L’agriculture et la protection, par Alphonse Vivier

L’agriculture et la protection (par Alphonse Vivier). (Annales économiques, 20 avril 1890)


L’AGRICULTURE ET LA PROTECTION

Dans un précédent numéro, nous avons rendu compte de la conférence faite récemment à Rochefort, par M. Martineau, juge d’instruction dans cette ville et membre de la Société d’économie politique de Paris, sur la liberté du commerce international.

Poursuivant sa campagne libre-échangiste, l’honorable économiste a voulu tenter une épreuve décisive, et, choisissant cette fois un centre de production agricole — la petite ville de Marans, située aux confins de la Charente-Inférieure et de la Vendée et qui se partage avec Luçon le plus important commerce de grains et céréales de toute la région — il vient d’aller bravement y faire une nouvelle conférence, ayant pour sujet : l’agriculture et la protection.

Le résultat en a été tel, qu’après la séance une partie de l’auditoire était gagnée, l’autre très sérieusement ébranlée, et que l’orateur a pu dire en sortant : « Maintenant, le drapeau de la liberté commerciale est planté à Marans ; on ne l’en arrachera pas facilement. »

Quelle a été la thèse soutenue par M. Martineau ? Celle qui est commune à tous les libres-échangistes de l’école de Bastiat, celle que le maître a lui-même développée dans son traité du libre-échange, et qu’on a résumée dans cette laconique proposition : PROTECTION, C’EST DÉCEPTION.

Nous avouons toutefois, pour notre part, être de ceux qui se méfient des formules, et auxquels elles ne suffisent pas. Nous préférons rechercher les faits, les scruter et tirer de leur examen rationnel, impartial, les conséquences qu’ils comportent, les lois qui en découlent.

Le premier qu’on trouve sur sa route remonte à l’origine même du système protecteur. Pourquoi Colbert l’a-t-il établi ? Pour favoriser l’éclosion en France de l’industrie nationale, et nous permettre de nous affranchir de ce chef du tribut de pays qui, comme la Hollande, étaient en hostilité avec le Grand Roi. L’intérêt du producteur agricole, aussi bien que des consommateurs, n’est entré pour rien dans ses desseins ; il n’a eu en vue que l’industrie, et, en lui créant des avantages factices, en la débarrassant de toute concurrence étrangère, il s’est fort peu inquiété du point de savoir si les producteurs agricoles et les consommateurs de toutes catégories n’auraient point à payer plus cher les produits manufacturés nécessaires à leur usage. Son but était ailleurs.

Et, en fait, l’établissement du régime de la protection a nui à l’agriculture de trois façons :

1°. Il a fermé aux produits agricoles français des débouchés à l’étranger, où ils allaient payer les produits manufacturés que nos voisins — qui les fabriquaient à meilleur compte que nous — importaient en France, et livraient à notre consommation à un prix inférieur à celui auquel les livraient les producteurs français.

2°. Il a éloigné une foule de capitaux, qui eussent pu être employés à l’extension de notre production agricole — la première, en définitive, de nos industries — mais que les industries manufacturières, assurées par le régime protecteur d’un monopole, ont attirés par l’appât de gros bénéfices, au détriment de l’agriculture.

3°. Il a diminué la puissance de consommation de la population, y compris la population agricole — en la forçant à payer plus cher les produits manufacturés dont elle avait besoin, et en réduisant par conséquent ses achats.

Dans un autre ordre d’idées, n’a-t-on pas le droit de se demander, surtout en présence d’un auditoire d’agriculteurs, de fermiers, de cultivateurs, aux partisans de la protection, à qui profite, en fin de compte, le droit sur les blés, le droit sur les bestiaux étrangers ?

Est-ce à l’ouvrier des champs ? Non : il paiera plus cher son pain et sa viande, voilà tout.

Est-ce au petit cultivateur ? Non, puisque loin d’avoir assez de blé pour se nourrir, lui et sa famille, il est obligé d’en acheter, et qu’il le paiera au prix relevé que les tarifs protecteurs ont précisément pour but de favoriser.

Est-ce au fermier ? Pas davantage. Car la protection entraînant une hausse générale du prix, tout ce qui lui est nécessaire à l’entretien de son exploitation et qu’il est obligé d’acheter, il le paiera plus cher, ce qui absorbera pour lui plus que le bénéfice que lui aura valu l’élévation des prix de ses propres produits, due aux droits protecteurs établis sur ceux de provenance étrangère. Et puis, d’autre part, la vie étant plus chère, l’entretien de ses domestiques ne lui représentera-t-il pas une dépense plus forte, sans avantage pour ceux-ci ?

Est-ce enfin au propriétaire ? Non encore. En effet, si le fermier ne prospère pas, par suite des dépenses excessives que lui occasionne l’achat d’une quantité de choses produites par des fabricants protégés — eux aussi — et dont les prix, par suite, se trouvent majorés, il ne paiera pas son prix de fermage, ou ne le paiera pas intégralement tout au moins. Et alors qu’importe pour le propriétaire qu’il soit élevé, s’il ne peut pas le toucher ?

Tels sont quelques-uns des arguments livrés par M. Martineau à ce public essentiellement protectionniste d’instinct et de préjugés. La plupart ont porté.

À notre tour, nous dirons :

Les amis de l’agriculture — et nous en sommes — ceux qui, à juste titre, la considèrent comme la première et principale source de la richesse de la France, font fausse route en voulant nous jeter dans un système de protection à outrance.

Le salut est ailleurs.

Il est dans le perfectionnement des méthodes, permettant une production plus intensive. Il faut rattraper par une augmentation dans la production ce que l’abaissement du prix du blé et du bétail nous fait perdre.

Il est dans l’organisation du crédit agricole. Ce qui manque au cultivateur pour améliorer sa culture pour accroître ses rendements, c’est l’argent, le capital roulant, ce qui constitue, en un mot, le nerf de tout commerce comme de toute industrie. Car il ne suffit pas d’avoir en main l’instrument de travail, d’accumuler la marchandise : il faut encore produire, beaucoup produire, de mieux en mieux, et, pour cela, pouvoir faire des avances à la terre. Or comment en faire sans le compte courant chez le banquier, ou tout autre moyen de crédit ? Pour ne citer qu’un exemple, la reconstitution intégrale du vignoble français qui nous permettrait de récupérer annuellement les 500 millions que nous a fait perdre le phylloxéra, ne se réduit-elle pas aujourd’hui à une simple question d’avances et par conséquent de crédit ?

Il est dans la modification du régime des baux : les rapports entre propriétaires et fermiers ou métayers, tels qu’ils sont réglés par la loi et les usages locaux, les condamnant à une routine stérile, et entravant tout désir de perfectionnement, d’amélioration dans la tenue des terres et l’exploitation des biens ruraux.

Il est enfin dans les mesures à prendre pour arrêter la dépopulation des campagnes : participation de tous les membres de la famille aux bénéfices de l’exploitation au prorata de la somme de travail apportée par chacun d’eux, modification de la loi militaire, etc.

Quant au système protecteur, au retour à des tarifs entravant la liberté des échanges, favorisant facticement la hausse des prix, il ne peut être que la perte de notre agriculture, aussi bien que celle du pays tout entier.

ALPH. VIVIER,

Ancien magistrat.

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