Des révolutions en général et des révolutionnaires actuels


Dans cet article, Charles Dunoyer fait état de l’état politique de la France après la fin des troubles de la période révolutionnaire et l’établissement de l’Empire par Napoléon. Si le temps des révolutions violentes est passé, l’héritage de la Révolution française doit lui être protégé, soutient-il, et à cet égard nulle faction n’est plus dangereuse que celle qui, sous le nom de révolutionnaire, ambitionne en fait une répudiation de tous les principes de la Révolution.


DES RÉVOLUTIONS EN GÉNÉRAL,

ET DES RÉVOLUTIONNAIRES ACTUELS.

Charles Dunoyer, « Des révolutions en général et des révolutionnaires actuels », Le Censeur, 1814, III, p. 42-65.

Il est pour les peuples deux situations extrêmes qui semblent également déplorables ; l’une est celle d’un peuple absolument stationnaire ; l’autre, celle d’un peuple tout à fait en révolution. L’immobilité du premier est ordinairement un signe certain qu’il est retenu dans les chaînes du despotisme et de la superstition. Les mouvements convulsifs du second indiquent assez qu’il est livré à tous les désordres de l’anarchie. Le premier a des mœurs fixes et une physionomie qui lui est propre ; mais il se mêle ordinairement à ses mœurs beaucoup de préjugés funestes, et sa physionomie offre toujours quelques traits grossiers ou bizarres. Le second n’a point de préjugés ; mais il n’a pas même de mœurs, et son caractère n’offre rien de solide. L’un tient fortement à ses usages les plus puérils, à ses pratiques les plus superstitieuses ; l’autre ne tient pas même aux maximes les plus fondamentales de l’ordre social ; l’un est aveuglément entraîné par l’habitude ; l’autre ne cède qu’au mouvement déréglé de ses passions. Tous deux, au reste, sont excessivement misérables, et souvent l’on ne saurait dire quel est le plus digne de pitié.

Le parallèle que nous venons de tracer indique déjà ce qu’il faut penser des révolutions. On voit qu’un peuple peut se trouver aussi à plaindre dans un état absolu de repos qu’au sein d’une anarchie complète. Ces deux situations ont même entre elles une grande analogie, et les révolutions extrêmes sont une suite assez naturelle de l’extrême servitude. Si jamais il se fait une révolution dans les gouvernements de l’Asie, il est assez probable qu’elle s’opérera avec une grande violence et qu’elle bouleversera tout.

Il n’est pour les peuples qu’un moyen de prévenir les grandes révolutions, c’est de se placer en quelque sorte dans un état de révolution permanent et sagement réglé ; il n’est pour eux qu’un état de repos véritablement sûr et heureux, c’est celui auquel se mêle une grande et utile activité. Cette proposition a besoin d’être expliquée et réduite à ses justes termes.

Tous les êtres animés naissent avec le désir d’être heureux, et les facultés propres à satisfaire ce désir conservateur de leur existence. Ces facultés, dans tous les animaux autres que l’homme, dirigées par un instinct sûr, presque à l’instant où ils reçoivent la vie, acquièrent rapidement toute la perfection dont elles sont susceptibles. Dans l’homme, au contraire, ces mêmes facultés se développent lentement et avec peine ; mais elles sont susceptibles d’une perfection indéfinie ; et, comme de nouveaux besoins succèdent sans cesse aux jouissances nouvelles qu’elles procurent, l’homme est constamment sollicité à les exercer, à les étendre, à les fortifier, et il est ainsi conduit, par l’attrait du bonheur auquel il ne cesse d’aspirer, à toute la perfection dont il est susceptible.

Ces besoins toujours renaissants de l’homme et cette aptitude à perfectionner les facultés qu’il a reçues du ciel pour les satisfaire, doivent nécessairement entretenir un grand mouvement dans ses idées, faire paître des changements continuels dans ses goûts, dans ses mœurs, dans ses connaissances ; et l’on peut dire que, par sa nature, l’homme est entraîné dans d’éternelles révolutions.

