Les contradictions du socialisme

Dans cet article du Journal des économistes, Ernest Martineau souligne quelques contradictions flagrantes des socialistes. Ce qui le frappe surtout, c’est que les doctrinaires socialistes, après avoir prétendu que leurs théories sont scientifiques et fondées sur les faits, sont prompts, dans l’application, à se jeter dans l’utopie la plus complète pour rénover de fond en comble, à partir de leur imagination, la société qu’ils prétendent sauver.

Ernest Martineau, « Les contradictions du socialisme », Journal des Économistes, février 1900


LES CONTRADICTIONS DU SOCIALISME

Pascal a écrit, dans une de ses immortelles Lettres Provinciales, que lorsqu’on oppose les discours aux discours, ceux qui sont véritables et convaincants confondent et dissipent ceux qui n’ont pour eux que la vanité et le mensonge. Le grand écrivain entendait dire que, pourvu que la discussion fut libre, le triomphe définitif était assuré à la vérité ; il y a, pour les amis de la vérité, quelque chose de plus réjouissant et de plus rassurant encore, c’est que les théoriciens des fausses doctrines se chargent par leurs contradictions, de se réfuter et de se confondre eux-mêmes.

Voici, par exemple, sur le terrain des doctrines économiques, que les doctrinaires du socialisme contemporain se présentent à nous comme armés de toute la science de leur temps, à la différence des rêveurs et des utopistes du socialisme de 1848. Ils s’intitulent les représentants du socialisme scientifique et ils nous vantent leur doctrine du collectivisme comme le dernier mot de la science économique, la résultante nécessaire de l’évolution des phénomènes économiques actuels.

« Karl Marx, — écrit D. Lafargue, disciple et gendre du fondateur du collectivisme, — fut un analyste d’une extraordinaire puissance, qui n’a jamais prétendu avoir inventé de toutes pièces une science nouvelle ; il a, au contraire, commencé par se nourrir de la littérature économique de tous les pays ; il n’a fait que déduire les conséquences des principes posés par les maîtres de la science et il les a employés à édifier les théories du socialisme scientifique. » (Revue socialiste, n° de septembre 1892).

Un autre disciple de Marx, M. Vaillant, disait à la tribune de la Chambre des députés : « Ce qui fait l’autorité et la valeur de Marx à nos yeux, c’est que, comme Darwin pour les sciences naturelles, il a porté dans l’analyse des faits économiques, dans l’étude de la genèse du Capital et du capitalisme, la méthode de l’évolution et la science historique : en ses œuvres se trouvent le résumé et la source féconde de la science sociale ». (Chambre des députés, séance du 10 février 1894).

De même, M. G. Deville, traducteur et disciple de Marx : « Notre socialisme sort des faits, il est le résultat de l’évolution économique que nous constatons avec tout le monde, y compris les économistes eux-mêmes. » (Séance de la Chambre des députés, 6 novembre 1897).

Même langage chez les autres disciples de K. Marx, M. Guesde, M. Jaurès. Ce dernier, dans son œuvre de propagande, se plaçant sur le même terrain scientifique, fait appel à tous les hommes de science et de pensée, il leur signale le mérite de la doctrine collectiviste, doctrine fondée sur les faits, sur la réalité des phénomènes économiques qui, dans leur évolution, doivent aboutir fatalement à la substitution de la propriété collective à la propriété actuelle

Ainsi l’affirmation est nette, précise : la doctrine socialiste de Marx n’est pas une œuvre d’imagination, c’est une œuvre de science résultant d’une analyse patiente, d’une observation raisonnée des faits sociaux, c’est la conséquence des principes posés par les maîtres de la science économique et pour écarter toute équivoque, le disciple le plus autorisé de Marx, son gendre Lafargue écrivait dans le Journal des Économistes, numéro de Septembre 1884 :

« Marx s’est tenu à la critique positive de la réalité au lieu de se lancer dans la construction fantaisiste de mondes-nouveaux, à la différence des socialistes de la première moitié du siècle qui avaient élucubré dans leurs têtes des mondes nouveaux. Marx, renonçant à inventer, s’est mis critiquer les doctrines économiques ; avec lui le socialisme est entré dans la période scientifique. »

