Rapport sur le mémoire de M. Macarel, touchant la constitution et l’état de la propriété dans l’Algérie à l’époque de la conquête des Français


Devant l’Académie des sciences morales et politiques, Gustave de Beaumont fait état de ses observations sur un récent mémoire de M. Macarel, consacré à la propriété en Algérie. Si les Français agiront en oppresseurs ou en conquérants sages et respectés, dépend avant tout des lois et mœurs qui dominent en Algérie à l’époque même où ils en ont renversé le gouvernement. De ce point de vue, il est certain que la notion de propriété privée existe dans le droit musulman, et c’est une réalité avec laquelle il faut nécessairement compter.


Rapport sur le mémoire de M. Macarel, touchant la constitution et l’état de la propriété dans l’Algérie à l’époque de la conquête des Français

 

RAPPORT VERBAL DE M. GUSTAVE DE BEAUMONT

Sur le mémoire adressé le 17 février 1843,

À LA PREMIÈRE SOUS-COMMISSION DE COLONISATION DE L’ALGÉRIE, PAR M. MACAREL,TOUCHANT LA CONSTITUTION ET L’ÉTAT DE LA PROPRIÉTÉ DANS L’ALGÉRIE À L’ÉPOQUE DE LA CONQUÊTE DES FRANÇAIS.

 

Je demande à l’Académie la permission de lui rendre compte très sommairement d’un travail sur l’état de la propriété dans les pays musulmans, dont lui a fait hommage M. Macarel, conseiller d’État et professeur de droit administratif.

Ce travail a été exécuté sur la demande du gouvernement, qui, s’occupant de donner des lois à l’Algérie et d’y jeter les fondements de la colonisation, a voulu d’abord connaître la base sur laquelle il va édifier.

Il est certain que, dans tout pays conquis, la première condition de bonne conduite pour le conquérant, c’est la parfaite connaissance des lois, des usages et des mœurs du peuple vaincu. Et dans le pays où l’on veut coloniser, ce qui importe, c’est la science des lois particulières qui régissent la possession du sol. Ces lois ne sont point partout les mêmes, et les droits qu’elles font naître sont très divers. Soit qu’il veuille les respecter ou les enfreindre, ou ne les violer que dans une certaine mesure, le vainqueur a besoin de les connaître ; car il est équitable ou oppresseur aux yeux des peuples soumis, non pas suivant qu’il pratique ou méconnaît de certaines règles absolues de justice, mais suivant l’idée que ces peuples se forment du droit et de sa violation. Nulle part ce droit ne varie plus, et n’a amené des appréciations plus différentes que dans tout ce qui concerne la jouissance et la propriété de la terre. On conçoit que l’idée que peut se faire de la propriété un peuple de chasseurs est autre que celle qui en est conçue par un peuple pasteur, et surtout par un peuple cultivateur ; et les actes d’usurpation commis sur le sol auront, chez chacun de ces peuples, un caractère spécial et très différent.

C’est ainsi que, suivant que l’on voudra conquérir et exploiter le sol dans l’un ou l’autre de ces pays, des procédés divers devront être mis en usage, plus faciles et plus simples partout où la propriété privée n’existe pas, plus compliqués là où la propriété individuelle est établie.

Rien n’est donc plus important, lorsqu’on se propose de coloniser un pays, que de rechercher quel y est l’état et la constitution de la propriété foncière ; car de ce point de départ dépend à peu près toute la politique à suivre.

On voit par ce qui précède quel est le but du travail de M. Macarel. C’est un but essentiellement pratique, qui sortirait du cercle des questions destinées à l’Académie. Mais avant d’arriver à l’examen de ce qui, en fait, se pratique en Algérie, l’auteur a pensé qu’il convenait d’abord de rechercher quels principes généraux, dans les pays musulmans, régissent la propriété de la terre. En traitant cette partie de son sujet, il s’est exclusivement placé sur le terrain de la science ; et cette portion purement théorique est aussi la seule qu’il ait adressée à l’Académie, dont elle est digne par le fond et par la forme. L’eût-il composée en vue de l’Académie seule, elle ne contiendrait pas de plus consciencieuses et de plus savantes recherches.

