux, il faut recourir aux brochures.

C’est, d’ailleurs, un effet bien naturel de cette force immense de la Banque de France, confiée à un petit groupe de banquiers puissants. Nul n’ose discuter librement les conditions du fonctionnement de la grande institution de crédit. Soit crainte, soit flatterie, les plus directement intéressés se taisent. Ceux-là seuls peuvent parler avec franchise qui, n’ayant en cette affaire rien à gagner ni rien à perdre, sont indifférents aux personnes bien que respectueux pour elles, et uniquement soucieux de la vérité.

C’est pourquoi, simple économiste et statisticien, j’ose prendre la plume et m’adresser à ceux qui ont le devoir de protéger notre crédit, nos échanges, et de défendre notre trésor de guerre.

J’estime, en effet, qu’il y a trois choses dont nul citoyen, à quelque parti qu’il appartienne, ne doit se désintéresser : l’armée, les chemins de fer, la Banque nationale. Ce sont là trois organes essentiels de la prospérité du pays. Qu’on néglige le reste ou même qu’on en trafique, le mal n’est pas mortel. Mais, au nom du patriotisme, défendons avec vigilance les trois grandes choses qui, dans l’ordre économique, sont nécessaires à notre vitalité.

Les bonnes intentions de M. Rouvier.

Le projet de loi présenté par l’honorable M. Rouvier, ministre des finances, est l’œuvre d’un financier habile, dont les intentions sont probablement excellentes, mais trahissent beaucoup trop d’indulgence pour la haute banque et beaucoup trop de respect, j’allais dire de superstition, pour les grandes situations acquises.

M. Rouvier semble parler plutôt en futur gouverneur de la Banque qu’en ministre actuel des finances.

Ainsi il fait ressortir avec une certaine complaisance les progrès réalisés par la Banque depuis 1856 ; ils sont incontestables ; mais il aurait fallu mettre en balance les perfectionnements bien autrement considérables qui sont résultés depuis 1859 de la création des banques de dépôt libres, dont la concurrence a forcé l’antique institution de la rue de la Vrillière à modifier ses vieux errements.

Le ministre rappelle avec exactitude l’inappréciable ressource que la nation a trouvée dans le crédit de la Banque en 1870 et 1871. « La Banque, dit-il, a pu faire à l’État des avances aussi considérables (1 500 millions), sans que la confiance qu’inspirait son crédit ait été un instant ébranlée, sans que les trois milliards de papier qui circulaient avec sa signature aient jamais été dépréciés. » Il omet de faire remarquer que si la France a pu profiter de cette puissante réserve financière, c’est précisément parce que l’on ne l’avait point précédemment entamée. Avant 1870, le maximum de la circulation des billets de banque n’avait pas dépassé 1 439 millions ; grâce à cette modération relative, il a pu s’élever jusqu’à 3 072 millions en 1873. Depuis lors, le chiffre des billets n’est jamais redescendu au-dessous de 2 101 millions (en 1879) ; et aujourd’hui, en pleine paix, nous sommes remontés à 3 173 millions, un chiffre énorme ! M. Rouvier peut-il affirmer que nous pourrions, en cas de besoin et sans danger, augmenter de 1 500 millions, comme en 1871, la circulation fiduciaire ? [1]

L’honorable ministre, enfin, invoque le très grand service rendu par la Banque dans des circonstances récentes où le crédit public était exposé à recevoir une atteinte des plus graves. Il fait évidemment allusion à l’avance de 100 millions consentie par la Banque au Comptoir d’Escompte pour permettre à cette malheureuse société de rembourser ses déposants. La chose est indéniable, mais la Banque était couverte par des nantissements et par une garantie de presque toute la banque parisienne, comprenant à cette époque la solidarité du crédit. La Banque de France n’a eu, en définitive, qu’un seul courage : celui de sortir de ses statuts avec l’autorisation de M. Rouvier et d’en tirer un profit raisonnable. Si elle en obtient, par surcroît, une prolongation de privilège, ce sera une double mouture, et l’on pourra dire que la chute de l’ancien comptoir lui aura bien profité.

Est-ce à dire que j’entende dénigrer les services rendus par la Banque ? Je serais un bien misérable critique si j’entendais le faire. Je reconnais, au contraire, avec admiration, son immense utilité ; mais je l’attribue à l’organisation du crédit, dont elle est la plus haute expression, et non aux hommes, si honorables et si capables soient-ils, qui sont à sa tête ; encore moins, n’est-ce pas, à ses actionnaires.

C’est donc à l’institution de la Banque, non à ses régents ou à ses actionnaires, qu’il faut profondément s’intéresser.

Le bilan de la Banque.

Quand on jette les yeux sur un des bilans hebdomadaires de la Banque, on est tout d’abord ébloui, et de la multiplicité des rubriques (il y en a trente-cinq) figurant à l’actif ou au passif, et des sommes énormes qui sont attribuées à chaque article et qui se totalisent, soit comme emplois (actif), soit comme ressources (passif), par un chiffre colossal de 4 milliards 124 millions (exactement, d’après le bilan du 2 janvier 1891 au matin, 4 124 384 983 fr. 38).

