De l’agitation anglaise pour la liberté du commerce

De l’agitation anglaise pour la liberté du commerce, par Charles Dunoyer (Journal des économistes, août 1845.)


DE L’AGITATION ANGLAISE POUR LA LIBERTÉ DU COMMERCE

Nous revenons sur cet important sujet, dont nous avons déjà entretenu nos lecteurs en leur donnant, dans le cahier de juin, un long extrait de l’introduction qui précède l’ouvrage de M. Bastiat, et nous allons publier ici, dans toute son étendue, le rapport que M. Dunoyer lisait à l’Institut, il y a quelques jours, sur cet ouvrage, rapport qui a tout à la fois pour objet de rendre justice à l’excellent travail de notre collaborateur, et de contribuer à faire apprécier dans sa nature, dans ses moyens et dans ses résultats probables, le grand mouvement que M. Bastiat a voulu porter à la connaissance du public français.

 

Messieurs, un livre infiniment curieux a dernièrement été publié sous ce titre : Cobden et la Ligue, ou l’Agitation anglaise pour la liberté du commerce. L’auteur, M. Frédéric Bastiat, membre du conseil général des Landes, a bien voulu me charger d’en offrir de sa part un exemplaire à l’Académie, avec son très respectueux hommage. Je suis charmé d’avoir à m’acquitter de ce soin, qui va me permettre d’entretenir quelques moments l’Académie d’un des mouvements d’opinion les plus heureux et les plus considérables qui se soient depuis longtemps manifestés de l’autre côté du détroit.

Plusieurs causes contribuent à donner à ce mouvement un intérêt extrême : l’importance du mouvement en lui-même d’abord ; celle beaucoup plus grande encore de son objet : les résultats déjà notables qu’il a produits : ceux bien plus étendus que, dans un avenir peu éloigné, il promet de produire ; enfin l’ignorance fort singulière où la presse périodique de notre pays nous a laissés de ce grand fait social, ignorance telle, qu’avant la publication du livre de M. Bastiat nous avions à ce sujet presque tout à apprendre, et que ce livre sera en effet pour nous, ainsi que l’auteur l’annonce, une sorte de révélation. 

Il serait bien déplorable que la presse méritât à ce sujet les reproches sévères que M. Bastiat lui adresse ; et pourtant on ne sait vraiment comment se rendre compte du silence extraordinaire qu’elle a gardé, et dans quel degré d’inattention ou dans quel défaut d’intelligence il serait possible d’en chercher l’explication. Ce n’est pas qu’il ne nous ait absolument été rien dit de la Ligue contre la loi céréale (anti-corn-law-league) : nos journaux ne nous ont laissés ignorer entièrement ni les noms de Cobden et de quelques-uns de ses amis, ni les motions annuelles que l’un d’eux, M. Villiers, frère du comte de Clarendon, fait depuis quelque temps à la Chambre des communes contre la loi qui vient d’être nommée. La singularité est de n’avoir pas mieux instruit le public français de la nature et de l’objet véritables de ce mouvement, de la rapide extension qu’il a prise, de l’extrême importance qu’il a, de la vive agitation qu’il cause en Angleterre, des effets qu’il a déjà eus, et surtout de ceux qu’il promet d’avoir, en Angleterre d’abord, et puis probablement ailleurs, dans un temps plus ou moins éloigné. 

L’agitation irlandaise, dont nous avons eu, depuis un certain temps, les oreilles si rebattues, est loin d’offrir assurément le même degré d’intérêt et d’importance. Il tombe en effet sous le sens que l’objet de cette agitation, tel surtout qu’on le formule, le rappel de l’union, objet tellement vain et tellement impraticable qu’à peine est-il tenu pour sérieux, ne saurait inspirer, hors du Royaume-Uni surtout, un intérêt aussi vif, aussi profond, aussi général, aussi motivé que celui de l’autre agitation, de l’agitation anglaise pour la liberté des échanges, mouvement social qui ne vise pas à moins qu’à renverser, de fond en comble et d’un seul coup, le système artificiel qui préside aux relations commerciales de l’Angleterre avec le reste du monde, et à ouvrir immédiatement et sans aucune condition de réciprocité les ports des trois royaumes au commerce de toutes les nations. Il est également évident que la ligue irlandaise pour le rappel de l’union, bien qu’elle ait peut-être en Irlande un plus grand nombre d’adhérents que n’en réunit encore en Angleterre la ligue pour l’affranchissement du commerce, est loin néanmoins d’avoir la même puissance. Qu’on songe en effet à ce que doit posséder de force et avoir d’avenir une association qui, en quelques années, a étendu ses ramifications dans presque tous les comtés de l’Angleterre et de l’Écosse ; qui a vu croître avec une rapidité incomparable tous ses moyens d’action ; dont les recettes se sont élevées, en cinq ans, de cinq ou six mille livres sterling à plus de cent mille ; à qui, l’an passé, des souscriptions spontanées donnaient, en un seul jour et dans une seule ville, jusqu’à 16 000 liv. sterl. ou 400 000 francs ; qui a déjà reçu cette année 116 000 liv. sterl. ou près de trois millions ; à qui ces ressources croissantes ont permis d’organiser une propagande et une publicité pour ainsi dire sans bornes ; qui a des missionnaires partout ; dont les professeurs, appelés de toutes parts et surtout dans les districts agricoles, ont ouvert des cours d’économie politique dans trente-quatre comtés sur quarante ; qui, chaque semaine, expédie à ses professeurs, avec mission de les distribuer gratis, les journaux, les placards, les brochures par masses de 50 à 60 quintaux ; qui a répandu, l’an passé, 1 340 000 exemplaires de son journal et plus de 2 millions de brochures ; qui a donné naissance à la plus brillante constellation d’hommes politiques et d’orateurs ; dont les orateurs ont tenu, l’an passé, plus de 200 meetings dans les principaux foyers d’action de l’Angleterre et de l’Écosse ; qui, en trois semaines, a construit à Manchester, pour la tenue de ses assemblées, une salle contenant plus de dix mille personnes ; qui correspond avec plus de cent comités ; qui écrit par an au-delà de 300 000 lettres ; qui, non contente de propager activement ses doctrines, travaille avec ardeur à en préparer l’application ; qui s’efforce, dans cette vue, de modifier dans un sens favorable à ses desseins le personnel des collèges électoraux, et s’est assurée la majorité dans un très grand nombre de ces collèges ; qui, avant même d’avoir pu faire arriver ses candidats au Parlement, y acquiert chaque année une influence plus sensible, et obtient que sa motion fondamentale n’y soit repoussée que par un nombre toujours moins considérable de voix ; qui voit enfin le premier ministre rendre à la vérité de ses principes un hommage de plus en plus explicite, leur faire chaque année de plus larges concessions, et avouer que la réalisation complète n’en peut plus être qu’une affaire de temps.

Voilà le mouvement dont la presse périodique de notre pays, par des raisons qu’elle est sûrement en mesure d’expliquer, n’a pas jugé à propos de nous instruire, et qu’est venu nous révéler le livre intéressant de M. Bastiat. Qui ne voit que, sous un nom restreint, ce mouvement tend à une fin générale considérable, qu’il s’attaque au système protecteur tout entier, et que, par son objet, par ses moyens, par ses effets, par la réunion d’hommes éminents qui le dirigent, par la hardiesse pleine à la fois de mesure et d’habileté de leur action, par l’étendue des forces dont ils disposent, par la grandeur des résultats qu’ils ont obtenus, par celle des succès bien plus éclatants qui les attendent, est digne au plus haut degré d’exciter l’attention et la curiosité non seulement de notre pays, mais de la société européenne tout entière ?

Écartons d’abord certaines préoccupations par lesquelles on pourrait vouloir chercher à le dénaturer et à en affaiblir l’intérêt.

La première serait de supposer qu’il a été déterminé par un pur machiavélisme, et qu’il n’a d’autre objet que de nous entraîner, par la séduction de l’exemple, à un système de liberté commerciale dans lequel, pense-t-on, notre industrie ne pourrait manquer de périr. Mais, en voyant agir les free-traders, en les entendant parler, en suivant pas à pas les dramatiques péripéties de cette agitation puissante qui remue tout un peuple, comment s’imaginer, demande M. Bastiat, que tant d’efforts persévérants, tant de chaleur sincère, tant de vie, tant d’action, tant d’accord, n’ont qu’un but : tromper un peuple voisin et le faire tomber dans un piége ? J’ai lu, ajoute ailleurs M. Bastiat, plus de trois cents discours des orateurs de la Ligue, j’ai lu un nombre immense de journaux et de pamphlets publiés par cette puissante association, et je puis affirmer que je n’y ai pas vu un mot qui justifiât une supposition pareille, un mot d’où l’on pût inférer qu’il s’agit, par la liberté du commerce, d’assurer l’exploitation du monde au peuple anglais. La Ligue attend sans doute de cette liberté un très grand bien pour l’Angleterre ; mais elle croit fermement que de libres et paisibles relations commerciales seront fructueuses à la fois pour toutes les nations. Son système, au surplus, ne fait violence à personne, et, en demandant que l’Angleterre ouvre tous ses ports au commerce du monde, elle ne demande point que cet exemple soit imité ; elle attend que le spectacle de la prospérité anglaise avertisse les autres nations, et les engage, si cela leur convient, à entrer dans les voies suivies par l’Angleterre. 

