De l’influence économique du repos du dimanche

Dans sa réunion du 5 mars 1891, la Société d’économie politique met en débat la question du repos dominical. Fait assez rare, c’est à un accord unanime que parviennent les membres présents ce jour : tous conviennent de la nécessité d’un repos hebdomadaire, de la supériorité du choix commun du dimanche, et de la non-pertinence d’une contrainte légale dans ce domaine.


De l’influence économique du repos du dimanche

Société d’économie politique, Réunion du 5 mars 1891

 

La réunion adopte comme sujet de discussion la question suivante, proposée par M. Fréd. Passy. 

DE L’INFLUENCE ÉCONOMIQUE DU REPOS DU DIMANCHE.

M. Frédéric Passy prend la parole pour faire l’exposé du sujet. La question du repos hebdomadaire est, à cette heure, dit-il, l’objet des préoccupations les plus générales. On peut même dire qu’à certains égards il y a unanimité, ou peu s’en faut, sur la solution qu’il est désirable d’y donner. Tout le monde reconnaît la nécessité d’un jour de repos. Les dissentiments ne commencent que lorsqu’il s’agit de déterminer quel doit être ce jour. Ici, interviennent des considérations qui ne sont pas uniquement d’ordre économique ou même d’ordre moral, en prenant ce dernier mot dans son sens le plus large et le plus général. M. Passy ne croit pas devoir envisager la question sous cet aspect. Il se borne à indiquer les raisons d’ordre économique qui militent, à son avis, en faveur d’un jour de repos et, s’il est possible, d’un jour unique pour tous. 

La nature humaine, dit-il, comme la nature animale et parce qu’elle est, par plus d’un côté, animale, ne comporte pas une somme indéfinie de dépenses et d’efforts. Elle a besoin de repos et de réparation. Ce besoin est tel que l’exagération dans la durée ou dans l’intensité du travail nuit à ce travail lui-même ; c’est un fait constaté et dont la constatation revient en grande partie aux économistes, qu’à des journées moins longues correspond dans bien des cas et jusqu’à un certain point une production plus abondante. 

Mais il ne suffit pas que le travail journalier soit maintenu dans de justes limites, il faut encore que de temps à autre il soit interrompu par un intervalle de plein repos. Cela est nécessaire pour le corps ; si nécessaire qu’on en a reconnu l’avantage pour les animaux eux-mêmes. Cela est nécessaire aussi pour l’intelligence. L’ouvrier n’est pas seulement une machine destinée à produire certains mouvements. Ne fût-il que cela, que le repos aurait encore sa raison d’être. On sait bien que les machines elles-mêmes s’usent moins quand elles ont des intervalles d’inaction ; et deux paires de souliers que l’on met de deux jours l’un durent plus de deux fois autant qu’une seule paire mise tous les jours. Il faut du répit pour l’intelligence, pour donner de la variété et maintenir de la souplesse aux idées, pour changer les points de vue, pour permettre la réflexion, d’ailleurs, et donner, si l’on peut ainsi parler, de l’air et du jour à l’esprit. Or, ceci n’est pas seulement d’intérêt moral ou intellectuel ; c’est d’intérêt matériel et économique. Les idées fausses, l’ignorance, les préventions et les prétentions aveugles, sont à la fois des dangers pour l’ordre social et des causes de perturbation dans l’industrie et dans le commerce. 

De même pour la famille qui ne peut guère se conserver, s’il n’y a pas, de temps à autre, un jour au moins, qui lui soit plus ou moins réservé. Et, ici encore, ce n’est pas uniquement au point de vue moral ou sentimental qu’il faut se placer, mais au point de vue matériel et économique. La famille désorganisée, c’est le désordre dans le budget domestique ; l’enfant mal élevé et ne devenant ni un bon ouvrier, ni un bon citoyen ; le père perdant ses forces et sa valeur professionnelle dans l’excès du travail ou dans l’abrutissement du cabaret ; la force productive de l’animal humain, enfin, à ne considérer l’homme que par ce côté, amoindrie et gaspillée. 

Il va sans dire, ajoute M. Passy, qu’en me tenant à dessein sur ce terrain, je ne fais pas fi des considérations plus élevées et que pour moi, l’homme est autre chose qu’un paquet de muscles, capables de contractions dont le résultat se traduit en modifications apportées aux objets qui l’entourent. C’est une personnalité qui a des droits et des devoirs. Je ne m’en occupe pas pour le moment ; je constate seulement que la sauvegarde de ses droits et de ses devoirs est d’accord avec celle de ses intérêts et des intérêts de la Société. 

