Entre mère et fille

Sans cesse sur la brèche, Frédéric Passy a consacré son infatigable ardeur à la popularisation des nombreuses idées qui lui tenaient à cœur. Dans cette petite brochure d’éducation féminine, publiée en 1907, il présente en language accessible à l’enfance les mystères de la reproduction et offre des conseils aux jeunes gens, sur le mariage, la vie sentimentale, et les principes de la vie quotidienne. 


Frédéric Passy, Entre mère et fille (1907)

 

PRÉFACE

C’est aux mères de famille, si elles veulent le lui permettre, qu’un vieux père de famille adresse ces quelques pages. Elles diront peut-être, et il s’y attend, que ce n’était pas à lui, mais à elles, qu’il appartenait de les écrire et que, tracées d’une main féminine, elles auraient eu plus d’autorité, plus de grâce et plus de persuasive efficacité. C’est précisément pour leur faire faire ces réflexions qu’il a osé, pendant quelques heures, se mettre à leur place et parler en leur nom. Qu’elles se décident à parler elles-mêmes, et que, fortes du droit que leur donne leur sexe, et conscientes du devoir qu’il leur impose, elles abordent, avec plus de hardiesse, en même temps qu’avec plus de délicatesse, le grave et troublant problème qu’il n’a voulu qu’effleurer. Il aura obtenu le plus beau succès qu’il pût ambitionner, et ne croira pas avoir fait une œuvre de mince importance.

PREMIER ENTRETIEN

ENTRE MÈRE ET FILLE

I

— Maman, disait à sa mère une gentille enfant qui commençait à se croire grande, tu ne sais pas, ma tante Louise a une petite fille ! C’est Charles qui me l’a dit. Il est si content d’avoir une petite sœur ; et il dit qu’elle est si mignonne ! Nous irons la voir, n’est-ce pas ?

— Certainement, mon enfant, répondit la mère ; mais pas aujourd’hui : c’est trop tôt. Tu voudrais jouer avec ta petite cousine comme avec une poupée vivante, et tu risquerais de lui faire du mal. C’est très délicat, vois-tu, les petits enfants qui viennent de naître. Et puis il ne faut pas aller en ce moment faire du bruit dans la chambre de ta tante. Elle est fatiguée et même un peu souffrante. 

— Maman, est-ce que c’est parce qu’elle a une petite fille qu’elle est souffrante ?

— Peut-être. Pourquoi me demandes-tu cela ?

— Parce que j’ai remarqué déjà plusieurs fois que les mamans se mettent au lit quand elles ont des enfants, et qu’on fait venir un médecin ou une dame qu’on appelle une sage-femme ; et souvent aussi on fait demander un tas de choses chez le pharmacien. Et puis c’est que je voudrais bien savoir comment ils viennent au monde, les petits enfants. Car enfin, on ne les trouve pas sous les choux comme le disent les bonnes gens ; et ce n’est pas cette sage-femme qui l’a apportée dans son tablier, la petite cousine. On n’en achète pas au marché.

— Alors, qu’est-ce que tu penses, toi, dans ta petite tête ?

— Je ne sais pas bien, maman ; mais j’ai remarqué que les femmes, avant d’avoir des enfants, ne sont pas comme d’ordinaire. Elles sont bien plus grosses ; et les bêtes aussi, avant d’avoir des petits, grossissent beaucoup, et j’ai entendu dire qu’elles étaient pleines. Et après, elles redeviennent bien plus maigres.

— C’est vrai, mon enfant. Et, puisque tu observes si bien, c’est tout ce que tu as remarqué ?

— Pas tout à fait. Ou plutôt, c’est Charles qui me l’a fait remarquer. Il m’a dit que sa maman, avant qu’on vint lui dire qu’il avait une petite sœur, avait beaucoup crié ; un peu comme les poules quand elles pondent. Est-ce que les femmes pondent leurs enfants comme les poules pondent leurs œufs ?

— À peu près. Les petits enfants sont d’abord renfermés dans le corps de leur mère, comme les œufs dans le corps des poules ; et ils n’en sortent pas sans les faire beaucoup souffrir. Et c’est bien en effet une ponte. Car tous les animaux commencent par être à l’état d’œufs. Tout animal vient d’un œuf, avait dit, il y a longtemps déjà, un grand savant, et tous les savants, aujourd’hui, l’ont reconnu. On devrait même dire que tout ce qui vit vient d’un œuf. La graine qui produit une plante, le grain de blé d’ou sortira une tige avec des épis, le gland qui deviendra un grand chêne, sont l’œuf de la plante ou de l’arbre.

— Oh ! maman, j’ai bien vu des graines de toutes sortes, et comment elles germent. J’ai vu des œufs de poisson, de papillon, d’oiseau ; mais je n’ai jamais vu d’œufs de femme. Et je suis bien sûre que tu ne pourrais pas m’en faire voir.

— Non, mon enfant, tu n’en as pas vu, et tu n’en verras pas, pas plus que d’œufs de chatte ou de souris, parce que tant que le petit être qui en doit sortir n’en est pas sorti, ces œufs-là restent enfermés dans le corps de la mère ; et lorsqu’ils en sortent, ils ne sont plus à l’état d’œufs. Il y a des espèces (ce sont, en général, les plus inférieures) dont les œufs, quand ils sont pondus, éclosent tout seuls, au bout d’un certain temps. Il y en a d’autres, comme les oiseaux, qui savent que, pour faire éclore les leurs, pour développer le tout petit germe qu’ils renferment, et qui doit devenir le poussin, il faut les tenir au chaud, les couver en les couvrant de leur corps. Il y en a d’autres qui les couvent, pour ainsi parler, dans leur corps même. Et c’est pour cela que l’on ne voit pas leurs œufs. Est-ce que tu as jamais vu des œufs de vipère ?

— Non, maman ; mais j’ai vu souvent des œufs de couleuvre. On en trouve presque tous les ans, quand on remue le fumier. Et l’on m’a dit que les couleuvres allaient pondre dans le fumier pour que leurs œufs y eussent chaud.

— Et sais-tu comment on appelle les animaux qui pondent des œufs, comme la couleuvre, et ceux dont les petits naissent tout vivants, comme la vipère ?

— Ah ! oui, on dit des premiers qu’ils sont ovipares, et des seconds qu’ils sont vivipares. C’est même de là que vient le nom de la vipère.

— Eh bien, les femmes, comme les brebis ou les bonnes vaches qui nous donnent du lait, sont vivipares.

— Alors, maman, quand je n’étais pas encore née, j’étais pourtant déjà vivante, et tu me portais dans ton corps ?

— Oui, et tu grandissais dans cet abri, comme la petite tige de la graine grandit sous la terre avant d’en sortir, et comme les œufs de la poule grandissent dans son ventre. Tu as bien vu quelquefois, quand on a tué une poule pendant la saison de la ponte, les œufs qui sont en train de se former dans son corps.

— Oh ! oui, et j’ai remarqué qu’il y en a quelquefois qui sont presque finis il n’y manque plus que la coquille et d’autres qui sont plus ou moins avancés, à commencer par de tout petits.