Une autre préoccupation non moins injuste serait de croire que la Ligue n’est qu’un mouvement d’ambition, une entreprise intéressée de la bourgeoisie, qui viserait à s’élever dans l’échelle sociale, et à s’attribuer dans le gouvernement une plus grande part d’action : c’est l’erreur où me semble tomber un homme de talent dans un volume d’Études sur l’Angleterre, publié depuis l’ouvrage de M. Bastiat, et où il est question aussi de la Ligue. La classe moyenne en Angleterre, dit M. Faucher, a longtemps cherché un point d’attaque contre l’aristocratie foncière. Malgré l’ambition qui la pousse, elle ne s’insurge encore qu’à regret ; mais elle veut regagner par la liberté commerciale ce qu’elle a perdu depuis dix ans du côté de l’influence politique. Elle cherche à s’élever, comme s’éleva jadis la noblesse, en défendant le droit commun. Ce qu’elle veut, c’est l’influence, etc. Or, il est d’autant plus permis de s’étonner de ces réflexions, qu’elles sont démenties par tout ce que M. Faucher dit d’ailleurs des chefs de la Ligue : « Cobden, observe-t-il, n’a pas brigué le rang que la voix publique lui assigne ; peu d’hommes affichent moins de prétentions et sont moins jaloux du commandement. » Et, en effet, ni lui, ni les siens ne visent à effectuer de leurs propres mains la réforme qui les préoccupe ; l’essentiel est que le bien soit fait. « La question, dit Cobden, est de savoir qui travaillera pour nous à cette heure : sera-ce sir Robert Peel ou lord John Russel ? » Ailleurs M. Faucher cite un discours du même orateur dans lequel celui-ci fait une éclatante apologie de l’aristocratie anglaise, et, s’adressant à elle, la conjure en quelque sorte de conserver son empire en ne faisant pas obstacle à l’esprit du temps. Des hommes dont la pensée fondamentale serait de la supplanter lui tiendraient-ils un tel langage ? « Oh ! les hommes qui nous combattent ne nous ont jamais compris ! s’écrie M. Bright : ils ont cru qu’à l’exemple de tel ou tel d’entre eux, nous étions mus par l’intérêt, la soif du pouvoir, l’amour de la popularité. Mais, quelle que soit la diversité de nos motifs, quelle que soit notre fragilité à tous, j’ose dire qu’il n’est pas un membre de la Ligue qui obéisse à d’aussi indignes inspirations. Ce mouvement est né d’une conviction profonde, conviction qui était devenue une foi, foi entière dès l’origine, et qu’a fortifiée encore l’expérience des dernières années. » Je crois ces paroles sincères, et la Ligue a beau être sortie, comme M. Faucher l’observe, des entrailles mêmes de la bourgeoisie, il n’en résulte pas qu’elle soit née de l’ambition des classes bourgeoises ; elle pourra avoir pour effet d’élever ces classes, mais elles ne l’ont pas formée en vue du pouvoir. Les hommes qui la dirigent ne montreraient pas un enthousiasme si vrai, s’ils avaient cédé à des vues personnelles, et ils n’auraient pas acquis un si grand et si rapide ascendant. 

La Ligue est née de graves préoccupations économiques. Les chefs de l’industrie manufacturière cherchaient depuis longtemps à quoi pouvaient tenir la fréquente stagnation de leurs affaires et les souffrances presque habituelles des classes qu’ils occupaient. Ils ont pensé, et l’on ne peut douter que cette explication ne soit vraie dans une certaine mesure, que ces maux devaient être attribués au privilège à peu près exclusif de nourrir la population que s’est octroyé l’aristocratie territoriale, et au prix de monopole auquel elle lui vend les aliments les plus essentiels. De là l’anti-corn-law-league, ou la ligue contre les lois sur les grains et les provisions, corn and provisions law, lois qui ne permettent en effet à la population de se pourvoir des choses les plus nécessaires à la vie, et notamment du blé, que sur les marchés de l’Angleterre, exclusivement pourvus par les détenteurs du sol, sinon directement, au moins par l’intermédiaire de leurs fermiers. 

Les chefs de l’industrie manufacturière ont bientôt senti que demander à l’aristocratie le sacrifice de ces lois, c’était se condamner à un sacrifice analogue, et renoncer pour leur industrie et pour toutes à l’appui du régime protecteur. Mais ils n’ont pas hésité à se résigner à cette situation, d’autant plus qu’ils étaient, pour ne pas craindre d’attirer sur le marché anglais la concurrence extérieure, celle du monde entier, dans des conditions certainement meilleures que les agents de l’industrie agricole, celle des industries anglaises qui est le moins favorisée par les circonstances du sol et du climat, et ils ont accepté, dans toute l’étendue de leur acception, les deux mots de FREE-TRADE, liberté commerciale, qui forment leur véritable devise ; ceux d’anti-corn-law-league n’expriment leur pensée que sous un certain point de vue : et si la Ligue dirige son principal effort contre les lois céréales, c’est, affirme-t-elle, parce que ces lois sont la clef de voûte du système entier des prohibitions, et que le renversement de ce monopole-là doit inévitablement entraîner la chute de tous les autres. Mais c’est bien de l’abolition du système entier des restrictions commerciales qu’il s’agit pour elle en effet, et sa vraie devise, encore une fois, est liberté pleine et entière du commerce. 

La Ligue, d’un autre côté, n’a pas tardé à comprendre que si, pour établir cette liberté, pour faire ouvrir les ports de l’Angleterre au commerce de toutes les nations, elle voulait attendre que les autres peuples de l’Europe eussent consenti à en faire autant, et poursuivre ce résultat à travers les notes diplomatiques et les négociations des chancelleries, autant vaudrait qu’elle se résignât à une attente éternelle. Ses chefs ont senti qu’il fallait que quelqu’un donnât l’exemple ; que cet exemple, nul n’avait plus besoin et n’était plus en mesure de le donner que l’Angleterre ; et, en conséquence, aux mots liberté pleine et entière du commerce, ils ont ajouté ceux de liberté immédiate, c’est-à-dire liberté sans attendre que les autres peuples consentent à l’établir, liberté totale, immédiate et sans condition de réciprocité. Telle est en effet leur formule tout entière. 

Sciemment ou non, la Ligue, dans la grande rénovation qu’elle prépare, me paraît commettre deux erreurs. Elle se trompe, je crois, sur l’étendue du bien qu’il est permis d’en attendre, et aussi sur le degré de rapidité avec laquelle elle peut s’opérer. Quelques explications sur ces deux points sont nécessaires, et je les donnerai plus loin ; mais d’abord, tâchons de dire clairement comment la Ligue comprend que la liberté commerciale pourra remédier aux maux qu’elle vise à détruire ; exposons après les efforts qu’elle fait pour la conquérir, et parlons enfin avec plus de détail et de précision que nous ne l’avons fait, des succès qu’elle a obtenus et de ceux qu’il lui est permis d’attendre. Nous ferons, en terminant, les quelques réflexions qui nous paraissent nécessaires sur la mesure du bien à espérer de la réforme qu’elle tente, et sur le mérite des méthodes qu’elle suit pour l’opérer.