Mais, si l’on observe ce bilan avec un peu de patience et si l’on met en regard les articles de l’actif et du passif qui se servent mutuellement de contrepartie, on arrive assez facilement à diviser le bilan en trois tranches bien caractérisées :

BILAN DU 2 JANVIER 1891

EN MILLIERS DE FRANCS

ACTIF PASSIF
(Emploi des ressources) (Provenance des ressources)
Rentes sur l’État 212 607 Capital et réserves générales 212 608
Encaisse et avance à l’Angleterre 3 781 200 Billets au porteur 3 778 752
Effets escomptés Comptes courants ou dépôts des particuliers
Avances aux particuliers Compte courant ou dépôts du Trésor
Avances au Trésor
Immeubles 130 578 Réserves immobilières et spéciales 133 025
Dépenses d’administration Bénéfices
Emplois divers Billets à ordre et ressources diverses
Totaux 4 124 385 4 124 385

De cette simplification, il résulte d’abord que le capital de la Banque n’entre pour rien dans ses opérations actives. Il est tout entier placé en rentes sur l’État, dont près de la moitié est immobilisée. Ce n’est, en définitive, qu’un cautionnement plus que modeste, eu égard à la très grande importance des affaires engagées. Nous reviendrons sur son rôle.

Si nous faisons ensuite abstraction des ressources et emplois divers (qui répondent à des encaissements de coupons et d’effets, à des mouvements de fonds d’un lieu sur un autre, à toute l’administration intérieure de la Banque, ainsi qu’aux opérations accidentelles et extraordinaires), nous arrivons à concentrer tout le fonctionnement de la Banque dans les opérations de la deuxième catégorie que nous détaillerons comme suit :

ACTIF Mille francs
Encaisse or et prêt à la Banque d’Angleterre 1 195 324
Encaisse argent 1 240 874
Total de l’encaisse métallique 2 436 198
Effets escomptés 920 104
Avances sur lingots 12 171
Avances sur titres 272 726
Avances au Trésor 140 000
Ensemble 3 781 200
 

PASSIF

Billets au porteur en circulation 3 186 098
Comptes courants particuliers (dépôts) 417 887
Compte courant du Trésor (dépôts) 174 767
Ensemble 3 778 752

Ainsi tout le fonctionnement essentiel de la Banque réside en huit comptes et peut être figuré comme suit en chiffres proportionnels :

ACTIF % PASSIF %
Encaisse or 31,60 Billets en circulation 84,30
Encaisse argent 32,90 Dépôts des particuliers 11,10
Escomptes 24,30 Dépôts du Trésor 4,60
Avances aux particuliers 7,50
Avances au Trésor 3,70
    100      100

En laissant de côté le Trésor, dont le débit et le crédit se balancent fréquemment, il est évident qu’on peut dire que toutes les ressources effectives de la Banque de France viennent des dépôts, soit de ces dépôts anonymes que représentent les billets de banque remboursables au porteur [2], soit des dépôts nominatifs que représentent les comptes courants particuliers.

Ces ressources, puisées dans toutes les bourses, dans toutes les caisses où le billet de banque va se substituer habituellement au numéraire, sont représentées :

Pour un tiers, par de l’or ;

Pour un tiers, par de l’argent inexportable ;

Pour un tiers, par du papier (escomptes et avances).

D’où vient cette énorme accumulation de dépôts ?

On peut être tenté de s’étonner d’une telle accumulation de dépôts, soit anonymes, soit nominatifs, ne rapportant d’intérêts ni les uns ni les autres ! La raison pourtant en est simple.

Plus nous avançons dans le progrès économique, plus les affaires se développent. Les règlements des échanges se font par sommes de plus en plus grosses, et les espèces métalliques deviennent de plus en plus lourdes à manier.

Un garçon de recettes ne peut pas porter plus de trente kilogrammes : ce fardeau ne représente que 6 000 francs en argent, 93 000 francs en or. Maigres sommes !

On trouve donc un très grand avantage à se débarrasser de tout ce métal, de manière à ne plus avoir à le compter, à le peser, à le porter, de manière aussi à éviter les risques d’erreur et de fausse monnaie. C’est un véritable soulagement de pouvoir mettre en lieu sûr ses sacs d’or ou d’argent, en gardant la faculté d’en disposer à toute heure ou d’en transférer la propriété à l’aide d’un simple papier, billet de banque, chèque ou ordre de virement.

Or, la confiance grandit avec le privilège accordé à une banque unique, avec l’uniformité des billets et des mandats, quand surtout l’État donne l’exemple de la confiance, et quand il consacre la valeur de ces billets en leur accordant le cours légal, c’est-à-dire la qualité libératoire, le droit de servir à des offres légales de paiement pour toutes les dettes.

Avec de tels encouragements venant s’ajouter aux avantages intrinsèques, il est bien naturel que les espèces métalliques aient afflué à la Banque.

Au fur et à mesure qu’elles s’y concentraient, la Banque étendait utilement ses opérations. Elle ajoutait de plus en plus à son rôle de caissier celui d’escompteur d’effets de commerce, puis de prêteur sur titres. Et, naturellement encore, tous ces crédits qu’elle accordait contribuaient à augmenter les dépôts provisoires laissés par les ayants compte.

