Entretien avec Laurent Carnis. Par Grégoire Canlorbe

carnisLaurent Carnis mène des recherches en économie de la sécurité routière au sein de DEST (Dynamiques économiques et sociales des transports). Il est diplômé de l’Institut d’Études Politiques de Paris (1996) et détient une licence en économie d’entreprise. Il a soutenu sa thèse de doctorat en sciences économiques, en 2001, sur la dissuasion des excès de vitesse en France, à l’Université de Reims Champagne-Ardenne.


Laurent Carnis applique les outils de la théorie de la réglementation et de l’analyse économique du droit au domaine de la sécurité routière (vitesse, assurance, dissuasion des contrevenants…) Il s’intéresse également aux questions de gouvernance et à l’analyse des politiques publiques. Il a codirigé l’ouvrage de référence “pour une économie de la sécurité routière”. Il est également l’auteur de nombreux articles en sécurité routière et sur la bureaucratie.

Grégoire Canlorbe est un entrepreneur intellectuel Français. Il réside actuellement à Paris.

 Grégoire Canlorbe : Vous êtes spécialiste en économie de la sécurité routière et auteur de plusieurs articles de référence dans ce domaine. Sous quelles circonstances et pour quelles raisons vous êtes-vous intéressé à l’économie de la sécurité routière ? Comment expliqueriez-vous, rétrospectivement, l’attrait que cet axe de recherche a exercé sur votre personne ?

Laurent Carnis : Mes recherches en économie de la sécurité routière ont débuté en fait par hasard. Lors de la rédaction de mon mémoire de maîtrise en économie, je souhaitais travailler sur la politique budgétaire. Cependant, mon directeur de mémoire n’était pas intéressé par cette proposition. Il souhaitait que les étudiants travaillent sur des sujets moins traités et plus originaux, comme l’analyse économique du port de la ceinture de sécurité. Après avoir hésité, j’ai relevé le challenge. J’ai découvert alors les travaux de Sam Peltzman de l’Université de Chicago. Ce dernier a publié un article sur le port de la ceinture. Cet article a suscité des controverses. Il montrait alors qu’une réglementation pouvait produire des effets opposés à ceux recherchés. Il soulignait ainsi les mécanismes d’ajustement comportemental qui sont à l’œuvre et rarement pris en considération par le décideur. Cela a conduit également à d’importantes discussions sur l’homéostasie du risque.

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Avec ce sujet de recherche, j’ai découvert aussi toute une littérature relevant de l’analyse économique du droit et traitant de l’importance des règles de responsabilité pour la prise de risque. En quelque sorte, une réglementation bien intentionnée pouvait ne pas atteindre les objectifs qui lui étaient fixés, et la mise en œuvre d’une politique est bien éloignée du wishful thinking. Il ne suffit pas de proclamer de grands discours à renfort de valeurs pour changer les choses.

Ces premiers travaux m’ont incité à poursuivre sur ce terrain et à travailler à une approche économique de la sécurité routière. Ma thèse de doctorat a d’ailleurs consisté à déterminer l’effet dissuasif des contrôles policiers sur les excès de vitesse. Il s’est agi de poursuivre mes travaux de recherche dans le courant de l’analyse économique du crime inspiré des travaux précurseurs de Gary Becker, avec qui j’ai eu la chance de pouvoir échanger. Mais assez vite, je me suis écarté du modèle classique de la décision.

En travaillant sur la dissuasion des excès de vitesse, j’ai pu mesurer l’importance à accorder aux conditions de mise en œuvre d’une décision publique. La mobilisation de structures bureaucratiques, des acteurs de terrain qui ne partagent pas toujours les objectifs des décideurs centraux, sans parler du manque de coordination au sein et parmi les différentes administrations mobilisées, dont les interventions peuvent répondre à des exigences de groupes de pression bien organisés s’avèrent essentiels pour la réussite d’une politique.

Aujourd’hui, je poursuis mes travaux de recherche sur l’économie de la sécurité routière, en leur donnant une approche d’économie politique, prenant en considération les enjeux de mise en œuvre de la politique publique associant les organisations et les contraintes institutionnelles.

