Discours du 5 mai 1842 sur les chemins de fer

5 mai 1842 — Sur les chemins de fer

[Moniteur, 6 mai 1842.]

 

M. Gustave de Beaumont a la parole. 

M. GUSTAVE DE BEAUMONT. Messieurs, la chambre a décidé le classement des lignes que l’État doit exécuter. 

M. LEGRAND, sous-secrétaire d’État au ministère des travaux publics. Le classement n’est pas déterminé ; l’art. 1er n’est pas voté. 

M. LE MINISTRE DES TRAVAUX PUBLICS. Je disais que c’était là précisément ce qui semblait motiver le renvoi à demain. 

M. GUSTAVE DE BEAUMONT. Un organe du Gouvernement me fait observer que ma première assertion est inexacte, car je viens de dire ici que la chambre a décrété le classement des lignes qui doivent être exécutées ; et, en effet, cela n’est pas vrai ! ( Bruit. — Interruptions. — À demain ! À demain !) Cela n’est pas exact, puisqu’une des lignes qui doivent être exécutées n’est pas encore classée. 

M. LE MINISTRE DES TRAVAUX PUBLICS. L’article n’est pas voté. 

M. GUSTAVE DE BEAUMONT. Il est donc vrai, comme l’a dit M. le ministre des travaux publics, que la chambre délibère sur la question de savoir comment elle exécutera des chemins de fer avant de savoir quels chemins elle exécutera. Je prie la chambre de croire que je n’aurais aucun désir ici d’anticiper ainsi sur l’ordre de sa discussion, et que, pour mon compte, je serais très heureux si l’ordre logique qui vient d’être indiqué par M. le ministre des travaux publics était observé dans toute sa rigueur, et si la chambre avait la disposition de revenir sur sa décision… (Non ! non ! ) Puisque la chambre maintient sa décision, je m’y conforme. 

La chambre a décrété le classement de toutes les lignes de chemins de fer, dites lignes de l’État, sauf une seule ; maintenant il s’agit de savoir comment elle exécutera le grand système de travaux publics qu’elle a ordonné. Messieurs, le système d’exécution, c’est la principale question de la loi. Je ne nie pas la gravité du classement, mais on ne peut pas se dissimuler que, si ce classement demeurait sur le papier, il perdrait un peu de son importance. Son efficacité consiste donc dans son mode d’exécution et dans les moyens d’en assurer la rapidité et l’économie. 

Je prie la chambre de remarquer qu’en ce moment je fais abstraction complète des sentiments qui m’ont préoccupé durant ce classement, que je suppose parfaitement équitable, en fait, comme avaient sans doute l’intention de le faire ceux qui l’ont exécuté ; et, partant de ce point qu’une bonne justice distributive a présidé à l’adoption de toutes les lignes votées, je me demande maintenant comment vous allez pourvoir à leur exécution. (Marques d’attention.) Je voudrais établir, dans la discussion à laquelle je vais me livrer, la démonstration de trois propositions que je présenterai très brièvement. 

La première, c’est que, dans ma conviction, l’État ne fera pas seul, ne pourra pas faire seul les lignes qui ont été classées comme lignes de l’État ; il ne pourra pas les faire toutes. 

Je prétends que, ne pouvant pas les faire toutes, il est mauvais de le charger par un article exprès de l’attribution exclusive de leur exécution. (Très bien !) 

Je voudrais démontrer également que si cette exécution a lieu, elle aura lieu principalement par les efforts de l’industrie particulière ; et que, s’il est vrai que l’industrie privée doive principalement exécuter les grandes lignes qui ont été classées, il est mauvais d’établir en principe dans votre loi que, dans tous les cas, l’industrie particulière sera exclue de l’exécution de ces lignes. (Nouvelles marques d’approbation.) 

Enfin, je tâcherai de montrer que ce projet de loi gigantesque, conçu peut-être dans un but politique, ne profitera en somme qu’à l’administration des ponts et chaussées, qui s’attribuera, sur 800 lieues de chemins de fer, un monopole absolu. 

