De l’atténuation des maux de la guerre

Paul Leroy-Beaulieu, De l’atténuation des maux de la guerre, Revue contemporaine, 1er et 15 juillet 1868.


DE L’ATTÉNUATION DES MAUX DE LA GUERRE

 

PREMIÈRE PARTIE

DES RÉFORMES POSSIBLES DANS LE DROIT DES GENS

À l’aspect des pertes effroyables en hommes et en argent que les dernières guerres contemporaines ont imposées aux nations civilisées, chaque esprit réfléchi se demande si l’on ne pourrait pas arriver à une atténuation progressive de ces maux tant matériels que moraux que la guerre entraîne à sa suite. Le propre de la civilisation n’est-il pas de réduire sans cesse les résultats nuisibles des crises morales ou des catastrophes physiques, et d’en amortir les coups par des mesures prévoyantes et des institutions utiles ? Des trois grands fléaux qui affligeaient autrefois si terriblement l’humanité, la peste, la famine et la guerre, on peut dire que les progrès de la société humaine ont tellement atténué les deux premiers et en ont si bien diminué la nuisance, qu’on peut presque les considérer comme disparus[1]. La famine s’est changée en disette, la peste, qui enlevait des populations entières, s’est convertie en une épidémie clémente qui ne frappe plus que de rares victimes. Seule, la guerre, non seulement a retenu, mais a augmenté sa puissance meurtrière ; seule, elle est devenue plus destructive à mesure que les ressources de l’esprit humain se sont accrues. N’est-ce pas une anomalie étrange que de ces trois effroyables fléaux, les deux qui provenaient immédiatement de la nature physique, et dont les causes étaient en grande partie soustraites à l’action de l’homme, aient été en s’affaiblissant chaque jour avec le développement de notre civilisation, et que celui-là seul dont la cause résidait dans la volonté même de l’homme, et sur lequel il avait toute puissance, n’ait fait que grandir de jour en jour ? N’est-il pas temps que cette anomalie disparaisse et que les sociétés civilisées, qui peuvent à leur gré réduire les maux de la guerre, prennent à son égard ces mesures préventives auxquelles elles ont hâte de recourir toutes les fois que leurs intérêts vitaux sont en jeu ?

La guerre est un fait social, une sorte de juridiction internationale, une procédure sui generis, que des règles précises doivent régir. Or, nous avons toujours vu les juridictions et les procédures se modifier avec le temps, s’adoucir et s’humaniser ; seule la guerre a maintenu sa sévérité et sa rigueur antiques ; tandis que le droit civil et le droit criminel se modifiaient sans cesse dans un sens plus philanthropique, le droit de la guerre restait tel qu’il avait toujours été ; au XIXe siècle, il est encore ce qu’il était au Moyen-âge. Aucun effort international n’a été tenté pour en éliminer tous ces abus, toutes ces iniquités que la férocité païenne ou la barbarie féodale y avait introduits. Les commentateurs de notre droit des gens ont encore les doctrines de Vatel et de Grotius, et les doctrines de Grotius et de Vatel sont aussi, à peu d’exceptions près, les doctrines de la féodalité et du paganisme. Si parfois l’esprit de philanthropie moderne vient atténuer la rigueur de cette procédure sauvage, le droit n’en reste pas moins le même. « La guerre nous autorise implicitement à agir contre l’ennemi à outrance : jus belli infinitum. On peut tuer impunément les sujets de l’ennemi, dit Grotius, et sur nos propres terres et sur les siennes, et sur une terre qui n’appartient à personne, et sur mer. Et lorsque en pays neutre on ne tue ou ne maltraite pas les sujets de son ennemi, ce n’est que par respect pour la souveraineté de ce pays ; le droit des gens ne met pas à couvert les femmes ou les enfants : on peut impunément les tuer. » — « Heureux, dit le psalmiste, seront ceux qui écraseront contre une pierre les enfants des Babyloniens ! » Cette férocité hébraïque, accueillie par Grotius, a fait reculer, il est vrai, la plupart de nos commentateurs modernes ; mais le droit de la guerre à outrance, le jus belli infinitum, n’en est pas moins resté un principe. « Comme le droit de guerre, dit un auteur récent, autorise à tuer les ennemis, il autorise à fortiori à gâter et à piller tout ce qui leur appartient. Le dégât est la destruction de leurs denrées, le pillage en est l’appropriation. On lit dans le Deutéronome, au sujet d’une ville qui sera prise après avoir refusé la paix qu’on lui offrait : tu pilleras pour toi toutes ses dépouilles et tu jouiras du butin que Dieu t’aura donné et qui sera fait sur tes ennemis. » (Villiaumé, Esprit de la guerre, page 59.) Ce jus belli infinitum, ce droit de pillage et de destruction, si la conscience publique les repousse, si les chefs d’État et les généraux les désavouent d’ordinaire et n’en usent que rarement, n’en existent pas moins en principe, et leur existence nous est manifestée par une multitude de faits sur lesquels nous reviendrons plus tard, par le bombardement de Valparaiso, par les tentatives pour combler le port de Charleston, par les contributions de guerre imposées à Francfort, par la destruction des navires marchands pendant la guerre de Crimée, par mille faits contemporains de barbarie et de vandalisme sur lesquels nous aurons à nous expliquer.

« La guerre, à l’époque où nous sommes, disait, il y a un an, au Corps législatif, un député démocrate, M. Garnier-Pagès, est une chose barbare ; c’est l’anarchie par en haut, c’est-à-dire la pire des anarchies. Voyez ce qu’elle produit. Il y a deux jours, M. le ministre d’État répondait à de justes réclamations que les États-Unis et l’Angleterre avaient délibéré et avaient décidé que le droit de la guerre autorisait à brûler une ville ouverte, à incendier des marchandises dans un entrepôt neutre. Voilà la guerre. Le droit de la guerre : c’est d’aller dans un pays brûler des richesses entassées depuis des siècles, de faire des décrets sanguinaires qui provoquent de sinistres représailles ; c’est de s’emparer d’une ville, d’un pays, de les mettre à contribution. Ce droit-là, quand il s’exerce du petit au petit, on l’appelle le brigandage, quand c’est du grand au petit, je l’appelle, moi, une infamie. » (Compte rendu analytique de la séance du lundi 15 juillet 1867). Les doctrines de Vatel et de Grotius sur le jus belli infinitum sont donc encore en vigueur : les États-Unis et l’Angleterre, puissances neutres, les ont consacrées officiellement lors du bombardement de Valparaiso ; la France par la bouche du ministre d’État, les a reconnues comme légales et conformes en tout point au droit des gens existant. C’est en vain que toutes les nations civilisées ont frémi d’horreur en apprenant qu’une ville de commerce, une ville ouverte, sans défense, habitée par des étrangers, un des plus grands entrepôts de l’Amérique, Valparaiso, sans raison stratégique, par pur plaisir de destruction, malgré l’intervention des consuls neutres, avait été bombardée par la flotte espagnole ; que soixante millions, selon les uns, quarante millions, selon les autres, de richesses appartenant à des étrangers non belligérants, à des Anglais, à des Français, étaient devenues la proie des flammes, et que tous ces commerçants indignement spoliés ne pouvaient, de l’aveu des principales puissances civilisées, réclamer aucune indemnité. Ainsi, pareil crime, commis hier, peut se renouveler demain ; et tandis que la conscience publique proteste, nos chancelleries répondent avec placidité : c’est le droit de la guerre. Le droit de la guerre, dans notre siècle de civilisation, que n’excuse-t-il pas ? En 1861, le ministre de la marine des États-Unis, M. Welles, annonçait au Congrès que, pour épargner à l’escadre de l’océan Atlantique les fatigues et les dangers d’un blocus pendant la saison d’hiver, il avait été résolu de couler dans les passes des détroits d’Albemarle et de Pamlico, et à l’entrée des ports de Charleston et de Savannah, des navires remplis de pierres, que de vieux bâtiments avaient été acquis pour cette opération et qu’ils étaient partis de Baltimore, se rendant à leurs diverses destinations. Plusieurs bâtiments furent en effet coulés dans plusieurs des nombreuses passes du port de Charleston ; mais le gouvernement américain ne tarda pas à renoncer à cet expédient devant les clameurs de la presse britannique. Si le gouvernement reculait, c’était par un sentiment de pudeur honorable ; ce qu’il avait résolu de faire, aux termes du droit des gens en vigueur, était parfaitement légitime ; c’était le droit de la guerre. Ainsi, au milieu du XIXe siècle, les ports de Charleston et de Savannah furent menacés du sort qui frappa, il y a plusieurs siècles, le port de Brindes, que les Vénitiens comblèrent, et qui, malgré la position magnifique qu’il occupe pour le transit des marchandises d’Orient en Europe, n’a jamais pu se relever de cet acte de vandalisme. Détruire des villes ouvertes, brûler des entrepôts, combler des ports, voilà ce qu’autorise le droit des gens dans une civilisation dont le principal caractère est d’être industrielle et commerciale, organisée uniquement en vue du travail et de la production,

La spoliation diffère peu de la destruction même ; et qu’est-ce que les réquisitions, si ce n’est une spoliation manifeste, une expropriation sans indemnité et sans loi préalable ? Il y a à peine deux ans qu’au centre de l’Europe, sans qu’aucune puissance fît des représentations, les contributions les plus énormes ont été imposées à des pays conquis. On se souvient de cette ville de Francfort, contrainte de payer, le 20 juillet, 6 millions de florins au général Vogel de Falkenstein, et imposée le lendemain par le général Manteuffel à la somme de 25 millions de florins (52 millions de francs). C’était 365 florins ou 780 fr. par tête ; sans compter les réquisitions et les nombreux soldats qu’il fallait loger et nourrir : des citoyens ayant des fortunes ordinaires avaient jusqu’à cinquante garnisaires à entretenir. Pendant la campagne de Valachie, qui précéda la guerre de Crimée, les Russes, venus en amis, avaient imposé à cette pauvre province d’après Ubicini pour plus de 50 millions de francs de réquisitions. Ce système, aussi déplorable que suranné, ne doit-il pas disparaître ? N’est-ce pas là un anachronisme dans notre société moderne ? N’est-ce pas, comme l’a dit un éminent économiste, « la négation du droit de propriété, une menace permanente contre l’industrie, une rude atteinte à la sécurité que le travail réclame pour déployer son action ? »

À la spoliation organisée et officielle qui vient d’en haut, il faut joindre la spoliation furtive et incessante qui vient d’en bas. « Ce serait apprécier imparfaitement les frais de la guerre, écrivait Jean Baptiste Say, si l’on n’y comprenait pas les ravages qu’elle commet : et il y a toujours un des deux partis pour le moins exposé à ces ravages, celui sur lequel s’établit le théâtre de la guerre. Plus un État est industrieux et plus la guerre est pour lui destructive et funeste. Lorsqu’elle pénètre dans un pays riche de ces établissements agricoles, manufacturiers et commerciaux, elle ressemble à un feu qui gagne des lieux pleins de matières combustibles. La rage s’en augmente et la dévastation est immense. Smith appelle le soldat un travailleur improductif ; plût à Dieu ! c’est bien plutôt un travailleur destructif. Non seulement il n’enrichit la société d’aucun produit, non seulement il consomme ceux qui sont nécessaires à son entretien, mais trop souvent il est appelé à détruire inutilement pour lui-même le fruit pénible des travaux d’autrui. » Le mot de Say est juste ; le soldat est un travailleur destructif ; c’est un général même qui vient nous le dire : « En campagne, le soldat détruit pour détruire, comme font les enfants, s’il n’a pas reçu préalablement une forte éducation spéciale, commencée dans la paix, continuée dans la guerre. » (L’Armée française en 1867, page 233, note). Le célèbre auteur anonyme que nous citons éprouve le besoin de s’arrêter sur cette rapacité du soldat : « La guerre qui impose tant de sacrifices en hommes et en argent aux peuples qui s’y engagent, tant d’épreuves et tant d’efforts aux armées qui la font, donne spécialement lieu, dans les contrées qui sont le théâtre de la lutte, à d’inévitables désordres. Ils dégénéraient toujours autrefois et dégénèrent encore quelquefois aujourd’hui en sévices, en violences, en ruines, dont souffrent les innocentes et habituellement inoffensives populations que foulent les armées. C’est là que se rencontrent les maux les plus réels, les plus étendus, les plus douloureux de la guerre. On en parle peu si on en parle, car la voix de ces populations accablées est étouffée par les retentissements du champ de bataille et de la politique. Le spectacle de ces destructions et de ces souffrances est navrant pour les hommes de guerre qui ont quelque hauteur d’âme. » (Id., 231). Ainsi, le soldat détruit tout sur son passage, par pur amour de la destruction. Observons cependant que les dernières guerres ont été, par différents motifs, peu favorables à ces goûts destructifs du soldat. En Crimée, c’était une province désolée et aride qui était le théâtre de la lutte. En Italie, la guerre se faisait dans le Milanais, que les Français regardaient comme un pays ami, et les Autrichiens comme une de leurs provinces, et que les uns et les autres étaient, à ces différents titres, tenus de respecter. En Allemagne, la communauté de langue et de race enlevait aussi à la lutte beaucoup de sa férocité. Mais que l’on suppose une guerre entre deux pays voisins, depuis longtemps rivaux, également riches, la France et l’Allemagne, c’est alors que les goûts destructifs des soldats trouveront matière à se repaître ; c’est alors que les maux causés par cette rapacité des armées, par ces réquisitions des chefs, seront portés à leur comble. Une telle guerre, si elle venait à éclater, serait un vrai retour à la barbarie.

