Documents inédits relatifs à l’exil des physiocrates Baudeau et Roubaud suite au renvoi de Turgot (juillet-septembre 1776, 28 pièces.)

Après le renvoi de Turgot, le 12 mai 1776, les physiocrates sont emportés dans la débâcle. Les abbés Baudeau et Roubaud, qui déplaisaient par leur plume acerbe et libre, sont exilés, le premier en Auvergne, le second en Berry (actuelle Indre). Les vingt-huit documents inédits publiés ici, issus des Archives de la Bastille, racontent la réalité de cette proscription qui devait attiédir les esprits que les physiocrates et les philosophes étaient accusés de tenir dans un dangereux bouillonnement.


Documents inédits relatifs à l’exil des physiocrates Baudeau et Roubaud
suite au renvoi de Turgot (juillet-septembre 1776, 28 pièces.)

Introduction

De plus en plus esseulé, Turgot passe la première moitié de l’année 1776 dans une position difficile. Malgré le coup d’éclat des édits de mars, son renvoi est acté et il quitte le ministère le 12 mai. On le disait proche des économistes : lui s’en défendait ; eux-mêmes avaient pris leur distance ; mais rien ne put empêcher que les économistes jadis ralliés autour de François Quesnay ne subissent sévèrement le coup qui venait de l’atteindre. Dupont, rentré en France dans l’urgence pour épauler son ami, de Pologne où il s’était fait une situation confortable, était prié de se tenir éloigné. Quant à Baudeau et Roubaud, le ministère profita de quelques-unes de leurs audaces pour marquer les esprits et affaiblir le levain dangereux de l’économie politique. Baudeau avait critiqué la caisse de Poissy et jugé ses procédés usuraires : on le condamna, et malgré ses protestations victorieuses au Châtelet (et un éloge de Turgot dont l’occasion n’était pas la mieux trouvée), on décida de l’exiler en Auvergne. Le même sort atteignit l’abbé Roubaud, penseur notoirement libre et alerte (« on connaît la chaleur de sa tête », dit le ministère), qui se permettait des audaces jugées répréhensibles dans la Gazette du commerce, des arts et de l’agriculture.  

Dans les documents inédits recueillis ci-dessous, issus des archives de la Bastille, l’aventure de ces deux exilés se retrace devant nos yeux. La double tendance du système répressif de l’Ancien régime touchant les philosophes, tout à la fois implacable et d’une douceur presque naïve, se retrouve à nouveau, comme ce fut le cas pour Mirabeau en 1760 (Loménie, Les Mirabeau, t. II, p. 223). L’exil, d’ailleurs, ne dura pas, et, quelques temps après, l’abbé Baudeau recevait même une pension de 4 000 livres. B.M.

 

Archives de la Bastille, département de l’Arsenal, Ms. 12448.
Dossier relatif aux abbés Baudeau et Roubaud.

 

Des passages des Mémoires secrets de Bachaumont sont ajoutés par nous pour expliciter davantage le contexte.

 

16 juillet 1776. L’abbé Baudeau à commencé à plaider sa cause au Châtelet contre les Fermiers de la Caisse de Poissy. Il y a eu vendredi et samedi un concours prodigieux de spectateurs. L’orateur a été extrêmement applaudi. C’est Gerbier qui est pour les parties adverses, il n’a pas réussi dans son attaque ; il a encore la réplique. (Bachaumont, Mémoires secrets.)

 

1. — Lettre de M. Mosenoy à M. Amelot, à Versailles, le 16 juillet 1776.

Monsieur,

J’ai reçu votre lettre, par laquelle vous m’avez informé de ce qu’il s’était passé samedi dans l’affaire de l’abbé Baudeau. Je vous en remercie. Je suis, Monsieur, votre très affectionné serviteur Mosenoy.

 

2. — Lettre de M. Amelot à M. Mosenoy, à Paris, ce 17 juillet 1776

J’avais appris indirectement, Monsieur, ce qui s’était passé hier au Châtelet de la part de M. l’abbé Baudeau. Je vous suis très obligé de m’avoir instruit qu’il avait plaidé ce matin avec plus de circonspection et s’était renfermé dans les bornes de sa cause. Il est à désirer que le jugement définitif intervienne promptement car ces sortes d’affaires font toujours un mauvais effet dans le public.

J’ai l’honneur d’être très parfaitement, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur. 

Amelot.

 

19 juillet 1776. M. l’abbé Baudeau écrase absolument Gerbier, au point que celui-ci est hué dès qu’il ouvre la bouche. Il est vrai qu’il a le beau rôle : il fait des explosions terribles contre les financiers, et l’on juge combien il doit être applaudi. Il se permet des déclamations très fortes contre les ministres précédents, et surtout contre Colbert ; il exalte M. Turgot, et à son occasion il disait ces jours derniers qu’on était trop heureux d’avoir un ministre honnête homme dans un siècle : les plaidoyers font tant de sensation qu’il y a défense chez les imprimeurs de rien imprimer pour cet abbé, ce qui paraît d’autant plus injuste que le mémoire de ses adversaires est publié depuis trois mois. (Bachaumont, Mémoires secrets.)

 

3. — Lettre du ministère, de Paris, le 19 juillet 1776.

J’ai l’honneur, Monsieur, de vous envoyer la consultation signée de deux avocats pour l’abbé Baudeau, contre la demande formée par les cautions du fermier de la caisse de Poissy. Je ne vois point d’inconvénient à la laisser imprimer, comme on le demande, sauf à exiger si vous le jugez convenable de changer les expressions un peu trop fortes qui se trouvent à la seconde page. Je m’en remets sur cela à votre prudence. 

J’ai l’honneur d’être avec un parfait attachement, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.

 

23 juillet 1776. M. l’abbé Baudeau ne pouvant, à raison des défenses dont on a parlé, répandre les plaidoyers imprimés, a été obligé de se contenter d’un bout de consultation qu’il distribue aujourd’hui, Elle est datée du 16 juillet et signée de la Croix, appuyée par Élie de Beaumont, Target, Charpentier de Beaumont, Ader, Jabineau, tous avocats hommes de lettres, qui décident les adversaires de l’économiste non recevables à former la demande intentée contre lui. (Bachaumont, Mémoires secrets.)

25 juillet 1776. Le gouvernement mécontent des plaidoyers de l’abbé Baudeau, trop critiques du ministère et faisant un éclat singulier, en a non seulement arrêté la publicité par l’impression, mais M. le Garde des Sceaux a écrit de la part du Roi une Lettre au Châtelet, pour qu’on terminât promptement le procès : en conséquence le jugement a eu lieu mardi. Les deux contendants ont parlé pour la dernière fois, mais Gerbier a été hué continuellement et ne pouvait pas se faire entendre ; son adversaire, au contraire, a reçu de nouveaux applaudissements. Enfin le prononcé de la sentence porte, qu’il sera donné acte à l’abbé Baudeau de la déclaration par lui faite qu’il n’avait point entendu attaquer les Fermiers de la Caisse de Poissy, et qu’il les reconnaissait pour gens d’honneur ; sur le reste, les parties ont été mises hors de cour, et dépens compensés.

L’abbé a déclaré dans son plaidoyer dernier, que pour ne pas succomber au crédit de ses ennemis qui le noircissaient dans l’esprit du gouvernement et mettaient continuellement sa liberté en péril, il allait s’expatrier et se retirer en Pologne ; ce qui a causé une scène pathétique de sa part, et un grand attendrissement de celle des spectateurs. (Bachaumont, Mémoires secrets.)

 

4. — Lettre de M. Amelot, à Versailles, ce 27 juillet 1776.