Oui, le principal effet de cette loi, c’est que l’administration dont je viens de parler va mettre la main sur toutes les grandes lignes de fer ; c’est là la principale pensée de la loi ; et je voudrais vous prouver que, si la loi passe telle qu’elle vous est présentée, dans vingt ans la France n’aura pas de chemins de fer. (Réclamations.) 

Je vous prie de remarquer que la question sur laquelle vous délibérez en ce moment est complètement indépendante d’une autre question très importante sur laquelle vous aurez à délibérer plus tard, c’est-à-dire la question de savoir si on affectera tous les fonds qui seront votés à l’exécution d’une semblable ligne. 

Je dis que la question actuelle est absolument indépendante de cette autre question. 

En effet de deux choses l’une : ou il ne sera alloué des fonds que pour l’exécution d’une seule ligne, et dans ce cas, vous comprenez combien toutes les lignes auxquelles des fonds n’auront pas été affectés seront intéressées à ce qu’il soit établi un moyen d’exécution, autre que celui de l’État ; ou bien des fonds seront immédiatement affectés à l’exécution de toutes les lignes et portions de lignes votées, et dans ce cas, comme les ressources seront éparpillées à l’infini, il en résultera que chaque ligne n’aura d’exécuté qu’un tronçon, sans valeur, prolongé lentement par les forces disséminées de l’État, et qui n’aura la chance de s’achever que par le concours de l’industrie particulière. 

Ainsi, comme vous le voyez, la question que vous discutez en ce moment est tout à fait indépendante de l’autre question, si considérable, sur laquelle vous prononcerez plus tard.

Ma première proposition est celle-ci : l’exécution par l’État de toutes les grandes lignes que vous avez classées est impossible, et n’aura pas lieu. Et d’abord je commence par déclarer aux adversaires de mon opinion que je supposerai pour un moment comme certains une foule de points que je pourrais contester. 

Ainsi, je veux bien supposer parfaitement juste en principe l’exécution par l’État ; et j’écarte l’objection de ceux qui trouvent inique de faire payer les chemins de fer par ceux qui n’en profitent pas, par ceux auxquels ces chemins même doivent nuire en enrichissant des rivaux de commerce et d’industrie ; je vais oublier ici un instant les graves attaques dirigées contre ce système au sein de cette chambre, et sanctionnées en 1838 et en 1840 par des commissions parlant en son nom ; je vais aller plus loin : je vais supposer un instant que vous avez, pour exécuter les 800 lieues de chemins de fer décrétées par vous, tous les moyens et les voies d’exécution qui vous manquent. 

Je vais supposer que le budget fictif que vous avez créé comme ressource de cette exécution est parfaitement nul ; je vais supposer, par exemple, que la commission ne s’est pas trompée dans ses évaluations hypothétiques ; je vais supposer que la commission dans ses calculs n’a pas commis la moindre erreur, et c’est une supposition qui sera peut-être démentie par M. le ministre des finances ; car M. le ministre, en faisant son rapport sur le budget, nous a dit que la com mission s’était trompée dans ses calculs. 

M. LE MINISTRE DES FINANCES. Pas le moins du monde, je n’ai pas dit que la commission s’était trompée. J’ai expliqué les causes des différences dans ces découverts, mais d’après des distinctions parfaitement nettes, et qui établissent un accord parfait. 

M. DE BEAUMONT. Je me suis peut-être servi d’une expression inexacte ; mais au fond qu’ai-je dit ? Que la commission établissait qu’il y aurait un déficit d’environ 1 200 millions, et que M. le rapporteur du budget (j’avais eu tort de dire M. le ministre des finances) avait dans son rapport établi un déficit d’environ 1 300 millions ; c’est-à-dire avait trouvé les ressources éventuelles de l’État moindres de 60 millions que ne les avait signalées le rapport de la commission des chemins de fer ; si ce n’est pas là une contradiction, c’est au moins une différence. 

Eh bien, je suppose que la commission qui a commis cette erreur n’en ait pas commis d’autres, et il faut reconnaître que l’erreur n’a pas été longtemps à se manifester ; il faut reconnaître qu’on sera bien heureux si le temps, en s’écoulant, n’amène pas d’autres mécomptes. (Mouvement au banc de la commission.) 

