Des résultats de la liberté de la boucherie et de la boulangerie

En 1863, un décret donne une première forme de liberté au commerce de la boulangerie, alors prisonnier de règlements d’autorité hérités de l’Ancien régime et de la Révolution. Quatorze ans plus tard, Yves Guyot retrace les résultats pratiques de cette libéralisation devant la Société d’économie politique. Du point de vue des prix et de la qualité du pain, il semble, analyse-t-il, que le régime de la liberté ait effectivement apporté des bienfaits qu’on aurait vainement attendu des règlements et de la fixation des prix par l’autorité.

 

Des résultats de la liberté de la boucherie et de la boulangerie,

Société d’Économie Politique, réunion du 5 avril 1887

 

(Journal des économistes, avril 1887.)

 

 

Invitée à se prononcer sur son ordre du jour, la réunion adopte comme sujet de discussion la question suivante proposée par M. Yves Guyot :

 

DES RÉSULTATS DE LA LIBERTÉ DE LA BOUCHERIE ET DE LA BOULANGERIE.

 

M. Yves Guyot prend la parole pour exposer la question.

Après le vote du Parlement sur les blés et les bestiaux, il est peut-être paradoxal, dit-il, de venir combattre les taxes sur le pain et la viande ; car la prétention des protectionnistes ayant été de rehausser le prix du blé et le prix du bétail, sans atteindre le pain et la viande, on les a entendus récriminer sans cesse contre les boulangers et les bouchers : comme s’ils avaient la prétention de faire payer, par les vingt ou trente mille boulangers existant en France, les 300 millions que doit coûter aux consommateurs français le droit de 5 francs.

M. Yves Guyot n’aborde pas la question du principe de l’article 30 de la loi des 19-22 juillet 1791 qui a établi provisoirement cette taxe, encore actuellement appliquée en France dans plus de neuf cents communes et sous la menace de laquelle se trouvent tous les boulangers. Avant le décret de 1863, le nombre des boulangers était limité, ils étaient astreints à une savante organisation qui ne comprenait pas moins de treize articles. Une caisse de compensation existait : le boulanger était une sorte de fonctionnaire administratif ; un arrêt de la Cour de cassation de 1811 déclare avec raison qu’il « n’est pas commerçant ».Le consommateur y gagnait-il ? Non, car la plus grande partie de la boulangerie de Paris se faisait à l’aide des marchés à cuisson. 

Les meuniers, dans un rayon de 60 lieues à peu près, s’entendaient avec les boulangers, leur livraient les trois quarts de leur farine, avec une prime de cuisson de tant ; puis, avec le quart qui leur restait, ils faisaient la hausse autant que possible, Comme le prix du pain était fixé par l’administration d’après le prix de la farine, ils bénéficiaient pour l’ensemble de leur livraison de l’écart qu’ils provoquaient. M. Yves Guyot montre un graphique comparant le prix du pain à Paris avec le prix du blé depuis 1843 ; le prix du pain s’est élevé en 1847 à 49,8 centimes le kilogramme, en 1854 à 48,5, en 1856 à 49,9 ; jamais il n’a atteint ces prix depuis le décret de 1863 ; depuis 1875, il n’a pas dépassé 40 centimes ; et, depuis 1878, la moyenne a toujours été au-dessous. Dans son Rapport sur les consommations de Paris en 1885, M. Morillon dit : « Le prix du pain en 1885 a été inférieur à celui de 1884. L’abaissement du prix du pain ne correspond pas, comme on pourrait le croire, à une égale diminution du prix des farines, Celles-ci se sont tenues, en moyenne, à des cours plus élevés qu’en 1884 ». C’est un résultat que n’aurait pas obtenu la taxe à coup sûr.