Les chefs de la Ligue, qui sont engagés pour la plupart dans les travaux de l’industrie manufacturière, n’ont jamais dissimulé qu’ils attaquaient les lois céréales comme contraires aux plus chers et plus légitimes intérêts de leur industrie. Leur grief fondamental contre ces lois, c’est que, dans le système qu’elles établissent, l’industrie manufacturière se trouve sacrifiée, contre toute raison et toute justice, à l’intérêt inique et mal calculé de l’industrie agricole, ou plutôt des propriétaires du sol. Ils accusent les obstacles mis, en faveur de l’aristocratie, à l’entrée des denrées agricoles et des provisions alimentaires, d’arrêter l’essor de leur industrie, d’en déprécier les produits, d’empêcher qu’ils ne parviennent à les placer, et, en les privant d’une partie des bénéfices qu’ils pourraient faire, de nuire très gravement à l’industrie agricole elle-même, qui ne trouve plus dans les populations gênées et souffrantes par qui sont exercées les autres industries, que des débouchés insuffisants, et qui se voit ainsi exposée aux plus graves mécomptes. L’aristocratie foncière avait compté qu’en réservant à ses terres le droit exclusif de nourrir la nation anglaise elle en obtiendrait des prix de fermage exagérés ; et, en effet, il est arrivé que les fermiers, excités par l’espoir de vendre les produits du sol à un prix de monopole, ont consenti à leur donner des prix de ferme de plus en plus élevés. Mais l’événement a trompé les calculs de l’iniquité et de l’avarice. Plus le prix des denrées agricoles s’est accru, et plus la consommation s’en est restreinte. Moins il a été possible aux manufacturiers d’envoyer de produits aux nations qui n’avaient à leur offrir en échange que des provisions alimentaires, que l’aristocratie anglaise ne leur permettait pas d’importer sur les marchés anglais, et moins il a été en leur pouvoir d’étendre leurs entreprises, de répandre de salaires, de créer de population aisée, et moins par conséquent la population manufacturière s’est trouvée en mesure d’acheter les produits de l’industrie agricole ; de sorte que le contrecoup du dommage causé à la première de ces industries n’a pas tardé à se faire sentir à la seconde. Les propriétaires du sol, il est vrai, ne cessent de dire à leurs fermiers : Prenez patience ; le cours de vos denrées se relèvera. « Mais, observait un jour un membre de la Ligue, voilà la quatrième fois que les fermiers sont dupes de cette assertion. Le prix de leurs produits s’avilit, et il ne se relèvera pas tant que le travail et les salaires manqueront à la population qui les consomme. » Ils ne lui manqueraient pas, ajoute la Ligue, si on laissait un libre accès en Angleterre aux matériaux, aux denrées, aux produits de toutes les nations. Cette liberté, si favorable à l’industrie manufacturière, le serait aussi à l’industrie agricole, et, en définitive, aux possesseurs du sol. « Qui a jamais entendu parler d’améliorations agricoles, disait, il y a deux ans, un des membres de la Ligue, sinon depuis l’époque récente où la protection est menacée ? Je crois sincèrement, ajoutait-il, que lorsque l’agitation actuelle sera arrivée au jour de son triomphe, les intérêts territoriaux s’apercevront qu’il n’est rien à quoi ils soient plus redevables qu’aux efforts de la Ligue. » S’il est un moyen, observaient d’autres orateurs, d’ajouter à la prospérité de ce pays, c’est de l’ouvrir à toutes les marchandises du monde. Tandis que les greniers d’Amérique plient sous le faix des grains qui les encombrent, que sur les quais de la Nouvelle-Orléans des amas de salaisons sont livrés à vil prix, en guise de combustible, pour le service des bateaux à vapeur, que les habitants de l’Ukraine et de Pultawa laissent leur blé se pourrir faute de pouvoir le vendre, nous avons ici des montagnes de produits fabriqués dont nous ne savons que faire ; nous manquons de moyens de subsistance tandis qu’on manque ailleurs de vêtements et d’instruments de travail, et, grâce aux obstacles mis à la liberté des échanges, il y a de cruelles souffrances partout. « Nous réclamons cette liberté avec le monde entier, s’écrie M. Hume. Chaque climat, chaque peuple a ses produits spéciaux : que tous puissent arriver dans ce pays pour s’y échanger contre ce qu’il produit en surabondance, et tout le monde y gagnera : le manufacturier étendra ses entreprises ; les salaires hausseront ; la consommation des produits agricoles s’accroîtra ; la propriété foncière enfin et le revenu public sentiront l’heureux contrecoup de la prospérité générale. » 

Tel est l’argument essentiel de la Ligue et l’espoir qu’elle fonde sur la liberté dont elle poursuit l’établissement. On lui demande, il est vrai, à quoi servira d’ouvrir les marchés anglais au commerce du monde tant qu’on n’en pourra rien emporter, et ce qu’on en pourra emporter tant que les marchés des autres nations resteront fermés par le régime prohibitif aux produits de l’industrie anglaise. Mais elle s’inquiète assez peu de cette objection. Commencez, dit-elle, par laisser librement arriver au milieu de nous tout ce que l’industrie étrangère peut avoir à nous offrir de vraiment désirable, et les importateurs sauront bien, en dépit des législations prohibitives, découvrir le moyen d’opérer des retours. « J’ai vu la Suisse, où nulle loi ne décourage l’importation, où chacun peut introduire tout ce qu’il veut, sans rencontrer le moindre obstacle, et me souviens, disait Cobden il y a deux ans, d’avoir visité le marché de Lausanne un samedi. La ville était remplie de paysans vendant du fruit, de la volaille, des œufs, du beurre et toute espèce de provisions. Je m’informai d’où ils venaient. — De la Savoie pour la plupart, me dit mon ami, en me montrant du doigt l’autre rive du lac de Genève. — Et entrent-ils sans payer de droit ? demandai-je. — Ils n’en payent d’aucune espèce, me fut-il répondu ; ils entrent librement et vendent tant que cela leur convient. Je ne pus m’empêcher de m’écrier : « Oh ! si le duc de Buckingham voyait ceci, il en mourrait assurément. » (Rires et acclamations.) Mais comment ces gens-là reçoivent-ils leur payement, demandai-je ; car je savais que le monopole fermait hermétiquement la frontière de Savoie et que les marchandises suisses n’y pouvaient pénétrer. Pour toute réponse, mon ami me mena en ville dans l’après-dînée, et là je vis les paysans italiens fourmillant dans les boutiques où ils achetaient du tabac, des tissus, etc., qu’on arrangeait en paquets du poids de six livres environ pour en faciliter l’entrée en fraude en Italie. (Rires.) Eh bien ! poursuit Cobden, si vous ouvrez les ports d’Angleterre, et si les autres nations ne veulent pas retirer les droits qui pèsent sur nos produits, j’ose prédire que les étrangers qui nous apporteront du blé ou du sucre, emporteront de nos marchandises en petits ballots pour éviter la surveillance de leur douane. »

Je ne dirai rien des attaques de toute espèce que les orateurs de la Ligue dirigent contre le système établi, des arguments tour à tour sérieux ou plaisants, mais en général pleins de justesse, qu’ils lui opposent, des railleries amères dont ils poursuivent ses sophismes les plus décriés. Il faut voir dans leurs discours cette polémique et s’arrêter en particulier à ce qu’ils disent de la théorie des droits acquis, des droits acquis à la sottise et à l’injustice, du maintien d’extorsions immorales en vertu du droit acquis ; de l’avantage qu’un peuple trouve, selon le régime prohibitif, à exporter le plus et à importer le moins possible ; de l’inconvénient qu’il y aurait pour lui à être, comme on dit, tributaire de l’étranger, c’est-à-dire à acheter de lui bon marché ce qu’un patriotisme bien entendu lui conseille de payer chèrement à des exacteurs indigènes ; du point d’honneur qu’il doit mettre à ne rien consommer des produits du dehors, etc. Tout cela est traité de main de maître et mériterait d’être analysé. Je le laisse de côté néanmoins et m’en tiens à l’exposé que je viens de faire de la donnée fondamentale des orateurs de la Ligue, c’est-à-dire de cette proposition devenue pour eux une vérité démontrée, que l’ouverture de tous les ports de la Grande-Bretagne et le libre accès sur ses marchés des matériaux, des denrées, des aliments, des marchandises du monde entier, en étendant très sensiblement encore les entreprises de l’industrie manufacturière et les ressources des classes qui la pratiquent, deviendront une nouvelle cause de prospérité pour toutes les classes et toutes les industries, et qu’il n’y a point à s’inquiéter d’avance, quelque extension qu’ait prise ou que soit en train de prendre partout le régime prohibitif, de la manière dont les importateurs pourront effectuer leurs retours. C’est là, en effet, la pensée fondamentale qui les a unis, qui a enfanté la Ligue et qui a déterminé tous ses efforts.