Pour étudier l’état et la constitution de la propriété dans les pays musulmans, M. Macarel a puisé à deux sources principales. Il a d’abord consulté les livres musulmans qui font autorité sur la matière ; et contrôlant les documents écrits par les témoignages oraux, il s’est éclairé auprès de toutes les personnes dignes de foi et versées dans la connaissance des lois et des mœurs musulmanes. La nomenclature qu’il donne des ouvrages qu’il a consultés et des personnes qu’il a interrogées prouverait à elle seule toute l’étendue des investigations auxquelles il s’est livré.

Après avoir exposé les principes généraux de la matière, M. Macarel recherche quelle est l’origine de la propriété privée dans les pays musulmans. La guerre contre les ennemis de la religion et de l’État est, dit-il, dans l’islamisme un devoir sacré que la loi impose à tout le peuple musulman… Au milieu des invasions que fait naître l’accomplissement de ce devoir, quel est le sort des individus et des territoires envahis ?

L’histoire et les livres de la loi attestent les trois faits suivants :

1° Ceux qui acceptent l’islamisme sont toujours respectés dans leurs propriétés et leurs biens ; 2° ceux qui, étant vaincus, n’acceptent pas l’islamisme, sont, suivant la clémence du vainqueur, réduits en esclavage ou laissés libres ; 3° enfin les biens de ces derniers sont ou réunis au domaine de la nation musulmane, ou laissés, à divers titres, entre les mains de leurs possesseurs. Enfin toutes les terres qui n’ont pas été réunies au domaine de l’État sont patrimoniales.

L’auteur montre ensuite les éléments dont se forme le domaine de l’État, dont l’ensemble se nomme Beït-ul-mali-mussliminn, c’est-à-dire « la maison du bien du musulman ». Terres conquises et retenues par le prince, terres confisquées, héritages vacants faute d’héritiers ou en conséquence du droit d’aubaine, terres vaines et vagues, telles sont les sources d’où découle le domaine de l’État musulman.

Enfin M. Macarel expose les conditions d’existence d’une troisième sorte de propriété, qui est celle des établissements religieux et de charité publique, qui d’ordinaire se forment et s’enrichissent au moyen de fondations pieuses dont l’auteur donne à l’établissement tel ou tel immeuble en nue propriété, à la condition que lui et ses descendants, substitués les uns aux autres, en conserveront l’usufruit jusqu’à un certain degré déterminé. Ce domaine porte le nom général de wakf, ou vulgairement vakouf habou, en Algérie.

On sait que l’un des buts ordinaires de ces fondations est d’assurer une partie de sa fortune contre le sort des confiscations arbitraires, que les sultans et leurs représentants exercent sur les biens des sujets. Or, confisquer les biens wakf, ce serait offenser Dieu, à qui ils sont consacrés. C’est un péril que les princes musulmans ont rarement bravé.

Ainsi donc, domaine national ; domaine de piété ou d’utilité publique ; domaine patrimonial.

Telle est, dit M. Macarel, la grande division de la propriété qu’offre, en caractères tranchés et certains, la législation musulmane.