Vous m’avez fait l’honneur de me dire dernièrement, Monsieur, que le procès de M. l’abbé Baudeau était jugé ; il est à préjuger que l’on n’interjettera pas appel de la sentence. Je crois en conséquence qu’il pourrait être instant de lui faire parvenir les ordres du Roi qui l’exilent dans une petite ville d’Auvergne. Si vous pensez de même, je les ferai expédier et je vous les enverrai sur-le-champ. L’intention de S. M. est de lui assurer en même temps une pension de 1 200 livres pour l’aider à subsister.

J’ai l’honneur d’être très parfaitement, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur,

Amelot.

 

1er août 1776. Comme M. l’abbé Baudeau dans ses Éphémérides arrêtées se permettait beaucoup d’écarts contre les Financiers, et qu’il se livrait d’autant plus volontiers à sa mauvaise humeur contre eux qu’il croyait ainsi faire sa cour à M. Turgot, qui les déteste cordialement, qu’il ne mesurait pas conséquemment ses expressions, ils sont furieux contre lui, et cherchent à faire corps pour l’entreprendre en détail et le fatiguer par des poursuites. On assure que la Compagnie des Vivres veut le prendre à partie sur ce qu’il a dit de leur administration, en ce qu’il l’a taxée de très vicieuse et qu’il l’a prétend avoir été fort abusive. (Bachaumont, Mémoires secrets.)

 

5. — Mémoire anonyme, sans date, sur les pensions ecclésiastiques des abbés Baudeau et Roubaud 

Si Sa Majesté désire gratifier l’abbé Roubaud qui en a le besoin le plus pressant, le moyen le plus simple serait de transférer sur sa tête la pension de quatre mille livres accordée il y a trois mois à l’abbé Baudeau sur la domerie d’Aubrac, et de donner le titre même de dom d’Aubrac à l’abbé Baudeau, qui en est seul susceptible.

Cet arrangement peut se faire dès à présent par un brevet du Roi contresigné de M. Amelot, ministre d’État, sans M. le cardinal de La Roche-Aymont qui n’a point été consulté sur la pension, par la raison que la domerie d’Aubrac n’est pas un bénéfice, mais un office.

En conséquence de cette décision le Roi nomma un régulier au titre de dom. L’abbé Baudeau lui-même céda cet avantage au prieur son ancien qui avait travaillé à cette affaire sur les lieux, tandis que l’abbé Baudeau la discutait ici.

À la mort du régulier pourvu, la domerie fut par erreur et par autorité laissée aux économats pour un temps. Mais il faudra toujours nommer un dom, qui ne saurait désormais être qu’au régulier. 

Quand le titre reconnu de la fondation n’exigerait pas cette circonstance, la nature de l’œuvre et les derniers arrangements faits à cet égard, la rendraient nécessaire.

La rouerie est soumise aujourd’hui à plus de quarante mille livres de charges extérieures, en sus à près de vingt mille livres de décimes, l’entretien d’un hôpital de seize lits, ses distributions de grains aux pauvres de plusieurs paroisses, des portions congrues, juges, procès et réparations, le tout en sus de l’entretien de la maison religieuse. De telles charges, qui portent sur des biens-fonds en un pays de montagnes, ont besoin d’être régis avec beaucoup d’économie, de soin et de concert avec les religieux résidents, tous objets qu’un commanditaire ne saurait embrasser à profit. 

Le moyen proposé ci-dessus donnerait à l’abbé Baudeau ce fruit de son travail, et l’emplît de son talent et de son activité, et remplirait en faveur de l’abbé Roubaud les promesses réitérées qui lui ont été faites par les dépositaires successifs de l’autorité, qui l’ont fait travailler sans relâche depuis dix ans.

 

6. — Lettre de l’abbé Roubaud au ministère, le 1er août 1776.

Monsieur,

Vous m’avez fait espérer que j’obtiendrais satisfaction sur la demande que je fais de la commune d’Aubrac pour M. l’abbé Baudeau et de la pension de quatre mille livres sans retenue sur cette commune pour moi. C’est à vous surtout, Monsieur, que je dois la bonne disposition des esprits à cet égard ; mais si vous ne daignez consommer votre ouvrage, cette affaire se verra ensevelie sous tant d’autres : elle languit, dans l’impuissance où je suis de me tenir toujours présent devant mes juges ; elle sera oubliée, et c’est le plus mauvais des succès. Je ne puis attendre que de vous, Monsieur, un succès heureux, un succès assez prompt pour être vraiment heureux. L’affaire appartient à M. le comte de Maurepas et à M. Amelot, à M. de Maurepas pour la décision, à M. Amelot pour l’expédition. J’oserai vous supplier de vous mettre, comme mon patron, entre les deux ministres pour assurer et accélérer l’effet de leurs bontés envers moi. Peut-être est-ce le moment propre du succès. S’il est vrai, comme on le dit, qu’il y aura du travail pour les bénéfices, avant que la feuille soit donnée, et que ce travail est très prochain, M. le comte de Maurepas pourrait jouter la commune à la liste des autres dispositions. C’est le temps le plus favorable, et il n’y a aucune difficulté, aucune opposition qui puisse occasionner des délais, tandis que d’un autre côté la nécessité la plus pressante ne me laisse aucune espérance de salut si la justice et la bienfaisance ne viennent aussitôt à mon secours. Vous êtes juste, Monsieur, vous avez l’âme sensible, vous daignez vous intéresser à mon sort : quelle autre protection réclamerais-je ? Dans les bras de quel autre patron puis-je me jeter ? Ah ! Monsieur, si je laissais déborder mon cœur ! … Achèvera-t-on de me perdre, lorsque l’équité, l’humanité, le crédit, etc., pouvait m’assurer leur sauvegarde ?

Je suis avec les sentiments les plus respectueux, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur, 

L’abbé Roubaud.

 

7. — Lettre à M. l’abbé Aubert, rédacteur de la Gazette de France (par le frère de Roubaud, semble-t-il), sans date [apparemment samedi 3 août 1776].

Monsieur,

Je vais vous apprendre une nouvelle qui vous fera plaisir. Le rédacteur de la Gazette d’agriculture cède à vos importunités et renonce à cette rédaction. Vous lui avez fourni d’excellents matériaux pour un ouvrage amusant qu’il se propose d’aller faire chez l’étranger. Le public vous jugera vous et lui ; il paraîtra des dialogues où tout ce que vous avez si libéralement retranché, sera mis au jour, discuté, etc., etc. Vous êtes généreux, continuez vos bons offices, massacrez impitoyablement les deux ou trois gazettes qui restent à présent, avant qu’on ait pourvu à une nouvelle rédaction. Je connais le rédacteur ; c’est une âme sensible ; il vous témoigne de toute sa reconnaissance. Je vous préviens que les personnes instruites de tout ce qui se passe sont un peu surprises du ton sur lequel vous êtes monté ; n’importe ; on verra bientôt sur qui retombera le ridicule et l’odieux.

 

8. — Lettre du ministère, sans date (début août 1776)

Le ministère connaît les écarts dans lesquels ont donné l’abbé Baudeau et l’abbé Roubaud.

Il n’y a pas d’apparence qu’il ait appel de la sentence rendue dans le procès que l’abbé Baudeau a eu contre les cautions de la Caisse de Poissy. Il est content de ce jugement, et les cautions ne sont pas dans l’intention de se pourvoir. 

La loi accorde 30 ans pour appeler d’une sentence.

Si l’abbé Baudeau est relégué dans une petite ville d’Auvergne, il se servirait de ce prétexte pour crier à l’injustice, et dire qu’on le met dans l’impossibilité de poursuivre une réparation qu’il croit lui être due.