C’est ainsi que, soit par la simplification de la circulation, soit par l’effet des services qu’elle est en état de rendre, la Banque de France est parvenue à concentrer dans ses caisses une somme énorme de numéraire, près du tiers de tout ce qu’il en existe en France, presque autant qu’il y en a dans tout le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande.

Conséquence précieuse de ce fonctionnement.

En même temps que chacun profite de l’aisance plus grande de la circulation et de l’extension du crédit commercial, il en résulte aussi, presque à l’insu de tous, un avantage inappréciable : il se crée une énorme réserve financière, applicable à toutes les nécessités extraordinaires et accidentelles.

Mais ici il faut bien comprendre en quoi consiste cette réserve financière.

Ce n’est pas, comme on le pense quelquefois, dans les tonnes d’or et d’argent qui gisent dans les caves de la Banque. Sans doute, puisqu’elles sont concentrées dans une seule caisse, il est facile d’en déposséder brusquement les ayants droit, en supprimant, par un coup d’État financier, la faculté pour eux de se faire rembourser en métal ; oui, cela est facile, mais outre que cela est malhonnête, cela est dangereux, parce que l’établissement du cours forcé des billets de banque ne va jamais sans de profondes perturbations de tous les intérêts sociaux. Nous en avons vu l’exemple en France, sous la Révolution française, du temps des assignats, et nous en voyons, en ce moment même, un nouvel exemple dans les désordres financiers de la République argentine, où le renchérissement de toutes choses, la prime sur l’or arrivée à un chiffre invraisemblable de plus de 200%, et l’agiotage effréné qui en était la conséquence ont amené une révolution dont ce beau pays sera long à se remettre.

Donc, la réserve financière dont nous parlons ne réside point, à proprement parler, dans l’encaisse métallique de la Banque : elle est dans l’immense facilité de circulation des billets de banque, dans la confiance qu’ils inspirent, dans l’habitude parfaitement établie où se trouve le pays tout entier de les recevoir sans aucune discussion et de les garder en portefeuille sans aucune crainte. Cette habitude a été longue à acquérir ; elle est le prix de quarante ans de sagesse, de quarante ans de privilège.

Il résulte, en effet, de cette confiance universelle accordée au billet de banque, qu’on ne se préoccupe pas rigoureusement, et à tout instant, de son gage. En temps ordinaire, la Banque consacre environ un tiers ou deux cinquièmes de son encaisse aux opérations d’escompte ou d’avances sur titres (ou, ce qui revient au même, sans toucher à son encaisse, elle augmente sa circulation en billets de pareille somme). Il y a donc, pour quelques centaines de millions, des billets de banque qui circulent sans être gagés par du métal, et nul n’en souffre. Si, pour faire face à des besoins accidentels, on venait à accroître de quelques centaines de millions cette circulation de billets à découvert, on ne s’en apercevrait guère.

Sans doute, avec le temps, il en résulterait de graves inconvénients : les denrées nécessaires à la vie renchériraient, les salaires et les rentes deviendraient insuffisants, l’or ferait prime comme à Buenos-Aires ; mais, pour un temps assez court, et pourvu qu’on ne dépassât pas une certaine mesure, surtout si le gouvernement surveillait l’émission sans en abuser lui-même, la confiance resterait entière, les prix n’en seraient pas modifiés, les affaires n’en seraient pas troublées.

La mesure de ces émissions supplémentaires de billets de banque que le marché peut supporter varie avec les circonstances : elle est d’autant plus grande que le chiffre de la circulation des billets a été précédemment plus modéré.

De 1871 à 1875, la moyenne des émissions extraordinaires de billets de banque a été en permanence d’environ 1 500 millions, et le billet de banque n’a pas été déprécié : en sorte que le cours forcé qu’on avait décrété a été, pour ainsi dire, une précaution superflue. Cette bonne tenue du billet de banque est résultée de deux circonstances :

D’abord, du grand mouvement d’affaires qui a éclaté après la guerre et qui, produisant beaucoup d’effets de commerce, avait fait en quelque sorte le lit des billets de banque (ceux-ci ne faisant que se substituer à un papier du même genre) ;

Ensuite, de la modération relative des émissions de billets avant 1870 : de 1865 à 1869, la circulation moyenne n’avait été que d’environ 1 100 millions (minimum : 626 ; maximum : 1 439).

J’en conclus que la réserve fiduciaire résulte de la modération des émissions de billets de banque. Plus on prodigue les émissions, surtout pour des opérations non commerciales (avances sur titres et escompte de papier de banque), plus on porte atteinte à cette précieuse réserve.

cessité absolue de ménager la réserve fiduciaire.

Les circonstances politiques et économiques au milieu desquelles nous vivons nous font un devoir impérieux de ménager notre réserve fiduciaire.

Nous en avons besoin, à défaut de trésor de guerre, pour pourvoir aux nécessités urgentes d’une mobilisation de nos forces militaires ou navales si une guerre inopinée venait à surgir. Mieux que l’or du trésor allemand ou du trésor italien, nos billets de banque suffiraient à solder toutes les dépenses en attendant qu’un emprunt public y ait pourvu.