Ces efforts ont été en raison de la grandeur du but qu’ils voulaient atteindre et de celle des obstacles qu’ils avaient à surmonter. C’est certainement un spectacle curieux, pour notre nation surtout, où une extension si déplorablement exagérée des attributions de l’autorité administrative a détruit pour longtemps tout esprit d’association, que de voir avec quelle facilité, quelle rapidité, quelle puissance a pu se former chez nos voisins, sans que les pouvoirs publics en reçussent aucun dommage et en éprouvassent même aucune émotion, la vaste association dont j’ai l’honneur d’entretenir l’Académie ; association pourtant qui ne vise pas à moins qu’à détruire radicalement un grand système, à dépouiller l’aristocratie territoriale d’un de ses privilèges les plus précieux et à altérer sa situation d’une manière très grave. Il faut voir dans le livre de M. Bastiat ce qu’il y a d’intérêt et de vie dans le développement et surtout dans l’action de cette force collective qui poursuit avec tant de vigueur et d’ensemble l’exécution d’un grand dessein. L’exposé de cette action a, pour ainsi dire, l’attrait d’une épopée ; épopée pacifique, il est vrai, et où tout se passe sans effusion de sang, mais où ne s’en fait pas moins une grande dépense de courage, d’intelligence, de sagesse, de constance, et où figurent de véritables héros ; des héros auxquels on s’attache, et qui, comme ceux des anciennes épopées, intéressent chacun à leur manière ; Wilson, le président de la Ligue, par l’habileté, la sagesse et la fermeté de ses directions ; Cobden, par la vigueur de sa dialectique ; Fox, par sa verve railleuse et la véhémence de sa diction ; Bright, plus puissant peut-être que tous deux, par l’union des qualités qui les distinguent ; Thompson, Moore, Gipson et plusieurs autres par des qualités diversement recommandables ; tous enfin par les sentiments de justice et de moralité éclairées qui les animent, par leur modestie et leur simplicité, par les égards mutuels qu’ils se témoignent, par le soin extrême qu’ils mettent à maintenir entre eux l’union et le bon accord. On remarque ici quelque chose de l’esprit qui animait les anciens tournois ; on y retrouve le même mouvement, la même ardeur pour la lutte. Les femmes, nouveauté remarquable, assistent aux meetings de la Ligue comme elles figuraient aux anciens tournois ; elles y viennent battre des mains, agiter leurs mouchoirs, encourager par des hommages flatteurs, par des louanges délicates et pénétrantes les orateurs et les autres membres de la Ligue qui servent la cause commune avec le plus de talent, de courage et de dévouement. Je ne puis résister au désir d’extraire des discours de deux orateurs, M. Fox et M. Bright, deux passages qui pourront donner une idée de la nature de leur talent, et tout à la fois de l’esprit, des travaux, des progrès de la Ligue. 

« Ceux qui taxent le pain du peuple, disait M. Fox dans l’un des premiers meetings qui eurent lieu à Londres, à l’apparition de la Ligue dans la métropole, au commencement de 1843, ceux qui taxent le pain du peuple, taxeraient, s’ils le pouvaient, l’air et la lumière ; ils taxeraient les regards que nous jetons sur la voûte étoilée ; ils soumettraient les cieux avec toutes leurs constellations, et la chevelure de Cassiope, et le baudrier d’Orion, et les brillantes Pléiades, et la grande et la petite Ourse au jeu de l’échelle mobile. (Rires et applaudissements prolongés.) On dit : « La loi céréale est jeune, expérimentez-la encore quelque temps. » Oh ! l’expérience a dépassé tout ce que peut endurer le peuple. Il est temps que ceux qui la font sachent quelle responsabilité ils assument sur eux. La Ligue fait aussi son expérience. Elle est venue de Manchester pour expérimenter l’agitation. Il fallait bien que l’expérience des landlords eût sa contre-épreuve ; il fallait bien savoir s’ils seront les oppresseurs des pauvres à tout jamais. La Ligue et sir Robert Peel ont, après tout, une cause commune. L’une et l’autre sont les sujets ou plutôt les esclaves de l’aristocratie. L’aristocratie, en vertu de la possession du sol, règne sur la multitude comme sur les majorités parlementaires. Elle commande au peuple et à la législature. Elle possède l’armée, donne la marine à ses enfants, s’empare de l’Église, domine la souveraine. Notre Angleterre, grande, libre et glorieuse, est attelée à son char. Nous ne pouvons ni glorifier le passé et le présent, ni rien augurer de l’avenir ; nous ne pouvons nous rallier à ce drapeau qui, pendant tant de siècles, a bravé le feu et l’ouragan ; nous ne pouvons exalter cet audacieux esprit d’entreprise qui a promené nos voiles sur toutes les mers ; nous ne pouvons nous enorgueillir de notre littérature, ni réclamer pour notre patrie ce que Milton appelait le plus élevé de ses privilèges : enseigner la vie aux nations. Non, toutes ces gloires n’appartiennent pas au peuple d’Angleterre ; elles sont l’apanage et comme les dépendances domaniales d’une classe cupide. La dégradation, l’insupportable dégradation, voilà notre lot, sans parler de la détresse matérielle qu’il faut attribuer à la loi céréale, et qui est devenue horrible, intolérable… C’est pourquoi nous, ceux d’entre nous qui appartenons à la métropole, nous accueillons avec transport la Ligue au milieu de nous ; nous devenons les enfants, les membres de la Ligue ; nous vouons nos cœurs et nos bras à sa grande œuvre ; nous nous consacrons à elle, non point pour obéir à l’aiguillon d’un meeting hebdomadaire, mais pour faire de sa noble cause l’objet de nos constantes méditations et de nos infatigables efforts. (Bruyantes acclamations.) Nous adoptons solennellement la Ligue ; nous nous engageons à elle comme à Covenant religieux (applaudissements enthousiastes) ; et nous jurons par celui qui vit dans tous les siècles des siècles, que la loi céréale, cette insigne folie, cette basse injustice, cette atroce iniquité, sera radicalement abolie. (Tonnerre d’applaudissements. L’assemblée se lève d’un mouvement spontané. Les mouchoirs et les chapeaux s’agitent pendant longtemps.) » 

À deux ans du jour où M. Fox terminait à Londres un de ses discours par ces éloquentes paroles, M. Bright rendait compte à Manchester, devant un meeting général de dix mille personnes, des travaux de la Ligue pendant l’année qui venait de s’écouler : « Nos adversaires, disait-il, nous demandent souvent ce qu’a fait la Ligue ! Quand il s’agit d’une œuvre matérielle, de l’érection d’un vaste édifice, le progrès se montre de jour en jour, la pierre vient se placer sur la pierre, jusqu’à ce que le noble monument soit achevé. Nous ne pouvons pas nous attendre à suivre de même dans ses progrès la destruction du système protecteur : notre œuvre, les résultats de nos travaux, ne sont pas aussi visibles à l’œil extérieur. Nous aspirons à créer le sentiment public, à tourner le sentiment public contre ce système, et cela avec une puissance telle, que la loi maudite en soit virtuellement abrogée, notre triomphe assuré, et que l’acte du Parlement, la sanction législative, ne soit que la reconnaissance, la formelle ratification de ce que l’opinion publique aura déjà décrété… Je repassais nos progrès dans mon esprit, et je me rappelais qu’en 1839 la Ligue leva une contribution de 5 000 liv. sterl. (125 000fr.). Ce fut alors regardé comme une chose sérieuse. En 1840, une autre souscription eut lieu. En 1841, intervint ce meeting mémorable qui réunit dans cette ville sept cents ministres de la religion, délégués par autant de congrégations chrétiennes. Ces hommes, avec toute l’autorité que leur donnait leur caractère et leur mission, dénoncèrent la loi céréale comme une violation des droits de la famille humaine et de la volonté de Dieu. Oh ! ce fut un noble spectacle (applaudissements), et il n’a pas été assez apprécié. Mais, dans nos nombreuses pérégrinations à travers toutes les parties du royaume, nous avons retrouvé ces mêmes hommes, et nous avons vu qu’en se séparant à Manchester, ils étaient allés répandre jusqu’aux extrémités de cette île les principes que ce grand meeting avait ravivés dans leur âme, organisant ainsi, en faveur du libre commerce, de nombreux centres d’agitation dont les résultats nous ont puissamment secondés. En 1842, nous eûmes un bazar à Manchester qui réalisa 10 000 livres sterling, somme qui dépasse de plusieurs milliers de livres celles qui ont jamais été recueillies dans ce pays par des établissements analogues, quelque nobles que fussent leurs patrons et leurs dames patronesses. En 1843, nous levâmes une souscription de 50 000 livres (1 250 000 francs). En 1844, nous avons demandé 100 000 livres (2 500 000 francs), et vous venez d’entendre que 83 000 livres avaient déjà été reçues, quoiqu’un des plus puissants moyens qui devaient concourir ait été ajourné. Mais que dirai-je de l’année 1845, dont le premier mois n’est pas encore écoulé ? Sachez que depuis trois mois, sur l’appel du conseil de la Ligue, aidé de nombreux meetings auxquels la députation a assisté, les free-traders des comtés de Lancastre, d’York et de Chester, ont certainement dépensé un quart de million sterling pour acquérir des votes dans les comtés que je viens de nommer. (Bruyantes acclamations.) Vous vous rappelez ce que disait le Times il y a moins d’un an, alors qu’un petit nombre de manufacturiers, objet de vains mépris, souscrivaient à Manchester, en une seule séance, 12 000 livres sterling (300 000 francs) en faveur de la Ligue : on ne peut nier, observait-il, que ce ne soit un grand fait. Maintenant je serais curieux de savoir ce qu’il dira de celui que je signale, à savoir que, dans l’espace de trois mois, et à notre recommandation, plus de 200 000 livres sterling, je crois pouvoir dire 250 000 (6 250 000 francs), ont été consacrés à l’acquisition de propriétés dans le seul but d’augmenter l’influence électorale des free-traders dans trois comtés ! (Applaudissements.) Après des faits semblables, après une telle succession de sacrifices croissants, pense-t-on que ce mouvement se puisse arrêter ? (Cris : Non ! non ! jamais !) Je le demande non seulement à cette assemblée, mais aux monopoleurs qui ont quelque étincelle d’intelligence, et qui savent comment les grandes questions publiques se résolvent dans ce pays ; je le demande même aux ministres de la reine : pensent-ils qu’il puisse y avoir quelque repos pour ce cabinet ou pour tout autre, tant que cette infâme loi céréale déshonorera notre Code commercial ? (Applaudissements et cris : Jamais !) »