L’objet des institutions sociales est de le placer dans un état où ces révolutions, auxquelles il est poussé par ses besoins, s’opèrent sûrement et sans secousses ; dans un état où ses facultés puissent s’exercer, se développer, et le conduire, par degrés, à tout le bonheur et à toute la perfection dont il est capable. Malheureusement cette tâche est loin d’être aisée à remplir ; et les lois destinées à régler la conduite de l’homme et à prévenir ces révolutions violentes dans lesquelles l’usage mal réglé de ses facultés pourrait le jeter, sont elles-mêmes sujettes à de continuelles et d’inévitables révolutions. Tout ce que la sagesse des gouvernements peut faire à cet égard, c’est encore de diriger ces révolutions de manière qu’elles s’opèrent lentement et avec le plus de fruit et le moins de violence possibles.

Or, deux conditions semblent indispensables pour cela. La première, c’est que les institutions sociales soient toujours dirigées au bien-être et à la perfection des peuples pour qui elles sont faites ; et la seconde, que les gouvernements sachent observer et suivre l’impulsion qu’elles impriment à l’esprit humain, et en corriger les défauts à mesure que l’expérience les découvre, ou qu’ils naissent des progrès du temps et des lumières. Toutefois, leur plus grand soin doit être d’apporter dans ces changements une circonspection et des ménagements extrêmes ; car s’il est un moyen de prévenir les révolutions violentes, c’est sans doute de maintenir la sainte autorité des lois ; et rien n’est plus dangereux, en voulant les corriger, que d’en affaiblir l’empire.

Malheureusement tels ont rarement été le but et la marche des gouvernements. On ne peut disconvenir qu’ils n’aient trop souvent méconnu la nature de l’homme et sa noble destination. La plupart semblent avoir considéré les peuples comme des instruments placés dans leurs mains pour les appliquer aux fins que leur indiquaient leurs passions ou leurs caprices ; et les lois qu’ils leur ont données n’ont eu souvent pour objet que de les rendre propres à ces fins particulières, presque toujours opposées à leurs véritables intérêts. Ce n’est pas tout ; après avoir donné aux peuples des institutions contraires à leur bonheur, ils ont voulu que ces institutions fussent éternelles ; après avoir méconnu l’intérêt des peuples, ils ont aussi méconnu la perfectibilité de l’esprit humain, et ils n’ont voulu tenir aucun compte du progrès des lumières ; ils ont défendu des institutions détestables dans leur principe, avec une ardeur et une opiniâtreté qu’on ne devrait pas mettre à défendre des institutions excellentes par leur objet, mais dont la marche du temps ou des circonstances particulières auraient rendu l’utilité douteuse ; ou plutôt, après avoir désavoué la raison dans l’origine, ils n’ont pas pu la reconnaître dans ses progrès ; et plus leurs lois avaient d’abord été contraires au but qu’elles auraient dû avoir, plus ils ont dû faire d’efforts pour les mettre à l’abri de toute espèce d’innovation et de réforme. Il a fallu pour cela qu’ils les environnassent d’illusions et de prestiges ; et la politique a été une seconde religion, qui a eu ses dogmes, ses mystères, ses articles de foi. Ce n’était pas assez encore ; comme des hommes plus éclairés et plus hardis que les autres pouvaient arracher à certaines institutions le masque religieux dont on les avait affublées pour les rendre sacrées aux yeux des hommes, il a fallu prendre des précautions contre ce qu’ils étaient capables de tenter, et de là l’inquisition et la censure, institutions monstrueuses, créées dans des temps de violence et de barbarie, pour arrêter les progrès des lumières, ou pour leur donner une direction conforme aux vues particulières des gouvernements, vues trop souvent contraires aux véritables intérêts des peuples et au perfectionnement de leurs facultés. On sait tous les obstacles que ces institutions ont mis aux progrès des sciences, et la fausse direction qui a été donnée à l’esprit humain sous leur fatale influence. Les erreurs se sont tellement multipliées, elles ont jeté un si affreux désordre dans les idées des hommes ; qu’une ignorance profonde eût été mille fois préférable aux fausses connaissances qu’ils avaient acquises, et aurait rendu peut-être moins difficile et moins tardive la découverte des bonnes méthodes et la naissance des véritables sciences.