— C’est la même chose pour les petits des animaux — dont nous sommes — avec cette différence qu’ils ne se développent pas par séries, comme les œufs de la poule. Les petits des lapins, des chats, des cochons grossissent en même temps, par six, huit, dix, quinze ou seize, selon les espèces, et naissent ensemble ; on appelle cela une portée. Les animaux supérieurs, les vaches, les juments, n’ont, en général, qu’un petit à la fois, rarement deux, qui s’appellent des jumeaux. La femme est dans ce cas. Et franchement, elle a bien assez à faire avec un enfant à nourrir de son lait, après l’avoir nourri de son sang. Mais quant au reste, c’est la même chose. Le petit œuf, si petit qu’on ne le verrait pas, grossit tout doucement en se nourrissant aux dépens de la mère et, peu à peu, de même que le petit point de l’œuf de poule qu’on appelle le germe se transforme en un petit poussin pourvu de pattes, de bec et d’ailes, de même le petit œuf humain subit, dans l’intérieur du ventre de la femme, la croissance et les changements qui, en le faisant passer successivement par l’état des êtres inférieurs, l’amènent peu à peu à l’état de petit enfant capable de respirer, de crier et de téter.

— Mais, maman, comment, pour suffire à cette croissance et à ces métamorphoses, se nourrit-il, ce petit enfant ? Il n’a pas de dents pour manger ; il n’en aura pas même quand il sera né, et il n’a pas, dans le corps de sa mère, de bon lait, comme il en aura, après sa naissance, à puiser à son sein. Tu me dis pourtant qu’elle le forme de sa substance.

— Oui, mon enfant, et plus directement encore que quand, plus tard, elle lui donne, comme les autres mammifères, son lait, qui est son sang transformé, à boire. Le petit enfant en préparation, qu’on appelle un fœtus, est rattaché au corps de sa mère, comme la branche est rattachée au tronc de l’arbre, par un vaisseau, une sorte de cordon ou de tuyau, qui met ses petites veines et ses petites artères en communication avec celles de sa maman, et lui apporte le sang dont se fabriquent ses organes.

— Oh ! maman, comme c’est curieux ! Mais je ne l’ai jamais vu, ce tuyau. Qu’est-ce qu’il devient ?

— Tu ne l’as jamais vu, mais tu en portes la marque sur toi. C’est que, quand le petit animal est sorti du ventre de sa mère, quand il peut respirer l’air directement par ses poumons et non plus au travers d’un autre appareil ; quand il peut recevoir par la bouche le bon lait préparé pour lui dans les mamelles maternelles, il n’a plus besoin de cette communication directe, et elle deviendrait gênante pour lui, comme pour sa mère. Aussi un instinct naturel a-t-il appris aux mères à le supprimer. On le coupe à quelque distance du corps du nouveau-né ; on lie le bout qu’on lui laisse, pour que son petit corps ne se vide pas de sang par là : ce petit morceau, devenu inutile, se dessèche et tombe au bout de quelques jours, et il n’en reste que cette marque du nombril qui nous rappelle que nous avons été attachés à notre mère, vivant de sa vie, et formés de sa substance.

— Oh ! maman, combien je te remercie de m’apprendre cela ! Comme je comprends maintenant que les mères appellent leurs enfants le fruit de leurs entrailles, et comme cette expression, qui paraît d’abord exagérée, est juste !

— C’est de la même façon que la poire ou la pomme, attachée à l’arbre par la queue, tire de lui la sève qui l’alimente. Et de la même façon que, lorsqu’il est mûr, le fruit se détache de l’arbre.

— Avec cette différence que le fruit, quand il ne tient plus à l’arbre, ne reçoit plus rien de lui, tandis que toi, maman, quand j’ai quitté le nid que tu m’avais fait dans ton corps, tu m’en as fait un autre dans tes bras ou dans un bon berceau bien chaud, et tu as continué à me nourrir de ton lait, qui était encore de ta chair liquide. Et maintenant et tous les jours, depuis ma naissance, tu me nourris de tes leçons, de tes conseils, de tes exemples, du lait de ta tendresse qui cherche à me faire meilleure. On dit que les enfants doivent aimer les parents ; on ne le dit pas assez.

— Et ils doivent aussi aimer leurs enfants à eux, n’est-ce pas ?

— Assurément, ils les aimeront quand ils en auront. En attendant, les petites filles s’y préparent, en aimant leurs poupées.

— Elles peuvent et elles doivent s’y préparer bien autrement, en vérité, et elles ont, dès maintenant, des devoirs à remplir envers ces petits êtres qui naîtront d’elles plus tard ; car c’est de ce qu’elles sont aujourd’hui que dépendront la santé, la force, l’intelligence et le bonheur à venir de leur progéniture.

— Comment cela, maman ? Je ne vois pas comment je pourrais faire du bien ou du mal à de pauvres petits êtres qui n’existent pas encore, qui peut-être n’existeront jamais.

— Tu vas le comprendre, et c’est bien simple. As-tu vu quelquefois le jardinier réserver des plantes pour avoir de la graine ? Est-ce qu’il les prend au hasard ?

— Non, il a bien soin de choisir les plus beaux pieds ; il garde les salades ou les choux les mieux pommés, les pensées ou les marguerites les plus riches en couleurs ; et s’il veut greffer des sauvageons, il ne va pas chercher ses greffes sur d’autres sauvageons ou sur des espèces inférieures, il les emprunte aux plus beaux sujets. Il sait que les enfants ressemblent aux parents, et qu’avec de bonnes greffes et de bonnes semences il aura de belles roses, de belles pommes ou de belles cerises.

— Eh bien, mon enfant, il en est de même pour les animaux. Il y a de bonnes et de mauvaises races ; et bon chien, comme dit le proverbe, chasse de race, c’est-à-dire est chasseur d’instinct, parce que ses parents l’étaient. Les enfants de parents mal portants sont souvent faibles ou malades, et les enfants de parents vigoureux et sains ont de grandes chances, s’il ne survient pas de circonstances contraires, d’être, eux aussi, bien constitués. Les qualités morales et les défauts se transmettent également, au moins à l’état de prédispositions, et s’il est vrai que nous ne sommes pas fatalement bons ou mauvais et que nous pouvons toujours, par notre volonté, corriger, plus ou moins, notre première nature, il est certain que nous apportons, en naissant, une personnalité particulière, due en grande partie à celle de nos parents ; et par conséquent, les parents sont, jusqu’à un certain point, responsables du bonheur et du malheur de leurs enfants. C’est cette demi-fatalité de l’hérédité que constate la Bible lorsqu’elle dit que les fautes des pères seront punies dans leur descendance jusqu’à la troisième et quatrième génération.

— Mais c’est effrayant cela, maman, et c’est presque à avoir peur d’avoir des enfants !

— C’est à avoir peur de ne pas faire pour eux tout ce que l’on doit du moins. Et c’est à nous faire songer, à toute heure et dès notre plus bas âge, à ne rien faire qui puisse compromettre en nous une santé qui peut être transmise plus tard à d’autres, une intelligence qui allumera la leur, un caractère dont leur caractère subira l’influence.

DEUXIÈME ENTRETIEN

II

— Maman, j’ai beaucoup pensé à tout ce que tu m’as dit hier ; et plus j’y pense, plus je comprends combien je dois t’aimer et plus je crains de ne pouvoir faire pour toi tout ce que je devrais. Plus aussi je suis effrayée de la responsabilité qui m’attend, si j’ai à mon tour des enfants, et plus je me demande ce que je dois faire pour n’avoir jamais, plus tard, à me reprocher de leur avoir fait du mal.

— Pour ce qui est de moi, ma chère enfant, je n’ai fait que bien imparfaitement ce que font toutes les mères dignes de ce nom. Je t’ai nourrie et élevée de mon mieux, et je continue à le faire. Mais je n’ai pas toujours eu le peu d’expérience que je possède maintenant ; on ne nous instruisait pas assez de nos devoirs et des conséquences de nos actes, et nous faisions, en toute sécurité, bien des fautes. C’est pour te les éviter que je réponds, comme je le fais, à tes questions, et que je cherche à t’éclairer sur tes devoirs actuels en vue de tes devoirs futurs. La vraie manière de me récompenser de ce que j’ai pu faire pour toi, c’est de m’aimer, ainsi que tu le fais, et de me le prouver autrement que par des caresses : par ta conduite, et par ton application à profiter des enseignements et des conseils que je te donne. 