Alors que je pouvais avoir quelques regrets de ne pas avoir pu travailler sur les grands sujets macroéconomiques (on me répétait que l’économie de la sécurité routière n’était pas de l’économie), je suis désormais convaincu de la nécessité d’appliquer l’approche économique aux décisions quotidiennes des individus. L’enjeu est celui d’élaborer une approche économique appliquée, une economics for real people, qui doit prendre toute sa place face à des démarches qui sont obnubilées par les agrégats économiques, une approche qui n’a aucun complexe vis-à-vis des autres démarches disciplinaires. Car il n’existe pas de chasses gardées en science !

Grégoire Canlorbe : En ce qui concerne l’indemnisation des victimes, les coûts des accidents et les dommages subis par les victimes, quels sont les principaux enseignements qu’on peut tirer de l’analyse socio-économique des accidents de la route ?

Laurent Carnis : Les questions du coût des accidents de la circulation, de leur indemnisation et de leurs conséquences sont cruciales. Le premier constat est celui d’une ignorance relative. Les enseignements restent limités, car ces enjeux ont été peu étudiés. Le calcul du coût social repose sur des estimations, dont les fondements ne sont pas réellement étudiés. Celui-ci est estimé à environ 20 milliards d’euros actuellement. Doit-on concevoir et mesurer la valeur statistique d’une vie humaine à partir du potentiel productif de l’individu, quand bien même il s’agirait d’une vie anonyme ? Faire reposer la valeur statistique d’une vie humaine à partir de la contribution productive d’un individu conduit naturellement à se poser la question de l’absence de valeur de la vie de ceux ou celles qui ne présentent aucun potentiel productif.

En France, le coût social de l’insécurité routière repose sur des valeurs tutélaires, dont les déterminants ne sont pas clairement énoncés et sont discutés seulement par quelques experts. La valorisation du coût social des accidents permet à l’État de pouvoir calibrer ses interventions et de permettre le calcul économique public. Mais qu’en est-il vraiment lorsque le conseil général à la stratégie et à la prospective propose de doubler le montant des valeurs tutélaires ? Comment expliquer ce soudain ajustement ? Signifie-t-il que la valeur humaine utilisée par le calcul public a été sous-estimée antérieurement, et que les décisions qui se sont appuyées sur la précédente valeur ont conduit à des décisions erronées ?

Et même, si cette estimation était supposée satisfaisante, il ne s’agit que d’une valeur agrégée, qui ne dit rien sur les pertes subies individuellement. Mais qu’en est-il réellement pour les victimes ? Celles-ci sont ignorées. Elles sont des variables dans une équation de décision publique. Leur singularité est gommée par le processus d’agrégation. Elles sont dénombrées et classées en tant que victimes décédées, gravement ou légèrement blessées. Bien évidemment, il est nécessaire d’aller au-delà et au plus près de la réalité pour en saisir l’ensemble des enjeux.

L’étude de l’indemnisation des victimes d’accident de la circulation soulève des questions cruciales concernant à la fois les modalités de la décision du juge, des jeux que se livrent les parties prenantes (compagnies d’assurance, victimes…), le rôle et l’influence de l’expert pour déterminer le dommage. Le juge est-il suffisamment formé au raisonnement économique ? N’est-il pas dans une situation de dépendance à l’égard du point de vue des experts, sous l’influence de telle ou telle partie prenante ? La résolution du conflit dans les arènes des tribunaux permet de comprendre que les ressources et les savoirs mobilisés par les acteurs sont différents. Des asymétries existent et peuvent influencer sa résolution. D’ailleurs, une grande partie des conflits se règlent à l’amiable ; ils concernent les accidents les moins graves. Les conflits concernant les accidents les plus graves sont en grande partie réglés au tribunal.