Quant à l’abbé Roubaud, il ne mérite pas plus de ménagements. Il a plusieurs fois inséré dans sa Gazette d’agriculture des articles très répréhensibles, et on connaît la chaleur de sa tête.

Il vient d’en donner une nouvelle preuve. Il y a du moins tout lieu de croire qu’il en est l’auteur.

C’est une lettre anonyme écrite à l’abbé Aubert, censeur de cette gazette, qui a souvent rayé ses articles qu’il jugeait ne devoir pas laisser subsister. L’abbé Roubaud, qui en est l’auteur, a vu ces corrections avec peine, et lui a fait écrire la lettre anonyme ci-jointe, par laquelle il le menace de faire imprimer contre lui chez l’étranger.

 

6 août 1776. Ce qui a fort déplu de la part de M. l’abbé Baudeau et occasionné la suppression de ses Éphémérides, c’est un Mémoire sur les affaires extraordinaires de finances, faites en France pendant la dernière guerre, depuis 1756 jusqu’en 1763, par lequel il conte que S. M. pour suppléer à l’insuffisance de ses revenus durant ces sept années, a touché au-delà de la somme de 1 105 227 761 livres. Ce qui monte de 157 à 158 millions de plus par an. On voit par le relevé des divers objets formant ces levées de deniers d’augmentation, qu’ils subsistent presque tous en tout ou en partie à la charge des sujets. Le gouvernement a trouvé très mauvais qu’un journaliste révélât aussi publiquement les secrets du ministère. Cet article est inséré au volume de juillet, n°. 2, et le rend très recherché. (Bachaumont, Mémoires secrets.)

 

9. — Lettre de M. Amelot, de Versailles, le 6 août 1776

Je vous envoie, Monsieur, des ordres du Roi qui exilent le sieur abbé Baudeau à Combronde en Auvergne et le sieur abbé Roubaud à Sainte-Sévère en Berry. Je vous prie de leur faire notifier ce ordre, de ne leur laisser que deux ou trois jours pour l’arrangement de leurs affaires, et de leur enjoindre de vous donner avis du jour de leur arrivée au lieu de leur exil.

La disposition où le sieur abbé Baudeau pourrait être de se rendre appelant de la sentence du Châtelet ne changeraient rien à la résolution que le Roi a prise de l’éloigner, attendu qu’il pourra en ce cas plaider par procureur. Si d’ailleurs il a besoin de secours soit pour se rendre au lieu de son exil, soit pour y vivre, vous pouvez lui faire entendre que le gouvernement est disposé à y pourvoir, lorsqu’il vous aura néanmoins rendu compte de sa situation, et fait connaître ses besoins.

J’ai l’honneur d’être très parfaitement, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.

Amelot.

 

10. — Avis du Roi, à l’encontre de l’abbé Roubaud, signé Amelot, le 6 août 1776

Il est ordonné au sieur abbé Roubaud de se retirer à Sainte-Sévère en Berry aussitôt que le présent ordre lui aura été notifié, Sa Majesté lui faisant défense d’habiter tout autre lieu sous quelque prétexte que ce puisse être, à peine de désobéissance. Fait à Versailles le 6 août 1776. Signé Louis, et plus bas : Amelot. 

 

11. — Lettre de M. Buzot, le mercredi 7 août 1776

Monsieur,

J’ai l’honneur de vous rendre compte qu’après avoir pris des renseignements sur les demeures des sieurs abbés Baudeau et Roubaud, j’ai appris que ces ecclésiastiques étaient à la campagne, le premier à Sceaux, chez M. Rouis, conseiller de la cour de la Monnaie, et le second à Villejuif chez la comtesse d’Argenton. En conséquence je me suis transporté ce matin en ces lieux afin de notifier auxdits sieurs abbés Baudeau et Roubaud les ordres du Roi en date du jour d’hier qui les relèguent à Combronde en Auvergne et à Sainte-Sévère en Berry, auxquels ordres les ci dénommés ont fait leurs soumissions et promis d’obéir sous les peines y portées, ainsi que se justifier par écrit au ministre lors de leur arrivée au lieu de leur destination.

Sur l’observation que m’a fait l’abbé Baudeau de l’embarras où se trouve en ce moment son argent pour se conformer aux dispositions de Sa Majesté, je lui ai répliqué conformément à la lettre ci-jointe de M. Amelot que je croyais le gouvernement disposé à venir à son secours tant pour se rendre à son exil que pour y vivre. Cela l’a mit dans le cas d’écrire la lettre au Roi ci-jointe, de laquelle il attendra la réponse pour partir aussitôt. En conséquence il sera aujourd’hui à Paris pour faire ses dispositions.

L’abbé Baudeau m’a dit qu’il était content du jugement du Châtelet et qu’il n’avait aucunement l’intention d’en appeler. Mais je demande comment il se tirera de nouveaux procès que lui feront les entrepreneurs des vivres. Ledit sieur abbé estimant qu’il est funeste de donner de la publicité aux ordres qui lui ont été notifié se propose d’en garder le silence et comme il est secrétaire de la Société d’émulation des arts qui est convoquée pour s’assembler après-demain vendredi, il m’a prié de voir le sieur commissaire directeur du bureau de correspondance, pour qu’il envoie des lettres circulaires aux associés pour remettre ladite assemblée à quinzaine.

À l’égard de l’abbé Roubaud il a fait également sa soumission d’obéir que l’abbé Baudeau, mais il a allégué l’impuissance de s’y conformer pour raison de santé, étant à cet effet depuis plusieurs mois dans les remèdes. Je lui ai observé qu’il ne pouvait se dispenser de n’apporter aucun délai à la notification que je venais de lui faire, à moins qu’il ne prouvât dans la plus grande force qu’il s’exposerait au danger, qu’il se mettra en route, que ne pouvant rien prendre sur mon compte, il fallait qu’il fît ses représentations aux ministres, ainsi qu’à vous, Monsieur, à quoi ledit sieur abbé Roubaud m’a dit qu’il se conformerait. 

Buzot

 

12. — Lettre de l’abbé Baudeau, du 7 août 1776

Monsieur,

Je viens de recevoir par M. Buzot, inspecteur, un ordre du Roi pour me rendre au lieu de Combroude ou Combronde en Auvergne, que je ne connais pas. Je me propose donc pour exécuter cet ordre de partir pour Clermont, capitale d’Auvergne, où j’apprendrais sans doute où est situé le lieu de Combe-ronde. 

M. Buzot m’a communiqué les intentions où paraît être le gouvernement de pourvoir aux frais de mon voyage et à ma subsistance. Je ne vous dissimulerai pas, Monsieur, que l’un et l’autre secours me seront également nécessaires.

Il y aura même un autre article à arranger qui me paraît de justice. C’est celui qui regarde les Éphémérides et les Économies royales : deux ouvrages par moi commencés sous la bonne foi publique et interrompus sans qu’il y ait de ma faute. Il se trouvera des arrangements à prendre d’une part avec les souscripteurs, de l’autre avec l’imprimeur et le papetier. 

Je ne doute point, Monsieur, que vous ne donniez des ordres pour tous ces petits détails si vous jugez que ce soit à l’administration à y entrer.

J’ai l’honneur d’être, Monsieur,

Votre très humble et très obéissant serviteur,

L’abbé Baudeau.

À Sceaux le 7 août 1776.

Je vous prie, Monsieur, d’observer que je suis agent du Roi de Pologne à Paris pour le Conseil souverain d’éducation nationale aux appointements annuels de quatre mille quatre cent livres que je perdrai par mon absence. 