On suppose que les boulangers vendent presque tous au même prix. Or, voici un graphique représentant les maxima et minima du prix de la première qualité du pain de quatre livres, à Paris, en 1884, à la même époque. Les prix varient entre 75 et 50 centimes. Dans les arrondissements de la périphérie, nulle part le prix ne dépasse 70 centimes. Dans les arrondissements du centre, les frais généraux augmentent le prix du pain. C’est à ces frais, loyer, main d’œuvre, meilleure qualité du pain, qu’est due l’augmentation de la prime de cuisson qui, même sous le régime de la taxe, avait une tendance constante à s’élever.

On voudrait établir la taxe qu’il faudrait bien tenir compte de ces frais ; on ne peut condamner des marchands à vendre à perte. C’est de cette difficulté que venaient autrefois les émeutes du pain ; on taxait le boulanger. Il restreignait le plus possible sa production. L’ouvrier venait chez lui, — il n’y a pas de pain ! Il allait chez un autre, même réponse. Alors l’inquiétude le prenait, l’émotion se communiquait de l’un à l’autre, l’émeute éclatait. La liberté de la boulangerie l’a fait disparaître. Quant à la boucherie, la taxe est encore plus difficile à établir que sur le pain.

Il y a trois qualités de viande ; puis, selon la valeur et la nature du morceau, il y a trois autres autres qualités ; selon les quartiers de Paris, il y a des différences de prix considérables entre les divers morceaux. « À la place Maubert, constatait l’enquête de 1851, le gigot est de 20 centimes meilleur marché qu’à la Chaussée d’Antin, et le col de mouton 20 centimes plus cher ». Avant de supprimer complètement la taxe, l’administration y avait renoncé peu à peu pour le filet, puis pour le faux-filet, puis pour les rognons de chair, puis pour les côtelettes de mouton parées ; elle avait établi une quatrième catégorie qui ne renfermait à peu près que les os, et qui avait pour conséquence de relever le prix de la troisième, En 1855, la taxe avait été suspendue ; le prix moyen du bœuf était de 1 fr. 42 cent. le kilog. En 1857, elle avait été rétablie ; le prix s’était élevé à 2 fr. 02 cent. Voici les prix moyens des dernières années, d’après le Rapport de M. Morillon : 1881, 1 fr. 32 cent. le kilog. ; 1887, 1 fr. 50 ; 1883, 1 fr. 64 ; 1884, 1 fr. 63 ; 1885, 1 fr. 54.

Contrairement aux assertions émises tous les jours en l’air, on voit que le prix de la viande est moins élevé sous le régime de la liberté que sous le régime de la taxe. M. Lanjuinais, dans un Rapport fait au nom de la Commission d’enquête de 1851 sur la boucherie, en explique très bien les motifs : « Avec la taxe, le boucher n’a pas intérêt à discuter le prix de la viande sur pied, car, s’il obtient de bas prix, c’est le consommateur qui en profite, et si, au contraire, les prix sont élevés, la taxe s’élève avec eux, c’est le consommateur qui fait les frais d’un achat mal défendu. En outre, il arrive fréquemment que l’acheteur et le vendeur s’entendent pour déclarer des prix exagérés, afin de surélever la taxe et de se partager le bénéfice de leur fraude commune ».

 

M. Léon Say fait remarquer que M. Yves Guyot n’a pas parlé d’un élément assez intéressant de la question, l’augmentation constante de la prime de cuisson, portée successivement, dit-il, de 7 francs jadis jusqu’à 20 francs aujourd’hui. Il espère qu’un des invités de la Société, tous spécialistes, voudra bien expliquer ce point particulier du sujet.

 

M. Cornet, président du Syndicat de la boulangerie de Paris, répond à cette invitation.

Il voudrait d’abord réfuter l’opinion souvent exprimée par les partisans de la taxe du pain ; ceux-ci prétendent que la liberté, octroyée à la boulangerie par le décret de 1863, eut pour résultat d’augmenter la prime de cuisson et de la porter de 14 à 20 et même 22 francs par sac de farine de 157 kilogrammes.

