Le libéralisme économique en France de 1695 à 1776

Le libéralisme économique en France de 1695 à 1776

Par Benoît Malbranque

[Version française d’un article publié en anglais sous le titre
« French Liberal Economics, 1695-1776 » (Just Sentiments, June 28, 2023)]

 

 

Le libéralisme économique est une somme de principes à l’élaboration desquels plusieurs générations de penseurs, et dans de nombreux pays, ont participé.

En France, la géographie et l’histoire ont conjointement facilité le développement d’une autorité centralisée, gourmande en impôts, et menant avec ses voisins des guerres longues et fréquentes. Sous Louis XIV, le luxe de Versailles s’oppose à la misère affligeante des campagnes, véritablement endémique, et qui va s’aggravant lors des épisodes de désordre climatique comme en 1695. Chez quelques penseurs d’exception, l’examen des solutions, notamment fiscales, aboutit à des discussions économiques plus vastes. Dans son style inimitable, Pierre de Boisguilbert fait valoir l’urgence d’une réforme qui mette fin à l’arbitraire fiscal et établisse une plus complète liberté du commerce. Ce faisant, il examine les effets imprévus de toutes ces lois de ministres bien intentionnés, qui ruinent ce même peuple qu’ils prétendent sauver, et il explique comment la liberté, la concurrence, et le motif primordial de l’intérêt personnel produisent la concorde et l’enrichissement commun. Sa conclusion est de « laisser faire la nature », productrice d’harmonie et d’équilibre. (Boisguilbert 1695, 1705)

À la même époque, Vauban, tout à la fois statisticien et philanthrope, comprend comme lui la portée désincitative des impôts arbitraires, et il recommande de refondre la fiscalité dans une dîme royale uniforme, qui garantisse la justice et l’efficacité économique (Vauban 1707). Leurs efforts sont appuyés par des penseurs en marge, dont l’œuvre féconde se diffuse malgré les rires moqueurs : c’est le cas de l’abbé de Saint-Pierre, penseur animé d’un zèle incroyable et d’un vrai amour pour l’humanité, qu’il tâcha de délivrer des maux que sont la guerre perpétuelle, les impôts arbitraires, et les préjugés enracinés. Son œuvre, vraiment immense, a de vrais mérites, et Gustave de Molinari consacra tout un livre, assez curieux, à l’étudier et la mettre en valeur. (Molinari 1857) On retrouve, en parcourant ses écrits, beaucoup de principes économiques alors rarement exprimés, comme cette observation que le commerce est proprement un jeu à somme positive. (Saint-Pierre 1733, vol. 5, 173)

Ces auteurs, cependant, ne furent pas écoutés. Saint-Pierre fut traité de rêveur, Boisguilbert d’illuminé, et Vauban fut persécuté. Les hommes d’État préféraient recourir aux expédients. L’un d’eux, introduit par l’Écossais John Law, aboutit à un telle faillite financière, qu’il engagea les meilleurs esprits à quelques investigations. Jean-François Melon et le mystérieux Du Tot débattent des effets de la dévaluation monétaire, au milieu de plus larges ouvrages doctrinaux ; surtout, Richard Cantillon (Irlandais de naissance, naturalisé français en 1708) fait aboutir ses réflexions à un système de pensée dans lequel l’entrepreneur, la propriété privée et l’initiative se retrouvent au cœur. (Cantillon 1755) Les discussions économiques commencent à devenir à la mode. Au milieu du siècle, Montesquieu les envisage avec son habituelle supériorité de vue, mais avec des principes peu solides et de fortes lacunes.

L’Europe pendant ce temps avait avancé. Vincent de Gournay, affligé du retard pris dans l’examen des bons principes, organise de grands travaux de traductions avec une sélection de bons littérateurs. Lui-même s’applique à défendre la liberté du travail contre l’emprise étouffante des corporations. (Gournay 1753) Il écrit et fait écrire ; traduit et fait traduire ; il compose des mémoires et les répand aux quatre vents. Sa pensée, comme celle de Cantillon, conserve une teinte mercantiliste, mais ses émules ou élèves, Turgot ou Morellet notamment, y voient clair, et retiennent de son enseignement cette formule inspirante : laissez faire. (Turgot, 1759; Morellet 1821, I, 36-37)