La question de l’indemnisation met aussi en évidence l’existence de différents régimes institutionnels pour assurer leur règlement. Des conséquences pratiques y sont donc associées pour l’indemnisation du préjudice subi par la victime, la vitesse des règlements, et leur modalité de règlement. Ainsi, certains États australiens, américains et canadiens disposent de système dit du « no fault », qui assure le monopole de l’indemnisation du préjudice corporel à des organisations dédiées. La victime de l’accident de circulation est indemnisée sans égard à des fautes éventuellement commises. Ces organisations assurent l’indemnisation de la victime à partir de barèmes établis. Certains chercheurs affirment que ce système permet une meilleure indemnisation de la victime, un règlement plus rapide, mais aussi des formes de déresponsabilisation des individus. D’autres dénoncent la mise en place de nouvelles structures monopolistiques et bureaucratiques, face auxquelles l’individu ne dispose guère de moyens de contestation. D’autres dénoncent des injustices, puisque de tels systèmes peuvent conduire à mieux indemniser l’auteur d’un accident (en situation d’alcoolémie par exemple) que sa victime !

Plus fondamentalement, on peut se poser la question si la réparation de certains préjudices n’est pas une question insoluble, notamment pour ce qui concerne le décès d’une personne ou encore la victime d’un lourd handicap. Sur ce point, l’approche économique a sans doute des choses à dire, mais on touche aussi à des enjeux éthiques qui ne peuvent être négligés. Or cette dimension est la plupart du temps absente des raisonnements. En effet, que peut bien vouloir dire la réparation pour une victime plongée dans un coma ou pour celle dont l’autonomie sera extrêmement limitée ? Il est supposé en somme une réelle possibilité de substituer une indemnisation en numéraire à un état de santé diminué !

L’étude des conséquences socioéconomiques des accidents met en lumière d’autres enjeux tout aussi importants. En effet, le visage de la victime se limite trop souvent à un préjudice physique ou cognitif. Le corps qui est abîmé en quelque sorte. Or, certes, la victime subit des dommages physiques, mais pas seulement. Il y a aussi des conséquences financières, avec des possibilités de reste à charge sur des dépenses médicales, des avances de dépenses et des pertes de revenu réelles. Parfois, le proche doit arrêter ou réduire son activité professionnelle, de manière temporaire ou définitive, pour pouvoir s’occuper de la victime. Les conséquences sont également professionnelles pour la victime elle-même, dont le retour sur le marché du travail est différé, voire définitivement exclu. Il y a aussi des conséquences en termes de logement. Le retour au domicile peut exiger une adaptation du logement. Parfois, le déménagement s’impose. Les conditions de vie sont donc chamboulées. Une nouvelle fois, la victime peut recevoir une compensation pour assurer ce déménagement ou adapter son logement, mais ce n’est pas toujours le cas. Mais ce sont surtout des coûts psychiques qui sont en jeu, avec le fait de ne pas pouvoir retourner à son domicile, de rompre avec une existence passée, de changer d’environnement social… Cela s’indemnise difficilement. Nous touchons ici à des dimensions subjectives, qu’une approche par un numéraire ne peut pas prendre en compte, lorsque ces dommages sont pris en considération. À ces conséquences, il faut ajouter des modifications sur le milieu familial et d’ordre affectif. Des amis s’éloignent, des relations disparaissent du fait de l’impossibilité de faire désormais certaines activités, tandis que la famille peut se déliter. Mais tout cela reste mal connu et demande de nouvelles recherches pour être mieux documenté. Comme disait F. Bastiat, il y a “ce que l’on voit et ce que l’on ne voit pas”. Mais ce qui est invisible ne signifie pas que cela est inexistant. En fait, cela demande de s’intéresser aux victimes blessées, de mieux appréhender la variabilité des dommages selon la gravité du dommage et la situation socioprofessionnelle de la victime. Considérer la victime est un préalable. Cela nécessite de la considérer comme un sujet de droits, de percevoir l’accident comme une violation de ceux-ci, et pas uniquement comme un capital endommagé que l’on peut éventuellement réparer et indemniser.