Mon Dieu ! je suppose ici à la commission des convictions qu’elle n’a pas ; car il suffit de lire son rapport pour voir combien elle aventure ses opinions sur ce point ; son argumentation à cet égard ne se réduit-elle pas en somme à ceci : qu’il faut se fier à la fortune de la France ? 

Mais enfin, je suppose que la commission ne s’est pas trompée dans ses calculs ; je vais supposer que les grands travaux publics extraordinaires auxquels on a alloué 600 millions n’absorberont pas une somme plus forte ; ce qui pourtant n’est pas une fiction. 

Je suppose qu’après avoir voté la loi pour le rachat des canaux, vous ne les rachèterez pas, et qu’ainsi vous n’ajouterez pas à votre budget cette dépense qui viendrait encore aggraver le déficit. 

Je vais faire encore une supposition bien gratuite, c’est que le budget de l’Algérie, fixé à 38 millions, ne coûtera pas cette année 80 millions, et l’année prochaine 90 ; c’est-à-dire que pendant les seules années de 1842 et de 1843, ce seul objet n’accroîtra pas votre déficit de plus de 80 millions. Enfin je suppose que pendant dix ans, terme indiqué par la commission, je suppose que pendant dix ans les ressources sur lesquelles vous comptez ne manqueront pas, que les bonnes chances sur lesquelles vous comptez viendront également vous trouver. Eh bien, je dis encore qu’en admettant tout ceci, l’État ne fera pas les grands travaux qu’il demande de faire. Et pourquoi ? Parce qu’il ne saurait les faire avec la promptitude qu’exige impérieusement l’intérêt du pays. 

Eh quoi ! nous n’aurons pas avant dix ans le chemin de la Belgique ! nous n’aurons pas avant dix ans le chemin de Lyon à Marseille ! nous n’aurons pas toutes ces grandes lignes que la France est impatiente de posséder, lorsqu’elle voit autour d’elle les pays rivaux de son industrie, rivaux de son commerce, rivaux de sa grandeur, déjà couverts de ces admirables moyens de communication ! (Dénégation.) 

Si M. le ministre des travaux publics voulait me faire part de son observation…… 

M. LE MINISTRE DES TRAVAUX PUBLICS. Je dis qu’il ne faut pas dix ans. 

M. DE BEAUMONT. Je réponds que dans votre système il faudra au moins dix ans pour faire ces grands travaux publics ; c’est le terme indiqué par le gouvernement et par la commission. Je ne puis répondre à ce que vous direz demain, je réponds à ce que vous avez dit hier ; et quand je dis dix ans, je fais là une supposition bien favorable : et permettez-moi de le dire, en vous prenant au mot, j’accepte une véritable utopie ; car ce mot vous ne le dites pas sérieusement. Non, vous n’avez pas la confiance de pouvoir effectuer en dix ans ces 800 lieues de chemins de fer ; et je vous fais encore une concession, en supposant que ces immenses travaux seront exécutés par vous en vingt ans. 

Faut-il que j’invoque ici le témoignage des faits ? Ai-je besoin de rappeler ici les mille déceptions qui sont sorties des lois de travaux publics présentées à la chambre ? Faut-il que je rappelle ici toutes les erreurs, les erreurs vraiment incroyables qui ont été commises au sujet des canaux ? Dirai-je les promesses de prompte exécution, faites pour des canaux que la France a si longtemps attendus ? 

Une voix. Elle attend toujours. 

M. GUSTAVE DE BEAUMONT. Vais-je compter par demi-siècles ? L’argument serait trop fort. 

Mais, pour ne pas sortir de la question spéciale qui nous occupe, pour ne parler que de chemins de fer, quels sont vos précédents, vous ministère des travaux publics, en matière de chemins de fer ? 

La chambre a voté deux chemins de fer exécutables par les travaux publics ; elle a, en 1840, décrété l’exécution du chemin de Montpellier à Nîmes, et de deux autres chemins de fer de Lille à la frontière belge et de Valenciennes à la même frontière belge. Eh bien, où en est l’exécution de ces chemins votés il y a deux ans ? 