En somme, le résultat des recherches de M. Macarel est de constater qu’il existe dans tous les pays musulmans un droit certain et légal de propriété privée et patrimoniale. Il le prouve par des autorités irrécusables, et il réfute victorieusement les opinions de MM. de Hammer et Marion, qui nient l’existence de toute propriété individuelle dans les pays musulmans, et soutiennent que la terre musulmane n’appartenant qu’à Dieu, c’est-à-dire au souverain qui le représente dans ce monde, il ne peut y avoir au-dessous du sultan que des occupants et des possesseurs de fait, dont l’expulsion est toujours facultative et légale. Déjà, dans plusieurs mémoires remarquables lus à l’Académie des inscriptions et belles-lettres, Sylvestre de Sacy avait prouvé avec une grande force le vice de la doctrine soutenue par MM. de Hammer et Marion. M. Macarel a achevé la démonstration ; il fait voir très clairement l’erreur de ceux qui nient que le droit de propriété existe, parce que ce droit est souvent violé. Que cette violation soit fréquente, cela est hors de question : l’on s’étonnerait qu’il n’en fût pas ainsi dans des pays de despotisme absolu. Mais la question n’est pas de savoir si le droit est respecté ou méconnu, mais s’il existe ; or, c’est cette existence qu’on est surpris de voir contester en présence de tout ce qui la constate. Les confiscations d’ailleurs, qui font douter du droit de propriété, ne sont pas toutes arbitraires et illégales. Beaucoup sont régulières suivant le droit musulman ; on aurait donc tort d’y voir toujours une atteinte au droit, dont elles sont quelquefois une application.

Ce qui est aussi une cause fréquente d’erreur, c’est qu’on ne tient pas un compte suffisant du titre auquel la terre est possédée. Ainsi, comme nous l’avons dit plus haut, à côté des propriétés patrimoniales, il y a la propriété nationale, le domaine de l’État, le Beit-ul-mali.

Or ce domaine est livré, pour son exploitation, à des fermiers ou tenanciers qui sont quelquefois expulsés après une très longue possession. Cette expulsion est parfaitement légale et n’attaque en rien un droit de propriété que les possesseurs n’avaient pas.

Mais la principale source d’erreur vient de ce qu’on ne distingue pas avec assez de soin l’état religieux des personnes fixées sur le sol. S’agit-il de sujets musulmans, il n’y a pas de controverse possible sur la plénitude du droit de propriété. Les difficultés ne se présentent que lorsqu’il est question de sujets non musulmans, subjugués par la force des armes, et qui, s’étant soumis, ont été acceptés comme tributaires et laissés en possession de leurs terres. Selon M. le docteur Worms, dans tout pays conquis par les musulmans, la condition du vaincu, quelque amnistie qu’il ait reçue et quelque capitulation qu’il ait obtenue, est celle du serf attaché à la glèbe, ou du nègre esclave sur la plantation du maître. Mais M. Macarel montre, et avant lui Sylvestre de Sacy avait montré par une foule de citations empruntées aux livres musulmans et d’exemples tirés de l’histoire, l’erreur complète de la théorie du docteur Worms. Il est évident que, suivant la loi musulmane, de certains droits sont reconnus aux vaincus dont la soumission a été acceptée. Et si les indigènes de l’Égypte sont passés de la condition de raias tributaires à l’état de fellahs karari, c’est-à-dire de cultivateurs attachés à la glèbe, ceci n’est arrivé que par une succession d’abus et de violences, procédant non de la loi, mais de sa violation.

M. Macarel termine ainsi son intéressant mémoire : « Il semble, dit-il, dans l’état de choses, hors de doute que la propriété foncière privée, telle que nous la concevons en Europe, existe, en droit, dans les pays soumis à la loi de Mahomet ; et nous répétons qu’en fait cette existence nous a été attestée par tous les musulmans éclairés que nous avons pu consulter de vive voix, et notamment M. Ducaurroy, ancien secrétaire interprète du Roi et directeur de l’école des langues orientales, qui a vécu trente-deux ans dans ces hautes fonctions à Constantinople, qui a étudié profondément la constitution civile et politique de la Turquie, et qui s’est lui-même mêlé à l’existence civile des musulmans. »

Après avoir posé les principes qui précèdent, M. Macarel, dans un travail subséquent, a examiné quelle application ces principes ont reçue en Algérie.

Mais ainsi que nous l’avons dit en commençant, M. Macarel a jugé sagement que cette partie de son mémoire sortait de la sphère de la science pour entrer dans le domaine des faits ; et il s’est borné à adresser à l’Académie la partie purement théorique de son livre, dont je viens de présenter l’analyse malheureusement bien incomplète. J’aurais voulu pouvoir donner à l’Académie une idée plus juste d’un travail digne d’elle et de son savant auteur.

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