Ces citations, puisées aux sources mêmes, suffisent pour établir que c’est bien sur le terrain de la science, en s’appuyant sur la méthode d’analyse et d’observation des savants modernes, que se placent les socialistes contemporains, les théoriciens du collectivisme. Cependant, après avoir pris ainsi nettement position sur ce terrain, M. Jaurès, l’un des principaux leaders du socialisme, faisant appel aux penseurs et aux savants, et leur marquant le but à atteindre, déclare que l’œuvre socialiste est une œuvre de reconstruction et de refonte totale de la société, qu’il s’agit de créer une humanité nouvelle, une société sans précédents dans les fastes de l’histoire ; il ne s’agit rien moins que de réformer l’humanité, de changer le cœur humain en substituant à l’intérêt qui divise le mobile du dévouement fraternel. M. Jaurès avait déjà produit cette déclaration à la Chambre des députés au cours de la discussion soulevée par lui sur la crise agricole et les remèdes socialistes, et cela aux applaudissements du groupe socialiste tout entier : « Nous voulons, disait-il, abolir l’intérêt personnel, principe désorganisateur, pour lui substituer la fraternité, le dévouement fraternel. »

Dans ce langage, nous retrouvons les formules chères à Platon, Thomas Morus, Fénelon, Rousseau et autres constructeurs de Sociétés, sortant, comme la Minerve antique, tout équipées du cerveau de leurs inventeurs. Aux yeux de ces publicistes, l’humanité n’était pas un sujet d’observation, mais une matière à expérience ; l’état social était considéré par eux comme une institution artificielle contraire à l’état de nature, une invention des publicistes et des législateurs, en un mot, pour parler comme Rousseau, le résultat d’un contrat social.

Qui ne voit la contradiction dans laquelle tombent ainsi les socialistes, et que si les sociétés humaines sont une œuvre d’invention et de convention arbitraire, c’en est fait du socialisme scientifique et on ne s’explique ni la prétention des collectivistes de faire œuvre de science, ni l’appel adressé aux penseurs et aux savants par M. Jaurès

Quel rôle pourraient avoir à remplir les savants dans l’invention d’une société fantaisiste ? Les savants procèdent non par invention, mais par observation : au lieu d’inventer des sociétés imaginaires et de se poser en réformateurs du cœur humain, ils se bornent à observer les phénomènes sociaux et à dégager, par l’induction, les lois générales qui gouvernent ces phénomènes.

Ainsi, il n’y a pas à en douter, les théoriciens du collectivisme se mettent en contradiction formelle avec l’idée même du socialisme scientifique lorsqu’après s’être réclamés de l’observation des phénomènes économiques contemporains et s’être posés en continuateurs des maîtres de l’économie politique, ils lâchent la bride à leur imagination et nous proposent de refaire et de créer l’humanité en arrachant du cœur de l’homme le mobile de l’intérêt pour y substituer la fraternité.

Autre contradiction, non moins étrange, qui porte sur le principe fondamental du collectivisme ; ce principe, c’est que, dans la société actuelle, le capital est le produit de la spoliation, du sur-travail des ouvriers. Le salariat, d’après la doctrine de Marx est un régime d’exploitation systématique des ouvriers en ce sens que ceux-ci, après avoir, dans une partie de la journée de travail, gagné le montant de leur salaire de la journée, produisent pendant le reste du temps, de la plus-value qui profite au patron et constitue son capital : de là un antagonisme radical entre les deux classes de la société, les capitalistes et les prolétaires, d’où il suit que pendant que les richesses s’accumulent dans la classe capitaliste, à l’autre pôle de la société, les pauvres deviennent de plus en plus pauvres.

Un tel résultat ne peut s’expliquer que par le défaut de lumière des ouvriers qui ne se rendent pas compte de l’exploitation dont ils seraient les victimes, ou par l’impossibilité de défendre leurs intérêts vis-à-vis des patrons. Cependant, quel spectacle s’est offert à nos yeux tout récemment lors de la grève des mineurs de la Loire ? L’origine de la grève était, de la part des ouvriers, une réclamation tendant à la hausse de leurs salaires, à la suite de la hausse survenue dans le prix de la houille ; notons en passant que l’exercice du droit de grève, de la part des ouvriers, prouve jusqu’à l’évidence que, chez les ouvriers comme chez les autres hommes, l’intérêt personnel est une sentinelle vigilante, et qu’ils ne craignent pas d’user de cette arme redoutable, lorsqu’ils estiment que la rémunération de leur travail n’est pas suffisante, que la valeur de leurs services et au-dessous d’un taux équitable.

À la suite de cette grève, pour arriver à régler le conflit entre la Compagnie et les ouvriers, des arbitres furent institués de part et d’autre, et M. Jaurès, arbitre choisi par les ouvriers, après examen de la situation avec l’arbitre de la Compagnie, obtint une augmentation de salaires de 0 fr. 30 et jugeant que les intérêts des ouvriers avaient reçu satisfaction, il proposa à ceux-ci d’adopter cet arrangement et de mettre fin à la grève. Les ouvriers, se rangeant à l’avis de leur arbitre, acceptèrent en effet l’arrangement qui leur était offert, estimant, comme M. Jaurès, qu’ils avaient ainsi obtenu satisfaction.

