Sur l’ouvrage de M. Dunoyer : De la liberté du travail

Institut de France (Paris)

Devant l’Académie des sciences morales et politiques, Adolphe Blanqui présente les travaux de son collègue Charles Dunoyer sur La liberté du travail. L’ambition de Dunoyer, dit-il, a été de développer la science sociale dans sa globalité, et d’offrir une réfutation complète des velléités socialistes et étatistes qui se développent, en réaffirmant de manière solide et vigoureuse les principes de la liberté humaine.


Sur l’ouvrage de M. Dunoyer : De la liberté du travail

par Adolphe Blanqui (1845)

(Séances et travaux de l’Académie des sciences morales et politiques,
tome VII, 1845 (premier semestre de 1845), p. 179-184.)

 

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ACADÉMIE DES SCIENCES MORALES ET POLITIQUES.

BULLETIN.

FÉVRIER 1845.

 

Séance du 8. M. Blanqui donne lecture, au nom de M. Dunoyer, d’un mémoire dans lequel il s’est proposé de rechercher expérimentalement dans quelles conditions, suivant quelles lois, sous l’influence de quelles causes les hommes parviennent à se servir avec le plus de liberté, c’est-à-dire avec le plus de puissance, de ces forces, de ces facultés naturelles dont la mise en action constitue le travail humain.

Il a paru résulter à M. Dunoyer des données de l’observation et de l’expérience que cette liberté, cette puissance d’action, dont il cherche les causes, dépendait essentiellement : — de la race d’abord, c’est-à-dire de l’organisation même des hommes et de la constitution plus ou moins heureuse de toutes leurs facultés ; — en second lieu, de la place qu’ils ont prise au soleil, des lieux où ils se sont établis, et des avantages de toute espèce que peut présenter la position qu’ils occupent sur la sphère terrestre ; — finalement, du plus ou moins de parti qu’ils sont déjà parvenus à tirer de leurs forces et de leur position, c’est-à-dire de leur degré de culture.

L’influence que M. Dunoyer s’est appliqué surtout à développer, c’est celle de la culture. Après avoir d’abord cherché d’une manière générale à rendre cette influence sensible par l’exposé comparatif des formes économiques que la société, dans son développement, a successivement revêtues, et en montrant que les hommes ont disposé toujours plus pleinement de leurs forces à mesure que les tendances, les aptitudes et les mœurs propres au travail ont acquis plus d’ascendant, à mesure que la société est devenue plus industrielle, il a considéré cet état social, qu’on désigne aujourd’hui par le nom d’état industriel, dans tous les ordres de travaux et de fonctions qu’il embrasse, et montré comment, dans tous ces ordres de travaux et de fonctions, les hommes disposaient d’autant plus librement de leurs forces, que tous les moyens d’action propres au travail, tous les éléments intellectuels, moraux et matériels de sa puissance, avaient été graduellement plus perfectionnés.

L’étude de la société industrielle a donc été l’objet essentiel de ses études. Il a cherché dans quelles conditions elle est née, au milieu de quelles circonstances elle a grandi, comment elle est devenue ou achève de devenir la société tout entière. Un second ordre d’investigations a pour objet de déterminer, avec plus de soin qu’on ne l’avait fait, les divers ordres de travaux et de fonctions qu’elle embrasse. Un troisième contient l’analyse encore plus attentive de l’ensemble des moyens auxquels la puissance de tout travail se lie.

Si mon travail a un mérite, dit M. Dunoyer, c’est certainement d’avoir donné de l’économie de la société une idée plus étendue et plus juste ; d’avoir fait des travaux qu’elle embrasse une nomenclature plus exacte et plus développée ; d’avoir mieux fait comprendre comment y figurent, à côté des arts qui agissent sur les choses, ceux qui agissent sur les hommes, sur leur nature physique, sur leur imagination et leurs passions, sur leur intelligence, sur leurs mœurs, et comment les moyens développés par ceux-ci sont aussi nécessaires à l’action libre et puissante de ceux-là, que peuvent l’être les services matériels des premiers au libre exercice de ceux qui s’occupent directement de l’homme. 