 

13.  — Mémoire pour l’abbé Roubaud (8 août 1776)

J’ai reçu hier, 7 août, un ordre du Roi qui m’exile à Sainte-Sévère en Berry. Deux causes très légitimes ne m’ont pas permis de partir sur-le-champ, l’état déplorable de ma santé, le dénuement absolu de moyens.

J’ai ruiné ma santé dans des travaux forcés et opiniâtres pour le bien public, et c’est là le seul et unique fruit que j’ai recueilli de mon zèle.

Retiré à Villejuif depuis le mois de mai, sans relation avec Paris, j’étais uniquement occupé à faire des remèdes, avec la douleur de voir qu’ils seraient peut-être trop tardifs, et impuissants contre tant de maux compliqués de poitrine, d’estomac, d’entrailles, de nerfs, lorsque la foudre m’a frappé.

Le coup a été d’autant plus inopiné que j’ose protester devant Dieu et devant les hommes, que jamais, dans toute ma vie, jamais je ne crois m’être mis dans le cas de mériter une peine. Au moment présent, après avoir interrogé et retourné en tout sens ma conscience, je n’y ai rien trouvé qui ne me renforçât, qui ne me consolât, qui ne me donnât l’espérance d’être justifié et la force de supporter une disgrâce non méritée.

J’ai écris autrefois avec zèle sur les matières d’administration : j’ai écrit selon toutes les bienséances, et avec assez de prudence, sur un sujet si critique, pour n’avoir jamais offensé personne, ou jamais donné lieu à personne de s’élever publiquement contre moi, comme accusateur : j’ai écrit enfin, autorisé, toujours autorisé, et trop franc, trop pur pour pouvoir jamais écrire d’une autre manière. Encore aujourd’hui, je suis prêt à justifier ce que j’ai écrit.

Dès le mois d’avril, j’avais hautement annoncé ma résolution de quitter la plume : elle était fondée sur deux motifs, les prétendus mauvais effets qu’on imputait sourdement et calomnieusement à mon travail, un épuisement absolu qui me défendait, sous peine de mort, de le prolonger. Quelques instances qui m’aient été faites de continuer mon ouvrage, j’ai persisté dans ma résolution : le mois de mai était le terme fixé pour ma retraite dans tout état des choses, et mon dessein a été exécuté. 

Depuis cette époque, époque jusqu’à laquelle nul reproche à me faire, je proteste avec la force que tout respect permet, de n’avoir, en aucune manière, mérité par parole, par action, par des écrits, une disgrâce : je dirais même par pensée, si l’innocence intérieure pouvait se démontrer, comme peut être démontrée celle des œuvres.

Si quelqu’un m’impute un mot, une démarche, un dessein répréhensible, je le déclare menteur, imposteur, calomniateur ; je demande qu’il se lève et se présente devant moi ; je promets, sous telle peine qu’on voudra, de le confondre sans même m’être préparé à la défense.

Si par hasard l’on m’attribuait le projet d’aller dans les pays étrangers écrire contre le gouvernement (ce qui me fait frémir), je prouverai par les témoignages les plus respectables, par des faits irréfragables, que j’avais pris des résolutions toutes contraires et qu’il m’était impossible de prendre celle-là.

Malade au point d’être hors d’état d’écrire une simple lettre et de soutenir la moindre fatigue (j’en offre la preuve), comment aurais-je pu former un pareil projet ? L’accusation est aussi absurde qu’atroce. 

Lorsque ma santé m’assurait des ressources, j’ai plusieurs fois refusé ma fortune dans les pays étrangers : j’ai des témoins même augustes de cette vérité ; et alors je n’avais en France aucune lueur d’espérance. Est-ce dans l’état de délabrement et de mort où je me trouve que je songerais à courir le monde, et pour quel objet ? Est-ce à moi à jouer le rôle d’aventurier, de banni, de proscrit ?

J’aurais pu avoir l’idée de passer dans les pays étrangers sans être blâmable : j’ai sacrifié ma jeunesse, ma vie à la France, et il ne me reste de ce sacrifice que des maux sans nombre, et nul moyen de subsister : ne me serait-il donc pas permis d’aller chercher, gagner au-dehors le pain que je ne trouve pas en France ?

Je pouvais encore l’avoir, cette idée, sans manquer à aucun devoir essentiel. Né sujet d’une puissance étrangère, je ne tiens que par un dévouement volontaire à la France, et avec ce dévouement sans bornes, j’obéis comme sujet et je me plonge dans le malheur.

Quant à des écrits contre le gouvernement, accusation criminelle, depuis quinze ans que j’ai écrit à découvert et chaque jour, quel homme qui m’aura lu, ne se voudra pas mon garant et ma caution que jamais pareille pensée n’a pu entrer dans mon esprit, pareil sentiment dans mon âme ! J’ai écrit pour le bien de la patrie, pour le bien de l’humanité, jamais contre personne ou publique ou privée. J’ai beaucoup souffert pour la cause publique, et jamais aucune parole amère n’est sortie de ma bouche. Si je souffre encore, ce ne sera qu’à cause que je me plaindrai ; ils me rendront justice.

Non, sur une accusation sourde et frivole, la liberté ne me sera pas ravie ; la liberté, ce droit, ce bien si précieux dont je n’ai jamais abusé, dont je n’ai usé jusqu’à extinction de mes forces, que pour l’utilité publique.

Il me convient de parler le langage de l’innocence courageuse : mais la force de mon corps ne répond pas à celle de mon âme, elle m’abandonne. Cette nuit, en dormant dans mon lit, accablé d’affliction et de fatigue, je suis tombé en défaillance : à peine est-il jour, et dans mon lit j’écris cette apologie, brûlé par la fièvre, et la main tremblante. 

Si je ne me suis pas pleinement justifié, si je n’ai pas assez éclairé la religion surprise du Roi et de son ministre, si l’on me juge encore, sans me permettre une plus amble défense, digne d’exil, je me soumets avec la ferme espérance que le terme n’en saurait être éloigné ; mais je demande ce que la justice et l’humanité sollicitent pour moi et m’adjugent.

Le Roi n’entend pas me condamner à mort. Il ne veut pas que, dans mon exil, je meure douloureusement et lentement, ou de mes maux, faute de remède, ou de faim.

Je demande, 1° que le lieu de mon exil soit changé, et qu’à la place de Sainte-Sévère que je ne connais point et où je serais dépourvu de tout secours, on daigne m’assigner Saint-Vigor-des-Monts près Vive, Basse-Normandie, village à peu près perdu dans un désert, mais où j’espère trouver quelqu’aide.

Je demande, 2°, que les moyens me soient donnés de me rendre à mon exil et d’y subsister. Le ciel m’est témoin que je ne subsiste à Paris actuellement que par l’assistance de quelques amis généreux. Partout ailleurs je n’aurai pas la même ressource, et cette ressource même ne saurait être de longue durée. S’il m’était possible d’exercer encore mes faibles talents, ce ne serait pas dans de tels lieux qu’ils soutiendraient ma vie.

Je demande les moyens de vivre dans mon exil, avec d’autant plus de confiance que je crois avoir mérité les secours de l’État par un zèle laborieux poussé jusqu’à la destruction de moi-même. S’il était vrai que, par faiblesse humaine, j’eusse commis quelques fautes, elles seraient bien couvertes par une vie honorable, patriotique et pleine d’œuvres ; elles seraient bien effacées par les souffrances et le malheur. J’ai sacrifié ma vie à l’État, l’État doit me la rendre. Patriote invalide, j’irais me jeter aux pieds du Roi et demander à sa bonté et à sa justice, mon pardon, si j’avais mérité quelque légère peine, et avec mon pardon la récompense que j’ai vraiment méritée.