Si l’on ne consultait que la brutalité des chiffres, peut-être auraient-ils un semblant de raison. Mais il est très facile de démontrer l’erreur de cette argumentation.

L’augmentation de cette prime accordée au boulanger pour le couvrir de ses frais généraux, frais de fabrication, salaires, etc., a suivi la marche ascensionnelle des salaires en général. Ces frais ont pris une plus grande importance, pour les raisons suivantes qui sont d’une évidence incontestable.

1° Augmentation des loyers et impositions.

2° Augmentation de la main d’œuvre. (Les ouvriers qui, il y a 30 ans, gagnaient de 28 à 32 francs par semaine, sont payés aujourd’hui de 45 à 50 et même 55 francs) ;

3° Élévation de la qualité des farines employées, qui sont maintenant plus blanches, d’un rendement moindre en quantité, et par cela même payées plus cher ;

Augmentation des exigences de la clientèle qui ne saurait se contenter aujourd’hui du pain que l’on consommait il y a trente ou quarante ans;

5° Augmentation des exigences du service qui nécessite un nombreux personnel pour la distribution du pain à domicile.

Le décret de 1863 n’a été que la conséquence naturelle des réclamations formulées les années précédentes par les boulangers qui dès cette époque reconnaissaient l’impossibilité de continuer l’exercice de leur profession avec la cuisson accordée par l’administration. Et il est parfaitement démontré que, même en conservant la réglementation, il eut fallu depuis cette date augmenter à plusieurs reprises le chiffre de cette prime, pour permettre au boulanger de vivre de son travail.

Il n’y a donc pas lieu de revenir à ces anciens errements qui obligent le gouvernement à s’interposer entre le producteur et le consommateur d’une denrée qui, bien qu’étant de première nécessité, entre pour un si petit chiffre dans la dépense d’un ménage.

Le boulanger, par une loi votée en 1791, à titre provisoire, a été placé en dehors du droit commun, il réclame aujourd’hui sa place au soleil de la liberté dont seul de tous les commerçants il est privé !

Il n’y a, il ne saurait y avoir aucune raison de la lui refuser, car sous un régime libéral comme celui qui régit notre pays, ses aspirations, ses revendications sont absolument légitimes.

Il serait déraisonnable de craindre que l’abolition de l’art. 30 de cette loi néfaste puisse amener une hausse de prix du pain. On est forcé de constater que la liberté, accordée depuis 24 ans à la boulangerie parisienne, a eu pour résultat de permettre à chacun de trouver du pain à un prix en rapport avec ses moyens pécuniaires. Ce prix varie actuellement de 55 à 80 centimes les deux kilogrammes, suivant les différents quartiers.

Le retour à la taxe, fût-elle basée sur celle officieuse publiée par la préfecture, aurait pour conséquence de faire payer le pain, à la classe ouvrière, 70 centimes au minimum.

Et puis, est-ce que la concurrence n’est pas là pour garantir amplement l’intérêt du consommateur, en maintenant les prix à un chiffre raisonnable en rapport avec celui des farines ?

Il est juste de convenir aussi que la taxe est non seulement contraire au boulanger, mais qu’elle l’est au moins autant pour le consommateur.

Le retour à une pareille mesure aurait pour conséquence immédiate d’abaisser la qualité du pain et d’imposer au public, au consommateur, un produit de qualité inférieure.

 

M. Léon Say craint de comprendre, d’après ces explications, que la liberté ait, en somme, contribué à faire hausser les prix.

 

M. Cornet fait remarquer que, précisément sous l’influence de la liberté, il y a des quartiers de Paris où le pain ne se vend que 55 centimes, la taxe officieuse indiquant un prix de 70 cent. La clientèle pauvre, les ouvriers, peuvent avoir, en réalité, du pain à très bon marché.