Mais quoi ! dira-t-on, allez-vous donc parler de tout à propos d’une seule chose, et, dans un livre d’économie politique, nous donner des traités d’hygiène, d’esthétique, de pédagogie, de morale, de théologie, de politique ? Assurément, non. Il ne s’agit pas plus de faire ici des traités de politique ou de morale, que des traités d’agronomie ou de technologie. Il s’agit de traiter, non d’un art en particulier, mais des conditions de puissance qui sont communes à tous les arts ; il s’agit d’exposer plus exactement et plus complètement qu’on ne l’a fait encore quel est l’ensemble des travaux qui entrent dans l’économie de la société, et l’ensemble des moyens sur lesquels la puissance de tout travail repose. Or, non seulement un tel exposé n’est pas un traité de omni re scibili, un pêle-mêle de toutes les sciences, mais c’est un travail très circonscrit très déterminé, très spécial, et qui ne manque, on le reconnaîtra, j’espère, ni de simplicité ni d’unité. 

Et quel rapport a cet objet, poursuivra-t-on, avec l’objet encore plus spécial que se propose l’économie politique, avec la production et la distribution des richesses ? Le rapport, répondrai-je, le plus direct et le plus évident, même en supposant que la production et la distribution des richesses soient l’unique objet qu’on doive assigner à la science qui s’occupe de l’économie de la société. Non seulement les arts qui agissent sur les choses ne peuvent se passer — il n’est pas un économiste qui ne l’ait vu et reconnu — du concours de ceux qui agissent sur les hommes, mais ceux-ci versent directement dans la société des richesses, des valeurs tout aussi réelles, tout aussi échangeables, tout aussi susceptibles de se louer et de se vendre que les plus précieuses de celles que peuvent y répandre ceux-là. Et qui ne voit, en effet, que cette classe d’arts développe dans les hommes des forces, des facultés dont ils cherchent universellement l’emploi ? Qu’elle les rend aptes à des services dont ils poursuivent tous le placement avec ardeur ? Chacun fait offre de son activité, de son intelligence, de ses talents de son courage, de tous les moyens de se rendre utile qu’ont développés en lui les arts dont il est question et, en vérité, il ne faut qu’ouvrir les yeux pour reconnaître qu’il se fait un commerce aussi général et aussi actif de services personnels de toute espèce que de choses matérielles propres à servir. Il est donc impossible de ne pas reconnaître que les arts qui agissent sur les hommes et qui, chacun à leur façon, les rendent aptes à ces services à la fois si demandés et si offerts, objet d’un commerce si universel et si animé, contribuent immédiatement à la production d’une richesse, et qu’ils devraient être un objet direct des considérations de l’économie politique, alors même que la production et la distribution des richesses en devraient être l’unique objet.