Comme Gournay, le marquis d’Argenson ne brille que rétrospectivement. Il a composé des mémoires et tenu un journal qu’on n’a retrouvé que plus tard ; de même son grand livre de Considérations sur le gouvernement, diffusé en manuscrit, ne fut publié qu’après sa mort. Si sa grande humanité fait écho à celle son vieux mentor, l’abbé de Saint-Pierre, ses principes économiques sont plus précis et plus radicaux : laissez-faire, liberté entière pour le commerce, État qui gouverne peu ; l’intérêt personnel et la concurrence produiront le bien-être général, ce qu’une administration est incapable de faire. (Argenson 1742; Argenson 1765, 185; Argenson 1751, 109-110; Argenson 1765, 41). Sans se connaître personnellement, Gournay et d’Argenson se rejoignent dans leurs conclusions. (Argenson 1755)

L’activité conjointe de Gournay, du marquis d’Argenson et de quelques autres produit une véritable révolution. Les ouvrages économiques, jadis rares, sont désormais innombrables. Venant après cette première impulsion, les physiocrates se retrouvent placés devant l’urgence de populariser une science neuve et très essentielle : ils se rassemblent et joignent leurs forces. La variété de leurs origines, de leur personnalité ou de leurs idées, fait distinguer une grande pluralité au sein même des productions communes. Quesnay était un vieillard, Dupont un tout jeune homme ; Mirabeau était un aristocrate, Roubaud un homme de basse condition ; sans formation initiale, et pour cause, Quesnay était entré dans cette science en médecin, Dupont en poète, Abeille et Le Trosne en hommes de lois. Parler d’eux en tant que groupe est peut-être une erreur ; l’historien les rassemble sous un même titre, mais à peine se connaissaient-ils ; la doctrine commune n’est pas claire, les ralliements difficiles à établir, les brouilles fréquentes. 

Au-delà du débat sur la stérilité du commerce et de l’industrie, qui est proprement une querelle sur les mots, ces auteurs exposèrent de nombreux principes majeurs. Ils expliquent par exemple l’échec systématique de l’intervention de l’État dans l’économie par l’impossibilité théorique du planisme (Abeille 1763, 13-14; Abeille 1768, 45; Le Trosne 1768b, 15-19 et 52; Mirabeau 1768; Turgot 1773). Ils soutiennent aussi que dans un régime de libre concurrence, la recherche de l’intérêt particulier aboutit à produire l’intérêt général (Mirabeau 1763, 50; Le Mercier de la Rivière 1767, 33, 35; Le Trosne 1768a, 193-194; Le Trosne 1768b, 36-37.) 

La conclusion de leurs travaux est habituellement radicale : ils en trouvent le résumé dans les mots célèbres, « laissez faire, laissez passer ». (Baudeau 1771, 208-209; Le Trosne 1768b, 158, 168) Ils ne se satisfont pas des accommodements, mais défendent tous la liberté du commerce « totale », « pleine et entière », « illimitée ». (Le Trosne 1768a, 155; Le Trosne 1768b, 9) Quant à l’État, ils ne lui laissent guère qu’un rôle de gendarme. (Le Trosne 1768, 58-59; Le Trosne 1777, 69-70) Avec sa rigueur de juriste, Le Trosne combat les « privilèges exclusifs de tout genre et de toute espèce, de toute taille, de toute figure et de toute couleur ». (Le Trosne 1766, 23) Il soutient que le libre-échange, même unilatéral, est avantageux (Le Trosne 1765a, 79; Le Trosne 1766, 43-44 ; Le Trosne 1768b, 59-60).

Il manque à l’héritage commun des physiocrates un grand traité théorique. Travaillant à la cour de Versailles, Quesnay ne pouvait s’y risquer ; Mirabeau, tête chaude, ne sut jamais se borner ; Turgot n’échappa à ses pressantes occupations que pour en concevoir le « canevas ». L’œuvre plus journalistique que doctrinale de Dupont, Baudeau, Abeille et Le Trosne s’explique en outre par la conviction qui les animait, que, pour citer les mots de ce dernier, « une science aussi neuve et aussi étendue que la science économique ne peut guère d’abord être traitée que par partie » (Le Trosne 1767). Ces circonstances donnèrent naissance à un corpus éclaté, d’un accès difficile, mais dont les richesses sont innombrables. Par exemple, Gustave Schelle comparait ce même Le Trosne à Bastiat (Schelle 1907, 355), notamment à cause de sa fausse « Requête des rouliers d’Orléans », qui trois quarts de siècle avant la « Pétition des fabricants de chandelle », était conçue sur un modèle similaire, comme une plaisanterie instructive. (Le Trosne 1765b; Le Trosne 1766, 246; Le Trosne 1768a, 126)