Nous en avons besoin pour assurer le fonctionnement si dangereux de nos caisses d’épargne. Les trois milliards et demi environ de petites épargnes, colligés par les caisses d’épargne et par les bureaux de poste, sont tout entiers placés en rentes ou en valeurs de l’État. Comment pourrait-on réaliser instantanément une telle somme de rentes au cas où les demandes de remboursement afflueraient aux caisses d’épargne ? Même en faisant usage de la clause de sauvegarde, il n’en faudrait pas moins rembourser près de 600 millions par mois. Le Trésor serait dans l’impossibilité de le faire sans recourir à la Banque de France.

Enfin, par des motifs à peu près semblables, nous avons besoin d’une réserve fiduciaire pour assurer le fonctionnement de nos banques de dépôt. Tant en comptes courants qu’en comptes de chèques, elles ne réunissent pas moins, à l’heure actuelle, de 1 600 millions de dépôts. Pas une de ces banques ne serait en état de rembourser, en quarante-huit heures, la totalité de ses dépôts, puisqu’ils sont employés, partie en effets escomptables, partie en reports, partie en crédits et participations financières. Que l’une de ces sociétés de crédit faillisse à ses engagements, toutes les autres seraient menacées. Au contraire, avec le concours de la Banque de France, on a tout le temps nécessaire pour réaliser le portefeuille qui sert de gage au remboursement des dépôts. C’est ce qu’a si bien compris l’honorable M. Rouvier lorsqu’il a usé de son ascendant pour déterminer la Banque de France et les principales sociétés de crédit parisiennes à venir au secours de l’ancien Comptoir d’Escompte et à sauvegarder l’avoir des déposants.

Donc, sur tous ces points, pas l’ombre d’un doute ; il faut absolument ménager la réserve fiduciaire de la Banque ; elle fait partie du patrimoine de la nation.

Quels moyens faut-il employer à cet effet ? Avant de répondre à cette question, il nous faut d’abord préciser quel est le rôle du capital de la Banque et des régents qui l’administrent.

Le rôle du capital de la Banque.

L’étude rapide que nous venons de faire du fonctionnement de la Banque de France nous a démontré jusqu’à l’évidence que la vaste clientèle de la Banque — cette multitude de porteurs de billets de banque, et ce grand nombre d’ayants compte à la fois déposants et emprunteurs —, forment, en réalité, une vaste mutualité qui se fait crédit à elle-même, pour un chiffre permanent de près de 4 milliards, par l’intermédiaire de la Banque.

Elle se fait crédit à elle-même, car la Banque ne prête rien de ce qui lui appartient personnellement. La Banque ne fournit qu’un cautionnement pour ses fonctions de caissier et de gérant. Elle se déclare, en outre, fournisseur de métaux précieux et prétend qu’elle assure le remboursement des billets de banque en espèces.

Ce sont là les seuls titres qu’elle puisse invoquer pour encaisser des bénéfices qui ont fait monter ses actions de 1 000 fr. à 4 300 francs, chiffre actuel, après avoir fait 4 700 francs en 1872, au lendemain de nos désastres, et 6 800 francs en octobre 1881.

Or je prétends :

1° Que le cautionnement est trop faible ;

2° Que la Banque manque de ressources propres pour fournir aux opérations d’avance sur titres et de prêts à la spéculation ;

3° Qu’elle n’est ni intéressée ni obligée au maintien de la réserve fiduciaire nécessaire à notre pays ;

4° Qu’elle ne se conforme pas exactement à la seule règle qui serait efficace pour modérer la circulation des billets de banque, à savoir : le remboursement des billets en espèces métalliques ayant cours.

Ma démonstration sera très courte. Je n’aurai presque qu’à énoncer les faits, tant ils sont significatifs.

1° Insuffisance du capital comme cautionnement.

En 1803, le capital de la Banque fut fixé à 45 millions de francs. En 1806, il fut élevé à 90 millions ; mais, nous dit M. le ministre des finances, des rachats opérés successivement de 1814 à 1820, le ramenèrent à 67 900 000 francs.

En 1848, par suite de la fusion des neuf banques d’émission départementales, le capital fut porté à 91 250 000 francs. À ce moment (je prends le chiffre de 1847), le mouvement des escomptes était de 1 810 millions et demi, vingt fois le capital. En fait d’avances sur titres, il ne pouvait être consenti de prêts que sur les effets publics français.

En 1857, le capital fut doublé et établi au chiffre actuel de 182 500 000 francs. En cette année, le mouvement des escomptes fut de 5 507 millions, trente fois le capital. En outre, les avances sur titres furent étendues aux obligations de la Ville de Paris, aux actions et obligations des chemins de fer français et aux obligations du Crédit foncier de France.

En 1889, le montant des escomptes a été de 9 180 millions, soit cinquante fois le capital. En outre, le montant des avances sur titres a été de 712 millions. Le chiffre total des affaires s’est élevé à 12 803 millions.

Veut-on une autre comparaison ? Faisons un rapprochement instructif avec la Banque d’Angleterre :

Le capital de la Banque de France est à son pouvoir d’émission actuel (3 500 millions) dans la proportion de 5,21%, et il tomberait à celle de 4,56% si le projet gouvernemental d’élever le pouvoir d’émission à 4 milliards était accepté.