La rapacité du soldat est aujourd’hui égalée par sa férocité : la guerre se fait encore, trop souvent, avec une sauvagerie digne des plus mauvais temps du Moyen-âge ; on a désappris les procédés chevaleresques de Fontenoy : pendant la République et l’Empire, on est revenu à ces mesures cruelles, qu’aucune raison ne saurait justifier. En 1793 et 1794, le gouvernement anglais ayant violé le droit des gens contre la République française, par le décret de prairial an II, la Convention ordonna qu’il ne serait plus fait aucun prisonnier anglais ou hanovrien, c’est-à-dire que les vaincus seraient mis à mort, encore qu’ils se rendissent. Hâtons-nous d’ajouter, à l’honneur de la République française, que ce décret resta toujours comminatoire et ne fut jamais exécuté. Il n’en fut pas de même sous l’Empire. « Pendant la courte halte de la garde devant Ligny, le général Roguet, colonel en second des grenadiers à pied, avait réuni les officiers et sous-officiers et leur avait dit : « Prévenez les grenadiers que le premier qui m’amènera un Prussien prisonnier sera fusillé. » Paroles féroces, auxquelles, à deux jours de là, devaient répondre de féroces représailles. » (Charras, Histoire de la campagne de 1815, page 158.) Nous voudrions que de tels exemples fussent vieux comme le monde et n’eussent rien d’analogue dans nos guerres modernes ; malheureusement il n’en est pas ainsi. Voici un extrait d’une lettre que publiait le Moniteur du 23 janvier 1854, sans un mot de blâme ; c’est Omer-Pacha qui parle, il est vrai ; mais le Moniteur, qui enregistre ces paroles avec éloges, prend sur lui une partie de la responsabilité des actes qu’il loue : « Après un combat acharné de trois heures, l’ennemi a été complétement délogé du village. Les rues étaient encombrées de ses morts. Un demi-bataillon russe, coupé et entouré, a été passé au fil de l’épée ; à peine 600 hommes de ce régiment ont pu se sauver… nos soldats ne faisaient aucun quartier à l’ennemi ; c’est pourquoi celui-ci a défendu la redoute d’une manière si acharnée. » En l’année 1854, le Moniteur ne voyait rien que de digne d’approbation et d’encouragement dans ces procédés turcs. Les procédés des nations civilisées s’en rapprochent beaucoup, d’ailleurs, si ce n’est de la part des chefs, qui sont tenus à plus de pudeur, du moins de la part des soldats, qui sont moins en vue. Les généraux et les officiers excitent à son paroxysme non seulement le courage de leurs hommes, ce qui est leur devoir, mais leur fureur et leur colère, ce qui est un véritable crime. Pour rendre leurs soldats féroces, ils abusent de leur ignorance, et en leur représentant leurs ennemis comme des barbares sans humanité ils contribuent à donner à nos batailles ce caractère de sauvagerie qui contraste tant avec l’apparence chevaleresque des guerres des derniers siècles. « Parmi les Autrichiens faits prisonniers, il en est qui sont remplis de terreur, parce qu’on avait jugé bon de leur représenter les Français, les zouaves particulièrement, comme des démons sans pitié : c’est au point que quelques-uns, en arrivant à Brescia et en voyant les arbres d’une promenade de cette ville, ont demandé sérieusement si c’était à ces arbres-là qu’on allait les pendre. » (Henry Dunant, Solférino, 40.) Aussi le combat était-il épouvantable d’acharnement et de cruauté : « Ici c’est une lutte corps à corps, horrible, effroyable. Autrichiens et alliés se foulent aux pieds, s’entretuent sur des cadavres sanglants, s’assomment à coups de crosse, se brisent le crâne, s’éventrent avec le sabre ou la baïonnette : il n’y a plus de quartier, c’est une boucherie, un combat de bêtes féroces, furieuses et ivres de sang : les blessés mêmes se défendent jusqu’à la dernière extrémité ; celui qui n’a plus d’armes saisit à la gorge son adversaire, qu’il déchire avec ses dents » (id., 8 et 9). « L’acharnement est tel que, sur quelques points, les munitions étant épuisées et les fusils brisés, on s’assomme à coups de pierre, on se bat corps à corps. Les Croates égorgent tout ce qu’ils rencontrent ; ils achèvent les blessés de l’armée alliée et les font mourir à coups de crosse, tandis que les tirailleurs algériens, malgré les efforts de leurs chefs pour calmer leur férocité, frappent de même les malheureux mourants, officiers ou soldats autrichiens, et se ruent sur les rangs opposés avec des rugissements sauvages et des cris effroyables. » (id., 11) Cette sauvagerie ne se manifeste pas seulement pendant l’action : elle la précède et lui survit. « À Marignan, une sentinelle sarde, placée aux avant-postes, se laisse surprendre par un détachement de soldats autrichiens, qui lui crèvent les yeux pour lui apprendre, lui disent-ils, à être plus clairvoyant une autre fois ; et un bersaglier, qui s’était écarté de sa compagnie, étant tombé entre les mains d’Autrichiens, ils lui coupent les doigts, puis le relâchent en lui disant en italien : va te faire donner une pension. » (id., 40). À San Martino, un officier de bersagliers, le capitaine Pallavicini, est blessé, ses soldats le déposent dans une chapelle, où il reçoit les premiers soins : les Autrichiens, momentanément repoussés, reviennent à la charge et pénètrent dans cette église ; les bersagliers, trop peu nombreux pour résister, sont forcés d’abandonner leur chef ; aussitôt des Croates, saisissant de grosses pierres qui se trouvent à la porte, en écrasent la tête du pauvre capitaine, dont la cervelle rejaillit sur leurs tuniques. » (id., 20). Le samedi matin, un voltigeur ému de compassion en voyant sur le champ de bataille un Autrichien étendu à terre dans un état pitoyable, s’en approche avec un bidon rempli d’eau et lui présente à boire : ne pouvant croire à tant de bienveillance, l’Autrichien saisit son fusil, qu’il avait à côté de lui, et en frappe de la crosse, avec toute la force qui lui reste, le charitable voltigeur, qui demeure contusionné. Un grenadier de la garde veut relever un autre soldat autrichien tout mutilé, celui-ci, qui avait près de lui un pistolet chargé, s’en empare et le décharge à bout portant sur le soldat français qui lui portait secours. Un Croate a pris la balle qu’on vient de lui extraire et l’a lancée au front du chirurgien. (Henry Dunant, Solferino, pages 38-40.) Nous empruntons tous ces détails à un livre justement célèbre, émané d’un homme que l’Europe entière révère et que l’on ne saurait accuser soit d’ignorance, soit d’exagération. De tels exemples, qui se pourraient multiplier par milliers, ne prouvent-ils pas que la guerre a, de nos jours, un caractère de barbarie qui n’est pas justifié par les nécessités du combat ? N’est-il pas temps de mettre un terme à cette férocité, de rendre le soldat plus humain, plus respectueux des droits et de la propriété d’autrui ? Que faut-il pour y arriver, si ce n’est ne pas l’entretenir dans cet aveuglement où nous voyons qu’on le tient sur la loyauté et l’humanité de l’ennemi ? Que faut-il, si ce n’est lui donner une instruction plus forte, une éducation plus humaine, lui enseigner tous ses devoirs, qui comprennent, non seulement le courage dans l’action, mais la modération dans le succès et le respect des biens et de la vie d’autrui ? Que le soldat ne soit plus un être destructif, comme les enfants, par pur amour de la destruction, ainsi que l’écrivait l’officier général auteur de l’Armée en 1867. Il faut, sur ce point, que les mœurs de l’armée se modifient, dans l’intérêt de l’armée même autant que des populations. Dans une société productive et philanthropique comme la nôtre, il faut que le soldat participe des deux grands sentiments sociaux, qui sont le respect de la vie de l’homme et le respect pour le travail, pour les travailleurs, pour les produits du travail. Quant à enrôler dans les armées européennes des hommes élevés dans une civilisation barbare, dans un culte qui autorise et justifie la cruauté et la vengeance, doués de meurs sauvages et féroces, c’est la plus qu’une erreur et plus qu’une faute, c’est presque une infamie ; cela rappelle les combats des Espagnols aidés de chiens sauvages contre les Indiens. Il faut que nos armées, sorties de sociétés civilisées et humaines, prennent elles-mêmes ce caractère d’humanité et de civilisation. Les mœurs soldatesques des plus mauvais temps du Moyen-âge doivent disparaître. La guerre, s’il faut qu’elle continue, doit devenir un duel où tout est loyal, honnête et chevaleresque.

Quant à ces ravages insensés, quant à ces destructions inutiles, comme à Valparaiso et à Charleston, quant à ces réquisitions forcées sans indemnité et à ces contributions de guerre, dans notre société fondée sur la production et sur le respect des droits de chacun, ce sont des anachronismes, contre lesquels proteste avec énergie la conscience publique : ils doivent disparaître de notre droit des gens, car ils ne sont pas nécessaires à la guerre ; ils en augmentent gratuitement les horreurs et les iniquités. Il faut, sur ce point, une réforme du droit des gens, la création d’un droit des gens nouveau : nous n’insistons pas, nous reviendrons sur ce sujet quand nous parlerons du droit maritime international.

La guerre, avons-nous dit, est une juridiction, une procédure internationale, qui, comme toutes les procédures et toutes les juridictions, doit avoir ses règles. Elle a, en effet, certaines lois que l’on est tenu d’observer. On a distingué de toute antiquité le « justum bellum » et le « latrocinium. » Ces lois et ces règles, cependant, ne sont pas assez précises. Il est un cas surtout où elles sont d’une élasticité regrettable, c’est en ce qui touche le choix des armes. La question des armes de guerre est depuis dix ans une question à l’ordre du jour : les sociétés et les gouvernements eux-mêmes s’alarment à cette multitude d’inventions meurtrières que la mécanique moderne enfante chaque année. La guerre en devient tellement homicide, tellement dispendieuse, que ses calamités en sont décuplées, au grand détriment des belligérants, vainqueur et vaincu. Chacun semble appeler une réforme, une entente internationale, dont personne n’ose prendre l’initiative. « Les découvertes succèdent aux découvertes, dit avec autant d’inquiétude que de tristesse l’officier général, auteur de l’Armée française en 1867, avec une rapidité inouïe, qui déconcerte les esprits, jette les gouvernements dans l’incertitude et leurs budgets dans le désarroi, en attendant qu’elles plongent les familles dans le deuil, car toutes ces inventions ont invariablement le même objet, qui est de tuer un maximum de gens dans un minimum de temps. » (page 94). — « Les moyens de destruction se perfectionnent dans une progression effrayante, écrivait, il y a déjà plusieurs années, le général de Jomini. Les fusées à la congrève, les obusiers de Shrapnell, qui lancent des flots de mitraille à la portée du boulet, les fusils à vapeur de Perkins, qui vomissent autant de balles qu’un bataillon, vont centupler peut-être les chances de carnage, comme si les hécatombes de l’espèce d’Eylau, de Borodino, de Leipsick et de Waterloo, n’étaient pas suffisantes pour décimer les populations européennes. » (Précis de l’art de la guerre, I, 114). Arrêtons-nous un peu sur cette question : elle en vaut la peine. Les armes nouvelles ont un double effet : d’abord elles ont une plus longue portée, plus de précision, et fournissent plus de coups dans un même espace de temps ; ensuite les blessures qu’elles font sont infiniment plus dangereuses. M. Thomas Longmore, chirurgien en chef d’une division de l’armée anglaise pendant la guerre d’Orient, a publié sur les plaies par armes à feu d’intéressantes considérations, dont nous allons reproduire une analyse d’après la Gazelle hebdomadaire de médecine et de chirurgie : « L’emploi de nouveaux engins de guerre plus puissants, d’armes de précision d’une justesse et d’une portée plus grandes, lançant des projectiles d’une forme nouvelle, doués d’une vitesse et d’un pouvoir de pénétration plus grands, est venu modifier les idées reçues. » M. Longmore insiste sur ces divers points ; il expose avec beaucoup de soin comment, en raison même de toutes ces circonstances, le nombre des blessés dans les combats modernes doit être plus grand et les blessures plus graves et plus meurtrières. Avant l’introduction des armes de précision, les balles sphériques, lancées par des fusils à canon lisse, ne portaient guère régulièrement au-delà de 150 à 200 mètres, et les portées de 400 à 600 mètres n’étaient guère réalisées que dans des expériences de polygone. Aujourd’hui, avec les armes nouvelles à canon rayé et à balles cylindro-coniques, la portée ordinaire atteint 1 000 et 1 200 mètres. Cette différence, ajoutée à la justesse du tir et au pouvoir de pénétration des projectiles, explique suffisamment comment dans les combats le nombre des blessés doit être plus grand aujourd’hui que par le passé. « Dans l’armée anglaise, dit M. Longmore, la portée des anciens fusils, des brownbess, était de 90 yards et celle des carabines de 200 yards. Aujourd’hui, avec les armes dites Enfield, la portée du but en blanc est de 1 000 à 1 100 yards. Aussi, dans la guerre de Cafrerie, d’après l’autorité du colonel Wilford, sur 80 000 coups de fusils tirés avec les brownbess, 25 hommes seulement ont été atteints : tandis que dans la guerre des Indes, à Cawnpore, une compagnie armée de fusils enfield mit, par une seule décharge, 69 cavaliers hors de combat… Pour ne parler que du plus grand nombre des blessés, M. Longmore fait remarquer que l’armée du duc de Wellington, dans les journées si rudes des 16, 17 et 18 juin n’a compté que 8 000 blessés, tandis que, à Solferino, les armées française et sarde comptèrent 16 000 blessés et l’armée autrichienne 21 000. » Le docteur Longmore écrivait ce qui précède après la guerre du Slesvig-Holstein : la dernière campagne de Bohême a justifié ses observations. On lit dans le rapport du chef d’état major prussien après Gitschin : « Plusieurs bataillons autrichiens ont été entièrement détruits jusqu’au dernier homme. » Malgré l’infériorité de leur armement, les Autrichiens, de leur côté, avaient infligé des pertes sérieuses aux Prussiens. On lit dans la Gazette de Silésie du 6 juillet : « Dans la bataille de Gitschin, un bataillon du 12e régiment ne conserva que 4 officiers non blessés et 4 blessés sur 18 ; le 27e régiment perdit plus des deux tiers de ses officiers, savoir 31 sur 46. » Voilà pour l’augmentation du nombre des blessés ; voici maintenant pour l’aggravation des blessures : « Il y a eu, dit le docteur Chenu, dans la guerre de Crimée, de nombreuses et d’horribles mutilations de la tête et de la face ; plusieurs hommes apportés aux ambulances ont été évacués inhumainement sur Constantinople, où ils n’arrivaient pas, ou n’arrivaient que pour succomber, ne présentant qu’un tronçon de langue encore mobile au milieu d’une plaie affreuse, résultant de la perte complète de la face jusqu’au niveau du crâne ! » (Chenu, Rapport au conseil de santé des armées sur la campagne d’Orient, page 625). Chacun sait combien les balles coniques ou cylindro-coniques, actuellement en usage, produisent des effets plus terribles que les balles cylindriques, dont on se servait naguère : elles font éclater les os ; les lésions qu’elles causent se compliquent de désordres effroyables ; tout le monde est d’accord sur ce point. (Voir Bertherand, Campagne d’Italie de 1859, page 158 ; Appia, le Chirurgien à l’ambulance, pages 190 et 230 ; Quesnoy, Souvenirs médicaux de l’armée d’Orient, page 71 ; Chenu, passim.) Le docteur Longmore, que nous avons déjà cité, donne une explication raisonnée de cette aggravation des blessures : « À côté de la question du nombre des blessures, il s’en trouve une autre bien plus importante, celle de la gravité des lésions. Pour faire comprendre cette différence, il est nécessaire de se rendre compte de la marche différente des deux ordres de projectiles : les balles sphériques, lancées par des canons lisses, reçoivent un mouvement de rotation analogue à celui d’une bille de billard, mouvement qu’elles conservent dans toute l’étendue de leur course. La nature même de ce mouvement permet au projectile d’être plus facilement dévié. Si, en frappant nos organes, il rencontre un tendon ou une surface courbe, il change facilement de direction, et, au lieu de traverser la région, il la tourne souvent pour sortir par le point opposé ; les exemples de ce genre sont fréquents et bien connus…. Les projectiles nouveaux, les balles cylindro-coniques, sans vitesse initiale plus grande, conservent plus longtemps cette vitesse, qui est de près de 450 mètres par seconde, et le mouvement de rotation est tout différent. En effet, le canon du fusil présente des rayures spirales, destinées à communiquer au projectile un mouvement de rotation autour de l’axe du canon ; ces rayures constituent une espèce d’écrou, d’où la balle ne peut s’échapper qu’en tournant sur ses flancs comme une vis dans son écrou, et ce mouvement très rapide se conserve dans toute l’étendue de sa course. Il est, dès lors, facile de comprendre que ces balles, frappant le but par leur pointe, y pénètrent en conservant leur mouvement spiral. Aussi, plus de ces déviations extraordinaires qui permettent aux balles sphériques de contourner une région ; les balles cylindro-coniques continuent leur route dans la direction imprimée, percent l’obstacle et sont éclater les os. » Telle est l’aggravation des blessures produite par les nouveaux engins. Ne doit-on pas se demander s’il n’y a pas là un raffinement de cruauté inutile ? Qu’exigent les nécessités de la lutte ? Que l’on mette hors de combat le plus grand nombre d’hommes possible. Si on peut le faire au moyen de blessures légères, que quelques mois guériront, pourquoi produire des blessures effroyables devant lesquelles la chirurgie reste impuissante ? De telles exagérations meurtrières ne peuvent être acceptées par une civilisation comme la nôtre. Cette férocité inutile mérite d’être flétrie et repoussée. « Si le but de la guerre régulière et loyale, s’écriait le docteur Landa au sein de la conférence de Genève, doit être de terrasser l’adversaire, non de le tuer, encore moins de le martyriser, pourquoi ne pas reprendre la balle sphérique dont la blessure suffit pour mettre un homme hors de combat ? À quoi bon ce surcroît de précautions meurtrières, si voisin du raffinement de cruauté du sauvage ? » On flétrit en effet le sauvage qui empoisonne ses flèches ; de la flèche empoisonnée à la balle conique, quelle est la différence, si ce n’est que celle-ci atteint plus sûrement son but que celle-là ?

