Des droits de protection compensateurs

Ernest Martineau. Des droits de protection compensateurs (Annales économiques, 20 juillet 1890). 


DES DROITS DE PROTECTION COMPENSATEURS

Je me propose d’examiner, dans ce travail, la question des droits de douane soi-disant compensateurs.

« Nous ne sommes pas des prohibitionnistes, disent nos néo-protectionnistes, nous sommes des compensateurs.

Quoi de plus sensé et de plus raisonnable ?

Demander d’imposer au produit étranger la compensation des charges qui pèsent sur le produit national, est-ce un vœu si digne de réprobation ?

Demander un régime qui ne permette pas au producteur étranger, plus favorisé par la nature, moins accablé par les charges publiques, d’écraser le producteur français, est-ce formuler une prétention inadmissible ? »

Tel est le langage du journal Le Travail national, organe de l’Association de l’industrie française, dans son numéro du dimanche 30 mars dernier, sous cette rubrique : « Nos Vœux. »

Ce même langage, nous le retrouvons dans la bouche de tous les orateurs qui, soit à la Chambre des députés, soit au Sénat, ont défendu la cause de la protection.

C’est en s’appuyant sur ce principe que l’honorable M. Develle, ministre de l’agriculture, a défendu la thèse des droits de protection sur les maïs et les riz ; et, au cours de cette même discussion, le rapporteur du projet de loi, au Sénat comme à la Chambre des députés, s’est réclamé de la théorie des droits compensateurs.

C’est donc cette thèse de la compensation qu’il nous faut examiner.

Et d’abord il est essentiel de déterminer et de préciser avec soin le terrain de la discussion

La base fondamentale sur laquelle repose le système compensateur est celle-ci : c’est l’étranger qui paie et qui paie définitivement le droit de douane protecteur.

En effet, ce qu’on réclame de la part des partisans de cette doctrine, c’est l’établissement d’une taxe qui rétablira l’équilibre entre nos producteurs nationaux grevés d’impôts lourds et leurs concurrents étrangers, moins chargés d’impôts.

Il faut donc, pour que le système soit admissible, que ce soit l’étranger qui paie définitivement la taxe compensatrice.

Que s’il était établi que l’étranger paie la taxe à titre d’avance seulement, et qu’il la fait entrer dans son prix de revient et par suite dans son prix de vente en se la faisant rembourser par le consommateur, le système s’écroulerait, ruiné dans ses fondements mêmes, puisqu’il aboutirait à cette injustice monstrueuse :

Faire payer au consommateur français, déjà grevé d’impôts, la part d’impôts du producteur protégé.

Tel est donc le point essentiel à vérifier, et la question se pose dès lors en ces termes :

Qui paie définitivement ? Est-ce l’étranger ? Est-ce le consommateur ?

« C’est l’étranger », dit-on, de la part des néo-protectionnistes. M. Pouyer-Quertier notamment, dans un discours prononcé à la Société des agriculteurs de France, au mois de février dernier, disait que la charge du droit compensateur était supportée par l’importateur étranger, qui payait ainsi nos dettes nationales et, dans de précédents discours, il admirait les effets du système protecteur appliqué par les Américains des États-Unis, affirmant qu’ils étaient parvenus, par ce moyen ingénieux, « à faire payer par l’étranger la majeure partie de leurs dettes de la guerre de Sécession. »

Et d’abord, avant d’entrer dans le fond même du débat, plaçons une observation qui a son importance au point de vue de la moralité du système.

En le supposant fondé, si nos compensateurs se préoccupaient de l’équité et de la logique, ils établiraient des catégories entre les divers producteurs étrangers, suivant que la nation à laquelle ils appartiennent est plus ou moins grevée d’impôts.

Compenser, cela veut dire équilibrer, et comme les différents peuples étrangers ont des taxes plus on moins lourdes, il y aurait donc, de toute nécessité, à établir des distinctions entre eux.

Mais nos soi-disant compensateurs n’ont pas de ces soucis importuns, ils frappent en bloc les importateurs étrangers, les traitant de Turcs à Mores, en ennemis indignes d’être soumis aux règles de la plus vulgaire justice.

Tel est leur procédé, et tout au point de vue de la moralité que des représailles qu’il peut susciter, il n’était pas inutile de le signaler à l’attention publique.