L’approche économique de l’accident de la circulation permet aussi de cerner d’autres enjeux relatifs aux conséquences économiques de l’accident pour l’entreprise. Il s’agit alors de considérer les conséquences de la perte d’un salarié pour le fonctionnement de l’entreprise et de comprendre les mécanismes qui se mettent en œuvre dans l’attente de sa réintégration. Des chercheurs hollandais ont travaillé sur cette approche pour mettre en avant l’existence de coûts frictionnels, c’est-à-dire ces pertes occasionnées entre le moment de l’absence du salarié et le retour à la normale qui peut passer par le retour du salarié ou son remplacement. S’intéresser à l’entreprise revient également à considérer les différentes interventions qui sont mises en place volontairement ou légalement pour prévenir les accidents, pour favoriser le retour de la victime sur son lieu de travail, qui peut nécessiter un changement de poste, voire une adaptation des tâches. L’accident de la circulation, qui peut être aussi un accident du travail, pose la question de la déstabilisation de la structure productive.

L’accident de la circulation peut être aussi étudié par le prisme d’un circuit économique. Dans ce cadre, il s’agit de comprendre les relations financières générées par un accident de la circulation entre les différents acteurs concernés, comme les compagnies d’assurance, les réparateurs automobiles, les caisses de sécurité sociale… L’accident de la circulation soulève aussi d’autres interrogations concernant les mécanismes de prises par charge par les services de secours et d’urgence, les dépenses médicales, les tensions occasionnées sur le système de soins et de santé. Comme on peut le voir, la question est très complexe. Mais une nouvelle fois, les connaissances manquent.

Grégoire Canlorbe : Pour ce qui est du contrôle et de la régulation des comportements de vitesse, quels sont les principaux apports et débats autour de la théorie de la dissuasion ?

Laurent Carnis : Le modèle classique de la dissuasion a connu ces dernières années de nombreux débats et apports. On ne peut pas tous les évoquer ici. Je me limiterai à en évoquer rapidement quelques-uns. Certains résultent de retours d’expérience concernant la pratique. À ce titre, l’automatisation des contrôles me semble une évolution aux conséquences profondes. Ce nouveau mode de contrôle permet désormais un politique de contrôle intensive et un traitement massif du contentieux routier. L’exécution de la sanction est rapide et automatique. Il met également à distance le contrôleur et le contrevenant, et modifie donc les relations entre le régulateur et le régulé en limitant les situations de face-à-face et les espaces de négociation. En quelque sorte, il limite l’incertitude d’échapper à la sanction pour la réalisation d’un acte illégal.

Un autre enjeu concerne l’évaluation de l’impact des effets locaux de la dissuasion et ses effets globaux. Se pose la question du périmètre de l’évaluation et du sens de pouvoir finalement dissocier les deux effets, lorsqu’ils résultent d’une production conjointe. Ainsi, un effet de dissuasion local marqué peut seulement mettre en évidence des effets de contournement du dispositif de contrôle par le régulé, qui a adapté sa conduite temporairement et localement, alors que son comportement n’a pas réellement changé. De manière opposée, les effets de dissuasion peuvent être moins marqués au niveau local, mais concerner une population plus large avec des effets plus durables. L’appréciation des effets respectifs constitue un réel challenge pour le décideur.

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Les travaux de Stafford et Warr ont par ailleurs redéfini la dissuasion spécifique. En criminologie, on distingue en effet, la dissuasion générale qui vise à dissuader la réalisation d’un acte illégal, de la dissuasion spécifique qui consiste à limiter la récidive. Or les travaux de ces chercheurs ont mis en évidence que le contrevenant et le criminel apprennent au contact de l’appareil de contrôle et de sanction. Ils disposent alors d’une meilleure information sur l’efficacité et les failles du système, ce qui peut conduire non pas à réduire l’activité illégale, mais à l’accroître et la rendre plus difficile à réguler. L’analyse de la dissuasion prend alors une dimension cognitive, avec laquelle doivent composer les autorités pour mener une politique efficace. Hayek avait d’ailleurs souligné l’importance que l’on doit accorder à l’information et à la connaissance dans la résolution des problèmes sociaux.