 

M. Frédéric Passy pense que, même avec la taxe officielle, si elle avait continué à être appliquée à Paris, l’on aurait observé l’augmentation de la prime de cuisson dans certains quartiers, en raison de l’amélioration du service de la fourniture du pain à la clientèle. Nécessairement, quand il y a augmentation de services, il faut qu’il y ait une élévation correspondante dans la rémunération.

 

M. Ramé, président de la Délégation de la boulangerie française, reconnaît que les boulangers ont bien, depuis 1863, augmenté la prime de cuisson, par suite de toutes sortes de circonstances : hausses de salaire, de loyer, des frais généraux, qui se seraient produits tout de même sans cela ; mais il faut, dit-il, considérer le prix du pain en lui-même ; dans les années de règlementation, le pain s’est vendu bien plus cher et avec de bien plus grandes variations que depuis la liberté ; la simple comparaison des prix prouve qu’ils n’ont pas été plus élevés et qu’il ne s’est plus produit depuis cette époque de ces soubresauts toujours désagréables pour le consommateur.

Ce fait est le résultat de la liberté qui seule peut, sinon modérer, au moins pondérer les prix de toutes choses.

Quand un maire taxe le pain dans sa ville, le boulanger se trouve à son insu, cela est entendu, dans l’obligation de commander un type de farine tel qu’il puisse, lui boulanger, joindre les deux bouts avec la taxe qui lui est imposée, et comme chaque maire prend pour sa taxe les bases qui lui conviennent, il en résulte que ce type est tout local et écarte forcément les fabricants qui sont hors du rayon habituel d’approvisionnement. Un arrêté de taxe a donc absolument la même portée qu’un arrêté qui attribuerait exclusivement la fourniture des blés et des farines d’une ville aux fermiers et meuniers d’un rayon déterminé.

C’est depuis le décret de 1863 que le rayon de l’approvisionnement de Paris s’est agrandi ; c’est ce décret qui a permis d’y faire concourir les meuniers de toute la France et même de l’étranger, la Hongrie, par exemple, et c’est pour cela que, tout en prenant une prime de cuisson plus forte, les boulangers ne vendent pas le pain plus cher. C’est la meunerie qui fait les frais de cette différence, obligée qu’elle est de disputer son marché à des confrères auxquels il était jadis fermé de par la taxe.

 

M. Léon Say demande si, malgré les nouveaux procédés, les meuniers peuvent diminuer la qualité de leur farine à volonté.

 

M. Ramé répond que cela est plus que facile ; le grain de blé se compose d’une amande et de son écorce. L’amande seule nourrit, mais point l’écorce. Il se demande s’il faut, comme on y tend aujourd’hui, ne manger que l’amande ou, comme le veut le Dr Graham, manger tout le blé ; ou bien, comme cela se fait généralement en province, laisser dans la partie farine une certaine proportion de l’écorce, autrement dit de son ; ce qui fait toute la différence des farines premières et secondes.

Cela dépendra de la taxe et de ses bases. S’il n’y a pas de taxe, ou bien si les bases en sont très larges, le meunier bien payé blutera à 66% et même au-dessous. Le pain sera, dans ce cas, plus blanc et plus nourrissant. Si la taxe n’est pas rémunératrice, on arrivera, comme cela se passe dans certaines villes de province, et notamment à Vic, Pezenne et Villedieu-les-Poëles, à produire un pain inférieur à celui que le préfet de police fait fabriquer à Paris pour les prisonniers.

 

M. le président. — Vous n’êtes pas partisan du système du docteur Graham ?

 

M. Ramé répond qu’il y est absolument opposé.

Le son ne nourrit pas ; les piqûres des farines bises ne sont autre chose que du son réduit en farine ; nous ne nous assimilons que l’amande, et le docteur Graham veut nous faire ingérer une matière inutile pour l’alimentation.