M. DELESPAUL. Elle n’est pas très avancée.  

M. GUSTAVE DE BEAUMONT. Vous avez, je crois, préparé vos études pour le chemin de Nîmes à Montpellier; mais quoi ! depuis deux ans vous n’êtes pas plus avancés ! Comment ! un chemin voté depuis deux ans, vous n’avez pas encore mis la main à l’œuvre ! Et quand vous avez agi ainsi pour le chemin le plus facile de France, pour un chemin de 13 lieues, vous venez demander à la France d’exécuter 800 lieues de chemins de fer ! 

Quant aux chemins de la frontière belge, je crois qu’ils sont plus avancés ; ce que je ne comprends pas, c’est qu’ils ne soient pas terminés. Je suis donc fondé à dire qu’en indiquant, pour l’exécution des lignes que vous avez votées, un terme de vingt années, je fais une appréciation modérée. Et maintenant je vous demanderai si c’est pendant vingt années que vous voulez tenir la France sous le poids d’un embarras matériel, qui la paralyse au dedans autant qu’au dehors, qui lui rendra impossible de se mouvoir à l’intérieur, de faire le moindre effort qui s’applique à un autre objet, et qui lui rendra encore plus impuissante de se mouvoir au dehors, alors même que sa dignité lui commanderait de le faire, et vous allez pendant vingt ans, ou, si vous voulez, pendant dix ans seulement, lui imposer cette chaîne, la constituer dans un état d’impuissance forcée, inévitable, continue, prévue à l’avance ; de telle sorte que non seulement elle-même ait le sentiment et la conscience de cet état, mais que tous au dehors sachent qu’elle est incapable d’agir ! (Très bien.) Je dis que cela est impossible. Oui, ne fût-ce que pour dix ans seulement que vous voulussiez placer la France dans cette situation déplorable, il lui serait impossible de l’accepter. Mais ce n’est pas à dix ans, c’est à vingt ans d’impuissance que vous la condamnez. 

Une voix. Trente et quarante années. 

M. GUSTAVE DE BEAUMONT. Je dis que ce système d’exécution par l’État est impossible ; j’ajoute, et c’est ma seconde proposition, que vous serez forcés, que vous le disiez ou que vous ne le disiez pas, de recourir aux ressources et aux efforts de l’industrie particulière. 

M. le ministre des travaux publics me fait un signe d’assentiment ; eh bien, je lui dis que, s’il est disposé à recourir aux ressources et aux efforts de l’industrie particulière, il est mauvais de ne pas le dire dans la loi. 

Il est mauvais de dire dans la loi que l’industrie particulière sera exclue de l’exécution directe des grandes lignes ; il est mauvais de dire dans la loi que l’État les fera seul. Et pourquoi cela est-il mauvais ? La chambre va le comprendre tout de suite. 

Pour trouver les efforts de l’industrie particulière et ses ressources promptes à vous offrir le concours souhaité par vous, il faut qu’elle sache que tel est votre désir, il faut qu’elle connaisse la mission qu’elle peut avoir à remplir. 

Mais pensez-vous que ce soit un bon moyen d’obtenir ce concours et de provoquer les ressources dont elle dispose, que de venir déclarer à l’avance qu’elle est proscrite de toute participation directe aux grandes lignes, et que l’État les fera seul ?

Comme je crois voir quelques marques de dénégation, je prie la chambre d’observer que ce sont les termes mêmes du rapport. La question est posée précisément en ces termes dans le rapport de la commission ; on y examine la question de savoir si l’industrie particulière sera exclue de ces travaux, et la majorité prononce cette exclusion. 

Je suis du reste convaincu qu’en mentionnant ici l’opinion de la commission, je n’exprime nullement l’opinion de M. le rapporteur. 

Je soutiens que c’est là un mauvais système. Il est plus juste de recourir à l’industrie particulière toutes les fois qu’on le peut ; cela est plus juste pour tous ceux qui paient le chemin de fer destiné à profiter à d’autres, et c’est aussi meilleur pour ceux même qui doivent se servir des chemins de fer ; car le premier intérêt de ceux-ci est que les chemins de fer se fassent. Or la plupart ne seront pas faits s’ils ne le sont pas par l’industrie particulière. Il est évident qu’on ne doit point exclure les associations et les capitaux privés de l’exécution directe des grandes lignes ; évidemment il faut les admettre expressément à cette exécution. 