Donc il faut de temps à autre un jour de repos. À quel intervalle devra venir ce jour ? L’usage universel, d’accord avec la tradition religieuse, mais qui n’est peut-être pas uniquement fondé sur la tradition religieuse, l’a fixé au septième jour. Beaucoup de raisons ont été données pour expliquer ce repos septénaire et il semble, en effet, que six jours de travail pleins suivis d’un jour de repos soient la mesure la plus naturelle. 

Maintenant, quel doit être ce jour du repos septénaire ? En soi-même et abstraction faite du sentiment religieux ou des habitudes, il semble qu’il soit indifférent de choisir l’un ou l’autre. Il ne l’est pas de n’en choisir aucun et d’avoir suivant le caprice ou les préférences des uns ou des autres, des jours de repos différents. L’atelier social est, à beaucoup d’égards, comme un atelier industriel dont les diverses parties se commandent et doivent marcher ou s’arrêter ensemble. Un intérêt de premier ordre s’attache à l’adoption aussi générale que possible d’une même règle pour le repos. Le même intérêt semble imposer le jour qui a pour lui l’habitude, la tradition et les préférences de la majorité. Quelque respect que l’on ait pour les minorités, il y a des cas où l’avantage supérieur de l’uniformité doit faire prévaloir le vœu de la majorité. Or, dans nos pays, le jour traditionnel, c’est le dimanche. Que ce soit le dimanche parce que l’Église l’a consacré pendant de longs siècles au repos dominical, c’est possible. Mais outre que cette raison subsiste encore pour un grand nombre, pour ceux-là mêmes pour qui elle n’a plus de force, le pli est pris. C’est le jour où les administrations sont fermées ; le jour où les officiers ministériels n’instrumentent pas ; le jour où l’on ne peut réclamer le paiement d’un billet ou s’adresser à la justice. Ce doit être le jour du chômage général pour tout ce qui peut chômer et l’on ne voit pas bien quels motifs pourraient faire préférer le samedi, parce qu’il est le jour religieux des Israélites ou le lundi parce qu’il est consacré par une autre tradition, moins respectable. Franklin disait déjà en son temps, à propos des lois sur les pauvres en Angleterre, qu’avant Malthus il accusait de bien des torts : « Rapportez ces lois et l’ancien commandement : Tu travailleras durant six jours, tombé en désuétude, comme trop vieux, sera remis en honneur ; saint Lundi et saint Mardi cesseront d’être fêtés ». 

Reste un dernier point très délicat. Ce jour de repos hebdomadaire, dont l’utilité économique et morale est incontestable, qui le fixera ? Sera-ce l’usage ou la loi ? Et si c’est la loi, dans quelle mesure et de quelle façon en fera-t-elle respecter l’observance ? Il y eut autrefois une loi de 1814 qui faisait du travail du dimanche un délit. C’était une façon de mettre le pouvoir séculier au service de la loi religieuse. Fût-elle rendue en dehors de toute préoccupation religieuse, une loi prescrivant un jour de repos par voie d’autorité réveillera nécessairement les animosités qu’avait soulevées la loi de 1814 ; et c’est même, il faut le dire, le souvenir de cette loi qui, par un sentiment de réaction aveugle, pousse un certain nombre de personnes à vouloir un autre jour de repos que le dimanche. 

Dimanche ou non, d’ailleurs, on peut bien dire que c’est une faute ou un tort de ne point prendre un jour de repos. Peut-on dire que c’est un délit ? Pour qui et pour quel genre de travaux l’interdiction sera-t-elle prononcée ? Sera-ce pour les grands ateliers seulement, pour les ouvriers des chantiers ou des usines, pour ceux qui travaillent pour le compte d’autrui ? Sera-ce aussi pour ceux qui travaillent isolément et pour leur compte ? Poursuivra-t-on, comme au temps des corporations, un artisan qui aura travaillé dans sa chambre ou un malheureux que le besoin du morceau de pain du jour aura contraint à faire une besogne quelconque ? N’y a-t-il pas, parce que la continuité de la vie l’exige, des travaux qui ne peuvent chômer complètement, ici, les ateliers à feu continu, là, les transports et les postes, sur mer la navigation ? L’Angleterre même a été obligée de céder jusqu’à un certain point à ces nécessités. Il ne s’y fait le dimanche qu’une distribution de lettres, mais il s’en fait une. Les trains de chemins de fer sont réduits ; mais il y a des trains de chemins de fer. Le repos et les facilités de repos dus au grand nombre l’exigent, de même qu’il a bien fallu ouvrir les musées et les parcs à la foule pour qu’elle en jouisse et ait sa détente hebdomadaire. 