Des efforts si considérables, si étendus, si persistants, si habilement et si vigoureusement dirigés ne pouvaient avoir des résultats médiocres : ils en ont eu déjà de fort importants. Les adversaires de la Ligue avaient dédaigné d’abord de répondre à ses attaques. Bientôt ils lui ont fait l’honneur de la trouver assez à craindre pour ne pas juger inutile de la calomnier ; et, quelque attention qu’elle mît, jusque dans ses plus grandes fougues, à se renfermer dans les voies de la légalité, avec quelque soin qu’en toute occasion elle manifestât, par ses discours et par ses actes, son éloignement pour tout esprit de parti, on a qualifié ses réunions de complot : il paraît même qu’on aurait tenté, pour justifier l’accusation, d’y fomenter quelques désordres. Plus tard, ne pouvant ni empêcher ses réunions, ni la détruire, on a pris le parti de l’imiter, et ceux qui qualifiaient la Ligue de conspiration ont formé, pour le maintien du régime qu’elle attaquait, une contre-ligue. Ce procédé, plus régulier et plus loyal, n’a pas été néanmoins plus profitable, et le monopole, qui n’avait pu se défendre par l’injure, n’a pas mieux su se protéger par la discussion. Sa tactique dans l’intérieur du Parlement n’a pas été plus heureuse. Il n’y a d’abord opposé aux demandes de la Ligue que des dédains ; puis il l’a combattue par des ricanements et des murmures ; finalement il lui a fallu accepter la discussion : et telle a été sur ce nouveau terrain sa faiblesse, qu’il a dû bientôt renoncer à défendre en principe ses prétentions. Le premier ministre, longtemps silencieux, a consenti un jour à rendre hommage à la vérité philosophique des doctrines de la Ligue ; mais il les qualifiait dédaigneusement d’abstractions, ainsi qu’on appelle toujours les vérités qui n’ont pas encore su se faire une place dans le gouvernement des choses de ce monde, et il ajoutait que ces abstractions, dans l’état artificiel où se trouvait la société, ne pouvaient raisonnablement exercer aucune influence sur sa conduite. Bientôt, néanmoins, il a commencé à comprendre que ces abstractions prétendues devenaient des réalités. Puis enfin, lâchant le grand mot, il a dû reconnaître que le système qui leur était opposé n’était pas, au fond, soutenable, et il se trouve, à l’heure qu’il est, que le régime protecteur n’a plus, en principe, un défenseur dans le Parlement. Ce progrès de la discussion s’est graduellement manifesté dans les votes de la Chambre ; et quoique la Ligue, par l’organe de M. Villiers, ait formulé chaque année sa motion d’une manière plus précise et plus radicale, la demande qu’elle forme a rencontré chaque année moins d’opposition : repoussée, en 1842, par 303 voix, elle ne l’a été, en 1843, que par 258 ; en 1844, que par 204 ; en 1845, que par 132 ; et je dois ajouter que, dans ce dernier vote, le chef de l’opposition et du parti whig, lord John Russel, renonçant, sur la loi céréale, à ses propres idées, au système qu’il avait officiellement introduit au Parlement en 1840, et qui avait entraîné la chute du cabinet, a consenti à se joindre à la Ligue, et à voter avec elle pour le rappel immédiat et total de la loi céréale et des autres droits protecteurs. Enfin, sir Robert Peel lui-même, condamnant ces droits en principe, n’en regarde plus la suppression que comme une affaire de temps, et, pressé par la Ligue, il ne lui demande en quelque sorte que de patienter un peu. La Ligue insistait, dans la discussion qu’a provoquée, il y a une couple de mois, la motion de M. Villiers : Eh quand donc supposez-vous, a demandé sir Robert, que la chose soit praticable ? À l’instant même, a répondu la Ligue. When ? demandait le premier ministre ; Now, répondaient les ligueurs ; et ce n’est réellement plus que sur ce when et sur ce now que l’on dispute. Je ne puis tout faire à la fois, observait, il y a à peine quinze jours (le 22 juillet), sir Robert Peel, répondant à un membre de la Ligue, M. Forster, qui lui demandait la suppression de tout droit sur plus de quatre-vingts nouveaux articles. Le ministre ne disconvenait pas que de telles suppressions ne pussent être utiles ; mais il observait que les articles sur lesquels devaient porter des suppressions ou des modifications de tarifs avaient été divisés en plusieurs catégories, et que chacune aurait son tour. Dans la même séance, un autre membre de la Ligue, M. Ewart, ayant demandé la suppression des droits sur le beurre et le fromage, le ministre n’a combattu sa demande par aucun motif puisé dans l’intérêt du système décrié de la protection, et il s’est contenté de dire que les arrangements financiers qui venaient d’être faits pour l’année ne permettaient pas de l’accueillir ; que les suppressions déjà opérées avaient à peu près épuisé tous les excédents de recettes, et que celle qu’on demandait encore priverait le Trésor d’une ressource importante, qu’on ne saurait comment remplacer. Ajoutons, pour terminer cet exposé des vues qu’il est permis de supposer au gouvernement anglais touchant le grand objet que poursuit la Ligue, qu’un personnage officiel, M. Mac-Grégor, secrétaire du ministère du commerce (board of trade), a, je ne dirai pas publié, car l’ouvrage porte en tête l’inscription de private, mais du moins imprimé, et il semble difficile de penser que ç’ait été à l’insu et contre la volonté du premier ministre, a imprimé, disons-nous, un plan financier dont nous avons eu un exemplaire sous les yeux, et dans lequel les 50 millions sterling, ou 1 250 millions de francs, qui sont nécessaires, dans l’état actuel des choses, pour défrayer les dépenses du gouvernement, sont obtenus sans le maintien d’aucun droit de douane sur les produits étrangers qui ont des similaires dans le Royaume-Uni, moins toutefois les esprits et la drèche, lesquels même sont frappés d’un droit égal, qu’ils soient originaires du dedans ou du dehors, et qu’ainsi, dans ce plan, le système protecteur tout entier est aboli ; qu’il n’y a d’objets sur lesquels les droits de douane soient maintenus que le thé, le sucre, le café et le cacao, le tabac, les esprits distillés, les vins, les fruits secs, les épiceries, et enfin les esprits distillés à l’intérieur et la drèche indigène ou importée, articles sur lesquels sont maintenus des droits d’accise dont la perception est réunie à la douane ; que les droits de douane sont uniformes, d’où que viennent les objets qui en sont frappés, qu’ils arrivent de l’étranger ou des colonies anglaises ; qu’ainsi le régime colonial, au point de vue commercial du moins, est radicalement aboli ; et qu’enfin, dans ce système, l’administration financière de la Grande-Bretagne se trouve réduite à la perception de l’impôt direct, à la douane, considérablement simplifiée, et au timbre ; les assessed-taxes et l’accise étant supprimées, et les transactions intérieures et extérieures se trouvant abandonnées à leur liberté pleine et à une activité pour ainsi dire sans bornes. On peut voir l’analyse de ce curieux projet de budget dans l’introduction de M. Bastiat, qui a la sagesse de n’en parler qu’avec beaucoup de réserve, et qui le présente seulement comme le type, comme l’idéal vers lequel lui paraissent tendre les grandes réformes financières et commerciales opérées de l’autre côté du détroit, sous les yeux de la France inattentive. 

Voilà où en sont nos voisins, et ce qu’ont produit jusqu’ici parmi eux les ardents et opiniâtres efforts de la Ligue pour la destruction de ce régime d’exactions que les cupidités industrielles de notre âge ont si habilement affublé du nom de régime protecteur. Il me reste à entretenir quelques moments l’Académie des effets que pourra avoir cette destruction, devenue très probable en Angleterre. Je dirai ensuite quelques mots des principes qui dirigent la Ligue dans les efforts qu’elle fait pour l’opérer ; et enfin un sentiment naturel de gratitude et de justice voudra que je ne termine point sans payer un légitime tribut d’éloges au travail remarquable par lequel un écrivain de talent et de conscience est venu nous révéler ce grand mouvement, qui s’opérait à nos portes, pour ainsi dire à notre insu.

