De la mobilisation du travail, par Gustave de Molinari (1845)

Dans cet article de jeunesse, Gustave de Molinari présente l’organisation de bourses du travail, agences privées qui doivent solutionner le chômage et améliorer la circulation des personnes entre les emplois.

Gustave de Molinari, « De la mobilisation du travail », La Réforme, 9 juin 1845


De la mobilisation du travail

Tel est le titre d’un livre qu’un jeune écrivain de l’école démocratique, M. de Molinari, doit incessamment publier. Nous en détachons deux chapitres que nous livrons à l’appréciation de nos lecteurs. L’auteur y développe avec étendue la question du salaire ; il recherche de quelle manière on pourrait assurer aux classes laborieuses un travail toujours équitablement rétribué.

Comme toutes les marchandises, remarque M. de Molinari, le travail se vend plus ou moins cher, selon qu’il est plus ou moins offert. — Il se vend au-delà de sa valeur lorsque la demande de bras dépasse l’offre, et au-dessous lorsque l’offre dépasse la demande. — Pour qu’il demeurât constamment à son prix normal, il faudrait, par conséquent, que l’on pût établir partout et d’une manière permanente l’équilibre entre l’offre et la demande. Jusqu’à présent, l’état imparfait des voies de communication n’a point permis de réaliser cet équilibre ; les travailleurs qui venaient à manquer d’ouvrage dans un endroit ne pouvaient se transporter instantanément dans un autre où il y avait demande de bras. De cette situation, il résultat, d’un côté, que l’encombrement des travailleurs devenait une cause perpétuelle d’abaissement du prix du travail, tandis que de l’autre, la surélévation des salaires empêchait les entreprises industrielles ou agricoles de prospérer ou même de se former. Grâce à l’invention des chemins de fer, les travailleurs ont acquis la faculté de se déplacer rapidement et à peu de frais, de mobiliser leur travail à volonté et d’en tirer, par conséquent, le meilleur parti possible. Pour seconder ce grand mouvement de circulation si favorable aux classes laborieuses, M. de Molinari propose :

1° D’établir des tarifs extrêmement bas sur les chemins de fer, de mettre même ces voies nouvelles gratuitement au service des travailleurs qui se déplaceraient pour chercher de l’ouvrage.

2° D’établir des bourses du travail, c’est-à-dire des marchés publics où les travailleurs iraient vendre leur travail, de même que les capitalistes vont trafiquer de leurs fonds dans les bourses ordinaires. Ces transactions seraient publiées par la presse sous forme de bulletin journalier. Par le jeu de cette institution nouvelle, les prix du travail pourraient être connus instantanément de tous les travailleurs du même pays. [1]

3° De fonder des colonies où les travailleurs pussent se porter instantanément et sans frais, lorsque le travail viendrait à leur manquer dans la métropole.

Nous reproduisons aujourd’hui le chapitre relatif aux bourses du travail.

I.

Prévenons d’abord quelques objections qui pourraient être opposées à ce système de nu-mobilisation du travail.

On pourra dire que le prix des choses nécessaires à la vie variant aujourd’hui non seulement d’un pays à un autre mais encore d’une ville à une autre ville, l’ouvrier qui se déplacerait dans l’espoir d’obtenir une meilleure rémunération de son travail, aggraverait quelquefois sa situation au lieu de l’améliorer. Plus d’une fois, en effet, le taux effectif du salaire se trouverait, en vertu de ces différences dans le prix des choses, plus élevé dans telle localité que dans telle autre quoique le salaire nominal fût plus bas.

C’est là sans doute, un inconvénient réel, mais un inconvénient auquel il serait facile de remédier.