L’influence des pairs est également une dimension importante pour comprendre le passage à l’acte. Les membres de la famille, les amis, les connaissances peuvent jouer un rôle de contrôle ou de promotion du passage à l’acte. La dissuasion n’est donc pas le seul produit d’une intervention étatique.

Enfin, l’approche par l’analyse des politiques publiques permet de mettre en évidence qu’une politique de contrôle et sanction exige de porter une réelle attention à sa mise en œuvre. Le personnel doit être formé et convaincu de la légitimité de son intervention pour éviter les détournements sur le terrain et limiter les espaces où pourrait s’exprimer l’arbitraire. Par ailleurs, une politique publique peut être faite de contradictions, d’objectifs différents pour les organisations qui en ont la charge. En somme, la mise en œuvre d’une politique publique ne poursuit pas une trajectoire balistique et un grand soin doit être porté aux conditions opérationnelles.

Grégoire Canlorbe : Pourriez-vous tracer les grandes lignes d’une comparaison internationale des politiques publiques de sécurité routière – notamment en ce qui concerne les systèmes de contrôle automatisé de la vitesse ?

Laurent Carnis : Il y a plusieurs manières de faire de la comparaison internationale. La plus rapide et la plus usitée, mais sans doute la moins intéressante, consiste à comparer quelques agrégats statistiques. Le pouvoir du chiffre est indéniable sur le décideur et sur certains chercheurs. Ce chiffre est supérieur à tel autre, et donc on peut en conclure ceci ou cela. Certaines démarches sont assez désolantes à cet égard, car il n’existe aucune mise à distance du chercheur avec les données qu’ils utilisent. Ce sont des construits, reposant sur des hypothèses, des définitions, posant des problèmes de recueil, de cohérence parfois… Il est supposé que le chiffre représente le phénomène étudié. Bref, il est considéré comme l’expression non pas d’une vérité, mais de la vérité. Par cette opération, on gomme les singularités des agents, les particularités des situations, les spécificités institutionnelles dans lesquelles se sont réalisées des actions humaines. Cette réduction opère un véritable appauvrissement de la compréhension du réel.

Dans le cadre d’une recherche comparative sur les systèmes de contrôle sanction automatisé de la vitesse, nous avons voulu dépasser cette approche. Notre démarche a toutefois été limitée par des contraintes budgétaires, qui ne nous ont pas permis d’aller autant que nous le désirerions sur le terrain. Il s’agissait de rencontrer les différents acteurs, d’aller collecter des informations statistiques, mais pas seulement, et d’essayer de comprendre le fonctionnement de ces dispositifs institutionnels.

Nous considérerions que les dispositifs de contrôle automatisé de la vitesse constituaient des systèmes de gouvernance, qui associent un ensemble d’acteurs. Ces acteurs disposent de positions institutionnelles, de ressources et d’objectifs différents. Ils peuvent nouer des alliances, coopérer ou encore s’opposer dans le cadre de relations plus ou moins intenses. Le façonnage institutionnel dépend ainsi de contingences, résulte d’influences liées à la culture du pays, son organisation politique et administrative, et de contraintes économiques.

Pour essayer de comprendre le fonctionnement de ces dispositifs, nous avons considéré que le système de gouvernance pouvait être décomposé entre trois niveaux distincts, mais qui étaient articulés. Un premier niveau, le plus proche du terrain, s’intéresse aux pratiques de terrain, aux opérateurs, et aux agents chargés de la mise en œuvre. Il s’agit du niveau opérationnel. Le deuxième niveau consiste à comprendre et à prendre en considération les logiques organisationnelles. Il s’agit ici d’étudier les modalités d’intervention des organisations, d’en définir les modalités et les prérogatives, mais aussi les relations qui sont établies les unes avec les autres, et notamment la division du travail. Enfin, un troisième niveau consiste à analyser le niveau institutionnel. La prise en compte de ce niveau vise à intégrer les contraintes et les ressources que peuvent représenter le cadre politique d’un pays, la culture administrative, les valeurs d’une population, mais aussi des données d’ordre démographique (dynamique, concentration urbaine…), l’importance et les modalités de la mobilité des individus, le développement économique, etc. En conséquence, il existe plusieurs articulations, celle entre les niveaux d’analyse et celle entre les agents et les organisations. Cette approche par le système de gouvernance aide ainsi à saisir les spécificités d’un système et de pouvoir le comparer avec un autre.