Il semble que les souverains eux-mêmes aient été frappés, dans ces derniers temps, de la nécessité d’atténuer, dans une certaine mesure, les procédés barbares qui sont en usage dans nos guerres. N’a-t-on pas vu tout récemment l’empereur de Russie proposer à l’Europe d’exclure des armées les balles explosibles, et l’empereur Napoléon adhérer immédiatement à cette proposition ? Nous n’avons pas à examiner les motifs qui ont porté les deux souverains à cette détermination spontanée. Que les balles explosibles fussent de peu d’usage à la guerre, que leur emploi fût dispendieux, qu’elles rendissent le tir plus incertain et par conséquent moins meurtrier, c’est ce qu’une feuille officieuse française a osé affirmer avec une naïveté singulièrement irrespectueuse pour l’empereur Alexandre et l’empereur Napoléon. Alors même que la décision prise par les deux empereurs serait une satisfaction plus apparente que réelle donnée à l’opinion publique, elle n’en garderait pas moins une certaine importance. C’est, en effet, la reconnaissance d’un besoin. C’est le premier essai d’une entente internationale relativement à la question des armes de guerre, et quand même, selon l’opinion de quelques-uns, ce premier essai serait empreint de plus d’ostentation que de sérieux, il n’en constituerait pas moins un précédent considérable. On a le droit, en effet, maintenant, de se tourner vers les chefs d’État et de leur tenir ce langage : « Vous avez exclu des armées les balles explosibles ; on ne peut supposer, sans manquer au respect qui vous est dû, que vous eussiez voulu faire une réforme dérisoire sans utilité réelle, et en imposer à la crédulité de vos peuples. Si donc vous avez proscrit les balles explosibles, c’est que vous les regardiez comme plus meurtrières et plus destructives que les armes actuellement en usage : vous ne devez pas vous arrêter dans cette voie de réformes où il reste encore tant à faire ; la balle conique, elle aussi, tous les chirurgiens en tombent d’accord, est une invention barbare : elle produit des effets analogues à ceux de la balle explosible : elle fait éclater les os, elle laisse à la sortie une ouverture qui est sept fois plus grande qu’à l’entrée, elle occasionne d’effroyables lésions : il faut en revenir à la balle sphérique ; vous venez de donner un exemple de ce que peuvent l’humanité et la bonne harmonie des souverains. Mais si cette bonne harmonie et cette humanité ne doivent pas s’affirmer par de plus radicales réformes, les malintentionnés en profiteront pour dénaturer les motifs et nier l’utilité de la mesure que vous venez de prendre aux yeux de l’Europe avec tant de solennité. »

Cette question des armes et des projectiles est donc grave : il y va autant de l’honneur que de l’intérêt de notre civilisation. Il faut éliminer toutes les inventions inutilement meurtrières, qui, sans changer le résultat de la guerre, en augmentent gratuitement les horreurs. Il faut que la lutte internationale, si elle doit continuer à exister, ait des règles aussi loyales que le duel. En vain nous objectera-t-on qu’il est difficile d’en venir sur ce point à une entente. Les absurdités du système actuel sont tellement visibles, ces successions continuelles d’inventions nouvelles, ces réformes incessantes dans les armements, grossissent tellement nos budgets de la guerre et imposent aux peuples des sacrifices financiers si énormes, qu’il faut se soustraire au plus tôt à cette cause de ruine. Est-il donc d’ailleurs plus difficile de recourir à un congrès pour régler les questions d’armement que pour régler les questions de douane ? N’y a-t-il pas déjà certaines formes que les belligérants sont tenus de respecter, certains égards qu’ils se doivent les uns aux autres ? Serait-il si impossible d’établir quelques prescriptions nouvelles, qui rendraient la guerre moins dispendieuse et moins homicide ? À un siècle comme le nôtre, qui diffère radicalement de ceux qui l’ont précédé, il faut autre chose que ce droit des gens historique fait pour des sociétés féodales ou de droit divin. La création d’un droit des gens nouveau, approprié aux besoins et aux exigences de cette société démocratique, industrielle, économique, dans laquelle nous vivons, c’est là une ouvre qui ne doit pas être ajournée à un lointain avenir, mais qui doit dès maintenant occuper les peuples. C’est surtout le droit maritime international actuel qui est plein d’iniquités et de monstruosités qu’il faut faire disparaître : c’est là principalement que l’on voit l’urgence d’une entente immédiate.

Le droit maritime actuel est encore complétement barbare en dépit du traité de Paris. Le bombardement de Valparaiso, que les États-Unis, l’Angleterre et la France ont déclaré légitime et conforme au droit de la guerre, suffit pour stigmatiser notre droit des gens et le désigner à l’indignation de tous ceux qui ont le sentiment de la justice et de l’humanité. Le traité de Paris de 1856, par l’abolition de la course et la reconnaissance du principe que le pavillon neutre couvre la marchandise ennemie, a effacé deux des iniquités du vieux droit. Mais ce même traité de Paris a reconnu et consacré une des monstruosités du droit maritime, le droit de prise des navires marchands par les vaisseaux de guerre. C’est en vain que le président des États-Unis, M. Pierce, mit pour condition de son adhésion que l’inviolabilité de la propriété privée sur mer serait pleinement reconnue. « S’il n’est pas décidé, disait-il avec raison, que les bâtiments de guerre eux-mêmes ne sont plus autorisés à capturer la propriété privée de l’ennemi, je ne saurais adhérer à votre déclaration. Vous possédez une flotte nombreuse, tandis que notre défense repose sur la possibilité de transformer les navires de commerce en instruments de guerre. » Les puissances représentées au congrès de Paris aimèrent mieux se passer de l’adhésion des États-Unis que de reconnaitre un principe de justice évidente, que rien ne peut autoriser à violer. Il en résulte un double mal : d’abord les navires marchands sont encore exposés à être pris, coulés, brûlés et détruits par les vaisseaux de guerre ; ensuite, dans le cas d’une lutte entre l’Amérique et l’une des puissances européennes, la course avec toutes ses calamités viendrait à revivre. On ne saurait cependant trouver d’argument en faveur de l’opinion qui permet de s’emparer de la propriété privée qu’on rencontre en mer, et qui déclare inviolable celle qu’on trouve en terre ferme. On ne saurait comprendre pourquoi les signataires du traité de Paris ont réservé aux diverses puissances le droit monopole d’écumer les mers ; s’il n’est pas permis aux corsaires munis de lettres de marque de piller et de détruire les navires marchands de l’ennemi, pourquoi le serait-il aux vaisseaux de l’État, et s’il l’est aux vaisseaux de l’État, pourquoi ne l’est-il pas aux corsaires ? L’abolition de la course sans la reconnaissance de l’inviolabilité de la propriété privée sur mer, c’est un progrès illogique et boiteux, dont on saisit à peine la raison d’être. Croit-on, d’ailleurs, que les marines nationales mettent beaucoup de mesure et de circonspection dans l’exercice de ce droit exorbitant que les puissances européennes ont voulu retenir ? Elles y ont apporté, au contraire, pendant la guerre de Crimée du moins, une rigueur inconcevable. Dès qu’elles ont été pourvues de canonnières, de bombardes et de bateaux d’un faible tirant d’eau, de façon à pouvoir approcher des côtes basses de la Finlande ou de la mer d’Azoff, les flottes anglo-françaises ont fait aux navires de commerce russes une chasse impitoyable, les poursuivant dans toutes les baies et dans toutes les anses, les prenant, les coulant à fond ou les brûlant. Comme preuve officielle de ce vandalisme, le Moniteur du 1er juin 1855 publie une dépêche du général Pélissier, commandant en chef de l’armée de Crimée, en date du 30 mai précédent, dans laquelle on lit textuellement : « Tout va bien : l’escadrille alliée est de retour de la mer d’Azoff ; elle a détruit 106 navires de commerce à Beroliansk. » C’était donc un grand succès et qui devait causer une grande joie, que la destruction inutile de toutes ces propriétés privées. N’était-ce pas faire jouer à nos marins le rôle d’écumeurs de mer ? Et dans quel intérêt ? Croyait-on rendre la paix plus facile en exaspérant les intérêts privés et en inspirant aux Russes, en outre des sentiments légitimes de patriotisme, les sentiments moins avouables et plus tenaces de vengeance particulière ? Notre marine impériale est comme le soldat : elle détruit pour détruire, par pur amour de la destruction, comme les enfants. Nous espérons, quant à nous, qu’un jour viendra, qui n’est pas loin, où les meurs militaires, sous la pression de l’opinion publique, se seront assez améliorées pour qu’un homme d’honneur ne puisse jamais écrire des paroles aussi révoltantes : « Tout va bien ; 106 navires de commerce ont été détruits. » 106 navires, ce n’était que l’affaire d’une journée, mais combien est plus considérable le nombre de ces vaisseaux marchands qui furent traqués, coulés et brûlés dans le détroit d’Iénikalé, dans la mer d’Azoff, sur les côtes de Finlande !

Les procédés de la guerre maritime sont tous empreints de cette férocité : quand nos vaisseaux bombardent une forteresse, ils dirigent aussi leurs bombes et leurs boulets sur la ville ; ils ne croient avoir réussi que quand ils ont incendié les habitations et les propriétés privées. Le 5 juillet 1855, en détruisant le fort abandonné de Swartholm, la flotte anglaise a incendié la petite ville inoffensive de Lowisa. Une dépêche de l’amiral Penaut, en date du 11 août 1855, était ainsi conçue : « Le bombardement de Sweaborg a eu un plein succès. Un immense incendie de six heures de durée a dévoré la presque totalité des magasins et les approvisionnements de l’arsenal, qui ne présente plus que des ruines. » Le Moniteur du 17 du même mois jugea ces renseignements incomplets et insuffisants, et, pour mieux faire sentir l’étendue de notre triomphe, il ajoutait : « Après quarante-cinq heures d’incendie, la ville a été réduite en un amas de cendres. En un mot, Sweaborg n’existe plus. » Réduire les villes en cendres, c’est donc là un trophée dont une grande nation peut encore tirer gloire ?

La guerre de Crimée a été la dernière guerre maritime que nous ayons vue en Europe. Dans les guerres du Danemark et de 1866, l’importance des flottes des divers États était trop faible pour qu’elles pussent avoir cette liberté et cette franchise d’allures que nous leur avons vues dans la Baltique et dans la mer d’Azoff. Ce n’est pas cependant faute de bon vouloir que le Danemark et la Prusse ne se sont pas fait sur mer cette guerre horrible de pillages, de destruction et d’incendie. Le petit Danemark fut le premier à recourir aux mesures de rigueur ; il outrepassa même parfois la liberté d’action qui lui était laissée par le traité de Paris. Dès le 3 février, il mettait l’embargo sur tous les vaisseaux prussiens, autrichiens et allemands qui se trouvaient dans ses ports ; il n’accordait même pas le délai d’usage de six semaines : la Prusse usa aussitôt de représailles. Le 16 février parut le règlement danois sur le blocus des ports et la prise des navires ennemis. Naturellement, on recommandait aux vaisseaux de l’État de s’emparer de tous les navires de commerce allemands. L’Autriche et la Prusse, par les règlements du 3 et du 15 mars, adoptaient des mesures identiques (Rustow, der deutschdanische krieg, 298-312). Ces mesures, il est vrai, furent surtout comminatoires, parce que les flottes des deux partis furent employées tout entières à aider les mouvements de l’armée de terre, particulièrement à Duppel et à Alsen : elles ne purent donc pas faire la chasse aux navires marchands, qui se gardèrent bien de les chercher. La guerre de 1866 fut, en principe même, plus clémente. Il était difficile, d’ailleurs, que la flotte autrichienne allât chercher les navires de commerce prussiens, ou réciproquement : et quant aux flottes italienne et autrichienne, il fallait que l’une détruisit l’autre, avant que l’on pût penser à courir sus aux navires marchands. C’est à l’Autriche que revient l’initiative de la déclaration que ses vaisseaux de guerre ne s’empareraient pas des navires de commerce ennemis ou de leurs chargements. Le règlement autrichien dans ce sens date du 13 mai ; des règlements prussien et italien analogues parurent le 19 mai et le 20 juin. Il ne faudrait pas croire d’ailleurs que ces puissances eussent renoncé pour toujours à la perspective de cette guerre de pillage et d’extermination. On écrit de Kiel, le 5 novembre, au Moniteur du 14 novembre 1866, une foule de résolutions arrêtées par le cabinet de Berlin en prévision d’une guerre maritime à venir : on y admet parfaitement la capture des navires de commerce comme légale ; on émet nombre de prescriptions sur la distribution des prises entre l’État, les états-majors et les équipages des bâtiments preneurs ; on prévoit les différents cas où les troupes de terre auraient secondé les troupes de mer pour faire les prises, et où les prises seraient faites concurremment par des navires prussiens et alliés. On le voit, la guerre maritime conserve encore ce caractère de brigandage. Les navires de commerce sont toujours exposés à être pris et détruits par les vaisseaux de guerre : les états-majors et les équipages des vaisseaux de guerre sont intéressés à multiplier les prises par l’appât du butin, dont on leur accorde les deux tiers ; on peut être sûr qu’ils seront aussi actifs que les corsaires et les pirates, et qu’ils se montreront de vrais écumeurs de mer. Ce brigandage officiel et patenté en est-il moins odieux, parce qu’il est devenu le monopole des vaisseaux, des officiers et des marins de l’État ? N’est-ce pas une étrange inconséquence que de l’avoir laissé subsister après avoir aboli la course ? N’est-ce pas là ce que les Latins appelaient latrocinium et non pas justum bellum ? Ne faut-il pas en revenir au plus tôt à l’acceptation des propositions de l’Amérique et du président Pierce ? On est si loin cependant d’y revenir, que dans une dépêche de l’année dernière, lord Stanley faisait à M. de Bismark le tableau des ravages que la flotte française, en cas de guerre, commettrait dans les eaux prussiennes, prenant et détruisant les navires de commerce, brûlant les ports et répandant partout la dévastation.

