De la liberté du commerce international. Un exemple à suivre. Conférence de M. Martineau

De la liberté du commerce international. Un exemple à suivre. Conférence de M. Martineau ; par Alphonse Vivier (Annales économiques, 5 février 1890). 


DE LA LIBERTÉ DU COMMERCE INTERNATIONAL.

UN EXEMPLE À SUIVRE

 

L’approche de la date à laquelle expirent nos traités de commerce met à l’ordre du jour la question de savoir quel est le régime économique qui convient le mieux à la France.

Deux grands courants contraires, celui de la protection et celui du libre-échange se trouvent de nouveau en présence.

Lequel l’emportera ? On n’en sait rien encore. Mais cependant, il n’y a pas à se le dissimuler, une tendance de plus en plus marquée s’accentue de jour en jour en faveur du retour au système protecteur.

C’est là évidemment une aberration.

Les agriculteurs, d’abord, les industriels, et même certains commerçants, subissant à l’envie une sorte d’entraînement irréfléchi, semblent voir là le salut.

À quoi cet état d’esprit est-il dû ? Le plus souvent à une connaissance imparfaite de la question, et aussi à la regrettable confusion qui s’établit entre nos traités de commerce actuels — où les avantages que nous avons accordés aux autres nations ne sont peut-être pas suffisamment compensés par ceux qui nous ont été garantis en retour — et le principe même des traités de commerce.

Il est évident qu’au sujet de ce gros problème, conclure de l’infériorité dans laquelle, sur certains points, ont pu nous placer, par l’imprévoyance de ceux qui les ont ratifiés en notre nom, nos traités de commerce existants, qu’il faut condamner jusqu’au principe de ces traités, renoncer à tout ce qui peut favoriser le commerce international et faciliter la liberté des échanges de peuple à peuple, c’est manifestement dépasser le but.

C’est aussi déplacer la question. Il ne s’agit pas, en effet, d’examiner si les traités de commerce qui viennent à expiration à la fin de 1891, devront être renouvelés tels quels, mais bien de se demander si, revenant en arrière, nous avons intérêt à fermer, par un retour au régime protecteur ou même prohibitif, le marché français aux produits étrangers — au risque de voir nous-mêmes nos propres produits arrêtés à la frontière des autres pays —, ou si, au contraire, il convient de poursuivre, par le renouvellement de traités que rien n’empêche de modifier d’un commun accord dans leurs clauses de détail, l’acheminement vers le libre-échange.

En cette matière, comme en beaucoup d’autres, bien poser la question, c’est presque la résoudre.

Or, pour que le public résolve bien celle qui nous occupe, il importe avant tout qu’il la connaisse bien ; et pour qu’il la connaisse bien, il est indispensable qu’on la lui présente sous son véritable jour.

Un économiste distingué, M. Martineau, membre de la Société d’économie politique de Paris, juge d’instruction à Rochefort, a pris à cette occasion une louable initiative. Il a tenté ces jours derniers d’initier ses concitoyens à cette question, qu’on peut qualifier de vitale pour l’avenir de notre pays, dans une conférence dont nous allons rendre compte.

En matière d’échange commercial, a rappelé tout d’abord l’honorable conférencier, il faut choisir entre deux systèmes : celui de la prohibition, de la restriction, et celui de la liberté.

Puis, après avoir fait l’historique de l’un et de l’autre, il est entré ensuite dans le vif du débat en combattant la protection au nom de deux grands principes de notre droit public moderne : le principe de l’égalité des citoyens devant la loi, et celui qu’on ne doit d’impôt qu’à l’État.

C’est là le côté saillant, original, de toute l’argumentation de M. Martineau : c’est par là qu’elle mérite d’une façon toute particulière d’appeler l’attention, car ce n’est pas généralement sur un terrain aussi sûr, sur le terrain même du droit, que la question est placée.