Que devient, en présence de ces faits, le principe du collectivisme, le fameux principe de la plus-value capitaliste produite par le sur-travail des ouvriers ?

Si M. Jaurès estimait que la hausse des salaires consentie par l’arbitre de la Compagnie n’était pas suffisante et que l’exploitation capitaliste subsistait toujours, comment a-t-il pu accepter l’offre et la faire accepter aux ouvriers mineurs ? D’autre part, comment les ouvriers, les premiers intéressés à ne pas subir l’exploitation capitaliste, ont-ils pu se ranger à l’avis de leur arbitre et reprendre le travail, s’ils se voyaient et se sentaient victimes d’une exploitation inique ?

Ainsi apparaissent les contradictions des leaders du socialisme, leurs discours et leurs écrits de la veille contredisant ceux du lendemain, et réciproquement.

Ces mêmes contradictions, nous les retrouvons chez d’autres socialistes, chez ceux dont Bastiat disait que ce sont des socialistes pourvus de cinquante mille francs de rente, je veux dire chez les doctrinaires du protectionnisme.

Dans un document tout récent, dans une lettre que vient de publier la Revue politique et parlementaire, lettre adressée au directeur de cette revue, M. Méline, le leader de la protection dénonce le péril collectiviste et, signalant les penseurs, les économistes qui veulent introduire le plus de justice possible dans les rapports du travail et du capital, il déclare en propres termes qu’ils se sont mis à la tête de la « grande évolution mutualiste qui résoudra le problème social par la liberté, par l’harmonie générale ». (Revue pol. et parlem., n° de janvier 1900, p. 12).

Dans ce même ordre d’idées, la Réforme économique, revue protectionniste fondée sous le patronage de M. Méline, a publié, dans son numéro du 2 octobre 1898, un article de M. Domergue, son rédacteur en chef, à propos d’une grève, où nous trouvons formulée également, avec une grande énergie, l’affirmation du principe de la liberté économique : « L’intervention de l’État dans la fixation des conditions du travail, dit M. Domergue, contribue à fausser l’esprit des ouvriers, à entraver le libre exercice de l’industrie, à fausser le jeu de la loi de l’offre et de la demande ».

Certes, il n’est pas un économiste qui ne signerait de son nom ces lignes, sorties de la plume de M. Méline et de M. Domergue : mais comment l’esprit de système peut-il aveugler ces doctrinaires du protectionnisme au point de leur cacher la contradiction inouïe de ce langage avec le principe même de la protection ?

Qu’est-ce, en effet, que la protection douanière, sinon l’intervention de l’État dans le domaine économique, en vue d’entraver le libre exercice de l’industrie et du commerce et de fausser le jeu de la loi de l’offre et de la demande ?

Ce n’est pas M. Méline, apparemment, qui pourrait contester cette proposition, lui qui avouait, du haut de la tribune de la Chambre des députés, lors de la discussion du tarif général des douanes, en mai 1891, que les droits de douane protecteurs avaient été établis dans l’intérêt, et au profit des producteurs protégés, en sorte, disait-il, que « si vous protégez l’un, vous atteignez forcément l’autre. »

« Si vous protégez l’un, vous atteignez forcément l’autre », cela veut dire que protection, c’est renchérissement ; cela signifie que le jeu des tarifs de douane a été inventé par les protectionnistes pour atteindre et fausser le jeu libre de la loi de l’offre et de la demande en diminuant, en restreignant l’offre, en créant la cherté par la disette artificielle des produits sur le marché ?

Est-ce assez clair et la contradiction est-elle assez formelle !

Ainsi se vérifie la proposition que ce travail a pour but de mettre en lumière, à savoir que les socialistes, par leurs contradictions, se réfutent et se confondent eux-mêmes. Si, en effet, l’évidence est le criterium de la vérité, la contradiction, de l’aveu de tous les logiciens, est la marque et le signe infaillible de l’erreur.

Les socialistes collectivistes se réclament de la science et de ses méthodes d’observation et d’analyse, ils font appel aux penseurs et aux savants et en même temps ils se vantent, comme tous les constructeurs d’utopies, de créer de toutes pièces des sociétés nouvelles dans lesquelles, à la façon des médecins de Molière, ils transformeront l’humanité en mettant le cœur à droite.