Ces considérations, dit M. Passy, en terminant, sont de nature à faire réfléchir ceux qui, dans un premier mouvement, seraient portés à considérer comme d’intérêt public l’interdiction légale du travail au jour du repos. Dans un mandement récent des plus remarquables, un éminent prélat, l’évêque d’Autun, a traité la question avec beaucoup de talent et d’autorité. Il ne l’a pas fait seulement en théologien, mais aussi en économiste. Il se prononce pour l’intervention de la loi. M. Passy ne veut pas formuler des conclusions fermes ; son rôle, dit-il, est d’introduire la question, non de la trancher. Seulement, il serait un peu effarouché à la pensée de voir appliquer, fût-ce au point de vue le plus laïque du monde, le régime qui a prévalu en Angleterre et en Amérique et qui n’a pas toujours été exempt de quelque pharisaïsme. L’administration peut, à son avis, et devrait beaucoup plus qu’elle ne le fait, donner l’exemple en cette matière. L’opinion devrait peser énergiquement sur les grandes entreprises qui n’ont pas fait encore à beaucoup près ce qu’elles devraient faire. Le législateur doit-il intervenir ? Il en doute et il demande à ses confrères de l’aider à dissiper ce doute ou à le transformer en une opinion formelle. 

M. Ducrocq pense qu’il n’y a guère de dissidences possibles dans une Société d’économistes sur le sujet en discussion. Les principes de la science servent également à résoudre chacune des trois questions qu’il soulève. 

La première est de savoir si, au point de vue économique, le repos hebdomadaire a sa raison d’être ? L’affirmative n’est pas douteuse. Les forces humaines sont limitées ; la puissance productive du travail diminue en raison même de sa continuité ; il en est de même de sa durée : en ménageant ses forces par des repos l’homme travaillera, non seulement mieux, mais aussi pendant un plus grand nombre d’années. Il a en outre des devoirs de famille, des devoirs sociaux, pour l’accomplissement desquels le repos hebdomadaire est nécessaire. Voilà pour le premier point ; il n’est qu’une face de la question dont la limitation des heures de travail est une autre. 

La seconde question est celle de savoir s’il est bon que le jour du repos hebdomadaire soit le même pour tous les individus. Là encore nous ne pouvons hésiter à répondre affirmativement. Les considérations d’ordre social et familial rappelées sur le premier point, exercent une influence déterminante sur le second. Le repos jugé nécessaire pour tous les membres de la famille ne sera complet, les promenades, le changement d’air ne seront possibles que si le jour du repos est le même pour tous. Du reste, comme l’orateur va conclure, sur le troisième point, à l’exclusion des mesures législatives en cette matière et à l’application du principe de liberté, ce sont les habitudes des populations, habitudes religieuses ou autres, ce sont les mœurs, qui résolvent cette question de l’identité pour tous du jour de repos hebdomadaire. Il suffit partout, pour que la question soit résolue en fait par l’affirmative, que l’autorité publique s’abstienne d’intervenir. L’intérêt de tous suffit pour y pourvoir. Il en est de même pour le choix du jour ; et c’est ce qui fait, au point de vue économique, la force du repos dominical. Les lois de procédure et pénales, qui ont interdit les actes judiciaires ou extrajudiciaires le dimanche, n’ont fait à cet égard que se conformer aux mœurs. 