S’adressant, aux protectionnistes, M. Martineau leur tient ce langage : Vous voulez de la protection. Eh bien, soit ; mais pour que la protection ne viole pas le principe d’égalité des citoyens devant la loi, inscrit virtuellement dans la Constitution, il faut que votre système de protection protège tout le monde ou ne protège personne. Sans cela, vous créez un privilège en faveur de ceux qui sont protégés, au détriment de ceux qui ne le sont pas ; vous créez deux catégories de citoyens : les favorisés et les exploités. Car on est exploité quand l’État, détenteur de la puissance publique, ne nous accorde pas ce qu’il accorde à d’autres.

Or il est manifeste que la douane ne protège pas, et ne peut pas protéger tout le monde, puisqu’elle ne peut protéger que les branches du travail national qui réalisent des produits dont les similaires passent la frontière. Une quantité innombrable de branches du travail, celles que représentent les commerçants et intermédiaires de toutes sortes, les banquiers, les artisans, ouvriers, fonctionnaires, médecins, etc., ne sont pas protégés et ne peuvent pas l’être.

L’inégalité est donc flagrante et la protection aboutit en définitive, et à y bien regarder, au rétablissement de privilégiés.

C’est un retour à l’Ancien régime, c’est le renversement d’une des premières bases de notre droit public.

Mais il y a plus. Lorsqu’un droit de 50 francs — je suppose — pèse à son entrée en France sur un produit étranger, celui-ci coûtera au consommateur français 50 francs de plus que si le droit dont il s’agit n’existait pas. C’est donc, en réalité, un impôt de 50 francs qui pèse sur le consommateur. Au profit de qui ? Au profit du producteur ou du fabricant français qui, grâce à ce droit, maintient à 50 francs plus cher le prix de sa marchandise : en sorte que c’est à ce producteur, à ce fabricant, qu’en fait, le consommateur paie une sorte de dîme.

Et cependant, le principe est qu’« on ne doit d’impôt qu’à l’État » Ce principe, comme celui de l’égalité des citoyens devant la loi, se trouve donc violé avec le système protecteur.

La conclusion naturelle est qu’il ne faut pas revenir en arrière, par un retour aux idées de protection, mais renouveler les traités de commerce en les considérant, à juste titre, comme un acheminement vers le libre-échange.

L’Angleterre ne s’en trouve-t-elle pas bien ? Elle a un mouvement commercial annuel (importation et exportation) de seize milliards, c’est-à-dire le plus grand courant commercial du monde. Celui de la France n’est que de sept milliards.

N’est-ce pas à croire que nos voisins d’outre-Manche, en faisant du libre-échange, ont adopté le régime économique le plus avantageux ?

Mais toutes ces questions, encore trop peu connues chez nous, quoique vitales, ont grand besoin d’y être vulgarisées. On ne saurait donc trop féliciter M. Martineau de sa louable initiative, ni trop souhaiter qu’il trouve des imitateurs. Ne serait-il pas désirable aussi que par la presse, par la parole, par des conférences répétées, nos savants économistes de Paris, les continuateurs des Jean-Baptiste Say, des Bastiat, des Michel Chevalier, viennent apporter à cette œuvre de vulgarisation l’éclat de leur talent, et l’autorité qui s’attache à leur nom.

Au cours de sa conférence, M. Martineau a trouvé l’occasion de faire bonne justice de ceux qui se décorant trompeusement du titre d’« hommes pratiques », traitent dédaigneusement les économistes de théoriciens.

Tout n’est-il pas théorie ? Le système de la protection, c’est une théorie absolument au même titre que le système du libre-échange. Ceux qui défendent la protection sont les théoriciens de la protection, tout comme ceux qui soutiennent le libre-échange sont des théoriciens en sens contraire.

Il s’agit tout uniment de savoir quelle est la vraie théorie, celle qui est conforme aux principes, en même temps qu’à la saine appréciation des faits.

Et la vérité économique, ce n’est pas une science hypothétique, c’est une science positive par excellence, puisqu’elle est basée sur l’observation même des phénomènes sociaux.

ALPH. VIVIER,

Ancien magistrat

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