Ici, messieurs, j’aborde la seule objection qui ait été faite à l’ordre d’idées que je présente. Je crois que, dans la chambre, tout le monde est d’avis que l’industrie particulière doit être appelée à participer à l’exécution directe des grands travaux que la chambre vient de décréter. Je dis que c’est l’opinion de la chambre, parce qu’elle s’est déjà manifestée deux ou trois fois après les discussions les plus solennelles. 

Mais on dit : Sans doute, il serait bon que l’industrie particulière exécutât les grandes lignes qui sont classées. Mais, l’industrie particulière est impuissante, et que voulez-vous ? Nous ne pouvons pas lui donner la force qui lui manque. 

Ici, permettez-moi d’abord de dire qu’on se plaît singulièrement à exagérer l’impuissance de l’association et des capitaux privés. (C’est vrai.) 

Il y a des intérêts existants qui aiment à produire comme un phénomène accompli cette impuissance des industries particulières. 

Cet intérêt est assez clair, c’est l’intérêt de ceux qui agissent à défaut d’industries particulières. 

Messieurs, je vous avoue que je ne puis pas partager complètement cette opinion. Pour mon compte, je ne m’aveugle pas sur l’état dans lequel se trouve l’industrie particulière, et il faudrait fermer les yeux à la lumière pour la juger très propice et très puissante ; cependant, qu’il me soit permis de remarquer que cette industrie est féconde en d’autres pays, et déjà, j’ai peine à comprendre comment elle serait fatalement stérile en France. 

Vous savez, messieurs, qu’un très grand nombre de chemins de fer en Angleterre, où l’exécution en a été si dispendieuse, donnent de très beaux dividendes aux compagnies qui les ont exécutés ; et ce fait a une telle influence en Angleterre que l’on y multiplie à l’infini les voies de fer ; et que bientôt l’Angleterre aura des lignes de fer de grande vicinalité. 

J’ai entendu dire qu’il n’y avait pas de chemins de fer chez nous qui pussent donner quelques produits. Messieurs, on parle de ceux dont les affaires sont mauvaises ; on en entretient la chambre dans de tristes circonstances, quand on vient lui demander l’aumône ; mais on ne parle pas autant de ceux dont l’industrie est prospère. 

Cependant ne peut-on pas citer quelques chemins de fer français qui soient en voie de succès ? Par exemple, le chemin de Paris à Saint-Germain, celui d’Alais à Beaucaire. Ces chemins ne sont-ils pas dans des conditions prospères ? Et le chemin de Versailles lui-même (rive droite) ne donnerait-il pas des dividendes à ses actionnaires, s’il n’y avait pas à côté de lui une seconde ligne de fer parallèle ? 

À cette occasion, qu’il me soit permis de citer l’expédient qu’on a trouvé pour remédier à l’inconvénient de ces deux chemins parallèles, c’est de ne donner de prolongement à aucun d’eux. 

Puisqu’il s’agit ici de l’industrie particulière dont on veut apprécier la force ou l’impuissance, je demanderai à la chambre d’entrer ici dans une explication qui a quelque chose de personnel, puisque je me trouvais, comme rapporteur, spécialement chargé de la discussion de la loi de 1840. 

Eh bien, en 1840, on était convaincu que l’industrie particulière était la seule ressource des chemins de fer. La chambre avait aussi cette conviction ; elle sentait qu’il fallait faire des efforts pour relever l’industrie particulière, qui était abattue, et, pour cela, elle a résolu de prêter son assistance à quelques compagnies qui étaient en souffrance, et à des compagnies qui, pour se former, invoquaient le crédit de l’État. 