Le capital de la Banque d’Angleterre est de 14 553 000 livres sterling pour un pouvoir d’émission de 39 802 635 livres sterling, soit une proportion pour le capital de 36,56%, sept fois plus forte qu’en France.

À tous égards, il semblerait donc convenable de remonter le capital à un chiffre plus en rapport avec l’importance des opérations. Autrement, on mettrait beaucoup trop en évidence le caractère de simple mutualité de la Banque de France, et l’on autoriserait bien des gens à conclure qu’il n’y a plus besoin de capital du tout et, par conséquent, qu’il n’y a plus lieu ni à actionnaires ni à régents, un conseil de mutualistes en prenant la place et suffisant pour assister les gouverneurs.

Je me hâte de dire que n’est point mon avis. J’estime qu’il faut un capital et je vais en indiquer l’utilité.

2° Manque de ressources propres à la Banque.

C’est parce que la Banque de France n’a qu’un très petit capital, et parce que ce capital est tout entier immobilisé en rentes sur l’État, que toutes les opérations de crédit sont faites avec les ressources provenant, pour 84% environ, des billets de banque, pour 11% environ des dépôts.

Ce système constitue un danger : il tend à fausser la circulation et à altérer les prix sur le marché.

Je m’explique.

Quand un filateur de laine, par exemple, vend ses filés à un fabricant de tissus de laine, il fait traite sur lui du montant de sa vente et le tisseur met son acceptation sur la traite. À son tour, le filateur achète sa matière première au marchand de laines et règle son achat avec l’acceptation du fabricant. Cet effet de commerce peut continuer à circuler par endossements successifs ou bien être remplacé dans la circulation par un billet de banque sans que les conditions du marché en soient sensiblement modifiées. En définitive, l’effet ou le billet de banque, en donnant corps au crédit, permettent de revenir à l’échange en nature, au troc des marchandises sans l’intermédiaire de la monnaie. Dans ces conditions, la circulation du papier se mesure et se proportionne naturellement à l’importance des marchandises à échanger.

Il n’en est pas de même quand, par le fait des avances sur titres, la Banque substitue des billets de banque valant du numéraire à des titres représentant des capitaux engagés. Alors elle crée un numéraire fictif qui n’a point sa contre-valeur sur le marché, et ce numéraire fictif, venant en concurrence avec le numéraire réel ou avec le papier né des échanges réels, tend à faire hausser artificiellement soit les denrées, soit les valeurs mobilières.

Il en est ainsi également pour les avances sur titres déguisées, c’est-à-dire pour les escomptes de papier de banque, avec cette aggravation qu’on opère là indirectement non plus sur des titres français agréés par le gouvernement, mais sur des titres extra-statutaires ou étrangers qui ne viennent pas dans les coffres de la Banque.

Exemple : Un banquier, de cette aristocratie financière qu’on nomme la haute banque, se charge d’une émission de titres étrangers (fonds d’État, valeurs de chemins de fer, de travaux publics, de mines, etc.) ; mais le moment n’est pas favorable à l’émission immédiate ou bien l’opération se poursuit durant une assez longue durée. Alors le banquier émetteur autorise les autres banquiers représentant les emprunteurs à faire traite sur lui ou sur un tiers participant. Les acceptations ainsi créées, qui ne représentent à aucun degré une opération commerciale, sont néanmoins escomptées à la Banque de France et là échangées contre des billets de banque qui valent du numéraire sur le marché général. Dans ce cas, les porteurs de billets de banque sont de véritables souscripteurs temporaires, sans le savoir, de titres en émission ou d’opérations analogues.

En définitive, les opérations de la Banque sont de deux sortes :

Opérations de crédit commercial, quand la Banque escompte des effets de commerce qui représentent des marchandises échangées ;

Opérations de crédit mobilier, quand la Banque fait des avances sur titres ou quand elle escompte des acceptations de banque, du papier de crédit.

Le crédit commercial peut être fait librement, sans danger sérieux pour la circulation.

Le crédit mobilier, déguisé ou non, ne doit pas être entièrement proscrit, mais il doit être surveillé avec soin ; et pour éviter qu’il ne fausse les conditions du marché, il faudrait que la Banque y consacrât, non les ressources de tout le monde, mais celles de ses propres actionnaires.

De là la nécessité d’une augmentation de capital pour faire face tout au moins à l’accroissement des avances sur titres.

3° Les administrateurs de la Banque n’ont ni intérêt ni obligation au maintien de la réserve fiduciaire.

La Banque, n’ayant pas de ressources propres à consacrer aux avances sur titres ou au papier de banque, y emploie ses billets de banque.

Elle a intérêt à développer ces opérations parce qu’elles sont fort bien garanties et très sûres. Le papier de crédit comporte souvent des risques moindres que le papier commercial lui-même, et il est beaucoup plus extensible que le papier de commerce.

Enfin, par habitude professionnelle, les membres de la haute banque qui composent le conseil des régents sont portés à préférer ces opérations de crédit mobilier déguisé. Les avantages sont pour eux et pour la Banque, les inconvénients pour le pays.

Il en résulte que, par sa constitution actuelle, la Banque de France est presque fatalement poussée à exagérer la circulation fiduciaire, sans développer corrélativement le crédit commercial ; elle sature le public de billets de banque et elle entame, par conséquent, cette réserve fiduciaire qu’il nous importe tant de conserver intacte.