Cependant tous ces obstacles n’ont pas pu arrêter la marche naturelle de l’esprit humain. Il est parvenu à rompre les barrières élevées par le despotisme et la superstition entre lui et la vérité. Il s’est avancé au milieu des bûchers de l’inquisition et des lazarets de la censure. Alors, à côté des doctrines menteuses inventées par les gouvernements pour enchaîner les peuples, il s’est formé des doctrines nouvelles enseignées par la raison et l’expérience, et destinées à placer l’homme dans un état de choses où ses facultés pussent se développer sans effort et sans péril. L’opinion des peuples s’est ralliée insensiblement à cet ordre d’idées ; et, comme les gouvernements ont voulu en arrêter la marche au lieu de la diriger et de la suivre, il s’est établi entre eux et l’opinion de tous les hommes éclairés une lutte secrète qui a fini par produire un éclat terrible et d’effroyables déchirements.

Nous ne nous proposons pas de signaler ici toutes les révolutions violentes qui sont nées, dans divers gouvernements, des vices de leur constitution, et de la résistance qu’ils ont opposée à des réformes commandées par les progrès des lumières. Nous nous contenterons de dire que telle a été la cause de nos derniers orages politiques. On sait comment la Révolution française avait été préparée, comment les anciennes institutions étaient insensiblement tombées dans le mépris, et comment, n’ayant plus aucun appui dans l’opinion des peuples, et n’étant défendues que par l’orgueil et la cupidité de quelques hommes, seuls intéressés à les maintenir, elles ont été renversées avec leurs défenseurs. On sait aussi comment s’était formée la puissance d’opinion qui les a détruites, et à quelles causes reculées se rattache le nouvel ordre d’idées politiques qui gouvernent aujourd’hui la France et l’Europe. Il faut remonter jusqu’à l’invention de la poudre et de l’imprimerie, jusqu’à la découverte de l’Amérique et à la réformation de Luther, pour trouver les causes premières de cette révolution dont le mouvement n’a pu être suspendu depuis. Si elle a produit des secousses violentes, affaibli la morale des peuples, renversé ou ébranlé des trônes, et fait commettre de grands crimes, il ne faut peut-être accuser de ces malheurs que l’orgueil, l’imprévoyance ou la perfidie des gouvernements qui, au lieu de se rapprocher sagement de ses principes, d’entrer dans les voies de justice et d’humanité qu’elle avait ouvertes, de l’y retenir et de l’y conduire avec prudence et fermeté, ont d’abord fait servir tout ce qu’ils avaient de force et de ruse à arrêter sa marche, et, lorsqu’ils ont désespéré de pouvoir s’en rendre maîtres, l’ont précipitée dans tous les écarts qui pouvaient la déshonorer et la rendre odieuse.

Mais il ne faut pas accuser la Révolution des crimes de ses ennemis. On ne peut pas plus lui reprocher leurs fureurs qu’on ne peut imputer à la religion les massacres de la Saint-Barthélemy, et tous les excès auxquels le fanatisme et l’ignorance l’ont fait servir de prétexte. Les nobles et généreux principes de celle révolution n’ont pu être ni déshonoréspar la démagogie la plus effrénée, ni étouffés par le despotisme le plus violent. Ils ont également triomphé des royalistes et des jacobins, des Robespierre et des Bonaparte ; et ils sont tellement établis dans l’esprit des peuples de l’Europe, qu’il faudrait, pour les détruire ou pour suspendre leur influence, exterminer des générations entières. La force et la justice de ces principes est aujourd’hui si généralement reconnue, que tout ce qu’il y a en Europe de princes sages et éclairés sentent la nécessité de céderà leur ascendant, et de consacrer ces maximes contre lesquelles ils s’étaient vainement ligués. Il y a trente ans que legouvernement français aurait fait brûler par la main du bourreau un livre dans lequel on aurait osé professer les principes de liberté, d’égalité et de tolérance religieuse que consacre la charte constitutionnelle.