En marge des travaux des grands noms de la physiocratie, Morellet, Turgot ou Condillac — on pourrait encore citer Condorcet, Chastellux, et bien d’autres — travaillaient également dans le même sens. L’abbé Morellet fit ses premiers pas en économie politique avant l’éclosion des physiocrates et il a survécu à tous ; son œuvre n’en est pas moins fragmentaire : il commença un grand Dictionnaire de commerce qu’il n’a pas achevé ; il a traduit Adam Smith sans finir. Certains de ces écrits économiques, comme le bien nommé Fragment d’une lettre sur la police des grains, contiennent des aperçus lumineux. (Morellet 1764). Dans un autre texte de circonstance, il a défendu un libéralisme éthique radical qui anticipe la philosophie d’Ayn Rand, et rejoint l’analyse de nombreux physiocrates. (Morellet 1770, 103-104; Abeille 1765, 33 ; Le Trosne 1768b, 116)

En économie politique, Turgot n’a jamais donné toute la mesure de son génie. Il composa de brillantes lettres sur le commerce des grains en trois semaines, au milieu du grand travail que représentait la tournée de sa généralité. (Dupont 1808, vol. 6, 119; Condorcet 1786, 49) Pareillement, il a esquissé des Réflexions sur la formation et la distribution des richesses pour être distribuées à deux Chinois qui s’en retournaient dans leur pays. Qu’aurait-il produit s’il avait pu s’installer paisiblement chez sa mère et méditer dix ans au coin de sa cheminée ?

Enfin, en 1776, toute cette pensée économique, remarquable mais éclatée, allait fournir la matière d’un grand ouvrage théorique : ou plutôt de deux, au même moment. Dans la lettre qu’il adresse à lord Shelburne le 12 avril 1776, et qu’il accompagne d’un exemplaire du nouveau livre de Condillac, Le Commerce et le gouvernement, « dont les notions sont en général justes et les principes sains », Morellet explique qu’on vient de lui prêter le premier volume de l’ouvrage d’Adam Smith, où il reconnaît aussi de forts bons principes au milieu de développements « un peu étendus », suite de cette maladie qu’il appelle la « scotish subtilty » (subtilité écossaise). (Morellet 1776) C’était, de part et d’autre de la Manche, l’accomplissement de lointaines destinées, le produit et la cause de générations de penseurs à travers l’Europe.

Pour conclure sur le libéralisme économique en France de 1695 à 1776, il pèche certainement par l’absence d’ouvrage doctrinal complet, qui offrirait une synthèse facile d’accès. Mais à travers tous les écrits fournis à la postérité par cette poignée d’auteurs, on retrouve une pensée puissante et volontiers radicale, qui se fait jour au milieu d’un système de pensée ouvert, tolérant, humaniste, cosmopolite, qui est aussi l’une de ses plus grandes richesses.

Benoît Malbranque

 

Références

Abeille, Louis-Paul. 1763. Lettre d’un négociant sur la nature du commerce des grains. Lien

Abeille, Louis-Paul. 1765. Effets d’un privilège exclusif en matière de commerce, sur les droits de la propriété, etc. Paris: Regnard. Lien

Abeille, Louis-Paul. 1768. Principes sur la liberté du commerce des grains, Paris: Desaint. Lien

Argenson, René Louis de Voyer de Paulmy. 1742. Mémoire à composer pour délibérer par le pour et le contre, et décider que la France devrait laisser l’entrée et la sortie libres dans le royaume de toutes marchandises nationales et étrangères, sans prendre aucuns droits royaux, mettant tous ces droits sur les consommations par voies sûres pour éviter la fraude. (Juillet 1742). Lien

Argenson, René Louis de Voyer de Paulmy. 1751. “Lettre à l’auteur du Journal œconomique au sujet de la Dissertation sur le commerce de M. le Marquis Belloni,” Journal Œconomique, Avril 1751. Paris: Boudet. Lien

Argenson, René Louis de Voyer de Paulmy. 1755. Journal, entrée du 17 avril 1755. Bibliothèque universitaire de Poitiers. Archives d’Argenson. Lien

Argenson, René Louis de Voyer de Paulmy. 1765. Considérations sur le gouvernement ancien et présent de la France, Amsterdam: Rey (faux, Paris). Lien

Boisguilbert, Pierre de. [1695]. Le Détail de la France. La cause de la diminution de ses biens, et la facilité du remède, en fournissant en un mois tout l’argent dont le Roi a besoin et enrichissant tout le monde. Lien

Boisguilbert, Pierre de. 1705. “Factum de la France contre les demandeurs en délai pour l’exécution du projet traité dans le Détail de la France ou le nouvel ambassadeur arrivé du pays du peuple,” Archives du ministère des affaires étrangères, France 1138 / Affaires intérieures 398, 1705, fol. 79- 220. Lien