Sur l’observation d’un assistant, qu’il résultera une perte réelle pour la consommation si l’on mange une moins grande partie du blé, M. Ramé reconnaît qu’à un certain point de vue, cela peut être vrai ; c’est là une des causes pour lesquelles la France est obligée de produire plus de blé pour fabriquer moins de pain.

Mais cette quantité de résidus — jadis moins de 20%, aujourd’hui plus de 35% — qui tend tous les jours à s’accroître et qui est impropre à la fabrication du pain, personne ne la jette, personne ne la détruit ; les meuniers la vendent plus ou moins cher, suivant que les récoltes fourragères sont plus ou moins abondantes. Elle est employée à nourrir les bestiaux et les volailles, qui s’assimilent très bien ces issues ; sous la forme de viande, elles procurent de nouvelles ressources à l’alimentation publique ; ce déchet n’est donc pas perdu pour la consommation.

 

M. Balandreau, avocat à la Cour d’appel, conseil de la boulangerie de Paris, répond d’abord à une observation de M. Léon Say, en justifiant la majoration qui a porté, à Paris, à 20 francs en moyenne, la prime de cuisson par sac de 157 kilogrammes. — Cette majoration est due à l’accroissement des frais généraux du boulanger et l’administration préfectorale elle-même, dans les bases de la taxe officieuse publiée au Bulletin municipal, en reconnaît la légitimité, puisque c’est environ 19 francs de cuisson qu’elle accorde au boulanger. Il serait donc inexact de dire à ce point de vue que le régime de la liberté a causé le renchérissement du pain, car la même augmentation de la prime se serait produite sous le régime de la réglementation.

D’ailleurs, la cherté du pain, malgré les surtaxes sur le blé et la farine, n’existe point à proprement parler. Le pain se vend actuellement à Paris au cours moyen de 75 centimes les 2 kilogrammes. En 1789, il se vendait 16 sous les quatre livres et il s’est élevé bien au-dessus de ce prix pendant la Révolution. Le pain est donc moins cher aujourd’hui. Et cependant, le salaire de l’ouvrier ne dépassait point à cette époque, à Paris, 2 francs par jour. Si sur cette somme modique on prélevait pour l’alimentation de la famille le prix d’un pain de 2 kilog., il ne restait plus que 24 sous pour les autres besoins : le logement, le vêtement. C’était peu. Aujourd’hui le salaire atteint une moyenne de 6 à 7 francs par jour.

Une dépense de 75 centimes ne l’entame que légèrement.

Pour se rendre un compte exact de la portée que pourrait avoir le rétablissement de la taxe, il est bon de préciser l’importance de la consommation individuelle. Elle est à Paris par jour et par individu de 450 grammes, soit par an de 164 kilog1/4. Il s’en faut de 35 kilog. 3/4 qu’elle représente le rendement d’un sac de farine qui est de 200 kilog. Le sac de farine donnant une prime de cuisson moyenne de 20 francs, c’est donc moins de 20 francs que chaque individu donne par an au boulanger qui lui fabrique son pain pendant toute l’année.

Eh bien, c’est cette somme de 20 francs, que les partisans de la taxe voudraient réduire, et ils s’imaginent qu’ils rendraient un grand service au consommateur.

En réalité, c’est une illusion qu’on veut donner au consommateur. La prime de cuisson fût-elle réduite de 2 francs, c’est-à-dire abaissée à 18 francs, ce serait à la fin de l’année une économie de 10 francs que réaliserait une famille de 5 personnes ; fût-elle réduite de 4 francs, ce serait une économie de 20 francs.

Ce n’est pas avec une pareille épargne que le consommateur parviendrait à mettre sa vieillesse à l’abri du besoin. Non seulement le résultat serait mince, mais ce que le consommateur pourrait gagner sur le prix du pain, il le perdrait sur la qualité.

Orà Paris, le consommateur quel qu’il soit est difficile sur la qualité du pain. Jamais on n’a pu y acclimater le pain bis, malgré son bon marché.Des chiffres remontant à l’époque de la réglementation l’établissent.