L’Europe devra bientôt à la Révolution française de l’avoir placée dans la situation la plus propre à prévenir désormais toute révolution violente. C’est une vérité qui doit infailliblement résulter de l’établissement du système représentatif, dans le gouvernement des États qui la composent. Le lecteur verra, dans l’article qui suit immédiatement celui-ci, avec quelle justesse ce système s’adapte à l’étendue des lumières des peuples modernes et à la faiblesse de leurs mœurs ; comment il les fait jouir du seul genre de liberté dont ils soient jaloux et qu’ils soient capables de supporter ; comment, en un mot, étant essentiellement dirigé à leur bonheur et au perfectionnement de leurs facultés, et possédant en lui-même le moyen de mettre toujours les lois en harmonie avec l’état actuel de leurs besoins et de leurs lumières, il offre au plus haut degré les deux qualités nécessaires pour prévenir les grandes révolutions. Il ne manque à ce système, pour opérer tout le bien que les peuples de l’Europe peuvent en attendre, que de passer de leurs chartes et de leurs livres dans leurs habitudes. À la vérité, il n’est point combattu par elles, mais il n’est pas non plus soutenu par elles ; si elles ne lui opposent point de résistance, elles ne lui offrent qu’un faible appui : les mœurs de presque tous les peuples de l’Europe sont nulles aujourd’hui ; celles qui soutenaient l’ancien ordre de choses n’existent plus ; celles qui pourraient protéger les institutions nouvelles n’existent point encore ; elles ne peuvent être l’ouvrage que de ces institutions elles-mêmes ; et, pour que ces institutions fassent naître les mœurs qui pourraient les défendre, il faut qu’elles soient religieusement maintenues. Or, il existe en France, et dans plusieurs autres États de l’Europe, un parti dont tous les efforts tendent à empêcher que les institutions nouvelles ne s’établissent.

Les révolutions qui s’opèrent dans les lois des peuples, ne sont pas toujours une suite du progrès des lumières. Elles sont plus souvent encore l’ouvrage de la violence, de l’orgueil et de l’ambition. Telles sont celles qui naissent de la conquête, lorsque le vainqueur fait recevoir ses lois au vaincu ; telles sont encore celles qui peuvent être opérées au sein d’un État par quelque faction puissante qui veut renverser l’ordre établi et changer la forme du gouvernement.

Notre histoire, depuis vingt-deux ans, a offert plusieurs exemples mémorables de ce dernier genre de révolutions : telle fut celle qui substitua la république à la monarchie, et celle qui substitua le consulat à la république. Elle offre aussi plusieurs exemples de projets de révolution de la même nature : tel fut celui que forma la faction de Coblentz, de rétablir la monarchie absolue, si toutefois cette faction eût véritablement quelque projet et ne fût pas l’aveugle et déplorable instrument des ennemis de la France : tel fut ensuite celui des Vendéens ; et tel est aujourd’hui celui qu’on peut supposer à certains hommes de vouloir rétablir l’ancien ordre de choses.

On chercherait vainement à se dissimuler les intentions de ces mêmes hommes. Il n’est pas possible de douter qu’ils n’aient été et qu’ils ne soient toujours préoccupés de l’idée de faire revivre des institutions dès longtemps détruites. Il semble, à la vérité, que l’extravagance de ce dessein et la masse effrayante d’intérêts et d’opinions qu’il faudrait détruire pour l’exécuter, nous garantissent suffisamment qu’on n’en tentera pas l’exécution. Il est vrai de dire aussi que les fauteurs de ce projet n’ont encore ose faire aucune démonstration éclatante. Enfin, on sait bien qu’ils ne feraient impunément aucune tentative trop hardie. Mais on sait aussi que leur orgueil se nourrit des pensées les plus folles, et que leur étourderie et leur profonde ignorance ne leur permettent pas de voir le danger qu’il y aurait pour eux à vouloir les réaliser. Enfin, ce qui est bien constant, c’est ce concours d’actes ministériels qui tendent tous, d’une manière plus ou moins immédiate,à renverser la constitution ; et cette persévérance des journaux du ministère à professer des principes contraires aux idées constitutionnelles.

Cependant quelques personnes ne veulent voir dans celle réunion de circonstances aucun juste sujet de crainte, et semblent croire qu’on ne doit s’inquiéter ni des actes arbitraires des ministres, ni des principes séditieux de certains de leurs journaux. Que nous importent, disent-elles, les déclamations de ces journaux, si le mépris public en fait justice ? Pourquoi tant nous alarmer des usurpations des ministres, s’ils ne peuvent se maintenir dans ces usurpations, et des progrès de leur autorité, si leur puissance réelle diminue ? Combien de fois déjà n’ont-ils pas été forcés de reculer ? Ont-ils pu faire exécuter leur ordonnance sur l’observation des jours fériés ? N’ont-ils pas été obligés de faire rapporter celle relative aux orphelines de la légion d’honneur et celle concernant les écoles militaires ? Enfin, loin d’ajouter au pouvoir du roi par tous leurs empiétements, n’est-il pas vrai de dire qu’ils l’ont affaibli ? Les chambres n’ont-elles pas laissé voir qu’elles étaient véritablement maîtresses, et la force n’est-elle pas du côté de l’opposition ? Les entreprises des ministres nous inspirent de l’humeur et des craintes ; elles ne devraient exciter que notre pitié.