Le même traité de Paris qui supprima la course exigea aussi que les blocus fussent effectifs : c’était un progrès notable, mais nous pouvons presque dire, comme pour l’abolition de la course, que c’était un progrès boiteux. Il aurait fallu modifier complétement le système de blocus, ainsi que le demandait M. Cobden. Sur quels principes repose le blocus et par quels intérêts justifie-t-il son existence ? Cette mise en interdit d’un pays tout entier, cette interruption violente dans ses relations commerciales avec le reste du monde, est de nos jours une chose aussi inique que nuisible à tous. Comprend-on, sous le régime des échanges internationaux, qu’un peuple s’arroge le droit d’interdire au monde entier de commercer avec un autre peuple ? N’est-ce pas une iniquité, en ce sens que c’est frapper dans leurs intérêts les plus vifs des puissances neutres ? N’est-ce pas une folie en ce sens que le peuple qui décrète le blocus se frappe lui-même en suspendant son propre commerce avec le peuple contre lequel le blocus est dirigé ? Que l’on étudie avec soin les pertes causées par la guerre de Crimée, et que l’on dise si le blocus des ports de la Baltique et de la mer Noire n’a pas autant nui à la France et à l’Angleterre qu’à la Russie même. Pour ne signaler qu’un fait, quand les puissances de l’Europe occidentale souffraient pendant deux années d’une cruelle disette, les flottes anglo-françaises bloquaient les ports de la mer Noire, d’où eussent pu venir aux nations occidentales, en deux ans, quarante millions d’hectolitres de blé, qui, d’après des calculs pleins d’autorité, auraient fait baisser de 20% le prix du pain. Le blocus est donc une chose inique, nuisible à tous, reste des institutions d’un âge avec lequel nous n’avons plus rien de commun. Du jour où toutes les contrées de l’Europe sont entrées dans la voie des échanges internationaux, le blocus a été virtuellement aboli. Cette abolition implicite, il faut la faire passer dans nos lois internationales ; comment ? nous le verrons quand nous discuterons les propositions de M. Cobden.

Il faut d’ailleurs remarquer que les prescriptions légales sont toujours outrepassées en temps de guerre. C’est ainsi que la marine britannique déploya dans l’application du blocus aux côtes de Finlande une énergie vraiment excessive. On sait que la France et l’Angleterre, dès l’origine de la guerre de Crimée, avaient proclamé comme règles de leur conduite sur mer les quatre articles qui furent adoptés par le Congrès de Paris de 1856. Il n’y en eut pas moins de regrettables violations de ces principes. Nous insisterons sur un fait grave : l’incident de Port-Baltic, qui a fait l’objet d’une circulaire russe en date du 28 avril 1855. Un parlementaire anglais vint notifier à Port-Baltic, en Finlande, que les bâtiments étrangers, c’est-à-dire neutres, qui s’y trouvaient pourraient quitter le port, mais seulement sur lest ou avec des cargaisons qui ne seraient pas propriété russe. Interpellé sur la question de savoir si les bâtiments qui sortiront sur la foi de cette notification pourront librement suivre leur course sans risque d’être arrêtés par quelque croisière qu’ils rencontreraient en mer, le parlementaire répondit qu’il n’en saurait répondre, parce qu’il était possible que l’amiral commandant l’escadre britannique prît d’autres mesures plus tard. On le voit, c’était une infraction au principe proclamé, que le pavillon neutre couvre la marchandise ennemie ; c’était, de plus, un étrange arbitraire. Si le blocus, déjà si terrible en théorie, le devient encore plus en pratique, combien n’est-il pas indispensable de le modifier complétement ou de l’abolir ?

Depuis quelques années, un mouvement universel en faveur de l’application dans la guerre maritime des principes de justice et de philanthropie s’est produit en Europe. On a vu les chambres de commerce de France réclamer avec insistance que la propriété privée sur mer fût reconnue inviolable, et que les vaisseaux de guerre n’eussent pas la faculté exorbitante de les capturer. Ce vœu si juste s’est fait jour au Corps législatif par la bouche d’un homme compétent en matières maritimes, M. Arman : « Plusieurs chambres de commerce, disait-il dans la discussion de l’Adresse de 1862, ont déjà élevé la voix pour réclamer le complément de l’acte de Paris et l’étude d’une mesure internationale plus complète, qui proscrirait pour jamais du code des peuples maritimes la capture sur mer, en temps de guerre, du navire et de la propriété commerciale. C’est là, messieurs, une idée de progrès et de civilisation digne de l’initiative de la France et du Corps législatif ; elle commencera d’abord par être idée française, pour arriver bientôt à se faire adopter comme axiome du droit des nations. » (Moniteur du 14 mars 1862.) Ici, l’honorable député se trompait quand, possédé de cette malencontreuse manie de la plupart de nos compatriotes, il voulait revendiquer exclusivement pour la France le bénéfice d’idées philanthropiques qui lui étaient communes avec beaucoup d’autres nations, et dont elle était même loin d’avoir l’initiative. C’était, en effet, l’Amérique qui, officiellement, dès 1856, par la bouche de son président, réclamait la première l’inviolabilité des navires marchands, à l’encontre des vaisseaux de guerre comme à l’encontre des corsaires, et c’était la France, jointe à l’Angleterre, qui refusait la reconnaissance de ce droit incontestable. Quant au plus grand et au plus illustre défenseur des principes philanthropiques en matière maritime, c’était l’Angleterre qui le fournissait dans la personne de M. Cobden. M. Arman renversait donc les termes : l’idée de l’inviolabilité de la propriété privée sur mer appartenait en premier lieu à l’Amérique, puis à l’Angleterre, et enfin à la France. L’universalité de cette idée est d’ailleurs non seulement une preuve de sa justesse et de sa maturité, mais encore un gage de son exécution prochaine. Les choses sont moins avancées en matière de blocus ; les gouvernements sont moins favorables à l’idée de supprimer cette coutume barbare. Une agitation avait été formée en Angleterre, sous les auspices de M. Cobden, pour arriver à la réforme radicale de tous ces abus. Dans une lettre d’un style élevé et pressant, qu’il adressait en 1862 au président de la chambre de commerce de Manchester, l’illustre économiste formulait ainsi ses propositions : 1° La propriété privée sera sauvegardée contre toute prise ; 2° les blocus seront restreints aux arsenaux maritimes et aux villes fortifiées ; 3° les navires marchands des neutres seront déclarés inviolables, c’est-à-dire à l’abri des formalités si gênantes qu’impose actuellement l’exercice du droit de visite. Cette lettre fit sur l’opinion publique une impression profonde ; elle était, en effet, marquée au coin du génie pratique qui caractérise toutes les propositions de Cobden. Ces idées font des progrès quotidiens dans la masse de la nation, et c’est par ce travail insensible, par cette initiative courageuse de la science économique, que l’on a toujours préludé en Angleterre à toutes les grandes réformes. Ce mouvement de l’opinion publique, aggravé encore par les difficultés maritimes que l’Angleterre avait eues dans la guerre de sécession avec les États-Unis au sujet du foreign enlistment act, détermina le Parlement anglais à se saisir de la question. Une commission fut formée à la fin de 1866 pour rechercher si la législation anglaise, en ce qui concerne les droits et les devoirs des neutres en temps de guerre maritime, n’était pas susceptible de certaines modifications. Cette commission fut composée de douze membres, choisis pour la plupart parmi les jurisconsultes les plus éclairés du Royaume-Uni, sous la présidence de lord Cranworth, qui a rempli les fonctions de lord-chancelier sous le ministère Palmerston. Nous aurions mieux aimé voir cette commission composée d’économistes, d’industriels et de commerçants que de jurisconsultes. Les jurisconsultes apportent d’ordinaire dans la confection des lois nouvelles un amour du droit historique et une force d’inertie en opposition avec les idées modernes et le progrès. Nous espérons cependant que la commission anglaise signalera son existence par des améliorations notables dans ce droit maritime si inique et si nuisible ; mais nous n’attendons pas d’elle ces réformes radicales sur le blocus, principalement, que M. Cobden demandait avec une si haute raison, et que réclament impérieusement les besoins, les intérêts et les droits de nos sociétés industrielles.

Nous ne pouvons quitter cette matière sans signaler une autre proposition de l’illustre Cobden, dont l’adoption pour le moment présente, il est vrai, bien peu de chances, mais qui n’en est pas moins nécessaire pour mettre un terme à ces dépenses maritimes effrayantes qui, depuis dix ans, grossissent si terriblement nos budgets. C’est en matière d’armements maritimes que se vérifie chaque jour, au détriment des contribuables, la fable de la grenouille et du bœuf. Dans sa brochure What next and next, publiée pendant la guerre de Crimée, Cobden s’exprime en ces termes : « Il incombe à la politique de traiter de la limitation des forces navales dans l’Europe entière. À la fin de cette guerre, l’Angleterre et la France vont se trouver pourvues chacune d’une marine plus puissante que jamais, situation qui, de plus d’un côté, peut faire naître des embarras. Ce déploiement de force navale a déjà éveillé la susceptibilité des États-Unis et provoqué chez eux un commencement d’imitation. Pour retirer cette provocation imprudente, et en même temps favoriser en Europe la prospérité et la paix, je m’efforcerais, à la fin de cette guerre, d’amener une réduction générale des forces de mer. Je m’efforcerais, à l’avènement de la paix, de faire accepter aux puissances européennes, comme règle, le rapport qui existe entre les forces navales et le tonnage des navires marchands aux États-Unis, le pays du monde où la marine marchande a le plus d’importance. Si un tel arrangement couronnait la cessation de la guerre, il aurait bientôt pour conséquence naturelle la réduction de l’appareil militaire dans chaque nation, bienfait durable dont profiteraient même les générations futures, et, malgré les crimes et les erreurs qui ont entaché ces deux dernières années (1854-55), ce grand triomphe assurerait à la diplomatie le respect et la reconnaissance du genre humain. » (What next and next, page 46.) Ce respect et cette reconnaissance, la diplomatie, nous le craignons, n’est pas près de les mériter. Nous signalons cependant cette proposition d’un des hommes les plus éminents de notre siècle, de celui qui fut, en notre temps, comme l’incarnation de la démocratie intelligente et honnête. De telles idées font leur chemin lentement, mais sûrement, et elles apparaissent après quelques années comme des puissances irrésistibles, devant lesquelles les gouvernements doivent s’humilier.

Nous avons recherché les mesures internationales qui pourraient rendre la guerre moins meurtrière et moins destructive : nous avons signalé l’imperfection de notre droit des gens, qui est en complète opposition avec le caractère industriel, commercial et économique de notre société moderne ; nous nous sommes attaqué à tous ces abus du vieux droit, les réquisitions, le pillage, la destruction et la prise des vaisseaux marchands, les blocus, les bombardements de villes ouvertes, les comblements de ports ; nous avons montré combien toutes ces violences, soit homicides, soit ruineuses, sont inutiles au résultat de la guerre et combien elles nuisent à tous, belligérants et neutres ; nous avons attiré l’attention sur les dépenses énormes que les perfectionnement continuels des armes occasionnent à nos budgets, sur l’accroissement qui en résulte dans le nombre des blessés et plus encore sur l’aggravation inhumaine des blessures dont ils sont la cause ; nous avons insisté sur la nécessité d’une entente internationale pour mettre fin à cette consommation superflue, de plus en plus croissante, d’hommes et de capitaux ; nous ne croyons pas avoir outrepassé la mesure du possible et avoir jamais quitté le terrain des progrès réalisables, pour entrer dans celui de l’utopie. Nous avons insisté, enfin, sur la nécessité de développer par l’instruction et l’éducation les mœurs de nos soldats dans le sens de l’humanité et du respect du droit ; et nous avons prouvé par des exemples combien cette amélioration des meurs militaires est indispensable de nos jours. Assurément, si les puissances européennes, sous l’irrésistible pression de l’opinion publique, prenaient ces mesures aussi justes que prévoyantes, les maux de la guerre seraient singulièrement atténués ; la vie des hommes serait épargnée dans une proportion notable, et la consommation des capitaux par la guerre serait réduite dans une proportion bien plus considérable encore.

PAUL LEROY-BEAULIEU.


DE L’ATTÉNUATION DES MAUX DE LA GUERRE

 

DEUXIÈME PARTIE

DE L’ORGANISATION INTÉRIEURE DES ARMÉES ET DES SERVICES POUR L’ENTRETIEN ET LA SANTÉ DES TROUPES

Nous quittons le terrain du droit des gens, où nous nous étions maintenu jusqu’ici ; nous entrons dans une étude différente, qui, depuis quelques années, a fortement préoccupé l’opinion publique : celle de l’organisation intérieure des armées, sous le rapport des services accessoires mais essentiels qui concernent l’entretien et la santé des troupes.

Jusqu’à ce jour, les gouvernements n’ont guère considéré l’armée que comme un instrument destiné à procurer la victoire ; ce n’était pour eux qu’un moyen, ils le sacrifiaient facilement au but. On s’en tint longtemps à l’axiome militaire de Napoléon : « Les soldats ne sont que des chiffres qui doivent résoudre le problème, et le succès justifie toutes les pertes. » Mais l’expérience des dernières guerres, l’attention du public portée de préférence sur les questions sociales, le développement de l’esprit philanthropique et humanitaire, l’influence croissante de l’économie politique, ont substitué à la conception du soldat comme un chiffre dont l’existence importe peu, la conception du soldat comme un citoyen dont la vie est sacrée pour l’État, et comme un capital dont la conservation intéresse la société entière. Aussi s’est-on livré, depuis 1859, et surtout depuis 1863, à un examen scrupuleux et minutieux de l’organisation de nos armées, au point de vue de l’entretien et de la santé du soldat. Les résultats de cette enquête furent des plus affligeants. On découvrit à nu une plaie sociale hideuse, dont personne, jusque-là, n’avait semblé se douter. Il devint évident à tous qu’il y avait dans l’organisation des armées européennes des lacunes immenses et des erreurs formidables, qui faisaient trois fois plus de victimes que le feu de l’ennemi.

Déjà, au commencement du siècle, le général Foy avait écrit cette parole remarquable, qui ne fut pas alors relevée : « Vainqueurs ou vaincus, nous avons perdu quatre fois plus de monde par le désordre inséparable de notre système de guerre que par le fer ou le feu de l’ennemi. » (Histoire de la Guerre de la Péninsule, I, 145.) À force d’être répétée depuis, cette vérité attira l’attention : « Les pertes produites par les combats les plus meurtriers n’égalent pas le quart des pertes totales qu’une armée éprouve généralement, » écrit le docteur Scrive, médecin en chef de l’expédition de Crimée, et il ajoute : « On éprouve une impression pénible et on est en droit de s’étonner qu’au XIXe siècle on ne possède pas de moyens certains de prévenir l’exagération de semblables pertes, ou au moins de les réduire à des proportions normales. »

Le savant ouvrage du Dr Chenu nous apprend que dans la guerre de Crimée, la proportion des tués par l’ennemi au nombre total des morts est, pour l’armée française, de 10 240 tués sur 95 615 morts ; dans l’armée anglaise, de 2 755 sur 22 182 ; dans l’armée piémontaise, chose inouïe ! de 12 tués par l’ennemi sur 2 194 morts. Nous savons par les statistiques américaines que le Nord, dans la guerre de sécession, a perdu 180 000 hommes par maladies contre 97 000 par blessures. Pour la courte campagne d’Italie, entreprise dans des conditions si favorables, le Dr Larrey nous apprend que la mortalité par maladies, bien que relativement minime, semble avoir dépassé, pour l’armée française, le nombre des tués sur le champ de bataille (Larrey, Rapport à l’Académie de médecine, page 62). Enfin, les publications récentes du bureau de statistique de Berlin prouvent que, dans la campagne de Bohême, les maladies ont fait dans les rangs prussiens deux fois plus de vides que le feu de l’ennemi. Ainsi, quelque meurtrières que soient les inventions de la balistique moderne, les pertes énormes de nos armées sont dues à d’autres causes, qu’il dépend de l’homme soit d’écarter complétement, soit d’atténuer dans une mesure considérable. « Il est important de noter, dit le Dr Evans, l’historien de la commission sanitaire des États-Unis, que dans la multitude des maladies qui déciment les armées d’Europe et d’Amérique, la plus forte quantité appartient à la classe des maladies zymotiques, lesquelles pourraient être prévenues par une hygiène rationnelle. » — « Dans les dix semaines écoulées entre le 5 mai et le 14 juillet 1855, dit la célèbre miss Nightingale, citée par le Dr Shrimpton, 96% de toutes les morts produites par les maladies dans l’armée anglaise en Orient furent occasionnées par les maladies zymotiques, c’est-à-dire qu’en admettant qu’il n’eût pas pas été d’ailleurs possible de prévenir 4% de toutes ces pertes, il ne resterait pas moins démontré qu’on aurait pu en prévenir 96%, puisqu’elles étaient produites par des maladies de nature à être prévenues elles-mêmes. » Voilà donc mise à nu cette plaie sociale dont la découverte est récente : les 3/4 ou les 2/3 au moins de la mortalité de nos armées sont dus à des maladies qu’un meilleur régime et des soins hygiéniques eussent pu prévenir. Nous avons calculé, d’après des données statistiques, que la guerre avait enlevé aux nations civilisées, depuis 1833, près de dix-sept cent cinquante mille hommes. On peut dire qu’un meilleur régime hygiénique eût sauvé la vie à près de douze cent mille hommes : consommation effroyable, désordre inexplicable, qui ne pouvait laisser muette la philanthropie du XIXe siècle !