Pour ce qui est de tes préoccupations d’avenir, il ne sert de rien de s’épouvanter par avance, et il n’est pas raisonnable de considérer comme au-dessus de nos forces une tâche qui est celle de la majorité des femmes. Notre conscience n’a rien à nous reprocher, quand nous avons fait de notre mieux, selon notre situation et nos connaissances. Mais lorsqu’on est, comme toi, à même d’être mieux instruite que d’autres, et d’échapper aux fautes qu’elles font par ignorance, il n’est pas permis de demeurer insouciante et de se laisser aller à vivre, sottement, d’une façon contraire à sa santé et à celle de ses enfants à venir. Ainsi la plupart des enfants se tiennent mal, soit quand ils sont debout, soit quand ils marchent, soit quand ils sont assis, quand ils lisent, quand ils écrivent, ou quand ils cousent ou dessinent. Ils se perchent sur un pied comme ces grands oiseaux qu’on appelle des flamants, et qui sont si disgracieux, malgré leurs belles couleurs rouges. Ils se courbent sur leur papier ou leur ouvrage ; mettent le nez dans leur livre, quoiqu’ils voient de loin, et ne regardent que d’un œil, bien qu’ils en aient deux. Et quand on leur fait des observations, ils prétendent qu’ils ne peuvent faire autrement, ou que cela leur est plus commode, et que cela leur est bien égal qu’on leur trouve mauvaise tournure : c’est leur affaire. Ils ne sont plus de cet avis-là, quand ils sont plus grands, et alors ils voudraient bien pouvoir redresser leur taille et retrouver leur bonne vue. Or il est malheureusement trop vrai que toutes ces mauvaises habitudes de tenue, ces fatigues des yeux, ces myopies qui en sont le résultat et que l’on a acquises en quelque sorte volontairement, tendent à se reproduire, en s’aggravant le plus souvent, chez les enfants. Et c’est ainsi que, de génération en génération, la race s’altère, et le lot des misères, qui devrait diminuer, devient plus lourd et plus douloureux. 

— Et les maladies, maman, est-ce qu’elles se transmettent aussi ?

— Pas toutes, mon enfant, mais beaucoup, et surtout, comme je te l’ai déjà dit, la prédisposition aux maladies et l’affaiblissement de la force de résistance. Un enfant ou un homme qui est gourmand, intempérant, qui, au lieu de se bien nourrir de bons aliments, mange avec excès, boit trop de vin ou de liqueur, ou, comme les riches Américaines, se nourrit de gâteaux et de bonbons et abuse des boissons glacées, perd ses dents, digère mal, et non seulement souffre de maux d’estomac qui lui rendent la vie pénible, mais a grande chance d’avoir des enfants chétifs et tristes. Il y a même des gens qui, ayant le sang vicié par la persistance, dans ce sang, d’une partie de l’alcool qu’ils ont absorbé, ont des enfants alcooliques en naissant, qui ne peuvent pas marcher droit et qui sont dans une sorte d’hébètement naturel

— Est-ce possible ? C’est bien rare au moins ?

— À ce degré-là, oui ; mais à un degré moindre, et dont on ne se rend pas compte, ce n’est malheureusement pas rare. Les médecins font, tous les jours, à ce sujet, les plus tristes constatations ; et il est prouvé que beaucoup de maladies et de morts prématurées n’ont pas d’autre cause. Mais ce n’est pas tout. Nous nous faisons du mal à nous-mêmes, et nous en faisons à nos enfants, par notre manière de nous vêtir, de nous chausser, de parler, de respirer même.

— Comment cela, maman ?

— Te voilà grandelette, mon enfant, et il a fallu te donner un lit aussi long que celui de ton frère. Qu’est-ce que tu aurais dit si, parce qu’on trouve gentils les bébés dans leur berceau, on avait continué à l’enfermer dans ta petite couchette ?

— J’aurais dit qu’on me martyrisait, en me forçant à me replier sur moi-même.

— Eh ! bien, c’est ce que font la plupart de ces belles dames, trop imitées par les pauvres ouvrières, qui, pour avoir la taille plus fine, s’emprisonnent dans des corsets qui les compriment en tous sens, et se serrent à ne pouvoir plus respirer librement.

— Oh ! maman, ce n’est pas moi qui voudrais m’étouffer comme cela, tu le sais bien, et je ne suis pas serrée. Mais c’est joli, pourtant, une taille fine ; et il est naturel, quand on en a une, de vouloir la conserver.

— Joli ? C’est à savoir, et cela dépend de ce qu’on entend par fine. Ce qui est joli ou beau, c’est une taille souple, et une taille naturelle, et ce n’est pas comme cela, en général, que l’entendent les élégantes. Sans compter que leur idéal change selon les époques, et que c’est la mode qui décide de ce qui est bien et de ce qui est mal. On a vu des périodes où, pour être bien habillée selon les arbitres du goût, il fallait avoir la taille sous les bras, et d’autres où on la faisait descendre de force sur les hanches. Ni les médecins, ni les artistes ne partagent ces engouements, et ils ne s’extasient pas devant une taille de guêpe, qui a l’air de vous couper le corps en deux. Le médecin, qui sait quel supplice ont à subir les organes, pour se plier à ces exigences des couturières, se demande où peuvent être logés le foie, l’estomac et le reste, et quelle place, si un pauvre petit enfant vient à naître là-dedans, il trouvera dans ce ventre déformé, où il lui faudra, comme tu disais tout à l’heure, se tenir replié sur lui-même. Les trois quarts des maladies des femmes viennent de ces violences faites à leurs organes. Et il y en a de toutes sortes dont on ne soupçonne pas les conséquences. Ainsi les souliers trop étroits du bout et surtout montés sur de hauts talons presque sans base, n’ont pas seulement amené des chutes, quelquefois graves, et des entorses, mais, en faussant la position de la jambe dans la marche, en forçant à tendre outre mesure les muscles antérieurs, ils ont provoqué des tiraillements jusque dans les cuisses et dans les reins, et amené une faiblesse qui rend l’exercice pénible et difficile. Voilà pour l’opinion des médecins. Quant aux artistes, ils ne trouvent rien de beau à ces déformations et à ces raideurs qui contrarient la liberté des mouvements et l’harmonie des attitudes. Ils savent, par l’étude des belles œuvres de l’art grec, que ce qui fait la beauté du corps humain, c’est l’heureux agencement des lignes courbes qui relient, sans effort, les diverses parties, et ils ne voient pas ce qu’on a pu gagner à couper, par des arrêts et des heurts, ce bel ensemble de doux rouages. Un grand statuaire italien, Canova, se plaignait un jour de ne plus pouvoir trouver, pour lui servir de modèle, de femmes bien faites. « Elles sont toutes déformées par leurs corsets » disait-il. — « Faites-en élever sans corsets », lui répondit-on. — « Eh ! reprit-il, leurs mères en auront porté, et elles seront venues au monde avec un mauvais pli. »

— Maman, on ne peut pourtant pas se mettre toujours en opposition avec toutes les coutumes et toutes les bienséances, et se faire montrer au doigt comme ces braves gens dont tu m’as dit tant de bien, mais qui sont si ridicules.