Il nous semble que toutes ces considérations ne présentent rien de fort rassurant. Il est vrai que les ministres ont été plusieurs fois obligés de revenir sur leurs pas ; et l’on ne saurait douter que les inquiétudes et le mécontentement qu’ils sont parvenus à exciter par leur administration irrégulière, n’aient beaucoup affaibli, depuis six mois, la puissance royale. Mais est-ce donc là un grand motif de sécurité, et peut-on se tranquilliser sur les atteintes qu’on porte à la constitution, parce qu’elles tendent à affaiblir le respect qu’on doit au roi, et le juste pouvoir dont il est nécessaire qu’il jouisse pour l’exacte et prompte exécution des lois ? N’est-ce pas là, au contraire, un grave désordre de plus, et un chef capital d’accusation contre les ministres ? Nous ne savons pas si la puissance des chambres s’est accrue de toute celle qu’ils ont fait perdre au roi ; mais si le pouvoir réside en elles, il faut convenir qu’elles le tiennent bien caché ; et il serait fort difficile de dire quand elles ont prouvé qu’elles étaient maîtresses. À la vérité, la chambre des députés s’est une fois permis de censurer le rapport fait par un ministre ; mais elle s’est tellement repentie de cette acte de fermeté, qu’elle a permis ensuite à plusieurs de ses membres, et notamment à M. Lainé, de dire des choses beaucoup plus répréhensibles que celles qu’elle avait blâmées dans le discours du ministre, et qu’elle a fini par accorder plus qu’on ne lui avait demandé. Il est, au reste, de notoriété publique que les chambres ont fait jusqu’ici presque tout ce que les ministres ont voulu, et il serait difficile de voir dans cette extrême complaisance la preuve du pouvoir qu’on leur attribue.

La puissance du roi s’est donc énervée sans que celle des chambres en soit plus affermie. La force, dit-on, est du côté de l’opposition : de quelle opposition entend-on parler ? De celle des chambres ? On vient de voir qu’elle est presque nulle, au moins dans ses résultats. Veut-on parler de celle de l’opinion publique ? On ne peut, il est vrai, méconnaître son influence, les effets parlent, et l’on ne saurait trop se réjouir des vœux que la nation fait éclater pour le maintien des lois qui garantissent son indépendance, et de la sage résistance qu’elle a opposée à certains actes inconstitutionnels des ministres. Mais malheureusement l’habitude de l’arbitraire que nos gouvernements nous ont fait contracter, et le peu de connaissance que nous avons de nos lois, fait que nous laissons passer, sans opposition, beaucoup d’actes contre lesquels la résistance serait non seulement un droit, mais un devoir. Aussi les ministres, malgré les pas rétrogrades qu’ils ont plusieurs fois été contraints de faire, suivent-ils constamment la même marche ; et si l’heureuse disposition des esprits peut nous inspirer quelque sécurité, la persévérance du ministère dans ses entreprises contre la constitution est faite pour exciter les plus justes alarmes.