Le premier effet qu’aura, si elle est obtenue, l’abolition du régime prohibitif en Angleterre, sera très probablement de provoquer sur le continent une recrudescence de l’esprit d’exclusion. On sentira quel est l’attrait offert par l’ouverture des ports anglais aux industries continentales, aux divers produits de l’agriculture surtout, et le premier mouvement des monopoleurs de toute espèce sera de se tenir en garde contre les retours. Cependant on n’évitera pas que l’abolition accomplie de l’autre côté du détroit ne soit bientôt, sur le continent, pour le système, une grande cause de déconsidération et d’affaiblissement. Il sera bien difficile, quand personne chez nos voisins n’osera plus en prendre la défense, que l’on continue à le prôner ici avec le même degré d’outrecuidance et d’intrépidité. La destruction opérée par le Royaume-Uni sera d’ailleurs d’un dangereux exemple ; on ne pourra guère s’empêcher de craindre le penchant à l’imitation, et cette imitation, en effet, deviendra de plus en plus imminente : tous ceux qui répondront à l’appel de la nation anglaise, qui céderont au désir de lui envoyer leurs produits, irrités par la difficulté des retours, pousseront avec d’autant plus d’ardeur à la liberté commerciale, qu’on n’aura plus à leur opposer les préoccupations exclusives de l’esprit anglais, la nécessité des représailles, et qu’après avoir imité jusqu’au bout nos voisins dans leur injustice, il n’y aura guère de raisons plausibles pour s’obstiner à ne pas les imiter dans leur libéralité. 

Il n’est donc guère probable que le mouvement commencé de l’autre côté du détroit s’y arrête ; et la liberté commerciale, établie d’abord dans les îles britanniques, se propagera sans doute avec le temps dans tous les grands États du continent et du reste du monde. Mais quel effet aura-t-elle d’abord pour les Anglais, et avant tout pour cette partie souffrante de la nation anglaise en faveur de laquelle elle a surtout l’air d’être invoquée ? 

Je crois, ainsi que je l’ai déjà dit, que la Ligue, au moins sous ce rapport, se fait quelque illusion sur la portée économique de la mesure. Je conçois que, comme moyen de succès et pour agir plus vivement sur les esprits, elle exagère un peu le bien qu’il est permis d’en attendre ; — mais il y a en effet une assez grande exagération dans les résultats annoncés, et ce serait en espérer beaucoup trop que de croire qu’elle suffît à conjurer tous les maux dont sont assaillies les classes qui souffrent. « Rendez au peuple de ce pays, dit Cobden, le droit d’échanger le fruit de ses labeurs contre du blé étranger, et il n’y aura pas en Angleterre un homme, une femme, un enfant qui ne puisse pourvoir à sa subsistance. » On ne saurait raisonnablement pousser les espérances jusque là. Certes il n’est pas douteux que l’ouverture, par l’Angleterre, de tous ses ports ; que le libre accès sur ses marchés des matériaux, des denrées, des aliments, des produits très divers qui lui manquent et que d’autres nations seraient en mesure de lui fournir, n’eussent pour effet d’ouvrir de plus grands débouchés à ses propres produits ; de permettre à son industrie de s’étendre encore ; de provoquer chez elle de nouveaux accroissements de population avec des moyens d’abord suffisants de subsistance. Mais il n’est pas douteux non plus que ce bien-être ne fût passager, au moins pour beaucoup de familles ; que bientôt le trop-plein ne se fît encore sentir, et qu’on ne recommençât à éprouver le même malaise. La liberté des échanges, quand elle sera établie, sera un perfectionnement dans les relations qui ne pourra manquer d’influer très largement sur la prospérité universelle ; mais cette influence aura ses limites pourtant : le bien-être des peuples se lie à tant de causes, qu’il serait bien peu sage de l’attendre de l’observation d’une seule loi, pour si fondamentale qu’elle pût être ; et quand tous les travaux auraient pris la plus grande extension, quand il régnerait la liberté la plus illimitée dans les échanges, ce ne serait pas assez pour être à l’abri de tous maux : il faudrait encore, notamment, qu’on sût mettre quelque mesure dans ses entreprises ; que le mouvement de la population sût se régler, et la loi de Malthus, pour ne parler que de celle-là, est une règle que l’humanité ne sera dispensée d’observer dans aucune situation imaginable. Il y a donc à rabattre, il n’en faut pas douter, des espérances que la Ligue fonde sur la liberté générale des transactions. Le bien qui en sortira, quelque grand qu’il soit, sera plus limité qu’elle ne suppose, et les exagérations où elle tombe à cet égard ne sont acceptables, si elles peuvent être acceptées, que comme ruses de guerre et ressources de stratégie. 

Du reste, la Ligue établit très habilement et très savamment comment la liberté commerciale produira le bien qu’il est raisonnablement permis d’en attendre. Rien de plus juste et de plus vrai que ce qu’elle dit du trouble immense que le régime opposé apporte dans les travaux et les transactions ; des avantages naturels qu’il fait perdre ; de ce qu’il y a de précaire dans les biens artificiels qu’il produit ; de l’insigne folie qu’il y a à vouloir se créer des débouchés exclusifs par la force ; de l’exiguïté de ces débouchés, comparés à ceux que la liberté du commerce donnerait naturellement ; de la stupidité de notre régime colonial, par exemple ; de l’insignifiance du commerce que l’Angleterre fait à grands frais avec ses colonies, comparé à celui qu’elle fait sans aucun frais avec le reste du monde ; de ce qu’il lui en coûte pour se pourvoir de certains produits dans ses établissements coloniaux ; de l’avantage patent qu’elle trouverait à n’avoir commercialement avec eux que des relations libres ; de l’extension énorme qu’a prise son commerce avec l’Amérique depuis qu’elle est affranchie ; de la supériorité marquée de prospérité qu’on remarque dans tous les pays qui ont eu le bon sens de se mettre en pleine liberté de relations commerciales avec les autres. Ce que la Ligue excelle à montrer surtout, c’est l’heureuse influence que la liberté commerciale exercerait sur la paix. « Fonder la liberté commerciale, disent ses orateurs, ce serait fonder du même coup la paix universelle ; ce serait étouffer dans son principe l’esprit d’antagonisme et de jalousie qui divise les nations ; ce serait les unir par le lien d’un intérêt commun, par le ciment des échanges réciproques ; ce serait rendre la guerre aussi impossible entre deux peuples qu’elle l’est entre deux fractions d’un même pays, entre deux comtés de la Grande-Bretagne, par exemple. » Avec la liberté commerciale, la paix est la première des nécessités. Aussi les ligueurs se montrent-ils les hommes du monde les plus courageusement pacifiques, et, quoique très dévoués à leur pays, professent-ils, en toute occasion, le cosmopolitisme le plus intelligent et le plus fraternel. Cela va si loin, et ils veillent à cet égard avec une telle attention sur eux-mêmes, que, dans le cours des tristes débats qu’à l’occasion des affaires d’Orient et de Taïti le vieux esprit de rivalité, ravivé par de détestables intrigues, avait suscités entre leur nation et la nôtre, dans le cours des dernières années, il ne leur est pas arrivé d’écrire ou d’articuler un seul mot qui pût alimenter les mauvaises passions qu’on travaillait à faire renaître, et qu’au contraire ils ont fait les plus louables efforts pour établir que ces querelles étaient misérables, et qu’il n’existait, au fond, entre les deux peuples que des motifs d’union et de bon accord.

Il y a dans les procédés de la Ligue pour arriver à l’établissement de la liberté commerciale, comme dans le jugement qu’elle porte des biens qu’on en peut espérer, beaucoup à louer et quelque chose à reprendre. Rien de plus admirable que la fermeté avec laquelle elle se maintient dans les voies légales, que le soin avec lequel elle s’isole des vues ambitieuses des partis, que son dédain pour leurs manœuvres, que son attention vigilante à n’appuyer aucune motion qui, en ayant l’air de servir ses desseins, n’aurait en réalité pour objet ou pour effet que de favoriser des intrigues de parti ou des combinaisons ministérielles. Mais il est un point dans sa conduite sur lequel il est essentiel de s’expliquer, c’est le caractère absolu de ses principes. M. Bastiat parle d’elle comme d’un parti décidé à ne jamais sacrifier la vérité absolue, la justice absolue, les principes absolus. Cobden adjure les ligueurs de ne jamais se séparer de la justice abstraite. Ailleurs il leur dit : « Attachez-vous à ce principe : abolition totale et immédiate des droits protecteurs ; n’abandonnez jamais ce cri de ralliement : abrogation totale et immédiate. Ceux qui pensent qu’il vaudrait mieux transiger commettent une grande erreur. » 

Que d’honnêtes réformateurs tendent résolument à la justice ; qu’ils visent, dans leur pensée, et en y mettant le temps voulu, à l’obtenir tout entière ; qu’ils ne consentent jamais, au fond de leur conscience, à prendre la partie pour le tout : il n’y a certainement là rien à redire. 