En 1855, les farines blanches achetées par la boulangerie se chiffraient par 1 510 003 quintaux représentant une valeur de 87 855 986 francs. Par contre on n’avait acheté que 18 206 quintaux de farines bises représentant une valeur de 902 774 francs, soit un 90de la consommation totale. En 1856 et 1857 les achats de farine bise diminuaient encore pour se réduire en 1858 à 7 439 quintaux représentant une valeur de 175 375 francs, et les achats de farine blanche montaient à 1 625 490 quintaux, représentant 49 941 273 francs. Ces chiffres démontrent la répugnance de la population parisienne pour le pain qui n’est pas blanc.

Et la population parisienne a raison. En effet, contrairement à une erreur ancienne, la farine blanche est la plus nourrissante. Sans doute, l’enveloppe du blé, dont le mélange avec l’amande constitue la farine bise, renferme des éléments azotés qui seraient nourrissants si l’homme se les assimilait. Mais les expériences curieuses faites par M. Aimé Girard, le savant professeur du Conservatoire des arts et métiers, ont démontré que l’enveloppe du blé n’était pas digestible pour l’estomac de l’homme et qu’elle altérait les propriétés de la farine. Le consommateur a donc tout intérêt à manger du pain blanc fabriqué avec de la farine blanche. C’est celui-là seulement qui peut lui procurer la vigueur et la force. C’est le pain de l’avenir.

Le rétablissement de la taxe retarderait indéfiniment le moment où chacun mangera du pain blanc. L’expérience démontre en effet que la taxe paralyse le progrès de la fabrication. C’était l’avis de M. Rouher, c’était l’avis de M. Le Play.

Les comptes rendus de la Caisse de la boulangerie prouvent du reste que sous le régime de la réglementation, la moitié des achats de farine se faisaient à Paris par des marchés à cuisson. Le pain se vendait au cours de la taxe pour le compte du meunier, le boulanger était un simple façonnier, recevant du meunier une prime de cuisson réglée d’avance, quelle que fut la qualité de la farine employée. Bien entendu le meunier s’arrangeait pour y trouver son compte, en fabriquant un type de farine susceptible de lui procurer un bénéfice, malgré la médiocrité de la taxe.

C’était le consommateur qui y perdait, il mangeait de moins bon pain.

Vexatoire pour le boulanger, la taxe est donc préjudiciable à l’intérêt du consommateur. Elle peut empêcher, malgré la hausse du blé et de la farine, le pain de renchérir, mais au détriment de la qualité.

Au lieu de rétablir la taxe, il faut donc la faire disparaître de la législation. On ne fera que suivre l’exemple de toutes les nations européennes qui l’ont abolie et on reviendra à l’état de choses antérieur à la loi provisoire des 10-22 juillet 1791, car jamais avant cette date, le pain usuel, le pain ordinaire n’avait ététaxé en France.

 

M. Frédéric Passy conclut, de toutes ces explications, que la taxe, en somme, dégage la responsabilité du boulanger. C’est ce qu’avait parfaitement dit, dans un excellent article du Journal des Économistes, notre confrère M. Victor Modeste.

Reste toujours un doute. Est-il possible que, si les consommateurs de blé sont obligés de payer 300 millions de plus, par l’effet des surtaxes, le prix de vente du pain reste le même ? Ou bien il y aura, quoi qu’on dise, une élévation de ce prix, ou bien les boulangers seront acculés à une diminution dans la qualité. Ils l’ont, du reste expliqué tout à l’heure.

La séance est levée à dix heures quarante.

A propos de l'auteur

Institution centrale dans le débat des idées économiques au XIXe siècle, la Société d’économie politique comptait comme membres toute la fine fleur de l’école libérale française, dont elle permettait le renouvellement et à qui elle offrait des opportunités de discussions engagées.

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