La troisième question est celle de savoir si la loi positive doit imposer, soit le repos dominical, soit le repos hebdomadaire, sauf à n’en pas fixer le jour. Elle ne doit faire ni l’un ni l’autre, parce que l’atteinte au principe de liberté n’est pas moindre dans un cas que dans l’autre. La liberté de conscience et la liberté du travail ne sont point en désaccord. Patrons et ouvriers adultes doivent traiter librement. La loi du 12 juillet 1880 n’a fait que revenir aux principes de notre droit public, en abrogeant la loi du 18 novembre 1814 inspirée par le dogme politique de la religion d’État, souvenir d’un autre âge. Toute loi qui, sous une forme quelconque, imposerait dans notre pays le repos hebdomadaire, même sans en fixer le jour, aboutirait, en raison des mœurs, au même résultat, et quoi qu’on fasse serait entachée du même vice. D’ailleurs, au sein de nos sociétés, le repos universel est une impossibilité. Que répondrait en outre le législateur à ceux qui lui diraient : « Puisque vous m’empêchez de travailler, nourrissez ce jour-là, moi, ma femme et mes enfants. » Donc, respect au principe de liberté ! 

M. Villey comprend deux solutions : l’une, qu’il approuve, et qui consiste à laisser aux gens leur liberté ; l’autre qui consiste à imposer le repos du dimanche, et qu’il n’admet pas ; mais il y a une 3e solution, qu’il ne comprend pas, et c’est précisément celle à laquelle s’est arrêtée la Chambre des députés dans la discussion récente d’un projet de loi qui englobe, par une confusion de principes tout à fait regrettable, les mineurs de l’un et de l’autre sexe et les femmes, même majeures et libres. Cette solution consiste à imposer l’obligation d’un jour de repos par semaine, mais à ne pas déterminer ce jour. 

Pour M. Villey, la solution conforme aux principes consiste à ne pas légiférer sur cette matière, en tant, bien entendu, qu’il s’agit de personnes majeures et libres. Nous sommes tous convaincus de l’utilité, de la nécessité du repos hebdomadaire ; mais, et c’est la raison principale qui le détermine, si le législateur se mêle de le prescrire, il entre dans une voie dans laquelle il n’y a pas de raisons pour s’arrêter. 

L’orateur comprend et approuve la réglementation du travail des incapables ; l’État est dans son rôle quand il protège les incapables ; mais s’il s’avise aujourd’hui d’imposer le repos hebdomadaire même aux travailleurs majeurs et libres, on lui demandera demain de réduire la journée de travail, et après-demain de fixer un minimum de salaire, etc., et dès qu’il aura franchi une étape, il n’y aura pas de misons pour s’arrêter en route. 

Quoi qu’il en soit, la solution qui lui paraît de toutes la moins acceptable, c’est celle à laquelle s’est arrêtée la Chambre des députés et qui consiste à prescrire un jour de repos sans vouloir le déterminer. C’est la destruction du foyer domestique ! Voilà une famille de travailleurs, composée du père, de la mère, d’un grand fils, d’une grande fille et de petits enfants. Il se pourra que le père travaille dans une usine que le patron a la fantaisie de fermer le vendredi ; la mère, dans un atelier qui prend congé le samedi ; que le frère aîné chôme le lundi et la fille le mardi, pendant que les petits enfants, qui vont à l’école, auront vacance le dimanche ! On dit que cela est nécessaire pour sauvegarder la liberté de conscience. La liberté de conscience de qui ? Voici un patron qui emploie 500 ouvriers ; on peut bien affirmer que 495, s’ils étaient libres, prendraient leur congé le dimanche. Et il suffira qu’un patron veuille se singulariser pour imposer un autre jour à ses 500 ouvriers ! La vérité est que c’est la liberté de l’oppression par le patron et que rien ne serait moins démocratique qu’une pareille mesure. 

En résumé, la vraie solution, selon M. Villey, c’est la liberté ; la solution la plus mauvaise, c’est celle que la Chambre a adoptée, et il faut espérer qu’elle ne prévaudra pas définitivement. 

M. Georges Renaud fait remarquer que les lois sociales d’un caractère analogue à celle qui est en discussion, sont généralement inspirées par un sentiment très noble et très élevé, par des intentions philanthropiques auxquelles tous les gens éclairés seraient bien désireux de pouvoir se rallier. Malheureusement, il n’en peut être toujours ainsi. Il ne suffit pas de se placer au point de vue de l’hygiène sociale, de la conservation de la race, de l’intérêt général. Il faut voir si, en examinant les choses de près, les lois dictées par les intentions les plus généreuses et les plus louables ne sont pas exposées à aller à rencontre du but que l’on poursuit et à produire le mal au lieu d’engendrer le bien. 