Qu’en fait même, ces réformateurs demandent d’abord de la justice à laquelle ils aspirent, beaucoup plus qu’il ne leur est possible d’en obtenir ; que, lorsqu’on ne veut leur en accorder rien, ils élèvent, s’ils le peuvent utilement, la prétention d’arracher tout ; qu’aux pouvoirs iniques qui leur disent : — Pas de concessions, ils répondent : Pas de transactions : cela se peut concevoir encore comme tactique. 

Il est un art enfin, je le reconnais, de saisir et de passionner les esprits, et je sais qu’on ne les saisit et ne les passionne jamais qu’avec des idées simples : des réformateurs qui, ne pouvant se passer de l’appui des masses, voudraient les entraîner sur leurs pas à faire la stratégie, à procéder par transactions et par tempéraments, n’en obtiendraient jamais aucune assistance efficace. 

Cependant la chose que doivent le moins ignorer des réformateurs habiles, c’est qu’il faut savoir se résigner, au moins temporairement, à des transactions, et que demander tout à la fois serait souvent le moyen de ne rien obtenir, et obtenir tout à la fois le moyen encore plus assuré de ne rien posséder d’une manière stable. Il est tout simple que de tels réformateurs ne se contentent pas d’une demi-justice ; que leur esprit refuse de prendre pour la vérité tout entière la vérité mutilée ; qu’en fait de vérité et de justice ils veuillent avec le temps tout avoir ; mais il ne le serait pas qu’ils voulussent avoir tout à la fois. Leur rôle est de prendre ce qui leur est concédé et de demander davantage, jusqu’à ce qu’à force de temps, de soins et d’efforts, ils aient finalement tout obtenu et que justice entière ait été faite. 

Je conçois fort bien, par exemple, que la Ligue ne se soit pas contentée de la liberté du commerce telle qu’elle était professée par un des hommes qu’elle a combattus, par M. Baring. M. Baring, par un procédé fort employé de notre temps, et qui n’est pas pour cela très sensé ni très honorable, reconnaissait le mérite de cette liberté en principe, et puis il en parlait comme d’une vérité qui, par la nature des choses, était destinée à demeurer à tout jamais sans application. C’était se moquer, tout uniment, de la vérité à laquelle on avait l’air de rendre hommage. Une vérité dont l’application serait repoussée par la nature même des choses, ne serait point une vérité. Une vérité n’est une vérité que parce qu’elle est ou qu’elle pourra devenir applicable. Elle peut ne pas l’être à tel moment donné, et c’est une raison pour que l’application en soit ajournée jusqu’à ce qu’elle soit devenue possible ; mais c’est uniquement parce que cette vérité est ou peut devenir applicable qu’elle est une vérité. M. Baring avait donc le plus grand tort, en reconnaissant la vérité du principe proclamé par la Ligue, de le présenter en même temps comme destiné par sa nature à n’être jamais appliqué. 

Mais la Ligue, en le tenant pour vrai, a-t-elle eu raison de demander que l’application en fût immédiate ? Cela peut être bon comme tactique, et sa prétention d’obtenir justice à l’instant même est peut-être une juste réponse à ceux qui lui disent jamais. On ne saurait nier toutefois que sa demande d’une liberté totale et immédiate ne soit empreinte en elle-même d’une extrême exagération. Que la Ligue vise, et qu’elle le proclame, à la liberté entière, en prenant le temps nécessaire pour la conquérir, rien à tous égards de plus irréprochable et même de plus digne d’être loué : mais qu’elle veuille avoir la liberté entière, IMMÉDIATEMENT, cela n’est visiblement pas possible, et la Ligue au surplus le comprend elle-même très bien. Cela résulte clairement en effet des efforts qu’elle a senti la nécessité de faire pour préparer sa nation à la conquérir ; cela résulte du prix qu’elle attache à l’approbation des hommes pratiques, et du juste orgueil avec lequel elle se prévaut de leur assentiment ; cela résulte même de son langage, et il ne faut pas oublier les sages paroles que prononçait il y a deux ans M. Cobden, parlant à une immense assemblée, réunie à l’Opéra de Londres : « Je ne suis pas bien sûr, disait-il, que vous ayez aucune raison, ni même aucun droit d’obtenir la liberté des échanges, si vous ne la comprenez parfaitement et la désirez avec ardeur ; mais une chose dont je suis bien sûr, c’est qu’en l’absence de cette intelligence et de cette volonté, vous l’obtiendriez aujourd’hui que vous la perdriez demain. » La Ligue a donc beau crier : liberté totale ! liberté immédiate ! elle sait très bien que pour conquérir une liberté, une nation a besoin de la vouloir, avant tout de la comprendre, et que ceci ne s’obtient pas immédiatement ; la Ligue prouve qu’elle sait cela par toute sa conduite, qui est infiniment moins absolue que ses paroles, et si l’on ne peut admettre intégralement sa formule, il est permis, je le pense, d’approuver entièrement ses procédés.

La morale de ceci est qu’on ne saurait trop louer la Ligue, à une époque surtout comme la nôtre, où les principes les plus essentiels des sciences sociales sont abandonnés, ou méconnus, ou faussés ; où les meilleurs esprits cèdent ; où ils consentent à ne voir dans cette branche du savoir humain, que des lois changeantes, que des principes incertains, assez flexibles pour se plier à tout, ma morale, dis-je, est qu’en un temps si triste, on ne saurait trop louer la Ligue d’avoir adopté un principe juste dans son intégrité, et de tendre à la liberté commerciale tout entière ; qu’on ne peut trop la louer aussi de tendre à cette fin par les bonnes voies, c’est-à-dire par d’actives discussions préalables, par une convenable et suffisante préparation des esprits, et que la seule chose dont on puisse la blâmer c’est d’avoir adopté une devise qui, en ajoutant aux mots liberté entière les mots liberté immédiate, donne à sa conduite un air de précipitation et d’emportement qu’elle n’a certainement pas.

Je regrette que M. Bastiat, dans l’introduction remarquable dont il a fait précéder son travail, n’ait pas signalé ce côté faible et peu exact des rédactions de la Ligue. 

Je regrette aussi que, s’associant avec trop d’ardeur peut-être à la guerre qu’elle fait à l’aristocratie anglaise, qui est en effet sa véritable partie adverse, c’est-à-dire la classe qui jouit des plus grands monopoles, celle qui profite le plus du système d’exactions qu’elle travaille à démolir, celle qu’elle appelle la clef de voûte de ce système, il la présente, en termes généraux, comme la cause véritable et pour ainsi dire unique des maux des classes laborieuses ; qu’il divise, sous les noms d’aristocratie et de démocratie, la nation anglaise en deux peuples : en peuple d’exploitants et en peuple d’exploités ; en peuple d’hommes de travail et en peuple d’hommes de rapine. Ces distinctions, infiniment trop tranchées, ont le tort de manquer à un haut degré d’exactitude, de justice, et même de prudence. On ne peut nier, il est vrai, que l’aristocratie ne se soit fait la part du lion dans le partage de ces iniquités plus ou moins lucratives que la Ligue poursuit sous le nom de droits protecteurs ; mais quelle que soit à cet égard la supériorité de ses avantages, on ne peut faire découler de là tout ce qu’éprouvent de souffrances les populations laborieuses du Royaume-Uni. Le paupérisme ne résulte exclusivement nulle part, et pas plus en Angleterre qu’ailleurs, de l’imperfection des relations sociales, et notamment de l’oppression exercée sur les classes pauvres par les classes
élevées. Il est un peu l’effet des torts universels, et très sensiblement de ceux des classes qui souffrent. Une équitable et saine appréciation des choses, d’ailleurs, ne permet pas d’adopter ce partage de la société en deux classes, dont l’une ferait tout et ne jouirait de rien, dont l’autre ne ferait rien et jouirait de tout. C’est là un vieux thème qui ne saurait supporter le moindre examen, et dont un esprit juste et
élevé comme celui de M. Bastiat peut moins se contenter qu’un autre. Il n’y a point, en Angleterre ni ailleurs, de classe de la société qui vive exclusivement d’extorsions. Il n’y en a pas non plus dont un travail pur de toute exaction soit l’unique ressource. Les revenus de l’aristocratie proviennent, pour la grande part, des services qu’elle rend, dans l’ordre social établi, par elle-même ou par ses terres. Ceux des classes intermédiaires et inférieures résultent, pour une certaine partie, de la protection abusive qui est accordée contre toute concurrence extérieure aux produits par elles créés. L’industrie manufacturière, qui demande aujourd’hui l’abolition des droits protecteurs, n’a pas été jusqu’ici la moins âpre à les défendre. Il y a, dans une mesure plus ou moins grande, justice et injustice partout. L’équité ne permet donc pas de crier particulièrement tolle contre les hautes classes ; et aussi la Ligue, en poursuivant avec vigueur les exactions qu’elles exercent,
s’abstient-elle avec le plus grand soin de les attaquer au fond. La nation anglaise a des instincts trop aristocratiques, dans la bonne et noble acception du mot, pour chercher à abaisser son aristocratie, et son aristocratie, d’une autre part, a trop d’élévation et d’habileté pour maintenir avec plus de persistance qu’il ne convient des privilèges injustes par lesquels elle serait plus compromise que servie. Elle modifiera, en la défendant, la situation que le passé lui a faite ; elle absorbera, en les attirant à elle, les hommes éminents qui auront su la contraindre à se dépouiller de droits abusifs, qui auront eu l’art ainsi de placer les diverses classes de la société anglaise dans une situation sensiblement meilleure, et tout sera, finalement, pour le mieux. Ne voyons donc pas dans le débat, en apparence si animé, qui existe entre l’aristocratie et la Ligue, la lutte de deux classes foncièrement ennemies, d’une classe de spoliés contre une classe de spoliateurs, d’une classe de dominateurs contre une classe de tributaires, et attendons de l’excellent esprit de M. Bastiat qu’il sentira le besoin d’adoucir ce qu’il y a de trop tranché dans les divisions qu’il a établies. 