Ceci observé, entrons maintenant dans le vif de la question et voyons s’il est exact de dire que la taxe est supportée définitivement par l’étranger.

À cet effet, il est essentiel de bien nous rendre compte de la structure et du mécanisme du système protecteur.

De l’aveu de nos adversaires, c’est un système de défense dans lequel la douane fait l’office d’une barrière destinée à repousser l’invasion des produits étrangers pour renchérir le prix du produit protégé.

« C’est POUR LE PRODUCTEUR que les droits de douanes ont été institués », nous dit-on, dans un livre qui est le résumé de la doctrine, le livre de La Révolution économique, écrit par M. Domergue, avec une préface de M. Méline (page 47 de la 3e édition).

C’est-à-dire qu’au lieu de laisser entrer en vue du Trésor public, la barrière empêche d’entrer en vue de faire surpayer, par cette disette artificielle, le prix du produit protégé ; au profit du TRÉSOR PARTICULIER du producteur protégé.

C’est ce que nous apprend aussi le rapporteur de la loi de douane sur les maïs à la Chambre des députés, M. Viger, dans le discours qu’il a prononcé le 2 juin dernier :

« On prétend que la protection ne sert à rien ; vous pouvez cependant constater ses effets ; depuis l’augmentation des droits sur les alcools étrangers, il n’en entre plus ou du moins il n’en pénètre qu’UNE QUANTITÉ INFINITÉSIMALE. »

Tel est donc l’effet de la protection : c’est un impôt établi pour le producteur protégé, non pour le Trésor public ; quand le droit est prohibitif il n’entre absolument rien et le Trésor est frustré ; quand il est simplement protecteur il en entre une quantité infinitésimale, et la plus grosse part reste derrière la barrière qui en empêche l’entrée sur le marché français.

Éliminant pour un instant la portion ainsi écartée du marché, voyons, sur cette quantité infinitésimale qui entre, par qui est supportée la taxe.

À ce sujet je fais appel à l’expérience du lecteur : la douane fonctionne ainsi comme un octroi national et n’est-il pas au vu et su de tous, que les droits d’octroi ne sont payés par l’importateur qu’à titre d’avance, et qu’il s’en fait rembourser par le consommateur ?

Dans la pratique cela ne fait de doute pour personne ; c’est ainsi que dans une circulaire d’un marchand de Libourne, M. Forestier père, on remarque cette phrase :

« Les droits d’octroi, s’il y en a, à votre charge. »

Pour qui sait lire, cela signifie que le vendeur ne veut pas se donner la peine de faire l’avance des frais et qu’il entend que le consommateur paie directement au lieu d’avoir à lui en faire le remboursement.

Qu’est-il besoin d’ailleurs de faire des efforts et d’insister en vue de la démonstration ? M. Pouyer-Quertier lui-même s’est chargé de nous épargner ce soin. Dans un discours prononcé le 6 mars dernier à Paris dans une réunion de l’Association de l’industrie française, il a reconnu formellement que c’est l’acheteur français qui supporte le droit.

Voici, en effet, comment il s’est exprimé, au cours d’une discussion où l’on réclamait, de l’industrie lainière, une compensation contre le droit de 10% sur les laines étrangères demandé par Société des agriculteurs de France.

Un orateur, M. Leurent, venait de déclarer, sans contradiction aucune, que l’industrie lainière aurait à sortir de sa poche une somme considérable pour payer cette taxe de 10%, M. Pouyer-Quertier prononça alors textuellement les paroles suivantes :

« L’industrie aura à faire un sacrifice en payant ces droits ; il est juste qu’on rende, sous forme de prime de restitution, ces droits à la sortie : il faut calculer la prime de manière à rendre la TOTALITÉ DES DROITS AINSI PAYÉS. »

Habemus confitentem reum : quoi de plus formel, en effet ? A-t-on jamais pris, d’une manière plus évidente, un orateur en flagrant délit de contradiction avec lui-même ?

En février, M. Pouyer-Quertier soutenait que la taxe était supportée par l’étranger ; un mois après, rendant involontairement hommage à la vérité, voilà qu’il demande une prime de restitution à la sortie des laines, calculée sur la totalité des droits de 10%, soi-disant compensateurs.

De même, dans la séance de la Chambre des députés du 2 juin dernier, au cours de la discussion des droits sur les maïs, M. Méline a dit que « les cultivateurs de France paieraient les droits sur le blé, le seigle et l’avoine provenant de l’étranger. (J. Off. du 10 juin, p. 1018.)