Tels sont les faits, tels sont mes sentiments, et je signe cet écrit, tout prêt à le sceller de mon sang, et respectueusement soumis aux volontés du Roi.

L’abbé Roubaud.

 

14. —  Lettre de M. Buzot, vendredi 9 août 1776

Monsieur,

J’ai l’honneur de vous rendre compte que le sieur abbé Baudeau est venu me trouver hier vert sept heures de l’après-midi, pour me dire que la notification qui lui a été faite de l’ordre du Roi qui le relègue à Combronde en Auvergne, commençant à avoir de la publicité, il avait profité des offres obligeantes d’un ami (le vicomte d’Aubusson) qui lui a prêté de l’argent, et partirait ce soir pour se rendre au lieu de sa destination, afin d’éviter de répondre aux importunités que la nouvelle de son exil conduit chez lui.

Ci-joint est copie de l’ordre du Roi et de la soumission à icelui dudit sieur abbé Baudeau.

Buzot.

 

15. — Copie de l’ordre du Roi exilant l’abbé Baudeau, et de la soumission de celui-ci à ce même ordre

De part le Roi.

Il est ordonné au sieur abbé Baudeau de se retirer à Combronde en Auvergne, aussitôt que le présent ordre lui aura été notifié ; Sa Majesté lui faisant défense d’habiter tout autre lieu, sous quelque prétexte que ce puisse être à peine de désobéissance. Fait à Versailles, le 6 août 1776. Signé Louis, et plus bas Amelot.

Je soussigné reconnais que l’ordre du Roi dont copie est au-dessus, m’a été remis et notifié par le sieur Buzot, conseiller du Roi, inspecteur de police honoraire, auquel ordre j’ai fait ma soumission et promis d’obéir sous les peines y portées, ainsi que d’en justifier par l’avis que j’en donnerai au ministre, lors de mon arrivée au lieu de ma destination. Fait à Sceaux, le 7 août 1776. L’abbé Baudeau.

 

16. — Lettre de l’abbé Roubaud, 9 août 1776 

Monsieur,

Je viens de voir mon frère, il m’a donné les éclaircissements suivants.

Samedi dernier, il écrivit à M. l’abbé Aubert pour se plaindre des retranchements que celui-ci faisait à sa gazette sans rime ni raison ; il ajoutait qu’il ferait imprimer ces retranchements dans le pays étranger.

Ce mot, m’a-t-il dit, Monsieur (car je ne fais qu’un simple rapport), n’avait pour objet que de contenir l’humeur de M. l’abbé Aubert qui supprime, de sa gazette, tout ce qui peut la faire valoir ; et les passages retranchés n’intéressent le gouvernement en aucune manière. Il serait bien imbécile ou bien fou, ajoute-t-il, de mander à un censeur plus que vigoureux qu’on ira écrire dans le pays étranger contre le gouvernement.

Mon frère se plaint et offre de prouver 1° que M. l’abbé Aubert supprime à sa fantaisie et ce qui ne saurait être désagréable au gouvernement, et jusqu’à ce qui ne peut que lui être agréable, pourvu que les passages puissent demander quelque prix au travail ; 2° que M. l’abbé Aubert ose prendre sur lui de substituer au manuscrit des phrases de sa façon et jusqu’à des opinions contraires à celles de l’auteur, ce qui est très condamnable et passe toutes les bornes de la censure.

Mon frère offre, Monsieur, de prouver ces caprices et attentions par les épreuves que M. l’abbé Aubert a censurées et par les substitutions qu’il y a faites de sa propre main : pour cet effet, il vous supplie, Monsieur, de lui accorder une audience et de me donner vos ordres à cet égard.

D’ailleurs mon frère est tout prêt à renoncer à la rédaction de la Gazette, dont il ne s’est chargé que pour tirer le bureau de correspondance de peine. Il quittera sans regret une besogne qu’il n’a acceptée qu’avec répugnance. Sa répugnance était fondée sur la crainte qu’il avait et de se compromettre et de me compromettre. Il ne s’en était chargé qu’à condition qu’il serait absolument ignoré ; et il aurait bien désiré savoir les intentions du gouvernement sur l’ouvrage pour s’y conformer sans réserve.

Heureusement, Monsieur, j’apprends de plusieurs personnes qu’à la manière d’écrire et de penser il est impossible qu’on me soupçonne d’avoir la moindre part à ce travail.

Voilà, Monsieur, ce que j’apprends, ce que j’aurais certainement ignoré si vous ne m’aviez mis sur la voie. Dans ma retraite, je n’avais aucune relation avec mon frère ; et c’est encore ce que je suis en état de bien prouver, comme tout ce que j’ai avancé.

Outre Mme la comtesse d’Argenton, je puis vous citer, Monsieur, Mme la comtesse de Froullay, et M. le vicomte et Mme la vicomtesse d’Aubusson comme témoins et garants de tout ce que j’ai dit. Ce sont là mes liaisons intimes. Instruits de toutes mes démarches et de mes plus secrètes pensées, ils attesteront avec serment la pureté de ma conduite et de mes intentions.

Il faut avouer, Monsieur, qu’il m’est bien dur d’être la victime d’une imprudence qui m’est absolument étrangère, ou plutôt d’un malentendu : mais j’espère que je n’aurai lieu que de m’en féliciter par l’intérêt que vous daignez prendre à ma position, et les bontés que vous voulez bien y ajouter. Eh, bon dieu ! tous mes amis en sont témoins, il y a longtemps que je n’aspire qu’après le repos ; et il me sera bien doux, Monsieur, de n’avoir plus à donner que des preuves d’une âme honnête, pure, sensible et reconnaissante.

Dès que votre réponse me sera parvenue, je retournerai à Villejuif et à mes remèdes, jusqu’au terme fixé.

Je suis avec respect, Monsieur, 

Votre très humble et très obéissant serviteur, 

L’abbé Roubaud.

À Paris, 9 août 1776.

 

17. — Lettre du comte de Maurepas, le 13 août 1776, de Versailles

… M. le garde des Sceaux ne m’a point parlé de l’abbé Roubaud, il l’a apparemment oublié. Je ne vois nul inconvénient à changer le lieu de son exil et s’il avait besoin de secours, comme cela peut bien être, je pense que M. le Contrôleur Général pourrait la traiter comme l’abbé Baudeau. Vous pourriez l’en prévenir ; je crois même qu’il n’y aurait pas de mal que l’on sût dans le public la façon dont on les traite et les raisons qui, par leurs propres faits, ont occasionné le parti que l’on a pris. Ne doutez jamais, Monsieur, de la sincérité des sentiments avec lesquels je suis,

Votre très humble et très obéissant serviteur.

Maurepas.

 

13 août 1776. L’abbé Baudeau n’a pu résister aux cabales des financiers ligués contre lui ; on a aigri le ministère actuel qu’il semblait inculper indirectement dans ses plaidoyers par un éloge trop outré de M. Turgot, par l’assertion injurieuse qu’un royaume devait s’estimer trop heureux de trouver un ministre honnête homme dans un siècle. Ces griefs, joints à celui dont on a parlé, du mémoire inséré dans ses Éphémérides concernant les affaires extraordinaires faites en France, depuis 1756 jusqu’en 1763 compris, ont provoqué non seulement la suppression de son journal, mais son exil en Auvergne. On a profité de la même occasion pour envelopper dans cette disgrâce l’abbé Roubaud, son ami, qui dans sa Gazette du Commerce, des Arts et de l’Agriculture, se permettait les mêmes écarts contre les traitants et financiers ; il est aussi exilé. (Bachaumont, Mémoires secrets.)