C’est ce qui peut arriver par l’interdiction du travail du dimanche. S’il n’y avait qu’une disposition législative à rendre, devrait-on choisir différents jours pour le jour de repos obligatoire ou désigner un seul jour, le même pour tous ? L’orateur pense qu’il n’y aurait, dans ce cas, qu’à consacrer ce que les mœurs ont établi pour l’immense majorité des Français. Mais cet examen du choix du jour est un peu puéril. La question n’est pas là ! Il n’y a qu’un point à traiter et à résoudre, celui de l’obligation. Doit-on, peut-on rendre un jour de repos quelconque obligatoire ? Dans toutes les discussions qui se sont produites, deux points de vue n’ont pas été indiqués ou ne l’ont été que superficiellement. Ils sont demeurés inaperçus. 

Sans doute, nous sommes d’accord sur l’utilité d’un jour de repos hebdomadaire ; nous le croyons nécessaire, indispensable à la santé humaine. Mais il y a quelque chose qui est encore plus indispensable à l’homme, c’est d’avoir l’alimentation nécessaire, la quantité de nourriture dont il a besoin, d’avoir un logement convenable, aéré. Nombre de pauvres diables, peu intelligents, peu débrouillards, incapables d’un travail intensif, ne parviennent à gagner leur vie que par un travail prolongé, presque continu. En leur retranchant un septième de leur maigre salaire, croit-on qu’on aura servi la cause de l’intérêt public ? La réponse n’est pas douteuse. À une alimentation déjà médiocre succédera une alimentation insuffisante. Ils ne pourront plus payer leur loyer que difficilement, ils seront obligés d’économiser sur le logement, et cette économie se traduira par une réduction du cube d’air respirable de leur taudis. C’est ainsi, dit-on, qu’on protégera l’avenir de la population française. 

Que de femmes gagnent péniblement 1 fr. 25, 1 fr. 50 par jour ! Elles ont besoin de leur salaire du dimanche, car il faut qu’elles mangent ce jour-là comme les autres. Les empêcher de travailler, ce serait accroître le nombre des prostituées et celui des assistées. Est-ce là ce qu’on cherche ? Combien de femmes, même mariées, mais mariées à des maris ivrognes, paresseux et débauchés, doivent avec leur salaire élever et nourrir leurs enfants ! Quoi de plus beau, de plus noble, de plus honorable, que cette fierté et cette indépendance de la mère de famille s’acharnant au travail pour assurer l’existence de ceux qui lui sont le plus chers ? Qu’aura-t-on gagné à lui rendre la tâche impossible ? 

Enfin les conditions de la production sont infiniment variables. Le travail ne se répartit point sur la totalité de l’année d’une manière régulière. Il y a des chômages, des à-coups, puis des suspensions de travail. Va-t-on encore accroître les pertes dues à ces chômages trop fréquents dans l’industrie ? L’industrie de la sardine ne s’exerce guère, au Croisic, par exemple, que trois mois de l’année. Il y a neuf mois de chômage. Osera-t-on lui appliquer la loi du repos du dimanche ? 

Nombre d’usines travaillent le dimanche à cause des commandes pressées qui affluent ; puis elles suspendent ou ralentissent le travail dès que les commandes sont livrées. La loi obligatoire du dimanche causera ici surtout une perte pure et simple pour l’ouvrier, car il faut souvent que la commande arrive à temps, sinon elle peut ne pas avoir de raison d’être. Ce serait une commande de moins et une perte sur la totalité des salaires. 

Que d’ouvrières travaillent le dimanche pour exécuter une commande pressée, trop heureuses d’avoir du travail, c’est-à-dire du pain ! Une fois ce travail effectué, elles resteront peut-être cinq, six, huit jours sans en avoir d’autres. Dans tous les cas, à Paris, par exemple, pour les articles de Paris, il y a un chômage régulier, forcé, vers juillet et août. Ira-t-on encore troubler et diminuer les ressources de tous ces pauvres gens en leur retranchant un septième de leur salaire ? 

Non, dit l’orateur, nous n’en aurions point le courage, car ce serait retirer de leur bouche et de celle de leurs enfants une grande partie du morceau de pain, déjà trop insuffisant, qu’ils ont à se partager. 