Voilà donc ce système tant vanté, capable de refaire les finances de la France et de développer ses richesses ; le voilà, tel que nous l’ont fait ses auteurs eux-mêmes.

L’édifice était si solide qu’il a suffi d’y toucher pour qu’il s’écroulât ruiné dans ses bases mêmes et ceux-là même qui l’ont construit l’ont détruit.

La base du système était celle-ci : l’étranger paie le droit compensateur ; et voilà que de l’aveu même de MM. Pouyer-Quertier et Méline, l’étranger se borne à en faire l’avance, et c’est le consommateur français qui le rembourse, et le paie définitivement.

D’ailleurs comment pourrait-il en être autrement ?

Est-ce que le droit de douane n’est pas rangé dans la catégorie des impôts dits de consommation, et la caractéristique de ces impôts n’est-elle pas que le consommateur paie l’impôt confondu avec le prix de la marchandise ?

Donc, de ce système il ne reste que des ruines, et ce qui éclate, c’est l’injustice finale, véritablement monstrueuse au point de vue de la répartition des impôts : le consommateur français, en outre des impôts qu’il paie, doit payer la part d’impôt du producteur protégé.

Quelle théorie de ricochets ! Le système est en apparence destiné à atteindre l’étranger, et c’est sur le consommateur français qu’il retombe de tout son poids.

Admirable invention du génie protectionniste, et qui doit nous pénétrer de reconnaissance, nous qui aurons tant de satisfaction à payer et les taxes actuelles et celles que nous prépare notre Parlement pour l’année prochaine et les années subséquentes.

Mais ce n’est pas tout : pour apprécier la portée et les effets de ce système dans toute leur beauté, il faut reprendre ce que nous avons éliminé plus haut, à savoir cette quantité négative chassée du marché par la barrière protectrice.

C’est la plus importante, puisqu’il n’est entré qu’une quantité infinitésimale ; n’oublions pas que le droit est fait pour le producteur, afin que, grâce à la disette résultant de l’expulsion des produits étrangers, il vende ses produits plus cher sur le marché.

Par exemple, il vendra 10 francs ce qu’il aurait vendu 8 francs sur le marché libre par suite de la diminution de prix résultant de la concurrence étrangère.

Qui paie le surplus de pris de 2 francs ? Évidemment le consommateur, c’est-à-dire le public.

Deux francs sortant, par force, par l’artifice des tarifs compensateurs, de la bourse des acheteurs pour passer dans celle du producteur favorisé : c’est un impôt indirect payé à un particulier à une branche de la production nationale.

De quel droit et à quel titre ? Est-ce que l’impôt est une dette entre particuliers ?

On ne doit d’impôt qu’à l’État. : c’est là une règle essentielle, règle de notre droit public constitutionnel.

Comment se fait-il donc que le Parlement, gardien naturel de la Constitution, se fasse le complice de cette violation formelle et évidente de la Constitution ?

Ayant le devoir de garantir la bourse des contribuables, comment aurait-il le droit de les sacrifier à des appétits égoïstes et injustes ?

De quelque côté qu’on se retourne, on voit donc que le système soi-disant compensateur n’est qu’un tissu d’injustice, de monstrueuse injustice.

Le droit de douane au profit du producteur, comme dit M. Méline dans le livre de la Révolution économique, c’est le rétablissement de la dîme, aux dépens de la masse du travail national, au profit d’une aristocratie féodale d’un nouveau genre, reconstituée ainsi sur les débris de l’ancienne aristocratie.

C’est au lendemain du centenaire de la Révolution de 1789, c’est dans la journée du 14 juillet 1890, anniversaire de la prise de la Bastille, anniversaire de la fête de la Fédération, que nous écrivons ces lignes ; les fils de la Révolution, les descendants des vainqueurs de la Bastille sont-ils donc tellement dégénérés qu’ils supportent ce rétablissement déguisé de l’Ancien régime ?

Cette fin de siècle verra-t-elle la fin de la démocratie française, de celle qui a pour formule cette triple devise : 

Liberté, Égalité, Fraternité ?

E. MARTINEAU.
Juge à Rochefort,
de la Société d’économie politique de Paris.

Rochefort, ce 14 juillet 1890.

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