 

18. — Lettre de l’abbé Baudeau à M. Amelot, de Riom, le 14 août 1776

Monsieur,

Je me hâte de vous rendre compte de ma ponctualité à exécuter les ordres du Roi. Je suis arrivé hier mardi 13 août à Riom, et je crois m’y occuper sur-le-champ à me préparer une habitation quelconque à Combronde. En apprenant que la seigneurie de ce bourg était autrefois du domaine de votre maison, Monsieur, je me suis flatté d’y trouver quelque douceur, n’ayant sur la conscience aucune espèce de délit qui me fasse craindre d’avoir encouru votre disgrâce.

On a du vous informer, Monsieur, que dans le cas où j’ai cru me trouver de partir sur-le-champ j’ai profité de la bonne volonté de mes amis et emprunté cent louis d’or pour mon voyage.

Vous savez aussi par la lettre que j’ai remis au sieur Buzot, porteur des ordres du Roi, combien l’on me fait essuyer de pertes réelles et de combien on me met à découvert, surtout pour les Économies royales de Sully que j’ai entreprises par ordre exprès et pour lesquelles j’ai fait de grandes avances désormais inutiles. Les tomes 3 et 4 étant à demi imprimés, je m’en rapporte à votre justice et à celle du Roi. 

J’ai l’honneur d’être, Monsieur,

Votre très humble et très obéissant serviteur,

L’abbé Baudeau.

Riom, 14 août 1776.

 

19. — Lettre du ministère, du 16 août 1776

Monsieur,

J’ai eu l’honneur de faire part à M. le comte de Maurepas et à M. le Garde des sceaux, de la demande du sieur abbé Roubaud, tendante à ce que le lieu de son exil soit changé, et qu’il lui soit permis de se retirer à Saint-Vigor-des-Monts plutôt qu’à Sainte-Sévère en Berry. J’avais eu celui de vous en rendre compte.

Suit le texte barré suivant :

J’ai eu l’honneur de vous rendre compte de la demande de l’abbé Roubaud, tendant à ce que son exil à Sainte-Sévère en Berry soit changé pour Saint-Vigor-des-Monts près Vire, en Basse Normandie. M. le comte de Maurepas et M. le garde des sceaux n’y trouvant pas d’inconvénient, je vous supplie de vouloir bien en faire expédier l’ordre et me l’adresser.

Je suis avec respect,

Monsieur, 

Votre très humble et très obéissant serviteur.

 

20. — Lettre de M. Amelot, de Versailles, le 17 août 1776

Je joins ici, Monsieur, l’ordre du Roi que vous me proposez pour enjoindre au sieur abbé Roubaud de se retirer à Saint-Vigor-des-Monts près Vire en Normandie, au lieu de Sainte-Sévère en Berry où il avait d’abord été relégué.

J’ai l’honneur d’être très parfaitement, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur,

Amelot.

P. S. Je vous serai obligé de me renvoyer les ordres qui vous ont été expédiés pour Sainte-Sévère.

 

21. — Lettre et Mémoire de l’abbé Baudeau, envoyés de Combronde, le 21 août 1776

Monsieur,

Dans la paroisse de Combronde, près de Riom en Auvergne, où je me suis rendu suivant les ordres du Roi, je ne trouve point de logement convenable, si ce n’est un petit couvent de religieux grandmontains qu’on a dispersés. Leur manse conventuelle a été donnée au séminaire de Clermont, qui veut bien me louer le petit couvent, auquel j’aurais quelques représentations à faire.

Cet hermitage est éloigné du bourg de Combronde, au milieu des bois, et à l’entrée des montagnes. Mais les ordres du Roi ne me défendent point explicitement de découcher. Je crois que dans les moments rigoureux des neiges et frimas de ce pays-ci vous trouverez bon que j’accepte la succession d’hospitalité qui m’est offerte par M. le marquis Capponi, seigneur de Combronde, et par quelques magistrats du présidial de Riom.

J’userai avec discrétion de cette faculté si vous avez la charité de me l’accorder. Autrement je me confinerai très scrupuleusement dans mon petit couvent de Chavenon, avec la neige, les glaces et les loups. Car le réduit assez agréable pendant la belle saison est affreux dans le cœur de l’hiver.

J’attends, Monsieur, avec confiance votre décision sur ce point, qui devient capital pour moi dans les circonstances, et sur les dédommagements qu’on m’a fait espérer de votre part. J’ai eu l’honneur de vous détailler une partie des pertes que m’occasionnent les ordres du Roi. Sa justice et la vôtre me tranquillisent sur l’avenir.

Je vous prie seulement d’observer, qu’après avoir été obligé d’emprunter pour mon voyage de Paris à ici, je serai obligé de réparer mon habitation, de la meubler entièrement, et d’envoyer chercher à Riom toutes mes nécessités. Vous êtes plein de bonté, plein d’équité, je ne dois pas vous en dire davantage, en vous adressant le mémoire ci-joint. 

Je suis avec un profond respect,

Monsieur,

Votre très humble et très obéissant serviteur,

L’abbé Baudeau.

À Combronde, près Riom, 21 août 1776.

***

Mémoire

L’abbé Baudeau, qui s’est rendu sur-le-champ au village de Combronde près de Riom, en Auvergne, en exécution des ordres du Roi, espère de la justice et de la bonté de Sa Majesté,

Premièrement, qu’on lui assurera pour le moins une pension annuelle de quatre mille quatre cent livres quittes réelles effectives, puisqu’on lui fait perdre* une pension pareille, qui était exactement payée, par le conseil d’éducation de Pologne, dont il était l’agent à Paris. 

* en marge ce morceau : sans compter les Éphémérides, les brochures extraites de ce recueil et les Économies royales de Sully.

Secondement, qu’on lui fera payer incessamment une année d’avance de cette même pension, pour frais de voyage, réparations de la fausse maison qu’il trouva dans la paroisse de Comberonde, ameublement et premier établissement général. **

** en marge ce morceau : Il a été obligé d’emprunter cent louis pour ce déplacement.

Troisièmement, qu’on mettra le bureau général et royal de correspondance, établi rue des deux portes Saint-Sauveur, à Paris, en état d’acquitter tout ce qui peut être dû pour les Éphémérides et pour les Économies royales de Sully***, soit aux souscripteurs, soit au papetier, soit à l’imprimeur.

*** en marge ce morceau : Il a eu des ordres pour faire les Économies royales, il y en a 4 vol. imprimés à grands frais.

Quatrièmement, que pour les mois d’hiver qui sont très rigoureux en ce pays et qui rendent inhabitable l’hermitage où il se retire, on lui permettra d’accepter successivement l’hospitalité qui lui est offerte par quelques magistrats de Riom et par quelques gentilshommes des environs.

L’abbé Baudeau, dépouillé de tout, éloigné de ses amis, et relégué dans un désert, croit que les quatre articles de demandes ne peuvent lui être refusés par l’équité bienfaisante du Roi et de ses ministres.

À Combronde, le 21 août 1776.

 

22. — Lettre de l’abbé Roubaud, de Villejuif, le 21 août 1776

Monsieur,

Voilà quinze jours que j’attends mon avis définitif. Il est triste pour moi de m’être trouvé dans l’impuissance absolue d’exécuter sur-le-champ les premiers ordres du Roi, et de n’avoir pu prouver ma profonde soumission qu’en l’accompagnant de demandes indispensables. Obligé de prendre des arrangements préliminaires selon le lieu et les circonstances de mon exil, je suis forcé de renouveler auprès de vous, Monsieur, mes prières et mes instances pour obtenir une prompte expédition de nouveaux ordres. La manière dont vous avez bien voulu vous charger de mes premières représentations, ne me permet pas de douter que vous n’ayez égard à cette nouvelle requête, et que vous ne contribuiez à me tirer de l’incertitude et de l’embarras où je suis : c’est une véritable perplexité. Je vous demande cette grâce, Monsieur, avec toute la confiance que je vous dois, et avec toute l’ardeur que peut ressentir un citoyen jaloux de donner les preuves les plus fortes de ses sentiments respectueux et patriotiques.