Remarquons, d’ailleurs, avant d’aller plus loin, que les différences qui existent aujourd’hui d’un marché à un autre dans les prix des objets de consommation proviennent de causes essentiellement modifiables, transitoires, de causes que l’action bienfaisante du progrès efface davantage chaque jour. Ces causes sont la cherté et la lenteur des moyens de communication, les droits de douanes et d’octroi qui entravent la libre circulation des denrées, et enfin les impôts inégaux qui pèsent sur ces mêmes denrées. Enlevez par la pensée tous ces obstacles qui arrêtent encore le développement naturel de la fortune publique, supposez que tous les marchés d’Europe ne forment qu’un seul et même marché, soumis à un impôt uniforme, et vous aurez nécessairement unité de prix pour chaque espèce de denrées dans ce marché unique. Or, il est bien permis d’affirmer que l’Europe possèdera, dans un avenir plus ou moins prochain, un réseau complet de chemins de fer à la portée de toutes les classes de travailleurs et de toutes les classes de marchandises ; il est bien permis d’affirmer aussi que les barrières fiscales, ces déplorables vestiges du régime féodal, finiront par tomber sous la réprobation du sens commun des peuples et que la circulation des richesses dans le corps social s’effectuera un jour aussi librement que la circulation du sang dans le corps humain. Quant aux différences qui existent actuellement dans la quotité des impôts prélevés sur les revenus des différentes nations, elles s’effaceront graduellement par l’influence même de la mobilisation du travail. Lorsque les travailleurs auront la faculté de se déplacer aisément, ils se porteront naturellement, à salaire égal, dans les pays où la vie sera la plus agréable et la moins chère, dans ceux par conséquent où l’impôt se trouvera à la fois le plus productif et le moins onéreux. L’uniformisation des charges publiques et des avantages qu’elles comportent en retour deviendra ainsi une condition nécessaire de l’existence même des sociétés.

Néanmoins, comme ces heureuses éventualités ne se réaliseront probablement que d’une manière lente et successive, comme elles ne s’établiront peut-être même jamais dans une mesure tout à fait absolue (surtout en ce qui concerne l’uniformisation des impôts), il sera utile que les travailleurs possèdent les moyens de connaître toujours le rapport du salaire effectif et du salaire nominal dans chaque localité. Un annuaire des subsistances, dressé avec soin et régulièrement renouvelé satisferait à ce besoin. Ce libre, qui renfermerait le prix des choses nécessaires à la vie, et le taux des loyers dans les diverses régions industrielles et agricoles de chaque pays, donnerait, d’une manière exacte, le rapport du salaire effectif et du salaire nominal, et deviendrait ainsi le guide indispensable de l’ouvrier. L’Almanach populaire pourrait, en étendant son cadre, devenir un annuaire des subsistances.

Passons maintenant à une seconde objection. On pourra dire qu’il y a différentes sortes de travail ; qu’entre un ouvrier habile et un mauvais ouvrier la distance est grande, et qu’il faut avoir vu le travailleur à l’œuvre pour fixer le taux de son salaire.

Ici nous remarquerons que le progrès industriel ayant pour effet de simplifier graduellement l’opération dévolue au travailleur, de substituer au labeur complexe des bras et de l’intelligence, une simple évolution intellectuelle toujours la même, perpétuellement répétée, les différences qui séparent aujourd’hui le travail d’un homme de celui d’un autre homme finiront sinon par s’effacer du moins par se réduire à des termes fort simples. La fonction dévolue à l’ouvrier dans celles des branches de la grande industrie qui semblent arrivées à leur dernier terme de développement consiste uniquement, à surveiller le mouvement plus ou moins rapide d’une machine qui se meut seule. Pour suivre ce mouvement, il suffit que le travailleur soit attentif. Or l’attention ou la force intellectuelle est donnée, comme la force physique, à toutes les créatures humaines. Tous les hommes peuvent surveiller un métier, comme ils peuvent tous pousser à la meule. Seulement l’homme qui possède une intelligence vigoureuse surveillera plus longtemps un métier qui se meut seul à un certain degré de vitesse, que celui dont l’intelligence est faible, de même que l’homme dont le corps est vigoureux fera mouvoir plus longtemps la pierre d’une meule que celui dont le corps est faible. Ainsi dans le labeur mécanique il importe peu que le travailleur soit habile ou inhabile, dans le sens ordinairement attaché à ces mots ; qu’il suive attentivement le mouvement de la machine confiée à sa surveillance, voilà tout ce que l’on demande de lui.