Il n’y a pas de remboursement effectif des billets de banque.

À la vérité, il y aurait un frein efficace aux abus que je signale et dont nul n’a conscience dans le public : ce serait le remboursement sincère des billets de banque au porteur et à vue en la monnaie même à laquelle les porteurs de billets de banque ont renoncé pour les recevoir.

Avec ce remboursement sincère et loyal, on serait immédiatement averti, par les diminutions de l’encaisse, de l’exagération des émissions.

Aujourd’hui, ce remboursement n’existe pas, ou du moins il est entièrement fictif.

Allez présenter au guichet de la Banque de France pour 100 000 francs de billets au porteur et demandez-en le remboursement en espèces. On vous offrira gravement cent sacs d’écus pesant ensemble 500 kilogrammes, une demi-tonne d’argent, on vous les pèsera pendant une heure, et l’on vous demandera par surcroît 10 francs pour les sacs.

Si vous vous plaignez trop vivement ou si vous démontrez que vous ne voulez pas faire un mauvais usage de votre monnaie, on vous accordera des pièces de dix francs en or, qui n’ont plus le poids droit et qui ne sont pas reçues à l’étranger pour leur valeur nominale. Peut-être aussi, par faveur spéciale, vous accordera-t-on quelques pièces de vingt francs, mais en petite quantité, et choisies parmi celles qui sont usées par la circulation : tout cela pour éviter le drainage de l’or et son exportation au dehors.

Il y a un moyen bien plus sûr d’éviter le drainage de l’or et l’exportation du numéraire, c’est de modérer les avances sur titres et les escomptes du papier de banque : le crédit purement commercial n’a jamais fait sortir notre or du pays, autrement que dans la mesure indispensable pour nous empêcher, en cas de disette, de mourir de faim.

Donc le remboursement sincère des billets de banque n’existe pas, et la Banque se trouve exonérée du devoir de s’approvisionner de métaux précieux ; elle se contente de ne pas rendre ceux qu’on lui apporte. Tout porteur de billet de banque est mis dans l’alternative ou d’être écrasé d’un métal encombrant dont il ne veut pas, ou de garder son papier. C’est un cours forcé d’un nouveau genre, un cours forcé patelin, que le gouvernement n’a pas décrété, que les Chambres n’ont point discuté, et que tout le monde tolère, ayant la bouche close par le prétexte du bimétallisme légal et la nécessité patriotique (!) de conserver notre réserve d’or, la plus forte qui soit au monde !

Bien malins, en vérité, les bimétallistes de la Banque !

Entre temps, la Banque profite de cet or : elle le vend à prime, à 7, 8 ou 9 pour 1 000, trois ou quatre sous par pièce de vingt francs !

Cependant, cet or, est-ce la Banque qui l’a acheté ? Est-ce avec son capital qu’elle se l’est procuré ? Non : ce sont les déposants qui le lui ont fourni, et surtout ces déposants anonymes qui s’appellent les porteurs de billets de banque. Ils auraient donc bien le droit de retrouver ce qu’ils ont déposé, et d’être remboursés en la même monnaie que celle qu’ils ont fournie.

Si la Banque a une encaisse mi-partie d’or et d’argent, qu’elle rembourse tout au moins ses billets moitié en or, moitié en argent ! Et qu’elle ne bénéficie pas surtout d’un or qui ne lui appartient pas, qu’elle ne vende pas ce qu’elle n’a jamais acheté ! 

Où sont les fondements de l’autorité morale de la Banque ?

Je reconnais avec le ministre qu’il est absolument désirable d’assurer l’autonomie de la Banque de France et de lui constituer une autorité morale suffisante pour résister à l’occasion aux tentatives arbitraires du gouvernement, s’il arrivait à celui-ci d’être mal conseillé ou de se trouver aux prises avec des nécessités peu avouables.

Cette règle de conduite financière me paraît plus que jamais recommandable. Mais, si l’on n’opère aucune réforme, sur quels fondements solides la Banque de France pourrait-elle désormais asseoir son autorité ?

Au nom de quel droit, de quels services désintéressés, pourrait-elle trouver la force de résister à n’importe quel gouvernement prétendant abuser d’elle ?

Bien plus, quel mandat représentatif les régents de la Banque qui forment son Conseil pourraient-ils invoquer pour prendre la défense des intérêts nationaux ?

Ni l’ensemble du commerce et de l’industrie, ni les banques libres de dépôt ou d’escompte, ni les caisses d’épargne (je ne parle pas de l’agriculture, qui n’est pas encore arrivée à la personnalité commerciale) ne sont sérieusement représentés dans le sein du Conseil.

Seuls les grands barons de la haute banque, assistés de quelques hautes personnalités industrielles, forment le conseil des régents, qui décide souverainement de toutes les questions, sans avoir jamais besoin de recourir à l’assemblée des actionnaires, même pour les traités avec le gouvernement.