Je suis avec respect, Monsieur,

Votre très humble et très obéissant serviteur,

L’abbé Roubaud.

À Villejuif, le 21 août 1776.

 

23. — Lettre de M. Amelot, de Versailles, le 27 août 1776

Je vous envoie, Monsieur, une lettre que je viens de recevoir de M. l’abbé Baudeau. (*) Je vous prie de vouloir bien la communiquer à M. le Contrôleur général et de me la renvoyer ensuite en me faisant part de ce dont vous serez convenu avec lui.

J’ai l’honneur d’être avec un sincère attachement, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.

Amelot.

(*) [La lettre suivante, n°24.]

 

24. — Lettre de la comtesse d’Argenton, de Villejuif, le 27 août 1776

Bien aussitôt après mon retour à Villejuif, Monsieur, j’ai rendu compte à M. l’abbé Roubaud dans le plus grand détail de ce que vous m’avez fait l’honneur de me dire ; il est on ne peut pas plus sensible et plus reconnaissant des soins que vous avez bien voulu prendre dans cette affaire, et pour ce qui regarde celles d’intérêts, il m’a répondu,

Qu’il y avait des inconvénients qu’un homme sage devait prévoir, et des sortes de marchés qui répugnaient à un galant homme ;

Que plutôt que de se mettre dans le cas de faire et renouveler sans cesse des demandes désagréables, il espérait trouver à emprunter cent louis dans les bourses de ses amis, et qu’il y aurait beaucoup trop d’inconvénients à le pourvoir actuellement d’une moindre somme attendu qu’il avait quelques dépenses à faire ici avant son départ, que malade comme il est, et en danger de rester en route au lit, il n’était pas prudent qu’il se mit en marche, précisément avec les frais du voyage, et que si ce malheur arrivait, il ne serait pas bien à portée d’envoyer à Paris chercher l’argent nécessaire pour son traitement et le reste de la route ;

Qu’enfin il n’était nullement naturel qu’il s’en alla de Paris à Saint-Vigor pour à son arrivée à Saint-Vigor demander à Paris de quoi vivre, ce qui causerait des embarras assez grands, qu’il n’y avait aucune raison de ne pas lever ;

Qu’en conséquence comme il avait dit, il emprunterait cent louis, et que c’était une dette que le gouvernement voudrait bien le mettre en état d’acquitter ;

Que d’ailleurs il avait une répugnance invincible à traiter de ces détails. Le repos lui est bien nécessaire, hier encore il a rendu beaucoup de sang. Il est des articles relatifs à la pension, qu’il se réserve de traiter au long avec vous, Monsieur, dans le temps : il a beaucoup de bonnes raisons que je ne pourrais pas donner et faire valoir.

Dès qu’il aura reçu de nouveaux ordres il se rendra à Paris pour se disposer à son départ.

J’ai l’honneur d’être, Monsieur,

Votre très humble et très obéissante servante, la comtesse d’Argenton.

Si, comme je le pense, Monsieur, vous avez la bonté de me répondre, je vous prie de vouloir lui adresser votre lettre, rue de Vaugirard, vis-à-vis le Calvaire.

 

25. — Lettre de M. Buzot, vendredi 30 août 1776

Monsieur,

J’ai l’honneur de vous rendre compte que je me suis transporté hier à Villejuif à l’effet de notifier au sieur abbé Roubaud le nouvel ordre du Roi en date du 17 du courant, qui lui enjoint de se retirer à Saint-Vigor-des-monts, aussitôt qu’il lui aura été notifié, auquel ordre ledit sieur abbé Roubaud a fait sa soumission et promis d’obéir sous les peines y portées, et m’a remis l’ancien ordre ci-joint, qui lui avait été précédemment notifié.

Buzot.

 

26. — Lettre de l’abbé Roubaud, de Paris, le 4 septembre 1776

L’abbé Roubaud a l’honneur de donner avis à Monsieur le lieutenant général de police qu’il part cette nuit pour Saint-Vigor, mais avec la disposition de s’arrêter en route autant et si souvent que le soin de sa santé l’exigera. Il part, intimement persuadé, que dans la situation critique où il se trouve, on ne saurait oublier ses besoins, ses maux et ses droits arrivé à Saint-Vigor. Dès qu’il aura pris un peu de repos, il renouvellera les demandes qu’il a faites, il y joindra des traits et des preuves auxquelles il est impossible de ne pas se rendre, et il ne cessera ses sollicitations que quand il aura obtenu une pleine justice sous tous les points.

Il supplie M. le lieutenant général de police d’agréer l’hommage respectueux de ses sentiments.

À Paris, 4 septembre 1776.

 

27. — Lettre de l’abbé Roubaud, de Saint-Vigor-des-Monts, le 9 septembre 1776

Monsieur,

J’arrivai hier à sept heures du soir, après avoir essuyé le temps le plus affreux qu’on ait jamais vu, et par d’horribles fondrières qu’on appelle grande route de Normandie en Bretagne. Je suis assez bon citoyen pour que cette considération divertît mon attention des périls que je courais et des maux que je souffrais.

Je n’ai qu’un mot à dire, Monsieur, pour vous donner une idée de ce pays-ci. L’habitant le plus instruit m’a demandé qui avait succédé à M. Turgot dans le contrôle des finances. Je défierais bien l’homme le plus dangereux de l’être ici ; le mal est qu’on ne peut guère y être utile. Pour me conformer sagement à ma nouvelle position, je compte faire venir de Paris la vie des Pères du désert. 

Je crois, Monsieur, que si j’avais connu la route et le terme, j’aurais, avant de m’embarquer, fait mon testament pour léguer au gouvernement les dettes que j’ai contractées dans cette occasion, et à de généreux amis celles que j’avais contractées dans les besoins extrêmes.

Je me flatte, Monsieur, que vous n’oublierez point par quels moyens je me suis mis en état d’obéir au Roi avec célérité, plutôt que d’attendre plus longtemps les secours du gouvernement. J’espère encore, Monsieur, que vous daignerez appuyer de votre crédit les requêtes que je me propose de présenter. Il m’a paru que vous aviez été touché de mon état et frappé de mes raisons. Vous serez peut-être étonné quand vous me réclamez les témoignages de M. le comte de Maurepas et de M. de Clugny, de M. de Maurepas à qui Mme la comtesse de Couffin venait de demander une pension pour moi, et M. de Clugny à qui j’avais eu l’honneur d’écrire sur ma situation et pour le prévenir sur une audience que je désirais obtenir, lettre restée sans réponse. Je prendrai la liberté de leur rappeler ces faits.

Aux raisons que j’ai eu l’honneur de vous décrire, Monsieur, sommairement, j’ajouterai des détails sur les torts que me fait en tout sens cet exil, je pense surtout du côté de l’intérêt, et toujours la preuve prête, dès qu’on me la demandera. J’entre librement avec vous dans des explications : la confiance que vous m’avez inspirée et l’intérêt que vous avez bien voulu me témoigner, me tiennent le cœur tout ouvert. J’espère que ce sera par vous, Monsieur, que du mal sortira le bien, comme vous me l’avez prédit, et que j’obtiendrai les récompenses, les réparations, les dédommagements qui me sont dus.