Sans aller dans le détail, on peut retenir qu’il existe une grande diversité au sein des systèmes de gouvernance des dispositifs de contrôle automatisé de la vitesse. Des différences majeures avec des conséquences importantes concernent notamment le degré d’automatisation plus ou moins important, la stratégie opérationnelle de panacher le type de dispositifs utilisés (radars fixes, radars mobiles, dispositif feu rouge…), des niveaux de décentralisation plus ou moins importants dans la gestion du dispositif (système centralisé comme en France, systèmes locaux en Grande-Bretagne…), des dispositifs qui relèvent de programmes nationaux, voire régionaux, mais aussi municipaux. Par ailleurs, les dispositifs de contrôle peuvent être gérés par le ministère des Transports, l’agence policière, ou résulter d’une association de différents ministères avec un partage des compétences. Une autre dimension d’intérêt concerne la possibilité d’associer des opérateurs privés au sein du dispositif, coopération avec le secteur privé qui peut concerner différentes tâches et notamment celles des activités de contrôle.

Grégoire Canlorbe : Vous estimez que la gestion du domaine public routier laisse à désirer et vous verriez d’un très bon œil la privatisation des routes. Pourriez-vous nous en exposer les raisons ?

homer-economic-calculation-problem-japanLaurent Carnis : En fait, la gestion du réseau routier doit composer avec un péché originel, celui-ci de l’impossibilité de mener un calcul économique. À ce titre, Ludwig Von Mises a déjà beaucoup dit sur les conséquences attendues. Dans ce cadre, l’allocation des ressources ne peut être rationnelle. Le décideur est incapable de savoir si les investissements réalisés à tel endroit répondent à une demande réelle, et si la réponse apportée est satisfaisante. Il n’existe pas de moyens de le savoir. Cela explique sans doute le constat que l’on peut émettre aujourd’hui avec des dépenses inconsidérées, voire inutiles, comme certaines extensions du réseau autoroutier, et le manque d’entretien du réseau à d’autres endroits. La dégradation des réseaux routiers locaux exaspère à juste titre l’usager. Par ailleurs, l’absence de gestion commerciale revient également à subventionner l’usage des infrastructures routières de certains usagers au détriment d’autres. Les tergiversations sur la mise en œuvre de l’écotaxe sont assez emblématiques à cet égard.

L’absence d’une gestion commerciale implique qu’une autre modalité doit être mise en œuvre pour assurer l’allocation des ressources. Cette modalité est d’ordre politique. Elle consiste à satisfaire des considérations électorales directes (faire passer le réseau à tel endroit plutôt qu’à tel autre pour mettre en valeur l’action d’un élu local), voire indirectes (la dépense publique orientée vers ce secteur devant permettre un soutien de l’activité par exemple, et illustrer l’action d’un gouvernement). Cette politique des grands et petits travaux est inefficace du point de vue économique. Elle ne consiste pas à orienter les ressources vers un usage productif visant à satisfaire des besoins réels. Il s’agit de satisfaire des objectifs politiques.

Ce mode politique d’allocation des ressources requiert un appareil administratif et la mobilisation d’organisations dédiées pour suppléer l’absence de calcul économique. La production publique nécessite ainsi des organisations bureaucratiques, dont le fonctionnement est moins efficace que celui attendu d’entreprises en situation de concurrence. La multiplication des organisations bureaucratiques crée de la complexité dans la réponse publique et génère des problèmes de coordination, qui sont source d’inefficacités. Pensons par exemple aux exigences environnementales et celle du développement économique. Quel objectif doit l’emporter sur l’autre ?