Ce conseil de quinze régents, où figurent avec éclat les Rothschild, les Mallet, les Hottinguer, les André, les Vernes, les Goguel, mais pas un seul escompteur ou administrateur de banque par actions, ni un seul président de chambre de commerce en exercice, — ce conseil, dis-je, se recrute lui-même par une sorte de cooptation, avec l’assentiment bénévole des deux cents plus forts actionnaires de la Banque, lesquels comprennent nombre de personnes absolument étrangères aux affaires, des femmes dotales, des mineurs, des interdits, etc.

Singulière organisation qu’au nom du respect du passé on prétend perpétuer indéfiniment ! Combinaison qui semble expressément faite pour donner le pas à la spéculation sur l’industrie, au crédit mobilier sur le crédit commercial, et, dans ce crédit mobilier lui-même, aux opérations en valeurs étrangères sur les opérations en valeurs nationales ! Le seul correctif d’un tel régime est dans la nomination du gouverneur et des sous-gouverneurs par l’État. Mais que d’habileté et d’intelligence il faut à des hommes politiques promus au rang de financiers pour lutter de finesse avec les premiers banquiers du monde ! Tout le monde rend justice aux grandes qualités du gouverneur actuel, M. Magnin, vice-président du Sénat. Son honorabilité, son expérience financière, son patriotisme, sa courtoisie en font un homme rare pour une telle fonction ; mais un homme, si capable soit-il, ne vaut pas à lui seul une institution.

Où sont les réformes proposées par M. Rouvier ?

Je m’attendais donc et beaucoup d’économistes et de financiers avec moi s’attendaient à des réformes nécessaires, à l’occasion du renouvellement du privilège.

Notre espoir a été trompé.

« Au point de vue des services que la Banque est appelée à rendre à l’industrie et au commerce, expose l’honorable M. Rouvier, nous avons dû nous demander quelles modifications il pourrait y avoir lieu d’apporter à ses conditions actuelles de fonctionnement.

« Les principes mêmes d’après lesquels elle opère, répond aussitôt le ministre, ne nous ont paru devoir comporter aucun changement. C’est à eux que la Banque doit sa solidité et son crédit : il est de la plus haute importance d’en assurer le maintien. »

Post hoc, ergo propter hoc. Une affirmation, et c’est tout.

Après ce complet satisfecit, M. Rouvier propose d’augmenter le maximum d’émission des billets de banque, en le portant de 3 milliards et demi à 4 milliards, et comme il ne pose à cette extension aucune condition d’encaisse ou de capital, c’est en définitive comme s’il donnait gratuitement l’autorisation d’entamer la fameuse réserve fiduciaire.

Le lendemain, la Banque aurait le droit de faire pour 900 millions de plus d’avances sur titres (ou d’escomptes de papier de crédit équivalant à des avances de ce genre), sans que le ministre ait le droit de s’y opposer. Autant dire qu’on remet le trésor de guerre de la France, sa réserve pour les grandes crises, entre les mains d’une demi-douzaine de banquiers. Je ne mets pas en doute un seul instant le patriotisme de M. le baron Alphonse de Rothschild, qui exerce incontestablement l’influence prépondérante sur le conseil des régents ; néanmoins, je trouverais plus digne pour le pays et plus sage de confier la direction suprême du crédit à un corps représentatif moins restreint.

M. Rouvier cependant ne propose aucune réforme : ni augmentation du capital, ni limitation des opérations de crédit mobilier, ni modifications statutaires, ni extension de la représentation du commerce, de l’industrie et de la banque commerciale, au sein du conseil des régents.

Rien, rien, rien !

Dans le projet de loi, je ne découvre que des améliorations accessoires : des facilités de trésorerie pour le ministère des finances, des améliorations de service pour le public et le commerce, mesures fort louables en elles-mêmes, mais d’un si faible intérêt national ! et d’ailleurs si naturellement dictées à la Banque par la considération de son seul intérêt, sous l’empire de la concurrence des sociétés de crédit !

Bref, le gouvernement vend son droit d’aînesse pour un plat de lentilles :

Abandon par la Banque des intérêts dus éventuellement sur le solde débiteur du Trésor, solde débiteur qui, fréquemment, n’existe pas (ces intérêts ont été nuls en 1887 et 1888 ; ils sont montés à 55 000 francs en 1890) ;

Renonciation par la Banque aux dividendes résultant pour elle des escomptes et intérêts au-dessus de 5% (c’est un cas qui ne se présente pour ainsi dire plus) ;

Paiement par la Banque au Trésor d’un tribut annuel de 1 700 000 francs jusqu’en 1897, et de 2 500 000 francs jusqu’en 1920 ;

Cela fait 9 fr. 30 par action pendant sept ans, et 13 fr. 70 pendant les vingt-trois années suivantes. C’est en échange de cet infime denier que l’on accorde trente ans de monopole !

Là-dessus, les actionnaires ont fait mine de porter leurs mouchoirs à leurs yeux : les actions de la Banque qu’une fusée de hausse avait fait monter de 4 300 le 31 décembre à 4 415 le 21 janvier, ont réactionné d’une centaine de francs, c’est-à-dire du montant de la hausse des trois dernières semaines. On oublie qu’elles ne cessent de monter depuis l’annonce du renouvellement du privilège. N’étaient-elles pas à 3 600 francs en février 1889 et à 3 750 francs en juillet 1889 ? Est-ce que les actions d’une banque nationale devraient éprouver des fluctuations pareilles ?