Selon que le mouvement du moteur mécanique est plus ou moins rapide, le travailleur qui surveille les évolutions de ce moteur dépense une somme plus ou moins considérable d’attention dans un moment donné. C’est donc le degré de vitesse du moteur qui détermine la quotité du salaire, c’est-à-dire la rémunération due au travailleur en échange de sa force dépensée. Lorsque les différentes branches de l’industrie humaine seront arrivées à leur summum de perfectionnement, peut-être le degré de vitesse qu’elles comporteront sera-t-il uniforme. Les salaires des simples travailleurs de toutes les industries deviendraient alors égaux, et le temps serait la mesure unique de la rémunération accordée au labeur mécanique.

Dans ce nouveau régime industriel, l’intelligence ne perd pas néanmoins son privilège. L’homme bien doué sous le rapport intellectuel, ou ce qui revient au même, l’homme bien pourvu d’attention, possède le pouvoir de travailler plus longtemps, et par conséquent de gagner plus d’argent que celui dont l’intelligence est débile. C’est un assez bel avantage.

On sait quelles perturbations les changements survenus dans la nature du travail ont occasionnées déjà dans l’économie de nos sociétés. Les opérations les plus importantes des branches principales de la grande industrie sont accomplies aujourd’hui par des enfants et des femmes d’une manière aussi parfaite qu’elles pourraient l’être par des ouvriers forts et habiles. Seulement on remarque que ces enfants et ces femmes s’étiolent et dépérissent de bonne heure, parce que la tâche qui leur est imposée dépasse leurs forces. On remarque aussi, dans les manufactures, que ce sont en général les ouvriers dont l’intelligence présente le moindre développement physiologique, qui succombent le plus rapidement sous le faix du labeur mécanique. Ainsi il arrive fréquemment que des travailleurs dont le corps est robuste et bien taillé, mais dont les organes intellectuels sont peu développés, résistent moins longtemps au labeur manufacturier que certains de leurs compagnons d’une complexion grêle et chétive, mais d’une intelligence plus vigoureuse. [2] Ces observations corroborent ce qui vient d’être dit plus haut.

Sans doute on ne saurait déterminer aujourd’hui d’une manière parfaitement sûre quelle sera la loi du travail dans l’avenir. La transformation de la petite industrie en grande industrie, commencée par Watt il y a près d’un siècle, s’opère avec lenteur, et des siècles s’écouleront encore avant qu’elle soit achevée. Cependant, en observant cette transformation au point où elle est arrivée, on peut conjecturer déjà que le travail producteur sera amené un jour à l’unité, et que les principales opérations de l’industrie et de l’agriculture finiront par être exécutées d’une manière identique, à l’aide d’une simple évolution intellectuelle de même nature. La classification du travail doit devenir, en conséquence, de jour en jour plus simple et plus facile. C’est là, pour le moment, la seule chose qui nous importe de constater.

Comme toute autre marchandise, le travail se divise aujourd’hui en qualités supérieure, moyenne et inférieure. Pour certaines opérations difficiles, les entrepreneurs d’industrie font choix ordinairement de très bons ouvriers rétribués en conséquence ; pour les opérations faciles, on se contente d’ouvriers d’une capacité moyenne ; enfin, il y a certains ouvrages grossiers qui peuvent être faits à l’aide d’un travail très médiocre, et que l’on confie à des ouvriers de dernier rang. La qualité, ou plutôt le numéro du travail de l’ouvrier, pourrait être indiqué sur son livret. Dans l’intérêt bien entendu du travailleur, ce numéro ne devrait jamais être fixé ni trop haut ni trop bas. Porté trop haut, il l’exposerait à être renvoyé, après avoir été mis à l’épreuve ; porté trop bas, il lui ferait perdre une certaine portion de salaire. Mais comme l’ouvrier est assez mauvais juge de son propre travail, on pourrait abandonner cette désignation à l’appréciation des entrepreneurs d’industrie. Il y a, en effet, un sentiment de justice bienveillante qui porte généralement les entrepreneurs à donner de bons renseignements sur les ouvriers qui les quittent, à moins toutefois que leur intérêt ne s’y oppose directement. L’empreinte de cette même bienveillance naturelle à l’homme se remarque aussi dans les certificats élogieux que les maîtres donnent aux domestiques dont ils se séparent. La considération de l’intérêt bien entendu de l’ouvrier retiendrait l’entrepreneur dans les limites du vrai, et il y aurait ainsi de fortes présomptions pour que la désignation du numéro du travail fût toujours exacte.