— Les quakers, mon enfant ? Je conviens qu’il y a eu, surtout dans les commencements, de l’exagération dans leur rigorisme. Il n’est pas indispensable, pour être simple, de s’enlaidir à plaisir, et les premiers quakers auraient pu réformer leur costume sans s’interdire l’usage des boutons, qui n’ont rien de malhonnête, et sans affubler leurs femmes de ces affreuses coiffures qui les défigurent. Mais souvent ce que nous appelons bienséance n’est que méséance, ou tout au moins convention arbitraire et tyrannie de l’habitude. On est honteuse d’être surprise chez soi, le matin, en robe de chambre, et l’on rougirait d’avoir été aperçue dans une large chemise de nuit qui descend du cou aux talons. Et l’on trouve tout simple, et même obligatoire, de se montrer, le soir, à moitié nue dans un dîner ou dans un bal. On sait que c’est bête, et pas seulement bête, mais inconvenant, et on le fait à contre-cœur, bien souvent, parce qu’il est convenu que c’est convenable, et qu’on n’ose pas se soustraire à la servitude du qu’en dira-t-on. Il y a une quarantaine d’années, il était convenu qu’une femme n’était pas habillée si elle ne portait, par dessous une demi-douzaine de jupons plus ou moins empesés, une sorte de cage en fils d’acier, qui lui formait comme une armure de chevalier du Moyen-âge et la faisait ressembler à un ballon gonflé. C’était très lourd, très incommode, très malsain, et à vrai dire, très laid, mais c’était la mode et il fallait s’y plier. Au XVIIIe siècle, où l’industrie métallurgique était moins avancée, on était arrivé au même résultat, au moyen de paniers d’osier qui soutenaient la robe, mais qui ne permettaient guère de s’asseoir ; et les grandes dames ou celles qui voulaient passer pour telles, quand elles devaient aller à une réception à la cour et tenaient à se faire coiffer par l’artiste en vogue, se voyaient réduites à se faire charger la tête de rubans et de perles, dès la veille, et à passer la nuit, raides comme des piquets, pour maintenir leurs coiffures intactes.

— Et elles, maman, est-ce qu’elles étaient fraîches, avec ce régime ?

— Pas trop, je crois, et bien torturées en tous cas ; mais on avait le rouge pour se donner des couleurs, et la poudre pour les faire ressortir par le contraste. Plus près de nous, après les jupes d’acier qu’on appelait des crinolines, on avait imaginé, par réaction, de porter des robes tellement justes, que l’on avait l’air d’un parapluie bien serré dans sa gaine, et qu’il était impossible, quoi qu’il arrivât, d’avancer la jambe pour allonger le pas. On était incapable de franchir un ruisseau ; et l’on a vu de malheureuses femmes, prisonnières de leur fourreau, renversées par des voitures que, malgré tous leurs efforts, elles n’avaient pu éviter.

— Ah ! bien, c’est joliment stupide tout cela, et j’aime encore mieux les vilaines toilettes des quakeresses, qui, au moins, ne font pas de mal et laissent les membres libres !

— Tu as raison, mon enfant ; mais on n’est pas réduit à choisir entre les deux extrêmes. Ce qui est absurde, et plus qu’absurde, coupable, c’est de se condamner, comme des moutons qui suivent tous le premier, sans se demander où il va, à faire ce qu’on ne voudrait pas faire et à compromettre sa santé et sa fortune, pour les yeux des autres. Aussi Franklin, qui était un homme de bon sens, a-t-il eu raison de dire que ce sont les yeux des autres qui nous perdent. Et ce n’est pas seulement en fait de toilette que nous sommes les victimes de cette tyrannie de l’opinion ; nous la subissons en tout : pour l’éducation, pour la manière de vivre, pour la nourriture, pour les idées et pour les sentiments eux-mêmes. Il faut avoir l’esprit plus libre et ne pas être des pantins dont monsieur Tout le monde, qui n’est personne, ou qui n’est qu’un tailleur ou une couturière désireux de nous faire dépenser notre argent, tire les ficelles. Il y a beaucoup de choses qui sont sans grande importance, et à propos desquelles il est naturel de faire comme les autres. Il ne faut pas se singulariser à la légère. Mais pour les choses graves, pour celles qui touchent à la santé, au vrai bien-être et surtout à la moralité et à la dignité de la vie, il faut avoir sa volonté et savoir chercher sincèrement à connaître et à remplir son devoir.

TROISIÈME ENTRETIEN

III

— Maman, tu m’as expliqué bien des choses. Je vois bien comment les animaux commencent par être de petits œufs, et comment ces œufs, quand ils sont placés dans des conditions favorables, tantôt hors du corps de la mère et tantôt dans son corps, se développent et peu à peu se transforment en un corps de la même espèce que la mère. Mais je ne vois pas comment ces œufs ont commencé à se former dans le corps de la mère qui les pond, et je ne vois pas pourquoi, pour que les mères aient des petits, il faut qu’il y ait des pères. Pourquoi y a-t-il des femmes qui n’ont pas d’enfants, et d’autres qui en ont, et pourquoi les oiseaux, quand ils bâtissent leurs jolis petits nids, se mettent-ils à deux, le père et la mère ? Pourquoi enfin les hommes et les femmes se marient-ils, et faut-il qu’ils se marient, pour avoir des enfants ?

— Tu me demandes là, ma chère enfant, des choses bien sérieuses et bien difficiles à expliquer. Je vais essayer. Nous disions, l’autre jour, quand je t’ai parlé de ce cordon ombilical qui apporte au fœtus le sang de la mère, que c’était comme la queue de la poire ou de la pomme qui amène dans le fruit la sève nourricière de l’arbre. Cette comparaison était très juste ; mais nous aurions pu l’étendre, ou plutôt je n’ai qu’à l’étendre, pour répondre à tes questions. Toutes les plantes et tous les animaux, tous les êtres, sauf quelques espèces inférieures, qui n’ont pour ainsi dire pas d’existence individuelle, sont constitués de même façon et se reproduisent par les mêmes moyens. Tous sont, à cet effet, divisés en mâles et en femelles, et chez tous le concours des deux sexes est nécessaire pour la naissance de nouveaux êtres. Il y a bien, parmi les plantes, quelques espèces inférieures dont on ne connaît guère le mode de naissance, et que, pour ce motif, on appelle cryptogames, c’est-à-dire à mariages cachés, les champignons par exemple ; et il y a, parmi les animaux, d’autres espèces primitives qui se multiplient par des bourgeons qui se détachent, ou en se fractionnant, par scissiparité, disent les naturalistes. Mais, en dehors de ces cas rudimentaires, qui ne sont peut-être, au fond, que des formes obscures du même phénomène, partout nous trouvons la même loi : deux principes différents, le mâle et la femelle, et la nécessité d’un rapport, d’un rapprochement de ces deux principes, pour produire des êtres nouveaux. Tu sais comment les plantes, les fleurs, les arbres ont des graines, des fruits. Qu’est-ce que l’on appelle le pistil d’une fleur, et qu’est-ce que l’on appelle les étamines ?

— Le pistil est une tige placée au milieu de la fleur, et au bas de laquelle se trouve un renflement qu’on nomme l’ovaire ; c’est là que se forme le fruit ou la graine.

— Bien. Et les étamines ?

— Les étamines sont des espèces de petites houppes placées tantôt autour du pistil, sur la même fleur, tantôt sur des fleurs distinctes, desquelles s’échappe, à un certain moment, une sorte de poussière qui va se fixer sur le pistil, et sous l’influence de laquelle celui-ci transmet à l’ovaire une impulsion qui le développe. La fleur est alors fécondée ; sans cette action, elle reste stérile.

— Parfaitement. Je vois que tu as profité de tes leçons de botanique. Eh bien ! tu sais tout ce que tu me demandais.

— Oh ! maman, tu te moques de moi !