On s’est demandé de toutes parts à quoi tenait cet excès de mortalité dans nos armées, et l’on a accusé l’administration défectueuse du service de l’intendance et du service sanitaire, ainsi que la mauvaise éducation et le défaut d’instruction de nos troupes.

Ce n’est un mystère pour personne que nos armées en campagne ont trop souvent manqué de tout ; que les vivres leur arrivaient trop tard, en quantité insuffisante et de qualité mauvaise ; que les vêtements n’étaient pas en rapport avec la rigueur de la saison et du climat ; que les moyens de transport surtout, soit par terre, soit par eau, étaient complétement désorganisés. Les documents et les preuves abondent : on sait dans quel état se trouvait l’armée anglaise pendant son premier hiver de Crimée ; d’un autre côté, nos médecins ont assez répété que l’uniformité de régime, l’insuffisance des moyens de transport pour évacuer les blessés et les malades, avaient été les causes principales de l’énorme mortalité qui frappa l’armée française devant Sébastopol. Il y a eu notamment sur les transports maritimes une enquête, des rapports et des indiscrétions, qui donnèrent lieu à des poursuites judiciaires, et d’où il résulte que ce service, d’une importance capitale, avait été laissé dans le plus grand désordre.

La guerre d’Italie, si courte, faite dans des conditions si avantageuses, dans la contrée la plus riche et la plus fertile d’Europe et au milieu de populations amies, trouva notre administration des guerres dans le même désarroi. « Pendant la campagne d’Italie, dit l’auteur de l’Armée française en 1867, nos divisions ont souvent manqué de pain dans une des contrées qui en produisent le plus, car son agriculture est merveilleusement riche ; le biscuit manquait également ; l’on remplaçait l’un et l’autre par la farine de maïs, la polenta, qu’apprécient les paysans indigènes, que repoussaient nos soldats, et dont ils ne savaient pas tirer parti. À ce sujet, nous avons eu avec eux des jours difficiles, quelquefois, devant l’ennemi, des jours d’angoisse. » (p. 140). « On distribuait, dit un peu plus loin le même auteur, le pain, le biscuit ou la polenta, qu’avaient apportés les voitures envoyées par l’intendant général du corps d’armée, quand elles avaient pu arriver, le pain presque toujours avarié, le biscuit quelquefois » (p. 142). Les Autrichiens, d’ailleurs, furent encore moins heureux. Dans la petite guerre du Sleswig-Holstein, l’armée prussienne se trouva aussi prise au dépourvu, du moins lors de l’entrée en campagne. « En conséquence du froid excessif qu’il fait, écrivait un commissaire royal prussien, nos hommes souffrent extrêmement du manque de vêtements chauds ; beaucoup de soldats n’ont pas de chaussettes de laine, ne remplissent leurs souliers que de paille ou de guenilles, et sont en grand danger d’avoir les orteils gelés ; très peu d’entre eux ont des chemises de rechange et assez de vêtements pour les protéger contre le froid. » (Moynier et Appia, la Guerre et la Charité, p. 102).

À quoi tient cette pénurie qui a toujours frappé plus ou moins les armées en campagne ? D’abord, à ce que les gouvernements, en général, se préoccupent fort peu du bien-être et de la vie même du soldat ; ensuite à ce qu’un malencontreux système d’économie épargne sur le nécessaire pour donner davantage au superflu ; enfin, à ce que l’intendance ou le commissariat, dans la plupart des pays de l’Europe, et notamment en France, est organisée à contre-sens. Que les gouvernements aient peu à cœur la santé et la vie des soldats, en voici une preuve que nous extrayons encore du livre du docteur Chenu : « Je vais, dit-il à propos des sociétés philanthropiques, éveiller leur active charité sur les secours que réclament en temps ordinaire les militaires isolés qui, obtenant un congé de convalescence, sortent des hôpitaux pour se rendre dans leurs familles, souvent à grande distance, et n’ont que les vêtements qui leur suffisaient en bonne santé. Trop légèrement vêtus et obligés de voyager par tous les temps, ces hommes convalescents, épuisés par la maladie ou souvent atteints d’affections de poitrine, sont plus sensibles au froid, et ils auraient besoin d’un vêtement supplémentaire ou d’une couverture, d’une paire de chaussettes de laine, pour les aider à supporter les rigueurs du wagon de troisième classe. Si les dispositions réglementaires, qui sont d’ailleurs motivées, permettent aux sous-officiers et soldats qui se rendent chaque année à nos établissements thermaux d’emporter leur manteau ou leur capote, il n’en est plus de même des militaires qui se rendent isolément dans leurs foyers avec un congé de convalescence, ni de ceux qui rejoignent leurs corps. » (Chenu, Rapport au conseil de santé, p. 726.) Voilà ce qui s’appelle des règlements homicides. Est-il donc étonnant, et c’est là un fait incontestable, que même en temps de paix la mortalité dans l’armée, composée des hommes les plus forts du pays, soit beaucoup plus considérable que dans les professions civiles ? Il importe que l’opinion publique, par la voie si bienfaisante de la presse et par les efforts des sociétés philanthropiques, ramène l’État à des règlements plus humains et à des mesures plus équitables. « Si l’honneur et la défense d’un État, dit le docteur Chenu, exigent de toutes les familles, depuis la plus noble jusqu’à la plus humble, l’éloignement et souvent le sacrifice d’un père, d’un fils, d’un frère, c’est à la condition bien positive que l’État remplacera la famille absente et assurera à ses défenseurs des soins et des secours aussi prompts qu’éclairés ; c’est à la condition que l’État s’imposera les devoirs que la famille remplirait à tout prix elle-même, pour calmer les douleurs, sauver la vie ou adoucir l’agonie d’un de ses membres. » (Chenu, p. 711.) Il y a, en effet, comme un pacte naturel et un contrat synallagmatique tacite entre le soldat ou sa famille et l’État.

« Toute parcimonie à la guerre est un assassinat », disait le maréchal de Belle-Isle. C’était voir avec justesse le côté moral de la question ; au point de vue matériel, on pourrait dire encore : toute parcimonie à la guerre est une cause de dépenses incalculables. Mais la parcimonie sur les choses nécessaires est passée dans les habitudes de nos gouvernements, tout comme la prodigalité pour les choses superflues. Il y a un siècle que le maréchal de Saxe, à propos des vêtements du soldat, a prononcé ce mot que l’on croirait d’hier : « L’amour du coup d’œil l’emporte souvent sur les égards que l’on doit à la santé, qui est un des plus grands points auxquels il faille faire attention. » C’est surtout sur les vivres que porte la parcimonie. Que l’on parcoure la relation médico-chirurgicale de la campagne d’Orient, par le docteur Scrive, on y verra à chaque instant les mêmes plaintes sur la mauvaise qualité des vivres et sur leur uniformité. « L’alimentation grossière, non variée, sans végétaux frais, souvent médiocre comme qualité et parfois insuffisante », c’est, selon le docteur Scrive, l’origine de l’épidémie typhoïque. Il aurait fallu varier les vivres ; la parcimonie gouvernementale recula devant ces dépenses, et cependant « 100 000 fr., dépensés en légumes frais, dit le docteur Baudens, membre du conseil de santé des armées, c’est 500 000 fr. d’épargnés sur les frais que nécessite l’entrée des malades aux hôpitaux. » Les ravages du scorbut ne furent pas considérables dans l’armée des États du Nord pendant la guerre de sécession. Il n’y eut que 8 500 cas pour les deux premières années, dont 99 décès. Un nombre aussi restreint de cas de scorbut (5 pour 1000 hommes d’effectif la première année, et 13 pour 1000 la deuxième) est un fait remarquable, qui n’a pas de précédent dans l’histoire des armées. « Il faut indubitablement, dit le rapporteur américain, l’attribuer à la quantité et à la qualité relatives de la ration du soldat, aux immenses approvisionnements d’antiscorbutiques et de ressources médicales réunis par les soins du gouvernement. » (Mémoires de médecine militaire, tome 17, page 426.) C’est à ces dépenses intelligentes de l’administration américaine que les armées du Nord durent de conserver un état sanitaire relativement satisfaisant pendant la guerre la plus meurtrière qu’ait vue l’humanité. Dans la guerre de Crimée, la mortalité annuelle, pour l’armée anglaise, par suite de maladies, avait été de 232 pour 1000 hommes, et dans l’armée française d’environ 300 pour 1000 de l’effectif présent, elle ne fut que de 57 pour 1000 pendant chacune des deux premières années de la guerre américaine. Pour réduire d’une manière notable les pertes des armées en campagne, il ne faut donc que des dépenses intelligentes, qui sont en vérité des épargnes ; épargnes pour le Trésor, puisqu’elles diminuent le nombre des journées d’hôpital, toujours si coûteuses ; épargnes pour l’armée, dont l’effectif reste plus au complet, et qui ne demande pas d’aussi grands sacrifices aux populations pour en remplir les vides ; épargnes pour l’industrie, pour l’agriculture et pour le pays tout entier, auxquels on rend après la guerre un plus grand nombre d’hommes et en meilleure santé.

Un meilleur régime, moins de parcimonie dans la nourriture du soldat, si l’on ne modifie, dans diverses contrées d’Europe et notamment en France, l’institution de l’intendance, ce sera de peu d’utilité. Les citations que nous avons empruntées au livre célèbre, l’Armée française en 1867, nous ont montré combien l’administration avait mal fonctionné dans la guerre d’Italie. C’était encore pis en Crimée. Le désarroi des transports maritimes est, dans cette triste campagne, un spectacle navrant. Une grande partie de la responsabilité, il est vrai, incombe au système de guerre. L’État employait tous ses vaisseaux à bloquer les ports ou à faire la chasse aux navires de commerce russes ; on manquait de transports pour nos malades ou nos blessés. Tandis qu’une société privée américaine, la commission sanitaire, organisa pendant la guerre de sécession un service maritime composé de 18 hôpitaux flottants admirablement distribués au point de vue de la science ou de l’hygiène, pendant la guerre de Crimée, notre administration militaire ne sut que noliser des vaisseaux marchands en nombre insuffisant, où nos soldats, entassés pêle-mêle comme des marchandises avariées, furent exposés à toutes les souffrances de longues traversées, sans secours et sans soins. Les détails sont repoussants. « L’impérieuse nécessité d’embarquer des blessés et des malades sur des navires non organisés pour ce service, dit le docteur Scrive, a eu certainement une influence fatale sur un grand nombre d’évacués, qui succombaient dans la traversée ou qui arrivaient à Constantinople dans un épouvantable état. » C’était un triste spectacle que de voir, en Crimée, embarquer pour une longue traversée « ces hommes épuisés par la maladie, à peine protégés par quelques lambeaux de couvertures. » C’était un spectacle plus triste encore de les voir débarquer en Turquie et entrer dans nos hôpitaux : « Les entrants blessés, diarrhéiques, dysentériques, cholériques, qui arrivent pour occuper les lits vacants, débarquent sur un des points du Bosphore. On les apporte sur des brancards ; ils viennent de Kamiesch ; ils ont eu une traversée de trois, quatre ou cinq jours ; ils sont dans un état pitoyable, couverts de vermine, affaiblis de toutes manières. Quelques-uns peuvent à peine parler et dire que leurs vêtements contiennent leurs déjections depuis le moment de leur embarquement. La situation des blessés est bien plus cruelle encore ; ils n’ont pas été pansés depuis leur départ de Crimée ; l’appareil s’est dérangé et gène plus qu’il ne sert ; le gonflement des parties a rencontré trop de résistance dans le linge, qui s’est durci ; la gangrène, la vermine même ont envahi les plaies ; l’odeur qu’elles répandent est affreuse et infecterait les salles, si l’on n’arrêtait ces malheureux en plein air, au seuil de l’hôpital, pour défaire les appareils infects, laver les plaies et faire un pansement provisoire avant de porter ces malheureux au lit qui, le matin encore, était occupé par un camarade évacué sur Gallipoli, sur France, ou mort pendant la nuit. » De telles calamités soulèvent le cœur ; ne pouvait-on laisser un peu de répit aux vaisseaux marchands russes inoffensifs et employer quelques-uns de nos vaisseaux de l’État à sauver la vie à ces milliers de blessés et de malades ? Que n’avait-on construit des hôpitaux flottants, comme le fit la commission sanitaire ? On avait bien eu le temps de construire des bombardes et des bateaux plats pour faire dans les eaux basses la chasse au commerce ennemi. C’est dans cette guerre que s’est vérifiée à la lettre la parole du général Foy : « Nous avons perdu quatre fois plus d’hommes par le désordre inséparable de notre système de guerre que par le fer ou le feu de l’ennemi. »

Ces désordres effroyables, qui résultent de notre système de guerre, sont encore aggravés par l’organisation de l’intendance. L’intendance dans les armées françaises pèche de deux manières : le corps de l’intendance n’est pas assez nombreux ; le personnel de l’intendance manque de l’éducation et des études spéciales, qui, seules, peuvent le mettre à la hauteur de sa tâche. « Le personnel administratif du service des subsistances, dit M. le sous-intendant Samson, a été insuffisant aussi bien en Orient qu’en Italie » ; et touchant une question différente : « le mode d’exécution préférable en campagne pour le service des vivres, viandes, est l’entreprise. » (Mémoire sur l’administration des divisions pendant les guerres d’Orient et d’Italie.) La question du recrutement de l’intendance militaire est une de celles qui ont vivement excité l’attention du public depuis 1859.