Mais est-il donc vrai que la richesse soit l’unique ou même le véritable objet qu’on doive assigner à l’économie politique ? Nul doute assurément qu’on ne puisse faire de la richesse un objet d’étude particulier ; que cet objet ne se distingue très nettement de tout autre ; qu’il ne soit d’ailleurs fort digne d’intérêt ; qu’à propos de la richesse, enfin, on ne puisse et ne doive s’occuper également de tous les arts qui entrent dans l’économie de la société. Mais, d’abord, va-t-on désigner cet ordre particulier d’investigations par le nom d’économie politique ? Quoi donc ! Économie politique, économie de la société, c’est-à-dire production, distribution et consommation des richesses ? Mais c’est se moquer ; on ne traduit pas avec une liberté pareille. Il ne faut qu’ouvrir le premier dictionnaire venu d’étymologie pour voir que ces mots d’économie politique ne signifient point ou ne pourraient signifier que de très loin ce qu’on leur fait dire. Le mot économie n’exprime foncièrement que des idées d’ordre, de loi, de règle. L’économie d’une chose, c’est son arrangement en vue d’une certaine fin. On doit dire l’économie de la société comme on dit l’économie du corps humain, ou bien l’économie du monde. L’économie du corps humain, c’est la manière dont tout y est ordonné pour l’exercice et l’accroissement de ses forces. Et l’économie de la société, qu’est-ce donc, sinon pareillement l’ordre suivant lequel tout y est arrangé pour l’exercice et le développement des forces sociales ? Et qu’est-ce que la science de cette économie, sinon la connaissance de ces forces et de leurs moyens, c’est-à-dire la connaissance de tous les travaux de la société et celle des conditions auxquelles est subordonnée leur puissance ? La richesse, sans doute, est un des résultats de ces travaux ; mais elle n’en est pas et n’en peut pas être le résultat unique. Ils contribuent tous directement et indirectement à enrichir la société ; mais ils ne sauraient avoir pour unique effet de la rendre riche : ils contribuent en même temps et d’une manière non moins assurée, à l’instruire, à la polir, à l’éclairer, à l’ennoblir, à la moraliser. Il n’y a donc pas, à propos des arts qui entrent dans l’économie de la société, à se préoccuper uniquement de la richesse ; car les lumières, la politesse, les mœurs, la justice, les bonnes relations, se manifestent en même temps qu’elle, et résultent également de tous les arts qui tendent à la développer, de l’ensemble des arts que l’économie sociale embrasse. Mais ce que l’économie sociale doit se proposer, c’est bien, je le pense, de savoir quels sont ces travaux qui entrent dans l’économie de la société. Elle ne s’occupe spécialement d’aucun ; mais elle cherche à connaître la nature de tous, leurs relations, l’influence qu’ils exercent les uns sur les autres, et les moyens de puissance et de liberté d’action qui leur sont communs. Tel est du moins l’objet qui lui est assigné dans ce travail ; et quoique ce soit là sans nul doute un sujet étendu, ce n’en est pas moins, je le répète, un sujet très spécial, dans lequel il n’y a ni confusion ni pêle-mêle, et qui n’implique pas le moins du monde la prétention de traiter de omni re.

Il a plu à de certains esprits de penser que le temps n’était pas venu encore de chercher à déterminer ainsi l’ensemble des travaux qui entrent dans l’économie de la société, non plus que celui des moyens dans lesquels réside leur force, et que toute tentative de ce genre était nécessairement prématurée. Elle est prématurée, ce ne peut être l’objet d’un doute, si elle a été faite sans succès ; mais si, en effet, après avoir exposé, dans l’analyse d’une longue suite d’états sociaux, l’origine et les développements successifs de la société industrielle, j’avais su montrer, avec un degré suffisant de sagacité et de justesse, l’ensemble des travaux qui la constituent et celui des moyens sous l’influence desquels ils agissent avec le plus de liberté et de puissance ; si j’avais su faire ensuite une application heureuse de ses moyens à tous les arts qui participent aux fonctions vitales de la société ; si j’avais su exposer clairement enfin les rapports économiques qu’établissent, entre tous ceux qui les exercent, les associations, les échanges, les transmissions héréditaires de biens, et l’influence active et féconde que ces derniers actes exercent sur le tout, peut-être l’indulgence du lecteur penserait-elle que l’essai n’a pas été trop hâtif. De savoir, après cela, s’il n’a pas été le fruit d’un long et patient effort ? Qu’importe ? Et que fait au lecteur la peine que j’ai pu prendre ? Pussé-je en avoir pris assez pour lui épargner à lui toute fatigue, et faire qu’il me pût suivre sans aucun effort !

M. Dunoyer termine en annonçant que ses vues et ses déclarations sont très ouvertement dirigées contre les tendances prétendues organisatrices de notre temps. Il n’admet pas que les pouvoirs publics eussent mission d’assigner à la société une fin quelconque, ni de l’organiser en vue de la fin qu’ils prétendaient lui assigner. Il ne leur reconnaît le droit d’intervenir dans les travaux et les transactions qui constituent sa vie, que pour réprimer ce qui peut s’y mêler d’actions punissables, et, tout en ne cessant de réclamer, dans un intérêt si sensible et si important, l’intervention assidue d’une police vigilante et fermement répressive, il reste d’ailleurs fidèle aux traditions libérales du passé, et poursuit l’œuvre d’affranchissement commencée depuis tant de siècles, et qui tend à dérober, de plus en plus, les existences individuelles à l’action illégitime du corps social ou de ses délégués.

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