Enfin, on objectera peut-être que le prix du transport sur les chemins de fer, si modéré qu’il soit, ne se trouvera pas néanmoins à la portée de l’ouvrier dénué de ressources, surtout lorsqu’il s’agira de distances considérables.

Cette objection se trouvera successivement annulée par l’influence de deux causes : par l’amélioration de la condition de l’ouvrier, résultat même de la faculté qui lui sera donnée de mobiliser son travail et par la diminution des frais de la locomotion à la vapeur, suite des progrès que subira encore inévitablement l’industrie de la vitesse. Il est facile de prouver, d’ailleurs, pour ne parler ici que de la France, que si l’État exploitait lui-même cette industrie au lieu de l’affermer, il pourrait, sans dépenser une somme supérieure à celle qui se trouve si malheureusement gaspillée dans le système de la loi du 11 juin 1842, fixer les prix des dernières places à un taux extrêmement bas, à 2 cent. 1/2 par kil. — Le gouvernement pourrait encore, en ce cas, distribuer des cartes gratuites de chemin de fer aux ouvriers pauvres à qui un déplacement serait avantageux. — Remarquons enfin que si l’État se chargeait lui-même de l’exploitation des chemins de fer, les frais de l’industrie de la vitesse feraient partie de l’impôt. Or, la société paie l’impôt de la manière qui lui paraît la plus équitable et la moins onéreuse. Qui pourrait l’empêcher, lorsque son budget se trouvera degrévé d’une foule de charges improductives, lorsque les dépenses du département de la guerre pourront être réduites sans inconvénient, lorsque le perfectionnement de la machine gouvernementale aura fait rejeter des ateliers administratifs, une foule de bureaucrates essentiellement peu productifs, etc., qui pourrait l’empêcher, disons-nous, de dégréver complètement la circulation des chemins de fer, de même qu’elle a degrévé successivement celle des grandes routes. À coup sûr, elle ferait là une excellente opération, même au simple point de vue économique. On retrouve toujours au centuple les facilités que l’on accorde à la circulation des hommes et des choses.

Ces objections écartées, passons à l’étude de l’organisation des marchés de travail.

Les engagements de travailleurs s’effectuent aujourd’hui de différentes manières. Dans la plupart des industries, les ouvriers vont offrir leur travail de porte en porte jusqu’à ce qu’ils trouvent à le vendre ; dans quelques autres, ils attendent sur une grève ou marché de travail les offres des acheteurs ; enfin il existe dans beaucoup de grandes villes des bureaux de placement gérés par des courtiers de travail qui se chargent, moyennant une commission, de procurer de l’emploi aux ouvriers de certaines industries, notamment aux domestiques, aux garçons coiffeurs, aux commis marchands, aux professeurs, etc. [3] Il n’y a malheureusement dans ces différents modes de transaction aucune publicité et par conséquent aucune garantie assurée de justice ; il n’y a de même aucune possibilité d’obtenir une certaine régularité dans les tarifs. Tout se fait à l’aventure, et l’on peut dire que l’oppression du faible se trouve organisée par ce fait même de l’absence d’une organisation. On ne doit pas trop accuser cependant la société de ce déplorable état de choses, car elle possède depuis quelques années à peine des moyens de procéder à une organisation régulière. Sans chemins de fer, en effet, la publicité des transactions du travail demeurerait inefficace, quelquefois même elle deviendrait nuisible. À quoi servirait au travailleur de connaître en quel lieu le travail se vend aux conditions les plus avantageuses, s’il ne possédait pas les moyens de s’y transporter ? Et si même il avait à sa disposition une somme suffisante pour couvrir ses frais de voyage, la lenteur des voies ordinaires de communication ne rendrait-elle pas fréquemment son déplacement inutile ? Dans le long intervalle qui s’écoulerait entre son départ et son arrivée, la situation du marché de travail ne pourrait-elle pas avoir changé, et l’emploi sur lequel il comptait n’être plus disponible ? L’ouvrier ainsi aventuré se trouverait, loin des siens, sans ressources et sans place… Au lieu d’avoir amélioré sa position, il l’aurait empirée.