Cantillon, Richard. 1755. [publié de manière posthume par Gournay] Essai sur la nature du commerce en général. “À Londres, Chez Fletcher Gyles, dans Holborn” (faux, Paris). Lien

Condorcet, Jean Antoine Nicolas de Caritat de. 1786. Vie de Monsieur Turgot. Londres (faux, Paris). Lien

Gournay, Jean Claude Marie, Vincent de. 1753. Mémoire sur les manufactures de Lyon. Bibliothèque municipale de Lyon, Fonds Matthieu Bonafous, Ms 6055, f°10–33. Lien

Le Trosne, Guillaume-François. 1765a. “Lettre sur les avantages du commerce des vaisseaux étrangers pour la voiture de nos grains,” Journal de l’agriculture, du commerce et des finances, août 1765, p. 45-122. Paris: Knapen. Lien

Le Trosne, Guillaume-François. 1765b. Requête des rouliers d’Orléans. Journal de l’agriculture, du commerce et des finances, t. III, troisième partie, décembre 1765, p.56-85. Paris: Knapen. Lien

Le Trosne, Guillaume-François. 1766. “Lettre sur l’utilité des discussions économiques,” Journal de l’agriculture, du commerce et des finances, tome VI, première partie, juillet 1766, Paris: Knapen. Lien

Le Trosne, Guillaume-François. 1767. Lettre à M. Tscharner, secrétaire de la Société économique de Berne. Orléans, 7 janvier 1767. Bibliothèque de la Bourgeoisie (Burgerbibliothek), Berne, Suisse: Fonds d’archives de la Société économique de Berne (Oekonomische Gesellschaft). Lien

Le Trosne, Guillaume-François. 1768a. Recueil de plusieurs morceaux économiques, Paris: Desaint. Lien

Le Trosne, Guillaume-François. 1768b. Lettres à un ami, sur les avantages de la liberté du commerce des grains et le danger des prohibitions, Paris: Desaint. Lien

Le Mercier de la Rivière, Pierre-Paul. 1767. L’Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques. Paris: Desaint. Lien

Mirabeau, Victor Riquetti de. 1763. Philosophie rurale, ou Économie générale et politique de l’agriculture réduite à l’ordre immuable des lois physiques et morales qui assurent la prospérité des empires, Amsterdam (faux, Paris). Lien

Mirabeau, Victor Riquetti de. 1768. “Projet d’édit sur le commerce des grains”. Archives nationales de France, Fonds Quesnay-Mirabeau, M. 784, n°3. Lien

Morellet, André. 1764. Fragment d’une lettre sur la police des grains. Bruxelles (faux, Paris). Lien

Morellet, André. 1776. Lettre à lord Shelburne, Paris, 12 avril 1776. British Library, Lansdowne and Shelburne Papers, MS carton 24. Lien 

Morellet, André. 1821. Mémoires inédits sur le dix-huitième siècle et sur la révolution, Paris: Ladvocat. Lien

Molinari, Gustave de. 1857. L’abbé de Saint-Pierre, membre exclu de l’Académie française: sa vie et ses œuvres, précédées d’une appréciation et d’un précis historique de l’idée de la paix perpétuelle. Paris: Guillaumin. Lien

Saint-Pierre, Charles-Irénée Castel de. 1733. “Projet pour perfectionner le commerce de France,” Ouvrages de politique, t. V, Paris: Briasson. Lien

Schelle, Gustave. 1907. Le docteur Quesnay: chirurgien, médecin de Mme de Pompadour et de Louis XV, physiocrate. Paris: Félix Alcan. Lien

Turgot, Anne-Robert-Jacques. 1759. Éloge de Gournay. Mercure de France, août 1759. Lien

Turgot, Anne-Robert-Jacques. 1773. Lettre à l’abbé Terray sur la marque des fers. Limoges, 24 décembre 1773. Lien

Vauban, Sébastien Le Prestre de. 1707. Projet d’une dîme royale, qui supprimant la taille, les aides, les douanes d’une province à l’autre, les décimes du Clergé, les affaires extraordinaires, et tous autres impôts onéreux et non volontaires, et diminuant le prix du sel de moitié et plus, produirait au Roi un revenu certain et suffisant, sans frais, et sans être à charge à l’un de ses sujets plus qu’à l’autre, qui s’augmenterait considérablement par la meilleure culture des terres. Lien

A propos de l'auteur

Benoît Malbranque est le directeur des éditions de l'Institut Coppet. Il est l'auteur de plusieurs livres, dont le dernier est intitulé : Les origines chinoises du libéralisme (2021).

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