Pourquoi donc trente ans de monopole ?

Oui, pourquoi ce monopole de 30 années : 7 restant à courir, plus 23 ans de prorogation ?

M. le ministre des finances prétend nous en donner la raison :

« On a toujours considéré, déclare-t-il, qu’un établissement comme la Banque de France, pour jouir d’une puissance de crédit proportionnée à l’importance de son rôle, devait vivre dans des conditions de stabilité incompatibles avec les chances incertaines d’une existence précaire. »

Bon, cela. Mais d’un principe aussi vaguement formulé est-il possible de déduire la nécessité d’un monopole de trente ans ?

Trente ans ! c’est la durée d’une génération. Pourquoi s’enchaîner pour une si longue période quand on ignore quelles seront les exigences de l’avenir, quand la question monétaire, la question douanière, la question du crédit agricole, la question des banques libres, la question des chèques et des compensations sont à peine posées et loin d’être résolues ?

Savez-vous ce que je craindrais avec vos trente ans ? C’est que vous asservissiez la Banque encore plus que vous ne l’émanciperiez. Le jour où son privilège serait trop criant, sa force de résistance se trouverait brisée ; elle flotterait comme une épave au gré des injonctions gouvernementales.

La vérité est qu’il faut à l’institution une certaine stabilité, mais non un monopole exagéré. C’est sur la sagesse de son fonctionnement, la logique de sa constitution, la conformité de son intérêt aux intérêts du pays que son indépendance pourra se fonder le plus solidement.

L’Allemagne a renouvelé récemment le privilège de sa Banque nationale. Elle l’a renouvelé pour quinze ans : cela suffit amplement. Une banque de circulation n’a pour ainsi dire pas de capital fixe à amortir en une longue période de temps, comme un chemin de fer ou une usine à gaz. D’ailleurs, qui empêche de stipuler en fin de concession la reprise, par l’État ou par le nouveau concessionnaire éventuel, des immeubles que la Banque aurait acquis ou construits pour l’exercice de son monopole ?

Conclusions.

Les observations successivement présentées dans ce travail font suffisamment pressentir la solution qu’il m’aurait semblé rationnel de voir apporter à la question de la Banque de France.

Des réformes apparaissent comme nécessaires et je les formule ainsi :

1° Doublement du capital de la Banque et application plus spéciale du nouveau capital aux avances sur titres et aux avances au Trésor ;

2° Augmentation proportionnelle du nombre des actionnaires ayant droit de prendre part aux assemblées générales ;

3° Augmentation proportionnelle du nombre des régents composant le conseil de la Banque ; et recrutement des nouveaux régents parmi les membres en exercice des chambres de commerce ou des corps moraux représentant le commerce, l’industrie et la banque commerciale ;

4° Limitation du maximum des billets de banque et des dépôts à une fois et demie, par exemple, le montant de l’encaisse métallique (ce qui ferait présentement 3 650 millions), avec faculté pour le ministre des finances d’autoriser temporairement une émission supplémentaire d’un dixième de ce chiffre ;

5° Obligation de rembourser les billets de banque partie en or partie en argent, conformément aux proportions de ces deux métaux dans l’encaisse ;

6° Limitation des bénéfices distribuables aux actionnaires, stipulation des services gratuits à rendre à l’État, amélioration et extension des services à rendre au public et au commerce, à peu près comme dans le projet de loi du gouvernement ;

Enfin 7° fixation de la durée du privilège à huit ans, par exemple, au-delà de la durée actuelle, soit à une période totale de quinze ans, avec tacite reconduction d’année en année.

Telles sont les mesures qui sembleraient raisonnables et qui sont indiquées par l’expérience.

Elles suffiraient, suivant le vœu de M. le ministre des finances, à prémunir la Banque de France contre « les chances incertaines d’une existence précaire », et, simultanément, elles donneraient de plus amples garanties à tous les grands intérêts nationaux.

Je me suis permis d’exposer ces vues avec la plus entière sincérité ; je m’excuse de mon audace au nom de ma conviction, et je souhaite ardemment que celle-ci soit partagée, après un consciencieux examen législatif, par la majorité des représentants du pays.

Il n’y a pas en ce moment, je le répète, de question plus vitale à résoudre.

ADOLPHE COSTE,

4, cité Gaillard, à Paris.

5 février 1891.

 

NOTA. — Ces critiques du régime actuel de la Banque de France n’ont pas été improvisées à l’occasion du projet de loi en discussion. Elles ont été fréquemment exposées par l’auteur, depuis vingt ans, dans ses articles du Globe et du Soir, et tout au long dans son ouvrage : Les Questions sociales contemporaines, publié en 1886.

 

______________

[1] À ceux qui prétendraient que la circulation des billets ne s’est développée qu’en raison de l’augmentation de l’encaisse métallique, je répondrais que cette encaisse, depuis 1871, a perdu en grande partie sa valeur : l’argent n’a plus cours international, on ne peut l’exporter au dehors, sauf dans les pays de l’Union latine ; la monnaie d’argent n’est plus dès lors, elle aussi, qu’une monnaie fiduciaire.

[2] Le porteur d’un billet de banque qui va se faire rembourser en argent est comme un déposant qui réclame la restitution de son dépôt.

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