L’officier général auteur de l’Armée française en 1867 l’a traitée avec cette hauteur d’esprit, ce sens pratique, ce sentiment des tendances et des besoins de notre temps, qui font de son livre une œuvre remarquable qui restera. « L’administration de la guerre, dit-il, n’a pas été constituée en vue des besoins de la guerre, où, à quelques égards, elle fonctionne à contre-sens (page 140). Le corps d’élite de l’intendance n’a pas, par la nature de son recrutement, toute la spécialité désirable au point de vue de l’immense besoin d’affaires qu’il est appelé à suivre, particulièrement dans l’état de guerre. (page 144) Dans le système qui prévaut aujourd’hui, tous ces fonctionnaires (de l’administration de la guerre) sans exception, avant d’aborder le terrain des affaires, ont été, pendant de longues années, les années de leur jeunesse, celles-là pendant lesquelles les hommes étudient et apprennent le plus fructueusement, officiers et sous-officiers dans l’armée ; un examen par devant un jury leur tient lieu de dix années, de quinze années de pratique et d’expérience professionnelles ; que dis-je ? de trente ou quarante années de cette expérience et de cette pratique, puisque nous voyons des généraux de brigade, le plus souvent à la dernière heure de leur carrière, devenir intendants généraux, c’est-à-dire régulateurs, pour la prochaine guerre, de l’existence de nos armées en campagne. On chercherait vainement dans l’échelle des fonctions publiques françaises un aussi étonnant exemple d’erreur (page 139). « Jamais on ne s’est plus écarté des principes qu’en enserrant étroitement dans une même hiérarchie, celle des armes, deux ordres de fonctionnaires entre lesquels devait subsister une démarcation nécessaire indiquée par la diversité de leurs attributions et de leurs carrières, de fonctionnaires qui devaient rester civils pour garder la part d’indépendance sociale dont ils ont besoin sauf à être assujettis à certaines règles d’obédience générale ou plutôt à certaines convenances que comporte expressément le régime des armées permanentes. » (page 147) « Il faut avoir des agents non militaires, des commerçants intéressés dans la gestion des services. » (page 112) Il faut donc démilitariser l’administration des armées ; il faut qu’elle devienne toute civile comme l’exige la nature commerciale de ses fonctions ; l’intendance ne doit plus être une sorte de corps de retraite pour nos vieux généraux. Acheter, vendre, contrôler les ventes ou les achats, ce n’est pas l’œuvre d’un officier ou d’un ex-officier ; il ne sert à rien d’avoir passé quinze à vingt ans dans l’armée pour ces sortes d’affaires ; ce qu’il faut, c’est une expérience pratique qui ne peut s’acquérir que dans la jeunesse ; ce sont des habitudes commerciales qui ne se greffent pas facilement sur une éducation militaire. L’intendance doit donc être un corps complétement civil, complétement indépendant, composé de gens rompus dès l’adolescence aux marchés et aux transactions. Avec un tel corps, on ne sera plus exposé à toutes ces erreurs, à tous ces retards, à ce désarroi qui a tué plus d’hommes en Crimée que le feu de l’ennemi. Telle est d’ailleurs l’organisation anglaise : le commissaire général, qui correspond à notre intendant général, est un fonctionnaire purement civil, relevant de la Trésorerie, et à peu près indépendant du commandement en chef. (Revue britannique, juin 1855. De l’État-major et du commissariat dans les armées anglaises.)

Quand l’État, sous la pression de l’opinion publique, sera devenu plus attentif à la conservation du soldat, quand on ne reculera plus avec autant de cruauté que d’ineptie devant les dépenses indispensables pour assurer aux troupes en campagne un régime abondant et varié ; quand l’administration des armées sera devenue plus mobile et plus active, beaucoup sera fait assurément. Mais pour prévenir toutes ces maladies qui enlèvent aux armées trois fois plus d’hommes que l’ennemi ne leur en tue, ne faut-il pas s’y prendre de longue main, donner à nos recrues une éducation meilleure et, en améliorant les habitudes du soldat, étouffer dans leur germe même les épidémies possibles ? C’est un fait affirmé par toutes les autorités, démontré par les expériences les plus récentes, que les 9/10e des cas de maladies que présentent nos armées en campagne seraient prévenus par des soins hygiéniques. Si telle est l’importance de l’hygiène, comment se fait-il qu’elle soit si négligée ? « On enseigne tout en France, dit le docteur Scrive, sauf l’hygiène. » Nous nous sommes toujours étonné qu’on n’ait pas fait, des règles de l’hygiène, un enseignement populaire, et que l’école communale, comme l’école du régiment, lui soient toujours restées fermées. « L’Allemagne a soumis ses soldats, dit le docteur Scrive, à un code hygiénique dont les prescriptions, établies dans un langage simple et facile à comprendre, sont exécutées réglementairement par les sous-officiers et officiers subalternes. » Rien n’est si proche de l’hygiène que la propreté. Ne pourrait-on aussi, de ce côté, influer sur les habitudes des soldats ? « Les habitudes de propreté qui distinguent l’armée anglaise devraient bien s’introduire dans nos camps, dit le docteur Baudens ; au jour d’une revue, nos soldats montrent des habits neufs et bien brossés, un équipement militaire irréprochable ; cependant ces beaux bataillons laissent sur leur passage une odeur de caserne bien connue ; la propreté est-elle donc incompatible avec le métier de soldat ? Si l’on faisait contracter à l’armée des habitudes de propreté, elles s’introduiraient peu à peu chez les ouvriers et les paysans. Ce serait une réforme nationale qui tournerait au profit de la santé publique. » Tant que les grandes nations conserveront des armées permanentes, nous voudrions qu’elles fissent du régiment une sorte d’école de bonnes habitudes. Des connaissances hygiéniques répandues dans l’armée seraient en campagne le plus puissant des préservatifs contre les épidémies. Pourquoi ne donnerait-on pas également au soldat un enseignement médical et chirurgical rudimentaire et pratique ? Les bataillons de santé formés par l’Autriche depuis 1848, ne contiennent que des soldats ayant une instruction de cette sorte. Ce que l’on a fait pour un corps spécial, ne peut-on pas le faire pour tous. En Espagne, selon le docteur Landa, les sous-officiers et les soldats reçoivent tous une instruction chirurgicale pratique qui les rend capables de porter remède sur les champs de bataille à tous les accidents graves. L’instruction du soldat, son éducation surtout au point de vue social n’approche pas de ce qu’elle doit être. Une grande partie des maux de la guerre vient de cette ignorance et de cette grossièreté des troupes.

S’il est urgent de donner au soldat une éducation qui ne se borne pas au maniement des armes, il importe aussi de composer l’armée d’éléments adaptés à sa destination. L’une des principales causes, selon le Dr Chenu, de la mortalité des armées en campagne, c’est, outre le mauvais régime et l’insuffisance des services administratifs, le choix mauvais des soldats. Le recrutement, assure-t-il, envoie chaque année à l’armée une quantité d’hommes faibles et débiles, qu’il serait avantageux de congédier, ne dût-on pas les remplacer. « Je ne crois pas être au-dessous de la vérité, dit le Dr Chenu, en disant que, sur un contingent de 100 000 hommes, un dixième au moins est dans un tel état de constitution insuffisante, que le soldat fait dans de telles conditions est laissé à la chance de résister ou de ne pas résister aux exigences de la vie militaire. Tous ces jeunes soldats trop faibles sont non seulement perdus pour l’armée après avoir occasionné des dépenses énormes, mais ils sont perdus pour le pays et pour la famille, puisqu’ils viennent pour la plupart mourir dans nos hôpitaux, qu’ils encombrent dès la première ou la deuxième étape. Repoussés par les conseils de révision et laissés dans leurs foyers, ils se seraient développés et auraient été conservés à la famille et au pays… La cause principale de la mortalité se trouve dans l’encombrement des hôpitaux ; ce sont les hommes trop faibles qui, arrêtés dès le début, produisent l’infection des établissements hospitaliers de l’armée et font supporter aux compagnies décimées toutes les fatigues de la situation. Les journées de service, les gardes, les corvées sont réparties sur ce qui reste de valides, et bientôt, parmi ces valides eux-mêmes, ceux qui auraient résisté aux charges convenablement divisées s’épuisent, se démoralisent, sont malades, viennent subir dans les hôpitaux les mauvaises conditions établies par les faibles, et souvent meurent de cette maladie invisible mais redoutable qu’on peut sans doute appeler l’hôpital. » De telles observations, émanées d’un homme aussi compétent que le docteur Chenu, doivent fixer l’attention de nos conseils de révision et de nos législateurs. Rien n’est si important au point de vue de la société que le recrutement militaire, non seulement parce qu’il importe que l’armée soit composée d’hommes solides, mais parce qu’il est nécessaire qu’elle rende à la société tous les éléments qu’elle lui prend, sans les avoir affaiblis ou dégradés. L’officier général, auteur de l’Armée française en 1867, a sur ce sujet des vues d’une grande élévation, et, sous le rapport économique, d’une remarquable justesse. « Le recrutement puise chaque année, dit-il, dans le personnel de la fabrique agricole, mère de toutes les industries nationales, dans le personnel des professions manuelles, avec une certaine mesure dans le personnel des carrières libérales, une part considérable et le plus vigoureux des éléments constitutifs de la population. Et quand, la loi satisfaite, il rend à ces divers personnels les groupes qu’il leur a empruntés, une redoutable question se présente. Sont-ils dans l’ordre moral, sont-ils dans l’ordre physique améliorés ou dénaturés ? Dans le premier cas, l’institution sert puissamment les intérêts présents et à venir de la société. Dans le second cas elle leur est dommageable à ce point que d’inévitables altérations et d’inévitables bouleversements doivent, avec le temps, la désorganiser. Esprit public, moralité publique, santé publique, aptitude de la race à se propager, élévation ou abaissement graduel des plus importantes conditions de l’existence de la nation, voilà le thème immense autour duquel s’agite depuis cinquante ans dans notre pays la question de recrutement » (L’Armée française en 1867, page 39). On ne pouvait poser cette grave question sociale avec plus de netteté et de justesse. Oui, dans l’état actuel, le docteur Chenu vient de nous l’attester, le recrutement, par ses exigences exorbitantes, est dommageable à la société. Non, il ne lui rend pas tous les éléments qu’il a reçus d’elle ; il y a un déficit de 10% dans ce qu’il rend sur ce qu’il reçoit. Il y a, en outre, un déchet considérable dans la force et les aptitudes physiques des jeunes gens qu’il a prélevés et dont la constitution insuffisante n’a pu résister au régime qu’il leur a imposé. La caserne, et les statistiques les mieux établies le prouvent, même en temps de paix, est meurtrière. L’armée, composée des hommes les plus forts de la nation, compte une mortalité plus grande que toutes les professions civiles pour les hommes du même âge. Rien de grave et de triste comme cette situation. Quelle en est la cause ? C’est que des hommes trop faibles sont enlevés par le recrutement. Et d’où vient que le recrutement s’étend jusqu’aux hommes faibles ? C’est, dira-t-on, que les conseils de révision sont mal inspirés, que, croyant servir l’intérêt des populations, ils veulent garder à l’agriculture et à l’industrie le plus grand nombre possible d’hommes robustes, et qu’alors ils n’admettent que difficilement les cas de réforme. Sans doute, ce peut être là une des causes accessoires ; mais la cause principale, c’est que les exigences du recrutement sont trop grandes, c’est que le prélèvement qu’il fait sur la population est exagéré, c’est qu’après avoir épuisé le nombre des hommes forts, il faut encore, dans beaucoup de localités, rechercher les hommes faibles pour remplir le chiffre des recrues. Croit-on cependant être plus fort contre l’ennemi si l’on part avec une armée de 150 000 hommes et qu’au bout de quelques étapes on s’aperçoive qu’on en a laissé 20 000 sur les routes et dans les hôpitaux ? N’eût-il pas mieux valu ne prendre dès l’abord que les 130 000 qui étaient en état de fournir la marche ? La présence d’hommes faibles, c’est une des causes les plus actives de la désorganisation des armées, c’est l’origine de l’encombrement des hôpitaux et des épidémies. Pourquoi s’obstiner, en appelant tant d’hommes sous les drapeaux, à traîner dans nos camps tant de malheureux, que l’on sème sur les routes, qui alourdissent les corps, infectent les troupes, et, aux dépens de l’armée et du pays, augmentent dans des proportions considérables la mortalité ? La conclusion naturelle des observations du docteur Chenu et de celles de l’officier général auteur de l’Armée française en 1867, c’est qu’il ne faut pas étendre le recrutement outre mesure, c’est qu’il faut tenir compte du degré de force et de solidité des populations. Si sur un contingent de 100 000 hommes il y a, selon le docteur Chenu, 10 000 hommes destinés à devenir des piliers d’infirmerie et à mourir misérablement dans les hôpitaux, sur un contingent de 120 000 il y aura, non pas 12 000 non valeurs, mais 20 000 au moins, et peut-être plus. Ces 20 000 hommes, pourquoi les prendre, si la science médicale prouve qu’ils grossiront seulement l’effectif nominal de l’armée, sans jamais augmenter son effectif réel ? Nous avons écrit le mot de non valeurs : au point de vue de l’armée, ces conscrits débiles méritent ce nom ; mais au point de vue de l’industrie, des arts, de l’agriculture, de la population et de la civilisation, ce sont des valeurs utiles et qui ont leur prix ; elles ne sont devenues des valeurs perdues que parce qu’on les a détournées de leur usage naturel pour les contraindre à un emploi auquel se refusait leur nature.

Attention plus grande pour le bien-être du soldat, meilleur régime en campagne, institutions hygiéniques plus satisfaisantes, amélioration de l’administration militaire, développement de l’instruction et de l’éducation des troupes, meilleur choix des hommes qui doivent composer l’armée, élimination de toutes les constitutions faibles ou douteuses ; voilà des réformes d’une incontestable utilité pour le maintien de la santé des troupes en campagne, pour l’atténuation des épidémies et des maladies auxquelles sont dus les trois quarts de la mortalité des armées. Mais il faut aussi un personnel médical plus considérable. Le corps de santé, dans son organisation actuelle, est insuffisant. Tous les rapports de nos médecins principaux, tous les travaux de statistique sérieuse sur les dernières guerres, se plaignent de cette insuffisance. Le nombre des médecins et des infirmiers en campagne est toujours inférieur au chiffre réglementaire, et le chiffre réglementaire lui-même est inférieur aux besoins réels. Les moyens de destruction augmentent, les engins deviennent chaque jour plus terribles, le nombre des blessés est infiniment plus considérable, et, ce qui mérite d’être signalé, ce que nous avons fait soigneusement ressortir dans l’article précédent, les blessures faites par les armes nouvelles sont beaucoup plus graves que celles que produisaient les anciennes armes. Il en résulte que le personnel sanitaire doit être augmenté dans la mesure de l’augmentation du nombre des blessures et de leur aggravation.

« Nous avons déjà signalé, dit le docteur Chenu, l’insuffisance numérique du personnel médical, et cette insuffisance déplorable en temps de guerre a été trop généralement constatée aux ambulances et aux hôpitaux de l’armée d’Orient, pour qu’il soit nécessaire d’atténuer les faits au moment où nous cherchons, dans les leçons du passé, les moyens d’assurer pour l’avenir aux glorieuses victimes de la guerre les soins qui leur sont si bien dus. » (Chenu, 683.) « Depuis que ces lignes ont été écrites, ajoute l’auteur que nous venons de citer, une nouvelle campagne a démontré encore cette insuffisance. » « Si la composition numérique des ambulances laisse à désirer comme service chirurgical, que ne dira-t-on pas du personnel des hôpitaux ? Le côté le plus fâcheux qui résulterait d’un effectif médical d’abord surabondant se trouverait dans l’inoccupation momentanée, dans le repos que pourraient prendre les médecins à tour de rôle ; mais il n’y aurait pour le malade que des avantages, et à bien compter, pour le Trésor, que des économies. » (Chenu, 707.) « Le personnel des ambulances pourrait être doublé, triplé même, au grand avantage de l’armée. » (Chenu, 723.) Le conseil de santé des armées lui-même, dès le 15 mars 1856, « faisait des vœux pour que l’insuffisance numérique du personnel de santé ne fût plus un obstacle à ce que les malades reçussent les soins assidus qui leur étaient nécessaires. » — « Le matériel de santé n’est pas moins insuffisant que le personnel. Dans son rapport au maréchal Pélissier, en date du 15 mars 1856, M. l’inspecteur Baudens disait : « Il n’a pas été possible de donner à nos ambulances une forte constitution hospitalière… Les couvertures sont très nombreuses, mais presque toutes contaminées, les draps manquent, ainsi que les moyens d’un bon lessivage. Beaucoup de malades sont forcés de garder leur pantalon pendant la nuit. Les châlits font défaut pour la partie de nos ambulances sous tentes, ainsi que certains ustensiles. » — « Les tentes, seules ressources de notre hospitalisation, écrivait de son côté le docteur Scrive, ne suffisaient pas pour protéger efficacement de l’intensité du froid nos pauvres malades, qui, presque sans s’en apercevoir, contractaient des congélations locales aux orteils, et quelquefois des gangrènes du pied tout entier. C’était un bien déplorable spectacle, mais devant le manque de tout, quel remède matériel préventif était-il possible d’apporter à ces maux ? La médecine était réduite à des soulagements moraux. »

En Algérie, dit un chirurgien militaire « les mesures manquent d’une manière à peu près absolue. » (Clevet de Maldigny, p. 25.) « L’opinion unanime, dit encore, du service sanitaire en Algérie, le comte de Bréda, est qu’il résulte de grandes misères du système actuel. » (Bréda, p. 75.) L’armée anglaise, au début de la campagne de Crimée, et ayant l’arrivée de Miss Niglitingale, se trouva encore moins bien pourvue que l’armée française. À Gallipoli on se trouva sans matelas, ni couvertures, ni médicaments, ni vivres ; déposés ensuite sur la plage d’Eupatoria, les soldats y bivouaquèrent sans abris et sans feu, exposés toute la nuit à une pluie torrentielle, au point que l’on dut rembarquer immédiatement 1 500 malades. Les Russes, d’après le témoignage du docteur Plug, se trouvaient dans une situation non moins difficile ; et le docteur Evans, qui, immédiatement après la conclusion de la paix, visita les hôpitaux de Moscou, témoin des souffrances causées par le manque de traitements et des secours médicaux en temps utile, pouvait écrire : « Une impression profonde de tristesse se grava dans mon cœur, quand je vis l’impossibilité absolue de remédier à des maux occasionnés par de simples négligences. » (Evans, Commission sanitaire des États-Unis, page V.)