— Pas du tout, tu vas le voir. Il y a donc, dans les fleurs, deux sexes différents : le pistil avec ovaire, qui est femelle, et les étamines avec leur pollen qui sont mâles. Chez certaines espèces, comme le poirier, le cerisier, le rosier, le pistil et les étamines sont sur la même fleur, et la fécondation se fait bien facilement, quand elle n’est pas contrariée par les mauvais temps ; ces fleurs-là sont dites bi-sexuelles. Chez d’autres, comme les noyers, les noisetiers, les châtaigniers, les courges, il y a des fleurs mâles et des fleurs femelles, séparées, unisexuelles, en d’autres termes. Ces fleurs sont des individus distincts, mais qui habitent la même demeure et s’y peuvent rencontrer aisément. On dit que les plantes qui les portent sont monoïques, à logement commun. Il y en a enfin qui non seulement sont distinctes, mais qui ne se trouvent que sur des pieds différents, tels par exemple les palmiers, et il faut alors, pour que la fécondation ait lieu, que le vent, qui porte au loin les poussières, ou les insectes, comme les abeilles qui vont butiner partout, aient déposé sur les fleurs femelles le pollen des fleurs mâles pour que ces fleurs portent des fruits. Ce sont comme des mariages à distance, qui se font par des intermédiaires. Et quelquefois la distance est grande. Il y a à Nice, à la Préfecture, des palmiers femelles qui pendant longtemps n’avaient jamais porté de fruits ; ils fleurissaient, mais les fleurs tombaient après s’être fanées. Une année, ils portèrent de superbes grappes de dattes, qui ne mûrirent pas, parce que la température de Nice n’est pas assez élevée, mais qui firent au moins illusion pour les yeux. Un coup de vent du sud avait déposé en passant, sur les fleurs femelles, du pollen enlevé aux palmiers mâles de l’Algérie. Aujourd’hui, ce coup de vent favorable n’est plus nécessaire ; tout le midi de la France est peuplé de palmiers des deux sexes, et ils peuvent marier leurs fleurs à moins de frais.

Eh bien, mon enfant, ce qui se passe pour les plantes est aussi ce qui se passe pour les animaux. Il y a des animaux mâles et des animaux femelles. Les animaux femelles, comme les fleurs femelles, ont en eux, à l’état rudimentaire, des œufs et des ovaires ; mais pour que ces œufs viennent à éclore, et que, soit quand ils sont pondus, soit avant de sortir du corps de la femelle, ils se transforment en petits êtres vivants, il faut que les deux sexes, comme dans les plantes, aient été unis et que leur union ait rendu fécond ce qui ne l’était pas encore.

— Maman, c’est pour cela que l’on dit que les enfants tiennent de leurs parents, et qu’ils ressemblent à la fois, le plus souvent, à leur père et à leur mère, parfois plus à l’un ou à l’autre ?

— Précisément, et cela n’a pas lieu seulement pour les hommes, cela a lieu aussi pour les autres espèces, et pour les plantes.

— Ah ! oui, il y a des mulâtres, qui sont des enfants de noirs et de blancs, et sont intermédiaires entre les noirs et les blancs. Il y a des mulets, qui sont des enfants d’ânes et de juments, ou de chevaux et d’ânesses. Il y a des chiens et des chevaux que l’on dit de race pure, parce que leur type est bien franc, et il y en a que l’on dit croisés, parce qu’ils sont mélangés d’une variété et d’une autre, métis. Et pour les plantes, on obtient des fleurs et des légumes nouveaux, en choisissant, pour graines, les sujets qui se rapprochent le plus des qualités que l’on veut obtenir, ou en s’arrangeant pour rapprocher des fleurs pourvues de qualités différentes. Parfois même, au grand désespoir des jardiniers, ces mélanges se font d’eux-mêmes, et l’on a, sans l’avoir voulu, des produits dont on se serait bien passé. Les courges, par exemple, jouent, comme l’on dit, et quand on croit obtenir des patissons de bonne qualité ou des courges à la moelle bien en chair, on récolte des avortons amers dont on ne peut rien faire.

— Parfaitement. Et quelle conclusion, pour ce qui nous concerne, faut-il tirer de là ? Qu’il ne faut rien négliger, ainsi que nous l’avons déjà dit, pour se donner toutes les qualités possibles : santé, force, adresse, intelligence, instruction, sagesse, patience et bonté, puisque ces qualités, ou les défauts contraires, ont chance de se transmettre à nos enfants. Et aussi, qu’il ne faut rien négliger pour les rencontrer, s’il est possible, chez son mari ou chez sa femme. Et c’est à quoi, ma chère petite, on ne songe pas assez, en général. Je dis : les parents aussi bien que les jeunes gens. Les parents recherchent, pour leurs enfants, la fortune, la situation, la noblesse ou les titres qu’ils prennent pour elle, et qui ne sont trop souvent que de la fausse monnaie. Ils ne s’occupent pas sérieusement de la santé, du caractère, des antécédents matériels ou moraux du jeune homme ou de la jeune fille ; ils ne se demandent pas si, par tel côté, le tempérament de l’un ne risque pas de s’accorder mal avec celui de l’autre et de préparer à leurs enfants une constitution défectueuse. Et c’est ainsi que des unions qui s’annoncent comme devant être heureuses et brillantes, n’amènent que des déceptions, des tristesses et des remords. 

— Maman, tu vois bien que j’avais raison de dire que c’est bien grave de se marier ou de marier ses enfants. Il me semble que l’on devrait bien y réfléchir, avant de s’engager ainsi pour toute la vie, et je vois des gens qui se connaissent à peine depuis quelques semaines, dont on annonce les fiançailles et même le mariage. Cela ne devrait pas être permis.

— Permis par qui, ou défendu par qui, mon enfant ? On ne peut pas empêcher les gens, quand ils sont majeurs et en possession de leur raison, de disposer d’eux-mêmes. Il y a des personnes, des médecins surtout, qui le demandent, et qui voudraient qu’avant de se marier, on allât passer devant eux un examen de santé, à la suite duquel ils vous donneraient un permis ou une interdiction de mariage. Il y en a même qui prétendraient fixer les conditions à exiger du futur ou de la future, et appareiller les couples à leur fantaisie. D’autres, se plaçant à des points de vue différents, prétendraient juger si les caractères, les fortunes, les goûts et les intelligences se peuvent accorder, et ce ne seraient plus les gens qui se marieraient à leur convenance, ce seraient des étrangers qui les marieraient à leur façon, et qui pourraient bien les très mal marier.

— Maman, est-ce que ce n’était pas un peu comme cela autrefois ? J’ai lu que les filles, dans les familles nobles, étaient élevées dans des couvents, jusqu’à ce qu’elles fussent en âge d’être mariées, et qu’alors les parents, quand ils pensaient avoir rencontré pour elles un bon parti, c’est-à-dire une alliance profitable pour leur richesse ou pour leur crédit, les en faisaient sortir et les conduisaient à l’église épouser un homme, quelquefois vieux, malade ou méchant, qu’elles ne connaissaient pas, et qui ne les connaissait pas. C’était bien un peu la même chose : ce n’étaient pas un homme et une femme que l’on unissait, c’étaient des écus et des titres.