Sans la locomotion à la vapeur, les bourses du travail ne sauraient rendre de bons services à la classe ouvrière, pas plus que les bourses du commerce ne sauraient fonctionner utilement sans la poste et la lettre de change.

Mais supposons que le pays soit recouvert d’un réseau complet de chemins de fer à la portée des classes laborieuses, et poursuivons.

Avant d’examiner la question d’organisation des bourses, faisons encore, néanmoins, une simple remarque.

Les marchés de travail se tiennent aujourd’hui en plein air, et cela se conçoit : les travailleurs sont affranchis d’hier, ils possèdent depuis trop peu de temps la libre disposition de leur travail pour avoir pu songer à se donner un abri. Les marchands de capitaux, tout au contraire, ont à leur disposition de vastes et somptueux édifices où ils se réunissent quotidiennement pour opérer leurs transactions. Les travailleurs ne pourraient-ils pas, en toute justice, leur tenir à peu près ce langage : Vous faites vos affaires dans de grandes salles bien closes et convenablement chauffées… c’est bien… mais ne serait-il pas juste que nous y pussions faire aussi les nôtres ? Vous vous levez tard, vos séances ont lieu dans l’après-midi ; nous nous levons tôt, les nôtres se tiendraient le matin… Vous n’en seriez pas incommodés… D’ailleurs, ces beaux édifices dont vous vous servez seuls ont été élevés à nos frais comme aux vôtres ; comme vous, nous devons, en toute équité, y avoir place, songez-y… Ainsi pourraient parler les marchands de travail exposés aujourd’hui sur nos quais à toutes les intempéries des saisons, et les marchands de capitaux, leurs confrères, n’hésiteraient pas, sans doute, à accueillir leur humble requête.

Donner accès dans nos bourses aux honnêtes transactions du travail, ne serait-ce pas aussi purifier quelque peu ces temps salis par l’agiotage, ne serait-ce pas assainir ces étables d’Augias de la haute finance ?

L’organisation intérieure des Bourses du Travail serait extrêmement simple. Dans les Bourses de Commerce, il y a des officiers publics chargés de recueillir et de publier les prix auxquels les transactions s’opèrent ; dans les Bourses de Travail, des agents nommés et salariés par l’État rempliraient une mission identique. A ces officiers publics, chargés de la police intérieure de la Bourse et de la rédaction du bulletin de chaque jour viendraient se joindre des courtiers qui serviraient d’intermédiaires entre les vendeurs et les acheteurs de travail, — ceci, bien entendu, au gré des parties.

Dès l’heure où s’ouvrirait la Bourse, les ouvriers qui auraient du travail à vendre se rendraient aux emplacements assignés aux différentes professions. Ces emplacements se reconnaîtraient aux noms ou aux insignes sculptés de chaque industrie. Les entrepreneurs y viendraient acheter le travail dont ils auraient besoin, ou bien ils transmettraient leurs commandes aux courtiers de la Bourse. Les officiers publics, répartis entre les différentes industries, selon le nombre et l’importance de chacune d’elles, tiendraient note soigneusement de toutes les transactions effectuées soit directement, soit par intermédiaire. Il ne leur serait pas permis, bien entendu, de se mêler d’aucune opération de courtage ; ils auraient à se borner strictement à leurs fonctions d’agents de police et de publicité. A la fermeture de la Bourse, ils se réuniraient pour faire le dépouillement de leurs carnets et rédiger le bulletin de la journée. Ce bulletin, qui présenterait le résumé succinct des transactions effectuées et l’exposé de l’état du marché, serait immédiatement livré à l’impression et adressé aux journaux. On l’afficherait ensuite à la porte de la Bourse avec celui des Bourses étrangères, jusqu’à ce que l’un et l’autre fissent place aux bulletins du lendemain.