Ils condamnent la libre concurrence comme un principe d’antagonisme et d’anarchie et dénoncent le capital comme le produit du travail extra, du sur-travail des ouvriers, et en même temps ils vantent le mérite de la libre pensée et de la libre discussion, et ils signalent la puissance croissante des forces ouvrières, et que les grèves sont entre leurs mains une arme sûre pour amener le triomphe de leurs revendications et les défendre contre l’exploitation capitaliste.

« Combattre et penser, c’est toute la vie — disait récemment M. Jaurès après le dernier Congrès socialiste — c’est ce qui fait la grandeur et la dignité de l’homme. » Soit, mais, ô philosophe égalitaire, c’est à la condition que cette vie de combat et de pensée libre ne soit pas seulement le lot de quelques privilégiés, mais le bien commun de tous. Or, ce n’est pas ainsi que vous l’entendez et la société nouvelle que vous rêvez de créer est une société dans laquelle vous offrez aux masses populaires de les dispenser de combattre et de penser, en vous réservant de combattre et de penser pour elles.

Et pourquoi toutes ces incohérences de pensée et de langage ? parce que nos néo-socialistes se sont engoués du système d’un sophiste allemand qui nie le libre arbitre et enseigne que les hommes ne sont qu’un troupeau sans volonté et sans initiative, entraîné fatalement dans le processus des forces économiques, et qui a imaginé une théorie de la valeur fondée sur la durée du travail et tarifée arbitrairement par l’État, sans songer que le travailleur est une force libre et que c’est son premier droit comme son premier devoir d’évaluer et de discuter lui-même le prix de son travail, la valeur de ses services.

Voilà l’idéal de ces penseurs, de ces publicistes qui vantent leur système de production et de répartition des richesses par l’État comme un régime d’affranchissement et d’émancipation de l’humanité !

D’autre part, les socialistes du protectionnisme dénoncent le péril collectiviste, ils invoquent la liberté comme solution du problème économique et reprochent aux collectivistes de faire intervenir l’État dans les rapports du travail et du capital et de fausser le jeu de l’offre et de la demande ; et, en même temps, ils inventent et organisent un système arbitraire d’intervention de l’État qui, par le jeu des tarifs de la douane protectrice, a pour but et pour effet de fausser le jeu de l’offre et de la demande, et d’entraver le libre exercice de l’industrie et du commerce !

Ces contradictions aussi évidentes, aussi certaines que la lumière du jour, il ne suffit pas de les dénoncer, il faut, en même temps que nous y trouvons la preuve de l’erreur et de la fausseté des systèmes socialistes, indiquer en terminant la solution dernière et définitive du problème.

Les possesseurs d’esclaves de l’antiquité avaient pour maxime que le doute devait se résoudre en faveur de la liberté. In dubio pro libertate : ce principe, admis par les philosophes esclavagistes anciens, nos philosophes modernes ne peuvent pas, apparemment, le répudier ; la solution qui s’impose dès lors aux doctrinaires du socialisme, à quelque école qu’ils appartiennent, collectivistes ou protectionnistes, c’est que leurs contradictions théoriques, qui indiquent tout au moins un doute dans leur esprit, doivent se résoudre en faveur de la liberté.

M. Jaurès, philosophe épris d’idéal et qui a prouvé avec éclat dans une circonstance récente, en combattant pour le droit et pour la justice, qu’il repoussait la doctrine dégradante du fatalisme matérialiste, a pour devoir de mettre sa doctrine économique en harmonie avec sa doctrine morale, en affirmant le principe du droit, pour le travailleur, de repousser toute intervention arbitraire de l’État et d’évaluer et discuter lui-même, en toute liberté, le prix de son travail, la valeur de ses services.

D’autre part, un publiciste tel que M. Méline, a, lui aussi, pour devoir de faire concorder toutes les parties de son programme économique et politique.

Comment M. Méline qui, dans la lettre de la Revue politique et parlementaire que nous avons citée plus haut, raille les hommes politiques qui ne voient dans la liberté que le moyen d’écraser leurs adversaires et affirme en même temps le principe de la liberté économique ; comment dis-je, M. Méline pourrait-il persévérer dans un système de protection du travail national où la liberté prétendue n’est qu’un moyen d’écraser et de dépouiller la masse de la nation au profit d’une oligarchie de privilégiés, et où les citoyens pour desquels il réclame la liberté du travail se voient confisquer la liberté de disposer du produit de leur travail ?

Finalement donc que les amis de la liberté et de la justice se rassurent, qu’ils aient foi dans la victoire définitive de la vérité ; à une condition cependant, c’est qu’ils combattent sans cesse et sans relâche, qu’ils ne cessent de signaler et de mettre en lumière, de manière à les montrer à tous, les contradictions du socialisme.

ERNEST MARTINEAU

 

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