Ou je mourrai dans mon exil.

Je suis avec respect, Monsieur,

Votre très humble et très obéissant serviteur,

L’abbé Roubaud.

9 Septembre 1776, à Saint-Vigor-des-Monts près Vire, Basse Normandie.

 

28. — Lettre du frère de l’abbé Roubaud, sans date [probablement vendredi 13 septembre 1776.]

Monsieur,

Dans la profonde affliction où je suis plongé, et qui demanderait quelque soulagement, vous me permettrez, Monsieur, de m’adresser à vous avec autant de confiance que de simplicité. Forcé par la plus rigoureuse des nécessités, je me suis chargé de la rédaction de la Gazette d’agriculture. Il me semble que je prévoyais tout ce qui devait arriver quand je pressais si souvent mon frère de renoncer à un ouvrage qui ferait peut-être un jour notre malheur. Qui m’aurait dit alors que je lui succéderais ? Une suite de circonstances plus tristes les unes que les autres, m’a jeté dans le labyrinthe où certainement je ne me serais jamais engagé de moi-même. Nous sommes d’une famille nombreuse et mon père a tout sacrifié pour donner une belle éducation à vingt-et-un enfants qu’il a eu depuis que Dieu a disposé de lui. Nous nous servons mutuellement de père et nous nous entraidons. Quand mon frère quitta la rédaction de la Gazette, je me vis chargé et des bonnes œuvres qu’il faisait et de celles que j’avais à faire. Pour comble de malheur un autre de mes frères, professeur à l’École royale de Paris, s’est trouvé dépourvu de poste par une fatalité inconcevable. Quoiqu’il ait fait sa classe avec le plus grand soin jusqu’au dernier moment, quoiqu’il ait composé et fait imprimer plusieurs discours pour l’instruction des élèves, c’est le seul de tous les professeurs qu’on ait renvoyés sans pension. Tous ses collègues, sans qu’il les en eût priés, ont fait des représentations en sa faveur, mais elles n’ont eu aucun succès.

Pouvant soulager mes frères, je n’ai pas balancé à me sacrifier pour eux. Je me chargeai de la Gazette, à condition que je ne serais pas connu ; j’avais trop d’intérêt à ne pas me faire connaître. Dès l’entrée de cette carrière j’ai bien vu qu’il me serait impossible de la fournir longtemps, et l’abbé Aubert, qui a déjà fait tomber la Gazette des arts et métiers, s’y est bien pris pour faire tomber la mienne. Il m’a retranché jusqu’aux choses les plus favorables au gouvernement et n’a pas craint de substituer même ses idées aux miennes. Comme il rayait des colonnes entières, il ne me restait d’autre ressource que de remplir les vides par des points. Ceci lui déplut encore, et il me défendit de laisser ainsi du vide dans ma gazette. Cette défense me parut dure et me doubla mon travail. Enfin il m’intima que je ne pouvais pas traiter dans ma gazette les objets qui étaient même indirectement du ressort de la Gazette de France. Or est-il qu’on y fait mention du commerce, de l’agriculture, etc. ; cet ordre allait donc directement à me défendre de faire une gazette. La douleur la plus vive me saisit, je lui écrivis deux mots pour voir si je ne pourrais pas l’arrêter un peu par la crainte du ridicule. Vous savez, Monsieur, les tristes effets de ma lettre. S’il y avait un dernier période dans le malheur, je croirais l’avoir atteint. Un soulagement que je solliciterais comme une grâce et une faveur signalée, ce serait de prendre la place de ceux dont j’ai occasionné la disgrâce, quoique c’ait été de la manière la plus innocente. Je baiserai mille fois la main du bienfaiteur qui m’obtiendrait d’aller prendre la place, je ne dirais pas de mon frère, mais de l’autre personne même que je ne connais pas. 

Je ne veux point pénétrer dans les raisons qui engagent M. l’abbé Aubert à user toujours de la même sévérité, comme vous le verrez, Monsieur, par l’épreuve de la Gazette de demain que je prends la liberté de vous envoyer. Je ne veux pas même dire que j’ai autant de droit de voir si la Gazette de France traite de commerce et d’agriculture que lui peut en avoir d’examiner si je parle pure politique. Le bureau des affaires étrangères a vendu pour cent mille livres ou peut-être plus le privilège de faire une feuille périodique sur l’agriculture et les premiers commis des finances qui ont acheté ce privilège ne seraient-ils pas en droit d’exiger que personne n’usurpât leur privilège ? Mais comme rien n’est plus éloigné de mon caractère que ces prétentions ou ces manœuvres, je me borne à demander qu’on s’en repose sur mon censeur, qui est assurément très exact.

Je vais, Monsieur, si vous me le permettez, vous ouvrir mon cœur. Je n’ai de ma vie lu de livre d’économie politique et je n’ai jamais mis le pied chez M. de Mirabeau où s’assemblaient, du moins autrefois, les économistes. Je suis parfaitement soumis aux personnes en place, et je le suis par devoir et par religion. À Dieu ne plaise que je m’écarte jamais de lois si sacrées.

Si le gouvernement n’approuve pas que je fasse la Gazette, dès le moment où ses intentions me seront signifiées, je donne congé et je renonce à la rédaction. 2°. Si l’on ne trouve pas mauvais que je la continue, je prie de me marquer les bornes que je dois respecter ; j’aurai certainement grand soin de rester en-deçà plutôt qu’aller au-delà. 3°. Comme la Gazette languit parce qu’on ne peut pas s’adresser au rédacteur, tant qu’il reste inconnu, je demande s’il y aurait de l’inconvénient à me faire connaître, et si je dois reprendre mon nom de famille, ou garder le nom de Tresséol ? J’espère, Monsieur, que vous aurez la charité de m’instruire sur ces différents articles. M. le Contrôleur général voulait avoir une entrevue avec moi ; je ne pus pas avoir alors cet honneur.

Si l’on pouvait lire au fond de nos cœurs, on verrait évidemment que nous sommes aussi attachés à la France qu’on puisse l’être. On nous a offert et plus d’une fois, à deux de mes frères qui sont à Paris et à moi, des postes plus qu’honnêtes chez l’étranger et qui assuraient notre fortune ; nous les avons constamment refusés ; et nous avons préféré la peine et le mal-être en France à la fortune qu’on nous offrait ailleurs.

Je finis, en vous rappelant que j’ai beaucoup de bonnes œuvres et que je ne puis les faire que par les fruits de mes travaux. J’ai une sœur à qui je me suis chargé de faire une pension de six cent livres ; et voilà plusieurs de mes frères qui n’ont pas grande ressource. Comme je sais les langues, et que je sais à peu près ce qui se passe dans l’Europe, on voulait me faire, il y a déjà du temps, secrétaire d’ambassade ; mais je répondis à la personne qui avait alors du crédit que je n’accepterais qu’un seul de ces postes, celui d’Angleterre, parce que j’y ai un frère que je n’ai pas vu depuis bien des années, mais le poste n’était pas vacant. Je me flatte, Monsieur, que vous voudrez bien m’intimer vos ordres. Je compte sur la providence ; elle connaît la droiture de mes intentions. Je ne veux faire que le bien. Je vous demande pardon, Monsieur, du désordre qui règne dans ma lettre. Je suis noyé dans l’affliction la plus amère, et j’écris dans un temps que je dérobe à mon sommeil. J’ai l’honneur d’être, Monsieur,

Votre très humble et très obéissant serviteur,

L’abbé Roubaud de Tresséol.

Vendredi.

L’abbé de Tresséol, à la communauté des Eudistes, rue des Postes.

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