Dans la guerre d’Italie, la même désorganisation se rencontra. Un détail historique suffit pour caractériser l’irrégularité du service sanitaire dans cette courte campagne. D’après le docteur Bertherand, un grand nombre d’opérations furent rendues impossibles par l’absence d’instruments spéciaux, et, « les caisses à résections ne sont arrivées au grand quartier général que le 2 juillet 1863, à Valeggio, une semaine après la terrible journée de Solferino. » De toutes parts, on trouve des preuves de l’insuffisance du personnel et du matériel militaires. D’après l’historien officiel de cette campagne, le baron de Bazancourt, « à Magenta, à Solferino même, la nuit avait suffi pour visiter toute l’étendue du champ de bataille, et, le lendemain de la sanglante journée du 24 juin, il ne restait pas un blessé français ou autrichien, qui ne fût recueilli et abrité. » (II, 291.) Rien d’inexact comme ces histoires superficielles, écrites en vue des boudoirs. L’assertion de M. le baron de Bazancourt est contredite par les médecins et chirurgiens qui ont écrit des traités scientifiques, médicaux ou statistiques sur la campagne. Le surlendemain de Solferino, le 26 juin, un témoin oculaire s’exprime en ces termes : « Tous les blessés ne sont pas relevés du champ de bataille, où ces malheureux ont été exposés hier, pendant toute la journée, aux ardeurs d’un soleil des tropiques, aux douleurs de leurs plaies, aux privations de tout secours, aux horreurs de la soif inextinguible chez les blessés. La faute n’en est à personne, il y avait impossibilité absolue, trop de maux à soulager à la fois. » (Poplimont, Campagne d’Italie, p. 345.) Quant à l’armée italienne, des témoins très dignes de foi certifient que, dans les batailles de 1859, par pénurie de médecins, on fut contraint d’abandonner sans secours sur les champs de bataille les blessés gravement atteints par des projectiles ayant pénétré dans les grandes cavités, et, ajoute le docteur Palasciano, je connais des médecins distingués de notre pays qui s’étaient mis en vain à la disposition du gouvernement piémontais pour la guerre de l’indépendance italienne ; leur demande était en opposition avec les règlements. Quelque chose de plus terrible que cet abandon, c’est l’enterrement précipité de ceux qui semblent morts : « Dans la précipitation qu’entraîne cette corvée, et à cause de l’incurie ou de la grossière négligence de quelques-uns des paysans, tout porte à croire que plus d’un vivant aura été enterré avec les morts ! « (Dunant, Solferino, p. 38.) Dans tous les services et dans tous les corps, le défaut de personnel oblige à cette incurie : « Pendant les huit premiers jours après la bataille, les blessés dont les médecins disaient à demi-voix, en passant devant leurs lits et en branlant la tête : ‘Il n’y a plus rien à faire !’ ne recevaient plus guère de soins et mouraient délaissés et abandonnés. » (Dunant, 88) « Les blessés qui m’entourent à Monte-Chiari, dit M. Poplimont, n’ont point été pansés encore (le 23 juin 1859) et n’ont reçu aucun secours en vivres ou autrement depuis la veille de la bataille (340). » Et le docteur Appia confirme ce fait sur un autre point : « Une multitude a attendu pendant des heures, et quelques-uns pendant des journées à Castiglione, avant de pouvoir être pansés. » (Appia, la Guerre et la Charité.) Telles sont les effroyables calamités qui proviennent de l’insuffisance du personnel et du matériel sanitaire. Qui pourrait dire quelle proportion de la mortalité par suite de blessures doit être attribuée à ce manque de soins initiaux ? On comprend maintenant l’observation du docteur Chenu, que le personnel des ambulances pourrait être doublé, triplé même, au grand avantage de l’armée.

Comment se fait-il que les nations civilisées laissent un service si important dans une situation si défectueuse ? La raison en est simple : en temps de paix et pendant la période immédiate qui précède la guerre, les gouvernements s’occupent uniquement des moyens de destruction, sans consacrer un instant aux moyens de préservation. On ne songe alors qu’à faire du mal à l’ennemi, sans penser à se préserver soi-même du mal que l’ennemi peut faire. De là, un défaut de parallélisme entre la puissance destructive des engins de guerre qui augmente toujours et les institutions préservatrices qui demeurent stationnaires. Le docteur Chenu s’arrête avec douleur sur cette « inexplicable tendance qui, pendant la paix, fait négliger les moyens de secours dus aux blessés, pour diriger surtout le progrès vers la perfection des moyens de destruction ; tendance irréfléchie, qui nous fait dédaigner, comme l’a fait observer M. Landa, la préparation des secours dont on aura besoin plus tard ; étrange optimisme qui nous porte à croire que nous serons à l’abri de ces moyens de destruction avec lesquels nous comptons bien terrasser l’ennemi. Au moment décisif, on demande un miracle, et comme il ne se fait pas, on crie à la déception, au lieu de crier à l’imprévoyance, » (Chenu, 685) « Tout ce qui est nécessaire à l’armée, au point de vue sanitaire, n’est qu’un accessoire qu’on oublie toujours en temps de paix, qu’on ne se rappelle que lorsque la guerre éclate ; mais alors il est trop tard ; de là, insuffisance dès le début de la campagne, dans presque tous les services administratifs. » C’est ainsi que s’exprime le docteur Bourdier, médecin principal, délégué de la France à la conférence de Genève ; l’autre délégué français, M. de Préval, sous-intendant militaire, appuie encore davantage sur cette même idée : « Il suffit, dit-il, de laisser constituées, pendant la paix, les troupes chargées de l’enlèvement des blessés pour assurer cet important service dès le début de la guerre, et je ne crois pas impossible d’arriver à ce résultat sans augmenter sensiblement les charges d’un État. » Ce qui se passe en France se passe aussi en Prusse. « On ne donne pas, en temps de paix et d’une manière continue au service de santé des armées, dit le docteur Læffler, la mesure d’attention et de développement qu’il réclame sous tous les rapports, pour tous les besoins de la guerre. » Il en est ainsi dans tous les pays. Cette situation, il la faut modifier radicalement dans nos sociétés démocratiques et industrielles ; on ne peut laisser ainsi exposés à la mort, sans soin, des soldats qui sont des citoyens, envers lesquels le pays a des obligations, et qui sont en même temps des forces vives dont les besoins de l’industrie, de l’agriculture et des arts réclament la préservation. Il faut que les gouvernements se convainquent, sur ce point, des devoirs et des intérêts de la nation. « Un tel état de choses ne saurait se prolonger plus longtemps, dit avec raison le docteur Boudier ; l’humanité, la civilisation réclament de nombreuses, d’impérieuses améliorations. » (Conférence de Genève, page 60.)

Que peuvent être ces améliorations ? Il faut augmenter le corps sanitaire, doubler le nombre des médecins et des infirmiers, il faut de plus perfectionner et étendre le matériel. Ce sera une dépense sans aucun doute, mais une de ces dépenses productives qui rendent cent pour un. « C’est par économie, dit le docteur Chenu, que les divers gouvernements n’entretiennent pas pendant la paix le personnel qui leur devient indispensable en temps de guerre » ; et il ajoute aussitôt : « Il convient de rechercher si cette économie est bien entendue, et si la dépense qu’entraînerait un effectif suffisant ne serait pas moralement compensée et justifiée : 1° par des secours plus prompts sur les champs de bataille ; 2° par des soins plus réfléchis et moins exposés aux erreurs de diagnostic ; 3° par la possibilité de faire une part plus grande à la chirurgie conservatrice. » (p. 721.) Là est le grand point ; la chirurgie éliminatrice tend de plus en plus à disparaître ; notre chirurgie, plus instruite, tend à conserver les membres au lieu de les éliminer. Toutes les dernières guerres, et spécialement celle d’Amérique, nous donnent des preuves de cette tendance ; diminuer le nombre des amputations, c’est réduire le nombre de ces mutilés inutiles que l’industrie et l’agriculture ne peuvent plus employer ; c’est réduire en même temps le nombre des pensionnés de l’État, qui, après chaque guerre, vient notablement aggraver les budgets ; le remplacement de la chirurgie éliminatrice par la chirurgie préservatrice, c’est donc de l’intérêt du Trésor, c’est de l’intérêt de l’industrie et du pays entier ; mais préserver les membres atteints n’est possible que quand le chirurgien arrive au premier moment et qu’il a du temps devant lui ; s’il vient trop tard, s’il est pressé, l’amputation est indispensable. Il faut donc augmenter le nombre des médecins, et les dépenses faites en vue de cette augmentation sont, à bien parler, des épargnes. Mais « le recrutement des médecins, dit le docteur Chenu, sera toujours au-dessous des besoins, même en temps de paix, s’ils n’ont en perspective les compensations auxquelles ils ont droit de prétendre et les avantages dus à un corps savant, spécial s’il en fut. » Il faut donc relever leur position, il faut faire disparaître l’infériorité dans laquelle ils se trouvent placés par rapport aux officiers ; de telles différences ne sont plus de notre temps ; la science, de nos jours, vaut bien l’épée ; le dévouement qui brave la mort sous ses formes les plus hideuses, à l’ambulance et à l’hôpital, vaut bien le courage instantané qui se manifeste sur les champs de bataille. Il faut changer plusieurs règlements qui n’ont pas de raison d’être : « Il faut modifier en faveur des médecins, dit le docteur Chenu, la loi du 26 avril 1856, qui accorde aux veuves des combattants (tués ou morts des suites de leurs blessures) la moitié du maximum de la pension affectée au grade dont le mari était titulaire, tandis qu’elle a refusé cet honneur, cette triste compensation aux veuves des médecins morts dans les hôpitaux au milieu de la contagion, qui n’ont droit qu’au quart de la pension affectée au grade de leur mari. » (p. 719.) Avec de telles réformes, on pourra augmenter facilement le corps des médecins militaires, on pourra, on devra le doubler. Puis, au moyen de quelques changements dans la constitution de ce corps, on rendra son action plus efficace : « Un cadre de réserve, dit encore le docteur Chenu, dans le genre de celui adopté pour les officiers généraux qui ont atteint la limite d’âge, devrait être établi, surtout pour les médecins militaires qui, à 55 et 60 ans, peuvent encore au besoin rendre de grands services dans les hôpitaux de l’intérieur, et permettre ainsi l’envoi à l’armée de tout le personnel en activité, sans avoir recours aux appels des médecins civils. » (p. 700.) Il faut accroître aussi le nombre des infirmiers dans une proportion considérable. Pour y arriver facilement et parvenir à un recrutement à la fois plus large et meilleur, il faut aussi des réformes dans les règlements. « L’engagement volontaire, dit le docteur Chenu, serait le mode le plus naturel de recrutement pour les infirmiers ; malheureusement, la position de l’infirmier militaire est si loin d’être comparable à celle du soldat, que ceux qui seraient entraînés par vocation sont détournés par amour-propre. » (Chenu, p. 713.) Il faut donc relever la position des soldats infirmiers, récompenser largement leurs services, et alors le recrutement sera facile et l’on pourra doubler le personnel. Puis, on pourrait créer quelques corps spéciaux, comme le corps de santé que l’Autriche institua dans les guerres de Hongrie et d’Italie de 1848 et 1849 ; on pourrait former, selon le vœu du docteur Chenu, ces brigades de soldats panseurs qui suivraient les colonnes d’attaque pour donner aux blessés le premier pansement et arrêter les hémorragies, par lesquelles périssent 5 ou 6% de nos blessés. On le voit, les réformes sont aussi nombreuses, aussi variées qu’urgentes.

Ce n’est pas assez d’augmenter le corps sanitaire, il faut lui donner plus d’autorité, il faut le rendre plus indépendant. Le docteur Rutherford, inspecteur des hôpitaux d’Angleterre, délégué à la conférence de Genève, s’exprimait en ces termes : « Les médecins anglais, et c’est une chose qui a une grande importance, ont une indépendance complète au point de vue de leur service spécial ; ils sont rois dans leur domaine et entièrement libres sur leur terrain, ce qui n’est pas le cas dans les armées françaises ; j’ajoute que ce système a parfaitement satisfait l’Angleterre, en ce qui concerne la pratique, et qu’il y aurait avantage à essayer de cette organisation dans les autres armées. » — « Il y a matière à des recherches pleines d’intérêt, écrit miss Nightingale, sur les divers systèmes en vigueur depuis l’assujettissement gênant dont souffraient les médecins français en Crimée, jusqu’aux innovations introduites récemment dans l’armée anglaise, où le commandant militaire est tenu de se conformer aux directions d’un simple chirurgien de régiment. » Avec cette indépendance et cette augmentation du corps sanitaire, avec le perfectionnement du matériel correspondant à l’amélioration du personnel, les misères et les souffrances de la guerre, la mortalité surtout seront infiniment réduites. Grâce au ciel, les gouvernements commencent, sous la pression de l’opinion publique, à s’occuper de ces matières. La question est fort à l’étude en Prusse, depuis la mission du savant professeur Langenbeck dans le Slesvig, et depuis surtout la dernière guerre. Il est à espérer que la France ne tardera pas à suivre les veux exprimés en 1856 par le conseil de santé des armées.