— Oui, et c’est ce qu’ont fait, en général, jusqu’à nos jours, les rois et les princes. Ils ont commencé à y renoncer, et ils veulent maintenant, tout comme de bons bourgeois ou d’honnêtes ouvriers, se marier pour eux-mêmes. Ils ont raison ; et c’est un crime (le mot n’est pas trop fort) de faire violence à ses enfants et d’enchaîner malgré eux leur existence. Ne crains pas que jamais ton père ni moi nous cherchions à abuser ainsi de notre autorité ; nous savons trop bien que le mariage, pour être l’union sainte qu’il doit être, pour faire, dans la mesure du possible, le bonheur des deux époux, pour leur donner la force de supporter les inévitables épreuves de la vie et d’en remplir les obligations, doit être l’accord volontaire de deux existences et de deux affections. Mais si les parents, dût-il leur en coûter parfois, doivent s’abstenir de faire violence aux sentiments de leurs enfants, ils ne sauraient oublier, pour cela, leur devoir de conseil et de prévoyance ; et les enfants, de leur côté, ne sauraient, sans ingratitude et sans imprudence, s’exposer à négliger les avertissements de leurs parents. On ne peut jamais être parfaitement heureux dans son ménage, quand on ne se sent pas entouré de l’approbation et des sympathies de ses père et mère ; les branches, pour vivre d’une vie complète, ne doivent pas cesser de tenir à leur tige.

— Maman, c’est très vrai, ce que tu me dis là, et j’espère bien ne jamais avoir à me reprocher de l’avoir oublié. Mais tu ne m’as pas dit ce qu’on pourrait faire, pour éviter des mariages imprudents, par lesquels on s’expose à lier son existence à un maniaque, à un épileptique ou à un malade dont les enfants sont condamnés par avance à une mort prématurée ou à de douloureuses infirmités.

— C’est bien simple, mon enfant, et c’est pour cela que l’on est inexcusable de ne pas y songer. C’est de faire, pour la santé, pour le caractère, pour la moralité, ce que l’on fait pour la situation et pour la fortune, et de s’enquérir avec soin de tout ce qui peut, à ces divers points de vus, donner de l’inquiétude ou de la sécurité. On s’informe de la dot que peuvent donner les parents ; on calcule ce qu’on appelle des espérances, c’est-à-dire ce qui, un jour ou un autre, par la mort d’un grand-père ou d’un oncle, peut venir s’ajouter à cette dot. Pourquoi ne se renseigne-t-on pas avec le même soin, avec plus de soin encore, non seulement sur le caractère, qui se trahit toujours plus ou moins, mais sur le tempérament, sur les maladies, sur les prédispositions morbides, sur les antécédents, etc… ? Les médecins, il est vrai, n’ont pas le droit, sans une autorisation spéciale, de parler des maladies de leurs clients, et il y a des maladies dont on n’aime pas à parler. Mais quand on demande une jeune fille en mariage, ou quand on est demandée par un jeune homme, on ne saurait trouver étrange qu’il ou elle, et leurs parents, à leur défaut, tiennent à être honnêtement renseignés sur des choses si graves. Ce n’est pas le cas de prendre, comme on dit, chat en poche. On doit donc, pour être à l’abri de tout reproche, délier son médecin du secret professionnel et lui permettre de répondre, sous le sceau de la confession privée, à toutes les questions de sa compétence. Si on ne le fait pas, et que néanmoins le mariage ait lieu, le mari ou la femme, qui auront cru devoir passer outre, n’auront pas le droit de se plaindre ; mais ce ne sera pas l’ordinaire. Avec cette seule précaution, sans blesser la liberté de personne, on éviterait la plupart des imprudences, et l’on habituerait les familles et les jeunes gens à avoir le sentiment de leur responsabilité.

QUATRIÈME ENTRETIEN

IV

— Maman, c’est aujourd’hui, n’est-ce pas, que nous irons voir la petite cousine ?

— Oui, mon enfant, si tu me promets d’être bien raisonnable.

— Est-ce que je ne le suis pas ? Sois tranquille ; il n’y a pas de danger que je tourmente cette chère petite, ni que je fasse du bruit à ma tante. Tu m’as trop bien fait comprendre combien il faut respecter les nouveau-nés et leurs mères. Je te dirai même que je suis très reconnaissante à ce petit être, qui n’en sais rien et que je ne connais pas, de tout ce que sa venue au monde m’a donné l’occasion d’apprendre. Je l’aimerai beaucoup à cause de cela.

— C’est vrai, tu es devenue beaucoup plus sérieuse depuis huit jours ; et je remarquais, pendant notre dernière conversation, que je causais avec toi presque comme avec une grande personne.

— Mais c’est que je ne suis plus une enfant, sais-tu ? J’ai déjà entendu dire que j’étais en train de devenir une petite femme.

— Oh ! ne te crois pas déjà un personnage, et ne te vieillis pas trop vite. Mais il est vrai que tu n’es plus une petite fille et que te voici arrivée à un âge où, comme on dit quelquefois, la chrysalide commence à se transformer en papillon. Tu as l’esprit plus curieux, et ton corps même se modifie. Ta voix a changé, mué, ta poitrine et tes hanches se sont développées, et d’autres modifications sont intervenues, comme la poussée de la première barbe chez les garçons, qui indiquent le passage à l’adolescence. Et c’est pour cela que j’ai cru pouvoir, en répondant à tes questions, te traiter presque comme une femme, et que je crois devoir te dire encore beaucoup de choses graves que je ne pourrais pas dire à ta petite sœur Marie.

— Maman, comme tu prends un air sérieux ! Est-ce que cela va être bien ennuyeux? C’est un sermon que tu vas me faire, et tu vas m’interdire de jouer, de courir et de chanter ? On m’a déjà dit que j’étais trop garçon.

— Non, mon enfant, je n’ai aucune envie de contrarier ta gaieté et ta vivacité. Il me plaît, au contraire, que tu les conserves, et je n’aime pas du tout ces petites personnes qui, parce qu’elles ont quatorze ou quinze ans et commencent à allonger leurs jupes, font les dames et ne parlent plus que de visites, de toilettes et de théâtres. Je désire que tu restes simple et franche, comme tu l’as été jusqu’à présent, et que tu n’aies pas peur de faire, en bonne camarade, une partie de tennis ou de croquet avec tes cousins et leurs amis. Mais il y a cependant, sans affectation aucune, quelques réserves à observer dans ta tenue et dans ton langage. Hier, vous étiez tout simplement des camarades, et réellement, entre les uns et les autres, il n’y avait guère d’autre différence que celle du costume. Aujourd’hui, vous êtes des jeunes gens et des jeunes filles, et vous sentez bien, sans qu’on ait besoin de vous le dire, qu’il doit y avoir quelque chose de changé dans votre tenue. Vous ne souffririez plus, tes compagnes et toi, que vos frères, et à plus forte raison leurs amis, vous bousculent et vous donnent des taloches, ainsi qu’ils l’ont peut-être fait, il y a six mois ou un an ; et eux-mêmes, sans que vous ayez à le leur faire sentir, comprennent tout naturellement qu’ils ne peuvent plus vous parler de la même façon, et qu’il ne leur est plus permis d’être brutaux dans leurs jeux.

— C’est vrai, maman, et Charles et Pierre, que j’aime tant, et avec qui j’ai été élevée, ne me parlent plus tout à fait de la même manière et sont plus polis et plus obligeants.