M. Lodin de Lépinay regrette que la question n’ait été envisagée par aucun des orateurs au point de vue physiologique. 

Pourquoi, en effet, ce « dogme » du repos hebdomadaire ? Pourquoi cette période de sept jours, et non pas huit, ou dix, ou quinze ? N’y aurait-il pas à examiner, dans cet ordre d’idées, quelle est la période de résistance du corps humain au travail ! Est-il plus convenable de réduire les heures de labeur quotidien que d’établir un jour entier de repos de temps en temps ? 

Autrefois, l’ouvrier travaillait chaque jour d’une façon continue, presque sans trêve ; un repos périodique s’imposait alors nécessairement. 

Il y aurait, selon l’orateur, un inconvénient sérieux à établir par une loi le repos obligatoire hebdomadaire ou à intervalles quelconques. L’Angleterre, à cet égard, peut servir à nous montrer les abus de ce système. 

Suivant les industries, les périodes de labeur varient, ainsi que les jours de repos ; les marins, par exemple, n’ont pas de repos hebdomadaire, et l’on peut citer d’autres professions analogues. 

Ainsi dans les chemins de fer, l’employé a, en moyenne, un jour par quinzaine. 

M. Ch. Lavollée trouve qu’il ne faut pas se plaindre du mouvement d’opinion qui s’est prononcé en faveur du repos hebdomadaire ; avec un roulement bien organisé, ce repos peut être assuré à tous les agents d’une industrie ou d’une entreprise, même dans les chemins de fer. Les Compagnies de Lyon et d’Orléans sont déjà entrées dans cette voie. 

Mais il restera toujours, quand même les populations admettraient sans contestation, et universellement, l’usage en question, il restera des professions, — celles de femme de ménage, de frotteur, de domestique, etc., — qui seront assujetties à un travail de tous les jours, et l’on n’aperçoit point comment la loi pourrait s’y opposer. 

En somme, M. Lavollée est partisan du statu quo. 

M. le marquis de Vassart d’Hozier, ingénieur des mines, qui a longtemps appartenu au contrôle des chemins de fer, a reconnu depuis longues années, spécialement dans ce genre d’exploitation, les inconvénients d’un travail continu ; il a vu avec plaisir les compagnies réduire considérablement, le dimanche, le service des marchandises, pour assurer au personnel un repos régulier. Depuis quelque temps, on a reconnu, dans les chemins de fer, la nécessité pour les agents d’un repos hebdomadaire, d’une journée complète, au lieu d’un repos de quelques heures chaque jour, repos combiné, non sans de graves inconvénients, avec un travail continu de douze, quatorze, seize heures, absolument dangereux pour la sécurité même des voyageurs. 

M. Lodin renouvelle son affirmation que, en fait, malgré la variété des systèmes de roulement employés, le personnel actif des trains n’a nulle part de repos hebdomadaire. 

M. Passy, en constatant, comme président, l’accord de tous les membres présents sur les points essentiels, ne veut ajouter que de très courtes observations. Ce qui se dégage de cette discussion, dit-il, c’est que dans cette question du repos hebdomadaire, on a fait peut-être la part trop large au sentiment. Il ne faut pas proscrire le sentiment ; il ne faut pas en abuser. C’est le premier mouvement dont Talleyrand disait qu’il faut se méfier, non parce qu’il est bon, mais parce qu’il n’est pas suffisamment clairvoyant. Entre un bon et un mauvais économiste, a dit Bastiat, toute la différence est que l’un s’arrête aux premières conséquences, aux conséquences apparentes ou passagères des faits, tandis que l’autre va aux conséquences définitives. On se dit par exemple : Ces femmes seraient bien mieux à leur place et bien plus heureuses si elles étaient dans leur ménage à soigner leurs enfants. On ne se demande pas si, en les renvoyant de l’atelier, c’est à leur ménage et à leurs enfants qu’on les renverra et si l’on n’aggravera pas leur situation. On édicte des mesures générales qui paraissent bienfaisantes. On ne se demande pas si ces mesures uniformes s’appliquent aux innombrables diversités des situations et ne deviennent pas pour la plupart une gêne et une oppression ; si, parfois même, elles ne sont pas absolument en contradiction avec des exigences de premier ordre. 

Il est donc bon que le sentiment ne soit pas proscrit. Il éveille l’attention, il stimule les recherches, il dénonce les abus et met en demeure de travailler à les faire disparaître. Mais à côté de lui et derrière lui, il faut la raison, l’étude des faits, la science en un mot éclairant et dirigeant la conscience qui la requiert. 

La séance est levée à onze heures moins dix. 

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