Elle a donné une garantie d’intérêt à la compagnie d’Orléans ; elle a donné un prêt à la compagnie de Rouen. On a dit que cette loi avait été inefficace, cela n’est pas vrai. La chambre a parfaitement atteint le but qu’elle s’était proposée ; elle voulait relever l’industrie des chemins de fer qui était languissante. Qu’est-il arrivé ? Avec la garantie d’intérêts que vous avez donnée au chemin de fer d’Orléans, la compagnie a pu exécuter un chemin de 30 lieues, et l’État n’aura pas un sou à débourser pour l’exécution de ce chemin ; vous avez fait un prêt sans aucun risque au chemin de Rouen, et ce chemin aura été exécuté en trois ans. 

Et qu’il me soit permis de faire remarquer la différence de procéder de l’industrie particulière et de l’administration des travaux publics. En 1840, vous avez voté cette loi d’assistance pour les chemins de fer, qui contenait aussi deux chemins à exécuter par l’État, celui de Montpellier à Nîmes et ceux de la frontière belge. 

Eh bien, depuis deux ans que ce vote a eu lieu, les deux chemins livrés aux compagnies sont si avancés, qu’au printemps prochain ils seront exécutés, c’est-à-dire qu’elles auront fait chacune 30 lieues, tandis que l’État n’a pas commencé le chemin de Nîmes. 

M. ODILON BARROT. El les 4 lieues du chemin de Valenciennes. 

M. GUSTAVE DE BEAUMONT. Je suis donc fondé à dire que la loi de 1840 a obtenu l’effet que la chambre se promettait, et elle a atteint son but en donnant aux compagnies l’assistance dont elles avaient besoin, pour que la confiance publique revint à leurs entreprises. Il fallait, par celte assistance de l’État, combattre le découragement qui, dans l’esprit public, avait succédé si vite à une aveugle confiance. Du reste, la réaction commence à s’opérer, et déjà on peut avoir la certitude que des compagnies s’offriront pour l’exécution des chemins de fer, je ne dis pas aujourd’hui, mais avant deux ans, vous verrez que des compagnies se produiront ; la confiance reparaîtra lorsque l’on verra les compagnies d’Orléans et de Rouen faire de bonnes affaires. 

Assurément il ne faut pas attendre deux ans pour mettre la main à l’œuvre, telle n’est pas ma pensée. Je dis que l’État au contraire doit, dès à présent, agir avec la plus grande activité, faire au plus vite ce que l’industrie particulière ne fait pas, ce qu’elle ne peut ou ne veut pas faire. Certes, il serait déplorable d’attendre que l’industrie particulière se réveillât et reprit toute son ardeur ; et alors même que l’industrie particulière se sera relevé, si elle ne faisait pas des lignes d’une grande utilité, l’État devrait les faire. 

Mais il ne faut pas tout d’abord la déclarer à jamais impuissante, il ne faut pas que les ponts et chaussées disent : Voilà 800 lieues de chemin de fer qui nous appartiennent, nul autre que nous n’y mettra la main. 

Je crains que les ponts et chaussées ne les fassent pas, et que ne les faisant pas, ils n’empêchent de les faire. 

Plusieurs voix. C’est cela ! 

M. DE BEAUMONT. Je suis persuadé que M. le ministre des travaux publics lui-même reconnaît la vérité d’une partie, sinon des faits, du moins des idées que j’indique ici, et qu’il sent lui-même que s’il n’obtient pas ce concours de l’activité particulière des capitaux privés, de l’ardeur si grande des compagnies, qui agissent si vite, parce qu’elles y sont poussées par un intérêt pressant, par un intérêt personnel qui devient si fécond pour l’intérêt public, la France ne sera pas dotée d’ici à cinquante ans des voies de communication qu’il lui importe tant de posséder au plus vite. Tel sera l’effet de votre système, que vous ne pourrez pas faire les chemins de fer vous-mêmes, et que vous ne permettrez pas de les faire à ceux qui peuvent les exécuter. 

Disons-le, Messieurs, il faut un intérêt avant tout au concours de l’industrie particulière ; mais prenez-vous bien le vrai moyen de provoquer ce concours si nécessaire ? 

Je n’ai besoin que de vous rappeler une circonstance. 