— C’est à leur honneur, mon enfant, ou à l’honneur de leurs parents, qui leur ont inspiré de bons sentiments. Mais tous les jeunes gens ne sont pas aussi honnêtes, et il faut savoir, quand ils ne le sont pas, les tenir en respect et leur faire sentir qu’ils se comportent mal. Il faut se défendre contre la grossièreté et la rudesse ; il faut se défendre aussi, et peut-être davantage, contre les défauts contraires, contre les compliments, les manifestations d’amitié excessives et les expressions trop affectueuses. À l’âge dans lequel tu entres, ma chère enfant, on a, garçon ou fille, un grand besoin de tendresse, et l’on est porté à donner à ses amitiés un caractère plus intime et plus passionné souvent. C’est un entraînement qui n’est pas sans danger et dont il faut savoir se défier. Même entre garçons et garçons, ou entre filles et filles, ces intimités exagérées, ces confidences perpétuelles, ces démonstrations incessantes d’affection ont des inconvénients de bien des sortes. Elles agissent d’une façon fâcheuse sur le système nerveux, qu’elles surexcitent. Elles troublent le sommeil ; elles détournent l’attention de l’étude et de l’action ; elles poussent à la mélancolie, qui peu à peu réagit sur la santé, et souvent, en amenant, à la suite d’admirations et de tendresses déraisonnables, des déceptions pénibles, elles laissent au cœur un fond de tristesse, de désillusion et de misanthropie, qui rend injuste en même temps que malheureux.

— Alors, maman, quand on devient une petite femme, il ne faut plus causer avec ses amies, ni leur dire qu’on les aime bien, ni les embrasser ?

— Je ne dis pas cela, mon enfant. Il ne faut rien exagérer, et presque tout, en ce monde, est affaire de tact et de mesure. Je désire que tu aies des amies et que tu les gardes, et c’est pour que ce soient de vraies amies et que tu puisses les garder, que je te recommande de ne pas te laisser aller à la légère à des adorations dont on a parfois à se repentir. Je ne te défends pas non plus de les embrasser et de te laisser embrasser par elles. C’est, dans nos habitudes françaises, devenu une façon banale, trop banale, de s’aborder entre parents et amis, et il y aurait quelque chose d’étrange et parfois de choquant à voir un fils ou une sœur se refuser au baiser d’une grand’mère ou d’un frère. Je dois te dire cependant que ce n’est peut-être pas une coutume très raisonnable, et que le shake-hand des Anglais pourrait bien être suffisant d’ordinaire. Je lisais, ce matin même, dans un grand journal, que, dans l’État d’Indiana, aux États-Unis, le comité de salubrité publique vient de faire passer dans tous les établissements d’instruction une circulaire, pour recommander aux élèves et aux maîtresses de n’embrasser personne et de ne se laisser embrasser par personne sur la bouche, cette habitude, admise, à ce qu’il paraît, dans certaines régions, pouvant avoir les plus graves inconvénients.

— Comment cela, maman ?

— Bien simplement, et il est étonnant qu’on s’en soit si peu et si tardivement préoccupé. Les lèvres, comme les yeux, et comme toutes les surfaces muqueuses, sont, par cette humidité même qui leur maintient leur souplesse et leur douceur, en communication avec les tissus qu’elles recouvrent, et par là, si elles sont mises en contact avec d’autres muqueuses qui ne soient pas parfaitement saines, elles peuvent donner accès à des germes morbides plus ou moins graves. Tout le monde sait que le rhume de cerveau, qui le plus souvent n’est pas très sérieux, mais qui est fort ennuyeux, se gagne par le simple voisinage, et qu’il en est de même des maux de gorge, des maladies éruptives, comme la rougeole et la scarlatine, et de beaucoup d’autres. C’est ce qui les fait appeler contagieuses. À plus forte raison se peuvent-elles communiquer par la peau, et non seulement par la peau des muqueuses, mais par la peau des joues, et, par exception, des mains ; car cette peau n’est pas toujours en bon état, et il peut s’y trouver des coupures, des déchirures, des excoriations qui sont autant de portes ouvertes à l’infection.

— Ah ! oui, maman, C’est pour cela que l’on peut, sans inconvénient, sucer la plaie faite par la morsure d’une vipère, et sauver ainsi la vie à un blessé, parce que le venin de la vipère est décomposé dans l’estomac avant de passer dans le sang ; mais à la condition de n’avoir pas, ni dans la bouche ni dans l’œsophage et l’estomac, de lésions, si petites qu’elles soient, qui laissent ce venin pénétrer directement dans la circulation.

— D’où il résulte que c’est un grand dévouement d’essayer de sauver ainsi son semblable, et que l’on risque souvent beaucoup à rendre service aux autres. Ce qui ne doit pas nous dissuader de rendre service, mais nous apprendre à ne pas le faire à l’étourdie. Or nous ne connaissons pas toujours, nous ne connaissons même pas du tout, en général, le véritable état de santé des gens avec qui nous vivons, à plus forte raison de ceux que nous rencontrons. Ils peuvent avoir, sans vouloir qu’on le sache, des incommodités et des maladies qui se transmettent, et certaines de ces maladies peuvent être très graves. Un mal de gorge, qui semble insignifiant chez l’un, devient, chez l’autre, à qui il est communiqué, une angine des plus redoutables, une diphtérie dont il meurt avec toute sa famille. Une légère conjonctivite, inflammation inoffensive de l’œil, se traduit, pour un autre, en une ophtalmie infectieuse, qui le rend aveugle, si elle ne le tue pas. Et une petite roséole, qui exigera à peine quelques jours de soins, prend, en passant sur un terrain différent, le caractère d’une variole dont les conséquences sont difficiles à calculer.

— Mais, maman, tu me fais peur de tout.

— Non, mon enfant, je voudrais, au contraire, que tu n’eusses peur de rien ; je veux dire que, lorsque ce sera ton devoir de braver un danger, tu eusses le courage de le braver et de le braver avec le sang froid qui permet de le conjurer. Et je trouve qu’à cet égard, à force de nous parler de microbes de toute sorte, pathogènes, saprogènes et le reste, on nous a rendus trop pusillanimes. J’ai connu des médecins qui auraient voulu, en temps de choléra, interdire à une mère de famille de soigner son enfant ou de le laisser soigner par un frère ou une sœur. Mais autant il est bon de ne jamais reculer devant le devoir et le péril inévitable, autant il est blâmable de s’exposer ou d’exposer les autres, par bravade ou par insouciance, à des inconvénients qu’un peu de prévoyance et d’attention peuvent éviter. Et, puisque c’est à propos de ta petite cousine que nous avons été amenées à dire toutes ces choses, ce sont surtout les tout petits enfants, dont la peau est tendre et le sang rapide, qu’il faudrait soustraire aux caresses et aux baisers des indifférents. Tout le monde, pour flatter les parents en les admirant, ou pour satisfaire le penchant naturel qui nous porte à nous intéresser à leur faiblesse, veut les prendre, les bercer, les couvrir de baisers. C’est le plus mauvais service qu’on puisse leur rendre. Il faut savoir aimer les gens, petits ou grands, sagement et sans égoïsme.

— Je crois que je comprends bien, maman. Tu veux dire qu’il faut savoir prendre la vie au sérieux, sans se bâtir des châteaux en Espagne, qui s’écroulent, ni se faire des chagrins inutiles. Et c’est pour cela que tu n’aimes pas que les petites filles, même quand elles commencent à être grandes comme moi, s’en aillent bavarder toutes seules dans les coins comme en cachette de leurs mères.

— Précisément. D’abord, en règle générale, quand on a envie de se cacher de ce qu’on dit ou de ce qu’on fait, c’est que l’on craint que cela ne soit pas bon à dire ou à faire, et cela devrait suffire pour s’en abstenir. Et voilà, puisque nous sommes venues à en parler, un moyen sûr pour t’éclairer dans les cas douteux. Quand tu as une hésitation sur une parole, sur une lecture, ou sur une action, demande-toi simplement : dirais-je cela, lirais-je ce livre, écouterais-je cette conversation ou ferais-je cette action en présence de mon père ou de ma mère ? Et si tu ne peux pas te répondre : oui, en toute franchise, sois assurée que la chose est ou dangereuse ou coupable et probablement l’un et l’autre. Les conversations avec ses compagnes dont on se cache vis-à-vis de ses parents ne sont jamais tout fait innocentes. Leur moindre défaut est de fausser l’esprit en l’égarant dans le pays des rêves, et de faire perdre le temps à imaginer des romans qui gâtent la réalité. À plus forte raison en est-il ainsi des conversations entre jeunes gens et jeunes filles, qui sont excellentes quand elles sont franches, fraternelles et toutes portes et oreilles ouvertes, et qui ne le sont plus dès qu’il y entre du mystère.