Si les gouvernements s’assoupissaient, heureusement l’opinion veille. Depuis le 1er septembre 1863, jour où la « Société d’utilité publique de Genève » a convié l’Europe officielle et philanthropique à une conférence pour considérer les moyens de remédier à l’insuffisance du service sanitaire des armées en campagne, il s’est produit dans toutes les nations civilisées un grand mouvement de charité, qui paraît s’augmenter chaque jour. Nous n’entrerons pas ici dans l’histoire de l’Association internationale pour le secours des blessés. Nous ne la prendrons pas à son origine, le livre de M. Dunant sur Solferino, pour la suivre dans son développement rapide. Née d’hier, elle embrasse l’Europe aujourd’hui. À peine organisée, elle a déjà fait ses preuves. Critiquée à sa naissance, elle s’est vue reconnue successivement par toutes les puissances d’Europe ; elle a fait faire au droit des gens un grand progrès dans le congrès de Genève du 22 août 1864, par la reconnaissance de la neutralisation des hôpitaux et ambulances militaires en campagne et du personnel de santé. Elle a déjà ses états de service ; elle a montré ce que pouvaient dans notre siècle la philanthropie intelligente et l’association libre de quelques hommes privés et sans titres en faveur d’une idée juste. Nous ne dirons rien de la commission sanitaire des États-Unis, sa sœur aînée, cette grande institution qui a donné au monde le spectacle le plus merveilleux de ce que pouvait l’initiative de citoyens généreux.

Que l’Association internationale pour le secours des blessés se répande, qu’elle s’organise, comme elle en a le projet, d’une manière permanente dans tous les pays, qu’elle jette fortement ses racines dans toutes les couches de la population, qu’elle appelle à elle la science et le dévouement, qu’elle étende partout ses comités et ses sections, composés de femmes charitables, de publicistes philanthropes, de médecins compatissants ; elle parviendra, nous n’en doutons pas, à concilier ces deux extrêmes, ces deux antithèses : la guerre et la charité. Ce qu’elle a fait dans son état rudimentaire nous est un gage de ce qu’elle fera une fois constituée. Soit qu’elle agisse par son influence morale, par sa propagande, par sa pression sur les gouvernements, pour leur faire adopter les mesures les meilleures, soit qu’elle envoie ses affiliés sur les champs de bataille, comme infirmiers volontaires, pour relever et panser les blessés, on ne peut nier son efficacité.

Elle arrivera, nous l’espérons, à une prospérité aussi grande que la commission sanitaire américaine : elle aura, elle aussi, ses 30 000 comités locaux, dont elle réunira les fonds et dont elle dirigera l’action. Elle donnera à toutes ces molécules éparses la force de cohésion qui leur manque pour former un levier puissant. Soit qu’elle recueille des collectes périodiques et régulières, hebdomadaires ou mensuelles, soit que, dans les grandes occasions, elle ait recours à ces loteries, à ces ventes, à ces foires, comme ces grands marchés charitables de Chicago et de Philadelphie, dont le docteur Evans nous présente le magnifique tableau, elle se fera un budget assuré et à l’épreuve de toutes les tristes nécessités de la guerre.

Société charitable, elle sera aussi une société scientifique ; elle préparera, elle dressera des infirmiers et des infirmières volontaires ; elle se livrera surtout aux recherches d’hygiène, de médecine et de chirurgie pratique ; elle perfectionnera le matériel de nos ambulances ; elle épiera toutes les améliorations possibles pour éviter des souffrances aux blessés ; tous ces modèles ingénieux de wagons, de voitures, de brancards, de cacolets et de litières pour le transport des blessés, elle les étudiera, les comparera, choisira et recommandera les meilleurs. Elle sera la première à faire ou à appliquer les inventions utiles. Ainsi sortira de la routine ce service si important de secours aux blessés ; tandis que d’autres perfectionnent les moyens de destruction, elle perfectionnera les moyens de conservation. Par ses publications hygiéniques, elle répandra partout les connaissances les plus indispensables pour le bon régime ; par ses relevés statistiques, par ses recherches historiques sur les pertes des armées, elle attirera l’attention du public et des gouvernements sur les erreurs du passé, pour prévenir les fautes et les erreurs dans l’avenir. Tout ce qui intéresse la santé du soldat sera de sa compétence. Toutes ces questions d’un intérêt social si élevé, elle les étudiera avec le zèle et la patience que donne le dévouement à une cause sainte, elle les traitera avec la précision que donne la science ; et les résultats acquis, elle les répandra et les imposera à tous avec l’autorité irrésistible qui vient de la science jointe au dévouement. Qui peut mesurer l’influence qu’aura une pareille association pour atténuer les maux de la guerre, bien plus, pour prévenir la guerre ?

Mais, vienne la guerre, l’association sera prête, avec ses fonds, son matériel, son personnel ; elle grossira le corps de santé sans l’encombrer ; elle saura donner à ses affiliés de la discipline ; elle sera pour les corps officiels une auxiliaire modeste, discrète et active ; tous ces dévouements isolés, qui se perdaient autrefois en vains efforts, ou qui ne produisaient pas, faute d’unité et de préparation, tout leur effet utile, elle les mettra à la place qui leur est due et en tirera tout le bien qu’ils peuvent fournir. Elle s’appuiera sur des corporations plus étroites, qui la reconnaîtront pour leur mère commune. Ces chevaliers de Malte, ces frères du Rauhe-Haus, ceux de l‘Institut de Duisbourg, qui ont si bien montré l’utilité de leur dévouement dans la guerre du Sleswig-Holstein ; les sœurs russes de l’Exaltation de la Croix, nos glorieuses sœurs de Saint-Vincent-de-Paul, les dames anglaises qui suivirent en Crimée miss Nightingale et miss Stanley, vingt autres ordres religieux ou corporations civiles, ont, en diverses occasions, donné la preuve de la puissance du dévouement discipline.

Aux secours donnés aux blessés elle joindra les mesures préventives pour écarter ou atténuer les épidémies ; comme la commission sanitaire américaine, elle enverra du linge, des vêtements, des légumes, ces mille douceurs pour le soldat, qui, venant à propos, préviennent des maladies regrettables. Avec ce tact que donne la charité instruite et savante, elle suppléera à tout ce qui manque, paralysera toutes les mesures mauvaises, et sera, comme sa sœur d’Amérique, une Providence pour l’armée.

Les souffrances physiques ne la laisseront pas insensible aux douleurs morales : son action moralisatrice ne sera pas moins utile que ses soins hygiéniques ; elle imitera la Commission chrétienne des États-Unis, cette œuvre plus humble, mais non moins efficace que la Commission sanitaire ; elle allégera au soldat les ennuis de la campagne, comme elle lui en diminuait les privations ; elle sera présente au bivouac comme à l’ambulance ; cette vie triste et monotone des camps, elle la relèvera soit par la distribution de livres sérieux, instructifs, agréables[2], soit qu’elle aille plus loin encore dans la voie des divertissements, et que, comme miss Nightingale à Sébastopol, elle aille jusqu’à donner aux soldats des séances instructives et amusantes. Elle saura s’ingénier avec un tact sûr pour soutenir le moral des troupes par ces mille inventions qui n’appartiennent qu’à la charité raffinée par la science.

Les soins multipliés pour les troupes ne l’empêcheront pas de penser à ces milliers de familles qui sont dans l’anxiété et l’angoisse ; elle sera, entre le pays et l’armée, comme un trait d’union ; elle fournira aux soldats toutes ces petites choses indispensables qui lui manquent pour écrire à sa famille : des plumes, de l’encre, du papier, des enveloppes ; sa prévoyance s’étendra à tout et ne sera que plus admirable in minimis ; elle se chargera des lettres, veillera à leur départ comme à leur distribution, et son action bienfaisante se fera sentir au foyer lointain où veillent les craintes d’un père ou d’une mère ; elle établira des bureaux de renseignements ; elle fera, après chaque affaire, les relevés statistiques pour pouvoir avancer de quelques jours ou de quelques heures ces informations précieuses dont l’attente fait languir le pays.

Sa sollicitude s’étendra aux prisonniers, dont le sort, jusque-là, était si déplorable, et parmi lesquels la tristesse et le désespoir faisaient tant de victimes ; elle aura près d’eux des interprètes, elle leur tiendra lieu en partie de la famille absente, elle leur servira d’intermédiaire pour communiquer avec leur pays et atténuera les souffrances morales, si cruelles, d’une captivité parfois bien longue.

Sa bienveillance pour les vivants se changera, quant aux morts, en honneurs respectueux pour leurs dépouilles ; elle préviendra toute précipitation regrettable, le lendemain d’une bataille ; les blessés ne seront plus, comme souvent dans les dernières luttes, enterrés avec les tués ; elle veillera à ce que les honneurs funèbres soient rendus avec dignité aux victimes de la guerre, et elle relèvera ainsi le moral des vivants par cette déférence pour la dépouille des morts.

Société permanente, elle survivra à la guerre pour en réparer les maux passés, pour en prévenir le retour possible ; elle aura des consolations et des pensions pour les familles des victimes, pour les mutilés et les blessés ; elle saura remplacer par une charité mieux entendue ces grands établissements publics dont le danger, au point de vue moral, est démontré de nos jours.

Dans la paix comme dans la guerre, elle sera la manifestation agissante de la conscience publique ; elle deviendra, avec le temps, une puissance ; les études théoriques accompagneront chez elle l’exercice pratique de la charité ; elle s’attaquera à notre droit des gens suranné et à ses iniquités monstrueuses ; elle appuiera sur les réformes urgentes et les améliorations possibles ; elle attirera tous les regards sur les terribles calamités de la guerre, dont elle fournira des statistiques précises, et qui sait si, avec le temps, cette œuvre, faite pour diminuer les maux de la guerre, ne parviendra pas à la prévenir ? « Qui dira si des efforts systématiques, faits par toutes les nations pour diminuer les horreurs de ce grand fléau, la guerre, écrit miss Nightingale, n’ouvriront pas les voies à sa disparition complète de la surface de la terre. »

Ce tableau n’est pas une chimère. On avait le droit de crier à l’utopie il y a cinq ans, quand la Société d’utilité publique de Genève lança son appel à la philanthropie moderne. Tous ces esprits qui se croient pratiques parce qu’ils sont routiniers, et qui, malgré les démentis perpétuels que leur infligent les progrès incessants et inattendus des sciences sociales appliquées, persistent avec une ténacité aveugle dans les vieux errements, n’ont pas manqué, en 1863, de crier à l’utopie. L’exemple de la Commission sanitaire des États-Unis et de ses immenses résultats les laissait encore incrédules. Grâce au ciel, l’expérience aujourd’hui est faite ; l’Association internationale de secours aux blessés a subi son baptême de feu ; elle a ses états de service en règle, elle peut montrer les attestations d’autorités incontestables ; tout ce qu’elle avait promis, à peine organisée, elle l’a tenu. Créée en 1863, elle se trouvait au Sleswig, en 1864 elle était à Alsen et à Düppel, dans les hôpitaux allemands comme dans les hôpitaux danois ; la formidable guerre d’Allemagne de 1866 l’a trouvée prête, et l’administration prussienne lui a rendu des éloges mérités.

Nous avons déjà parlé d’un travail important publié, il y a un an, à Berlin, par le docteur Læller, médecin général des armées prussiennes ; ce livre, qui traite spécialement de la campagne du Slesvig-Holstein, étant écrit après Gitschin et Sadowa, peut être considéré comme contenant l’expérience la plus récente pour tout ce qui concerne le service des secours aux blessés. Voici comment s’exprime le célèbre médecin militaire dans son introduction : « C’est dans la campagne de 1864, pour la première fois, que se rencontra l’occasion de mettre à l’épreuve la conférence de Genève et de juger si ses théories pouvaient passer dans la pratique. La question fut bientôt résolue dans le sens de l’affirmative par l’initiative touchante de l’ordre de Saint-Jean. » « Il est d’un haut intérêt, ajoute-t-il plus loin, de voir confirmé par l’expérience d’une grande guerre que la réalisation de cet idéal ne doit pas être comptée au nombre des impossibilités. » Mais nul témoignage n’est plus précieux que celui du roi Guillaume. La feuille officielle de Berlin du 10 novembre 1866 publie le rescrit suivant, adressé au ministre de la guerre et au ministre de l’intérieur : « Pendant la guerre, maintenant heureusement terminée, et jusque dans les derniers temps, le patriotisme de mon peuple s’est manifesté d’une manière brillante par la sollicitude aimante qui, de tous côtés, fut vouée aux blessés de mon armée victorieuse. Moi-même, j’ai été témoin, sur les champs de bataille de la Bohême et de la Moravie, de la noble émulation avec laquelle les représentants de l’ordre de Saint-Jean et de Malte, de l’Association centrale pour les soins à donner aux miliaires blessés dans la guerre, de l’Association du roi Guillaume et d’autres associations, ainsi que des délégués des communes et des personnes privées, se sont efforcés d’adoucir le sort des braves qui sortaient avec des blessures glorieuses du combat où ils étaient allés à mon appel. À mon retour, j’ai remarqué en tous lieux avec quel amour et quel dévouement les soldats blessés et malades qu’on ramenait dans leurs foyers étaient accueillis et soignés par des associations et par des particuliers. Le ministre de la guerre m’a annoncé que c’est à ces soins sympathiques, donnés par mon peuple fidèle à mon armée, que l’on doit les résultats tout à fait satisfaisants que l’état des malades présente après une guerre si sanglante… »

Berlin, 10 novembre 1866.

GUILLAUME. »

Il est curieux de voir l’utopie de Genève de 1863 recevoir en 1866, après une formidable épreuve, de pareils éloges de l’une des administrations militaires les plus pratiques et les plus habiles d’Europe.

Que le développement de cette philanthropie privée n’arrête pas le perfectionnement des institutions officielles, la mortalité, comme on le voit, sera singulièrement diminuée, et l’on ne pourra plus écrire ces tristes paroles, d’une vérité frappante jusqu’à ces dernières années : « Une histoire fidèle de toutes les guerres serait l’histoire de maladies, de morts et de souffrances qu’il eût été facile de prévenir. » (Evans, 79)

Toutes ces réformes dans les moyens de secours et de soulagement, avec les réformes parallèles dans le droit des gens que nous avons réclamées dans le travail précédent, ramèneraient le fléau de la guerre, s’il doit malheureusement se continuer dans notre civilisation démocratique et industrielle, à des proportions moins redoutables. Il en serait alors de la guerre comme des deux autres grands fléaux, la peste et la famine : au lieu de devenir plus meurtrière à mesure que la société progresse, elle s’adoucirait et s’atténuerait.

Paul LEROY-BEAULIEU.

[1] Nous ne parlons ici que des sociétés civilisées ; les peuples barbares restent encore exposés à ces deux fléaux ; la famine de l’Algérie en est une preuve. Les calamités qui frappent actuellement cette colonie fournissent un argument à notre thèse ; ce sont presque exclusivement les tribus arabes nomades qui sont en proie aux douleurs de la faim. Les Kabyles sédentaires en souffrent peu, et quant aux colons européens, ils ont su, par leur prévoyance et leur travail, se mettre complétement à couvert du fléau. Notre état de civilisation rend impossible toute véritable famine.

[2] Un journal de Richmond, l’Examiner, s’exprimait ainsi pendant la guerre d’Amérique sur le ver rongeur de toute armée, l’ennui : « Que peut-on attendre, si ce n’est la complète démoralisation, pour une armée où des milliers et des milliers d’hommes vivent dans une oisiveté absolue, à flâner dans les tentes, sans autre occupation que celle qui leur est fournie par le paquet de cartes graisseuses, hôte inévitable de toute tente, ou par le roman à couverture jaune dont toute la compagnie a successivement savouré les pages misérables et souvent licencieuses ? » C’est pour prévenir cette démoralisation que s’était fondée, dans les États du Nord, la Commission chrétienne. En Angleterre, pendant la guerre de Crimée : « the pure litterature society, the soldiers friend and army scripture reader’s society, the travel and military bible society », la première toute séculière, la troisième toute religieuse, et la seconde mixte, ont envoyé plus de 15 000 volumes en Crimée et 5 000 environ aux flottes de la Baltique et de la mer Noire. (Voir Moynier et Appia, La Guerre et la charité.)

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