Dernièrement, vous discutiez la loi du rachat des canaux, eh bien, dans cette discussion, quelles maximes a-t-on professées ? N’a-t-on pas dit à satiété que tout contrat passé avec l’État portait en lui implicitement une clause résolutive ; de telle sorte qu’il n’y avait aucune garantie quelconque de jouissance qui ne tombât devant l’expropriation pour cause d’utilité publique. Croit-on que ce soit avec de pareilles théories que l’on appelle dans les entreprises de travaux publics les capitaux privés et l’association particulière ? Et dans le moment où vous présentez ce vaste système de travaux publics, que vous annoncez devoir être exécuté par l’État et aussi par l’industrie particulière, quel est encore votre langage ? Vous dites que vous donnerez à l’État les 800 lieues de grandes lignes, et à l’industrie privés les lignes secondaires. 

Incroyable système qui réserve pour l’association particulière, pour les capitaux privés les lignes secondaires ! c’est-à-dire que vous avez soin de prendre pour vous, pour être exécutées par l’État, toutes les lignes importantes, toutes celles qui promettent des produits, et celles qui ne valent rien, l’industrie privée pourra s’en charger ! 

Je comprendrais votre système s’il s’agissait des lignes importantes, d’un intérêt général, offertes à l’industrie privée, et que celle-ci n’exécutât pas parce qu’elle ne les jugerait pas productives ; car je reconnais qu’il peut exister des lignes de fer de premier ordre qui ne soient pas telles pour l’industrie particulière et que l’État doive exécuter lui-même. 

Si, par exemple, l’industrie particulière ne se chargeait pas de la ligne de Belgique… (Réclamations. — Quelques voix. Mais elle s’en chargera !) Je n’indique cela que comme exemple ; je sais très bien que la ligne de Belgique est tout à la fois d’un grand intérêt politique pour l’État et féconde pour l’industrie particulière ; mais je vais prendre une autre ligne si vous voulez, je vais prendre la ligne de Strasbourg pour rendre ma pensée. 

Je comprends parfaitement que, si vous vouliez donner à l’industrie particulière la ligne directe de Paris à Strasbourg, et si une compagnie particulière ne s’en chargeait pas, je comprends, dis-je, que vous la finiriez, parce que vous avez pour la faire un motif politique, un motif d’intérêt général. 

Je prends ce chemin-là comme un exemple ; je ne dis pas que la ligne soit bonne ; je dis qu’il peut exister un intérêt politique à exécuter une ligne que l’industrie privée ne juge pas avantageuse. Et si l’industrie particulière ne s’en charge pas, vous pouvez avoir un intérêt général, un intérêt politique à le faire. Voilà ce que je dis. 

Mais, en thèse générale, quelle doit être votre règle, votre principe ? Votre principe doit être de ne pas faire, autant que possible, ce qui peut être fait par l’industrie particulière, de laisser aux capitaux privés les lignes productives, au lieu de ne leur abandonner que celles dont vous ne voulez pas. 

Mais vous renversez la proposition ; vous dites : Je vais faire tout ce qui me paraît beau, tout ce qui me paraît productif, et je laisse à l’industrie particulière tout ce qui probablement sera mauvais et stérile. Et vous appelez cela faire la part de l’industrie privée ! En vérité, j’ai peine à comprendre comment à ce prix on compterait sur un puissant concours des entreprises particulières. 

Ici on présente une objection, qui, je l’avoue, ne me paraît pas très fondée. On a dit que si on laissait l’industrie particulière exécuter les grandes lignes de fer, ce serait exposer notre grand réseau à l’inconvénient de n’être pas systématique, et de n’avoir pas pour lui le lien d’un intérêt général bien combiné. Je ne suis pas très touché de cet argument, et si j’examine les pays où les associations particulières ont fait beaucoup de chemins de fer, j’aperçois encore moins de motifs d’admettre cette objection. 

Et en effet, on cite l’exemple des États-Unis ; on cite l’exemple de l’Angleterre, comme prouvant l’inconvénient de l’absence de système. Pauvres États-Unis, qui n’ont que 2 000 lieues de chemins de fer ! Pauvre Angleterre, qui n’a que 1 000 lieues de chemins de fer à l’heure qu’il est ! Et notez que dans ces pays, où tout s’est fait sans système, tous les chemins de fer aboutissent aux grandes capitales ; en Angleterre, notamment, tous partent de Londres. 