Je te parle, tu le vois, à cœur ouvert, et comme à une grande fille. Les hommes et les femmes sont faits pour vivre ensemble, et pour former des familles. Un instinct secret, dont ils ne se rendent pas d’abord compte, les en avertit dès l’enfance et les pousse à nouer, les uns avec les autres, des amitiés un peu différentes de celles que les filles nouent avec les filles, et les garçons avec les garçons. On les en plaisante parfois, et l’on s’en amuse en les faisant jouer au mariage. C’est un tort, et le jeu est dangereux ; car souvent ces mariages pour rire, les pauvres petits les prennent au sérieux, et quand ils voient qu’ils n’ont été que des amusements, ils ont des déceptions et des chagrins qui ne sont pas pour rire. Le mariage, nous l’avons dit, est une chose grave, la plus grave de la vie, et il ne faut jamais en parler et y penser légèrement. Les jeunes gens, dans leurs relations de famille ou de société, ont naturellement des préférences. Et il ne peut manquer d’arriver que quelquefois tel garçon ou telle fille songent qu’ils pourraient se convenir et même se le disent.

Le mal n’est pas bien grand, si ce n’est qu’un projet sous toutes réserves, un penchant sans conséquence, et si, d’ailleurs, on ne s’en cache pas devant ses parents. Ce sentiment, qui donne de l’attrait à la vie, en faisant penser à l’avenir, peut même contribuer à rendre sérieux, travailleur et prévoyant ; et d’honnêtes affections sont un des meilleurs préservatifs contre les distractions mauvaises et les entraînements de la vie mondaine. Mais cet avenir, auquel on pense, est encore, la plupart du temps, dans les brumes incertaines du lointain. On ne sait pas, on ne saura peut-être que bien tard, ce qu’il doit être ; on ignore si, à une époque ou à une autre, des événements imprévus, des départs, des deuils, des ruines, des brouilles de famille, ne viendront pas rendre impossible ce que l’on se plaisait à regarder comme facile. On ne sait pas, enfin, si l’un ou l’autre de ces deux amis, à cette heure désireux de ne pas se quitter, ne tournera pas le dos à l’autre ; si monsieur, qui est ou que l’on croit un bon sujet, un parti modèle, ne deviendra pas, demain, un mauvais sujet, indigne de partager la vie d’une honnête fille, ou si mademoiselle, si modeste et si sérieuse actuellement, ne se laissera pas griser follement par les compliments ou étourdir par de faux plaisirs, et ne prendra pas en pitié le pauvre garçon qui a la naïveté de croire qu’elle se sacrifiera à lui. Sans être trop sévère, et sans vouloir voir le monde trop en noir, il est donc sage de ne jamais s’engager qu’à bon escient. Jamais, surtout, je ne saurais trop le répéter, qu’avec le plein assentiment de ses parents ; et, par conséquent, quelque affectueuses que soient ces relations de jeunesse, on doit se garder de leur laisser prendre un caractère de familiarité trop libre. Il y a, tout jeune homme honnête et toute jeune fille honnête le doivent sentir d’instinct, des témoignages de tendresse, des paroles, des serrements de main, des étreintes qui doivent être réservés à celui ou à celle dont on deviendra, selon la belle expression vulgaire, la moitié, et que l’on regretterait, plus tard, d’avoir permis avant l’heure à celui-là même qui y aurait, depuis, acquis des droits.

Je ne veux pas, quant à présent, ma chère fille, t’en dire davantage ; mais crois bien que ces avertissements ne sont pas inutiles, et que bien des mères, pour n’avoir pas eu le courage de les donner à leurs filles, et bien des filles, pour en avoir été privées, ou pour les avoir négligés, ont eu cruellement à souffrir plus tard. Le mariage, d’ailleurs, bien qu’il soit la destinée normale du grand nombre, n’est pas le lot de tous, et tous n’y atteignent pas ou ne veulent pas y atteindre. Il y a des célibats glorieux et utiles, comme ceux des filles dévouées, des sœurs chefs de famille, qui se consacrent au soin de parents infirmes, l’éducation de frères et sœurs orphelins, mères sans être épouses et d’autant plus maternelles souvent. Mais, mariée ou non, destinée à donner la vie à d’autres êtres ou condamnée à passer isolée dans la vie, le souci de sa dignité, et le souci de la part, petite ou grande, de bonheur qui lui peut être réservée, commande à toute femme de ne jamais s’exposer à avoir, à quelque époque que ce soit, un souvenir qui soit un remords, un doute seulement sur elle-même. Et j’en dirais autant, crois-le bien, si ton frère était là, ou plutôt je le lui dis, quand, ainsi que toi, il vient causer librement avec sa mère. Il en est, je suis un peu obligée de dire, il en devrait être de même pour les hommes. Il a été beaucoup trop admis, hélas ! (c’est un reste de la primitive barbarie et de l’antique esclavage) que les hommes étaient supérieurs aux femmes, et que les lois de la morale n’étaient pas aussi rigoureuses pour eux que pour elles. C’est une absurdité et c’est une iniquité contre laquelle, sans rancune, sans acrimonie, sans une exagération qui les mettrait, à leur tour, dans leur tort, les femmes ne doivent pas se lasser de protester. Elles peuvent bien rappeler en souriant qu’Aristote, il y a plus de deux mille ans, avait constaté qu’elles forment la moitié de l’espèce humaine ; et que la meilleure paire de ciseaux, au dire de Franklin, ne vaut plus grand chose quand on en a séparé les deux lames. Ce n’est qu’en s’appuyant l’une sur l’autre qu’elles peuvent faire leur utile besogne ; et il est difficile, dès lors, de dire laquelle des deux en fait davantage.

— Oh ! maman, la jolie idée qu’il a eue là, ce Franklin ! Et comme je ferai attention à m’en souvenir.

— Tu pourrais ajouter que ce qui les réunit le plus sûrement, dans les bons ménages, ces deux lames de la paire de ciseaux, c’est l’enfant, auquel, et par lequel elles se sentent rattachées.

Mais, pour terminer ce que j’étais en train de te dire, sois certaine que la meilleure et la plus sûre façon, pour les femmes, de protester efficacement contre le vieux préjugé dont elles ont été trop longtemps victimes, c’est de montrer par toute leur conduite, par leurs actes, par leurs sentiments, par la part qu’elles prennent au bonheur de la famille, qu’elles ne sont point inférieures à ceux dont elles partagent la vie. C’est en prenant résolument leur part de ces devoirs communs, c’est en méritant par leur activité, par leur dévouement, par leur bon sens, l’estime et le respect des hommes, que les femmes, sois-en certaine, arriveront le plus sûrement à faire reconnaître leurs droits à la place honorable qui leur est due. Et ce sera, du même coup, rendre aux hommes le plus réel et le plus grand des services. Car rien n’élève plus que l’estime que l’on ressent pour autrui ; rien ne soutient plus que le désir de mériter l’estime d’autrui. Et les femmes, en réservant la leur aux hommes qui s’en montreront dignes, en n’acceptant comme compagnons de leur existence que ceux qui auront su, à leur exemple, se garder purs de toute faute, contribueront, plus que tous les sermons et toutes les lois du monde, à la grandeur et au bonheur de l’humanité.

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