Les journaux de chaque localité publieraient le bulletin de la Bourse du Travail comme ils publient aujourd’hui celui de la Bourse du Commerce. Ces feuilles, remplies de matières diverses, seraient insuffisantes néanmoins, pour donner régulièrement la situation des marchés de l’intérieur et de l’étranger. Dans le principal foyer industriel de chaque pays, on établirait un journal spécial du Travail, auquel les officiers publics des différentes Bourses expédieraient leurs bulletins à la fin de chaque séance. Grâce à la locomotion rapide de la vapeur, ce journal se distribuerait partout avec une extrême célérité. Les travailleurs connaîtraient, en les consultant, la situation de tous les marchés du globe. Ils sauraient toujours quand il y aurait avantage pour eux de se déplacer.

Il y aurait cependant un grand, inconvénient à ce que les ouvriers qui recevraient les bulletins des divers marchés se rendissent immédiatement dans les régions industrielles où le travail serait demandé à des prix élevés. Il pourrait arriver que le nombre des travailleurs qui se dirigeraient vers ce marché avantageux dépassât le chiffre des emplois disponibles. En ce cas, la surabondance de travail importé aurait pour effet de faire baisser aussitôt le prix de cette denrée. Les travailleurs qui se seraient déplacés dans l’espoir d’obtenir des salaires élevés se trouveraient déçus dans leur attente ; en outre, ceux qui surabonderaient seraient obligés de s’en aller comme ils étaient venus, après avoir perdu inutilement leur temps et leur argent.

Cet inconvénient disparaîtrait si les ouvriers, au lieu de se déplacer de cette manière encore un peu aventureuse, se bornaient à adresser par écrit leurs offres aux courtiers de travail des localités où ils auraient l’intention de se rendre. Ceux-ci se chargeraient, moyennant commission, de transmettre ces offres aux acheteurs. Lorsqu’elles seraient acceptées, ils en informeraient leurs clients, qui se déplaceraient alors en toute sécurité. La réduction projetée de la taxe des lettres rendrait ce mode de transaction fort peu coûteux, la locomotion à la vapeur le rendrait de même suffisamment rapide.

Dans les transactions du commerce, la commission payée aux courtiers se partage ordinairement entre le vendeur et l’acheteur ; il pourrait en être de même dans les transactions du travail.

Le journal spécial du travail qui donnerait dans chaque pays les bulletins des marchés de l’intérieur et de l’extérieur, ce journal, que tous les travailleurs auraient intérêt à consulter régulièrement, pourrait devenir, on le comprend, un puissant levier d’éducation populaire. Il servirait à élever à la fois matériellement et moralement la condition de l’ouvrier. Il serait encore l’organe naturel de la grande classe des simples travailleurs, il défendrait leurs intérêts, trop souvent sacrifiés à l’avidité des grands spéculateurs, ou des grands industriels, et sa voix aurait quelque chance d’être écoutée, car elle exprimerait la pensée de plusieurs millions d’hommes.

Telle serait, en résumé, l’organisation des Bourses du Travail ; elle serait à la fois simple et peu coûteuse. Le salaire des officiers publics, des agents de change du travail, serait la seule charge qui incomberait au Gouvernement. Quant aux journaux des travailleurs, ils pourraient, avec une organisation convenable, se suffire à eux-mêmes sans subvention aucune. — Peut-être y aurait-il moyen de perfectionner encore, dans la suite, cette machine de publicité. En attendant, nous croyons que l’organisation proposée pourrait suffire, et rendre aux travailleurs les mêmes services que celles des Bourses ordinaires rend aujourd’hui au grand commerce.

G. de Molinari

 

 

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[1] La Réforme a déjà reproduit l’année dernière quelques extraits d’une brochure du même auteur, dans laquelle cette idée se trouve exposée.

[2] Un séjour de six années dans une manufacture a permis à l’auteur de recueillir ces diverses observations. On pourra les vérifier aisément.

[3] Ces bureaux de placement se sont, depuis quelque temps, multipliés à Paris. La police ferait bien de les surveiller sévèrement. Il arrive trop souvent que des malheureux à peu près dénués de ressources déposent des arrhes entre les mains de soi-disants courtiers de travail, en échange d’une promesse d’emploi qui n’est jamais réalisée. — Dans certaines bureaux, on paie dix francs d’avance ; dans quelques autres deux francs par mois jusqu’à ce que l’on soit placé. Or, les places sont lentes à venir et les arrhes ne se remboursent pas. — À quelques exceptions près, ce mode de placement n’est que l’exploitation organisée de la misère.

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