On cite aussi l’exemple de la Belgique, où l’État a fait les chemins de fer après les avoir décrétés à l’avance ; mais, ici encore, l’argument n’est pas en faveur de ceux qui l’invoquent ; car, en Belgique, les chemins de fer ont été si mal combinés, qu’ils n’ont pas Bruxelles pour centre. 

Ainsi, dans un pays où l’État a fait les chemins, le système en a été mal conçu ; et ailleurs, quand l’industrie particulière en a été chargée, elle a mieux choisi les lignes commerciales, et celles qui étaient d’un intérêt politique. 

Et à cette occasion, qu’il me soit permis de faire observer que l’exemple de l’Autriche et de la Russie, qu’on a cité, me touche aussi médiocrement. Jusqu’à présent l’État, en Autriche et en Russie, n’a pas fait beaucoup de chemins de fer ; on en a bien décrété, mais remarquez que nous en sommes à la question de savoir si ce qui a été décrété sera fait. 

Voulez-vous que je vous dise pourquoi l’Autriche et la Russie font faire des chemins de fer par l’État ? C’est qu’elles ne peuvent pas faire autrement ; c’est qu’en Autriche et en Russie le crédit public n’offre pas les moyens d’exécution que procure l’industrie particulière. Notre grande supériorité commerciale et industrielle sur ces pays consiste précisément en ce que nous possédons ce grand instrument de richesse et de prospérité qui leur manque ; nous le possédons, ou du moins il ne s’agit que de le raviver chez nous et de provoquer sagement son activité ; il s’agit seulement de ménager l’époque à laquelle nous pourrons nous servir de cet instrument si puissant d’action, qui manque aux pays dont je viens de parler, qui renaîtra chez nous si nous savons lui faire appel en temps opportun, et dont nous sommes privés en partie par les fautes que nous avons commises. 

Messieurs, je terminerai par une simple observation. Il m’est arrivé dans le cours de cette discussion de qualifier sévèrement le système qui se trouve produit par le gouvernement et la commission, et je crois même de le qualifier d’absurde ; il n’est pas absurde cependant ; il est parfaitement calculé, comme je le disais, pour que les 800 lieues de chemin de fer que vous avez décrétées tombent sous la main de M. le sous-secrétaire d’État des travaux publics. Soyez sûrs que si ce système est adopté, il ne s’en dessaisira pas. 

M. LE SOUS-SECRÉTAIRE DES TRAVAUX PUBLICS. Mais c’est personnel cela ! 

M. GUSTAVE DE BEAUMONT. Pardon, Monsieur, cela n’est pas personnel ; c’est l’administration que je personnifie ici dans son digne chef auquel je me plais à rendre le plus éclatant hommage. 

M. LE MINISTRE DES TRAVAUX PUBLICS. Pas mal ! 

M. GUSTAVE DE BEAUMONT. Je dis qu’il y a une grande habileté et non pas une absurdité, pour l’administration des ponts et chaussées, à mettre ainsi la main sur les chemins de fer ; car, comme je le disais, dans dix-huit mois ou deux ans il eût été trop tard ; il fallait profiter du moment où l’industrie particulière et l’industrie privée des chemins de fer n’étaient pas en faveur. Dans dix-huit mois il eût été trop tard, parce que le succès de la compagnie d’Orléans et le succès de la compagnie de Rouen eût rendu impossible ce monopole que vous demandez ; certes, l’occasion a été très habilement saisie. Mon Dieu ! je ne ferais aucune difficulté à ce que l’exécution des chemins de fer fût confiée à l’administration des ponts et chaussées ; seulement, je m’y oppose en ce moment, parce que je suis convaincu que si vous leur donnez ce monopole, dans vingt ans vous n’aurez pas de chemins de fer. 

Je voterai pour tous les amendements qui tendront à ouvrir une porte à l’industrie particulière. (Nombreuses marques d’approbation.) 

M. LE PRÉSIDENT. La délibération est continuée à de main. 

La séance est levée à six heures.

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