Son introduction d’ailleurs, sur laquelle je ne fais qu’à regret ces courtes observations critiques, est une composition excellente et qui se fait lire avec le plus vif intérêt. Il y décrit avec un talent plein de vigueur le régime économique de la Grande-Bretagne, les causes qui ont donné naissance à la Ligue, l’esprit de cette association, les développements qu’elle a pris, les travaux auxquels elle se livre, les résultats fructueux qu’ils ont déjà produits, et il rend compte surtout avec le plus grand soin des réformes économiques et financières qu’a opérées sir Robert Peel ; réformes dues en grande partie à l’influence de la Ligue et à la force morale que le premier ministre puise dans son action. Du reste, les lecteurs du Journal des Économistes ont eu sous les yeux un long extrait du travail de M. Bastiat, et ils ont pu l’apprécier. Je me borne à signaler dans les portions qui ont été omises ce que l’auteur dit, à propos de l’ignorance où nous étions restés jusqu’ici des travaux de la Ligue, de la déplorable influence que l’esprit de parti exerce sur nos journaux, et à citer, en l’abrégeant, l’explication très plausible et très édifiante à mon avis, qu’il donne de la participation des dames anglaises aux travaux de la Ligue : 

« Je ne doute pas, observe-t-il, que le lecteur ne soit surpris et peut-être scandalisé de voir la femme intervenir dans ces orageux débats. Il semble qu’elle perde de sa grâce, en se risquant dans cette mêlée scientifique, toute hérissée des mots barbares : tarifs, monopoles, salaires, profits. Qu’y a-t-il de commun, en effet, entre des dissertations arides et cet être éthéré, cet ange des affections douces, cette nature poétique et dévouée ? Mais, si la femme s’effraye à l’aspect du lourd syllogisme, elle est douée d’une merveilleuse sagacité pour discerner, dans une entreprise sérieuse, le côté qui sympathise avec les penchants de son cœur. Elle a compris que l’effet de la Ligue est une cause de justice et de réparation envers les classes souffrantes ; elle a compris que l’aumône n’est pas la seule forme de la charité. Nous sommes, dit-elle, toujours prêtes à secourir l’infortune, mais ce n’est pas une raison pour que la loi fasse des infortunés… 

« Et d’ailleurs, le rôle que les dames anglaises ont su prendre dans la Ligue n’est-il pas en parfaite harmonie avec la mission de la femme dans la société ? Ce sont des fêtes, des soirées données aux free-traders ; de l’éclat, de la fraîcheur, de la vie, communiquées par leur présence à ces grandes joutes oratoires où se dispute le sort des masses ; une coupe magnifique offerte au plus éloquent orateur, au défenseur de la liberté le plus infatigable… Quel est le dispensateur naturel de la gloire et de la honte, sinon la femme ? la femme, douée d’un tact si sûr pour discerner la moralité du but, la pureté des motifs, la convenance des formes ?… Jadis, les dames couronnaient le vainqueur du tournoi. La bravoure, l’adresse, la clémence se popularisaient au bruit enivrant de leurs applaudissements. Dans ces temps de trouble et de violence où la force brutale s’appesantissait sur les faibles et les petits, ce qu’il était bon d’encourager, c’était la générosité dans le courage et la loyauté du chevalier unie aux rudes habitudes du soldat…. Eh quoi ! parce que les temps ne sont plus les mêmes, la mission de la femme sera terminée ?… Il lui sera interdit d’exercer sur des mœurs nouvelles sa bienfaisante influence, et de faire éclore sous son regard les vertus d’un ordre plus relevé que réclame notre civilisation ? Non, cela ne peut être. Il n’est pas de degré, dans le mouvement ascensionnel de la société, où l’empire de la femme ne doive être senti. La civilisation se transforme et s’élève ? cet empire doit se transformer et s’élever avec elle, et non s’anéantir : ce serait un vide inexplicable dans l’harmonie sociale et dans l’ordre providentiel des choses. De nos jours il appartient aux femmes de décerner aux vertus morales, à la puissance intellectuelle, au courage civil, à la probité politique, à la philanthropie éclairée, ces prix inestimables, ces irrésistibles encouragements qu’elles réservaient autrefois à la seule bravoure de l’homme d’armes. Qu’un autre cherche un côté ridicule à cette intervention de la femme dans la nouvelle vie du siècle : je n’en puis voir que le côté sérieux et touchant. Oh ! si la femme laissait tomber sur l’abjection politique ce mépris poignant dont elle flétrissait autrefois la lâcheté militaire ! Si elle avait, pour qui trafique d’un vote, pour qui trahit un mandat, pour qui déserte la cause de la vérité et de la justice, quelques-unes de ces mortelles ironies dont elle eût accablé, dans d’autres temps, le chevalier félon qui aurait abandonné la lice, ou acheté la vie au prix de l’honneur, oh ! nos luttes n’offriraient pas sans doute ce spectacle de démoralisation et de turpitude qui contriste les cœurs élevés… » 

L’Académie me saura gré, j’en suis sûr, quelque long que fût déjà ce rapport, de lui avoir cité ces beaux passages de l’introduction de M. Bastiat, que je regrette d’avoir affaiblis en les abrégeant. 

Le corps de l’ouvrage laisse peut-être quelque chose à désirer comme facture. L’auteur n’a pas voulu y mettre le moindre art de composition, et ce travail se compose purement d’une succession de séances, dans lesquelles il fait figurer les orateurs dont les discours lui ont paru mériter particulièrement d’être traduits, et qui sont unies entre elles par l’exposé, en général très court et très simple, des faits qui ont rempli l’intervalle des réunions. Peut-être aurait-il fallu plus de récit. Mais n’eût-ce pas été alors un autre travail, un travail différent de celui que M. Bastiat se proposait de faire ? « Qu’avais-je besoin, dit-il, de décrire minutieusement ce grand corps (de la Ligue), puisque j’allais le montrer vivant, agissant devant le public français, et racontant lui-même son histoire par ses actes ? » Je ne suis donc pas bien sûr de faire ici une critique très fondée, pas plus que je ne serais sûr d’en faire une bien essentielle en demandant à M. Bastiat le sacrifice de quelques expressions incorrectes, telles que celle de sur-production, pour excès de production, celle de relier pour lier, néologisme saint-simonien que l’Académie française ne consacrera pas, quelque abus que depuis quinze ans on en ait pu faire, et surtout celle d’humanitaire, mot barbare s’il en fut jamais, sorti, je crois, de l’école de Fourier, si riche en créations de ce genre, et qu’il faut laisser à ses inventeurs. 

Je n’insiste donc pas sur ces légères imperfections du livre, qu’on ne remarquerait pas dans un travail de moins de valeur, et je ne songe plus qu’à remercier l’auteur, qui a rendu, en le publiant, un vrai service. M. Bastiat, dont le talent s’est révélé depuis peu de temps à l’école économique, est pour elle une acquisition réelle, et elle lui devait ses plus affectueux encouragements. C’est un esprit simple et modeste, plein de courage et de candeur, parlant sans haine et sans crainte, et disant la vérité avec une conscience intrépide, qui ne considère autre chose que l’intérêt même de la vérité. De si précieuses qualités morales, unies à de belles facultés intellectuelles, permettent à l’école d’espérer beaucoup de M. Bastiat. Ne doutons pas qu’il ne justifie ces espérances. 

CH. DUNOYER.

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