Mais où sont, dira-t-on, les preuves de cette coupable persévérance, et comment oser douter du respect que les ministres portent à la constitution, après l’hommage éclatant qui lui a dernièrement été rendu dans leurs journaux, après qu’un écrivain aussi ministériel que M. de Chateaubriand en a pris hautement la défense, et que son ouvrage a excité parmi les journalistes du ministère des applaudissements universels ? Ces démonstrations officielles seraient sans doute fort rassurantes, si elles avaient été préparées par quelques actes d’une administration franchement constitutionnelle, et si elles offraient la preuve certaine d’un changement de principes dans la conduite des ministres ; mais quelle confiance peut-on avoir dans la sincérité d’une pareille profession de foi, quand elle est démentie par ce qu’on a fait et par ce qu’on fait encore ? Comment se persuader qu’on a véritablement l’intention d’observer la charte, quand, dans le temps où on lui rend hommage, on présente aux chambres des projets de lois tel que celui contre la cour de cassation ; quand, en même temps, on néglige d’assurer l’inamovibilité des juges, et qu’on retient ainsi indéfiniment tous les tribunaux du royaume sous la main du gouvernement, par la menace toujours active d’une opération ; quand, dans le temps où le gouvernement met tant de zèle à faire faire les lois dont il a besoin, il met tant de lenteur à faire porter celles que réclament l’intérêt de la nation et le maintien de la charte ; quand, après s’être tant hâté d’enchaîner la liberté de la presse, on laisse passer six mois sans avoir assuré la responsabilité des ministres ; quand on ne statue rien sur la liberté civile, ni sur la formation des collèges électoraux ; quand on continue à faire prêter serment au roi et non à la constitution, aux édits et ordonnances, et non aux lois de l’État ; quand on continue à distinguer les Français par des dénominations de parti, et que, selon les passions du moment, on fait, de certaines, des titres d’honneur, et d’autres, des titres de proscription ; quand on élève à des Français, morts pour leurs privilèges, des monuments qui outragent la mémoire des Français morts pour la patrie[1] ; quand on continue à manifester le dessein d’expulser des charges publiques tous les hommes qui ont pris part à la révolution et qui ne l’ont point combattue, quels que soient d’ailleurs et leur mérite et les services qu’ils ont rendus à l’État ? Que signifie à côté de pareils actes, qui sont des actes du moment, un stérile et tardif hommage rendu à la constitution ? Que peuvent de vains discours contre une semblable réunion de faits, et comment pourraient-ils détruire les justes inquiétudes que ces faits sont de nature à inspirer ?

Nous avons déjà fait connaître ailleurs la tactique du parti qu’on peut accuser de vouloir opérer un changement dans nos institutions nouvelles. Pour affaiblir autant qu’il est en lui les soupçons que sa conduite imprudente ne cesse d’éveiller, aussitôt qu’on parle de ses projets de révolution, il crie, aux jacobins, aux démagogues, et les défenseurs de la constitution sont traités de révolutionnaires et de désorganisateurs par des factieux qui veulent la détruire. Nous espérons qu’à l’avenir ce manège impudent et grossier n’en imposera plus à personne, et que cet article ne laissera pas de doute sur la manière dont il convient d’entendre le mot révolutionnaire et d’en faire l’application. Les personnes attachées à nos nouvelles lois sont révolutionnaires, si l’on veut, dans ce sens que ces lois sont une suite de la Révolution et en consacrent tous les bons principes. Ils sont aussi révolutionnaires dans ce sens, qu’ils pensent qu’on pourra dans la suite corriger ces mêmes lois pour en faire disparaître les défauts qu’une longue expérience y aurait fait découvrir, ou ceux qui seraient nés des progrès du temps. Mais ces révolutionnaires-là sont très honorables et ne peuvent mériter que des éloges ; tandis que les ennemis de la constitution, les hommes qui travaillent à l’affaiblir et à la détruire, et tous ceux qui voudraient renverser l’ordre établi, sont des révolutionnaires qui méritent d’être voués à l’exécration des gens de bien, de véritables factieux dignes des plus rigoureux châtiments. Nous ne devons pas craindre sans doute que ces hommes parviennent jamais à asservir la France ; d’assez fortes et d’assez nombreuses considérations peuvent nous tranquilliser à cet égard : mais ils peuvent empêcher que les lois ne s’établissent, que les mœurs ne renaissent, et avec elles l’ordre et la tranquillité. Ils peuvent entretenir l’état d’incertitude, d’agitation et d’anxiété dans lequel la nation languit depuis plusieurs mois, et finir peut-être par provoquer de nouvelles crises ; nous ne serons, en effet, véritablement à l’abri de toute révolution violente que lorsque le gouvernement aura fait cesser cet état inquiétant, en se ralliant de bonne foi à ses propres institutions, et en travaillant sincèrement à l’affermissement de son ouvrage.

D…R.

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[1] Que pourrait dire le gouvernement si quelqu’un ouvrait une souscription pour élever aux républicains qui périrent à Quiberon, en combattant les émigrés, un monument pareil à celui par lequel il veut consacrer la mémoire de ces derniers ? Que pourrait-il dire encore si les officiers de l’armée, justement indignés de voir donner, par nos journaux ministériels, le titre d’officiers à des Chouans, à des Vendéens, se qualifiaient, eux, officiers républicains ou sans-culottes ?

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