Les travaux de Niskanen et de Mises peuvent être utilement mobilisés pour comprendre les attendus d’une gestion bureaucratique, avec notamment la création d’une dynamique interne à la bureaucratie qui génère sa propre activité pour satisfaire ses membres et la génération d’une dynamique externe qui consiste à répondre par une nouvelle intervention publique aux échecs suscités par la précédente. La production publique de services routiers et de gestion du réseau a pour conséquence une modification profonde des objectifs et des incitations des agents, protégés par leur organisation et qui ne sont pas exposés à la sanction du consommateur. En somme, l’usager est surtout un contribuable qui ne dispose pas de réels moyens de pression pour orienter l’intervention publique. Il est dépourvu de son statut de consommateur de services routiers, consommateur qui doit être satisfait pour les dépenses qu’il consent en la matière. En conséquence, pour paraphraser Mises, la souveraineté du consommateur est en somme violée par une production publique ‘forcée’, dont les conditions de consommation lui sont imposées.

Le dernier point associé à une gestion publique concerne les droits de propriété. Un dispositif de gestion commerciale privée ne signifie pas seulement la mise en œuvre d’un paiement pour l’utilisation du service. La commercialisation doit être différenciée d’une gestion privée. En effet, la commercialisation peut s’accommoder d’une propriété publique, comme les contrats de concession, les partenariats publics privés en sont des illustrations. Une gestion commerciale du réseau routier implique un système de droits de propriété privée sur les ressources routières, dont les infrastructures font partie. Cette dimension relative aux droits de propriété met en évidence l’importance contractuelle qui préside à son fonctionnement et à sa fondation. Son financement ne peut être imposé à l’usager, tandis que son développement ne peut exiger l’expropriation abusive de propriétaires fonciers. Un tel système ne peut que fonctionner sur le respect des droits de propriété. Or, le système actuel repose sur une violation des droits individuels tant pour assurer son fonctionnement (par l’extraction de ressources fiscales) que son développement (par l’expropriation à des fins d’utilité publique). En cela, on doit repenser les modalités de fonctionnement et de constitution du réseau routier et autoroutier. De ce point de vue, un système privé est de loin supérieur au système actuel.

Grégoire Canlorbe : Quelle serait à vos yeux la meilleure façon d’organiser la transition du système de gestion collectivisée des routes vers le régime de la propriété privée ?

Laurent Carnis : La transition d’un système de gestion collectivisée vers un régime de propriété privée constitue un véritable challenge du fait de la création de certaines irréversibilités associées à l’intervention publique. Par exemple, la construction d’une importante infrastructure ne peut être aisément détruite sans mobiliser de nouvelles ressources, dont on doit interroger leur origine. De même, certaines infrastructures ont nécessité la destruction de patrimoines, qu’il n’est plus possible de reconstituer. En somme, la mise en œuvre de mesures correctives apportées à l’intervention publique ne permet pas de revenir à une situation de statu quo. Par ailleurs, la situation de transition ne doit pas conduire à créer de nouvelles ‘injustices’ pour assurer sa mise en œuvre. En conséquence, le principe de cohérence qui doit présider au processus de transition pose des exigences de justice, qui contraignent sévèrement les possibilités.

Néanmoins, des solutions sont possibles. J’avais commencé à travailler à cette problématique dans le cadre d’un summer fellowship au sein du prestigieux Ludwig Von Mises Institute. J’encourage, d’ailleurs, les jeunes diplômés, ceux intéressés par l’école autrichienne, et épris de la liberté, de postuler aux programmes d’été, comme l’université d’été et les autres séminaires de recherche et de discussion, mais aussi d’exposer leur contribution à la conférence organisée en chaque début d’année.

Finalement, la solution que je propose est celle de la restitution, qui est analysée comme un processus de justice corrective. Cette solution a été exposée dans une contribution publiée par le Journal des économistes et des études humaines.

Le premier mécanisme qui peut être mis en œuvre assez facilement est celui de la restitution des propriétés foncières aux propriétaires légitimes antérieurs. Il s’agit de restituer les biens aux victimes d’expropriation. Les actes juridiques concernant le transfert forcé des propriétés peuvent être utilisés.

Le deuxième mécanisme s’appuie sur les contributions fiscales passées. Il s’agirait dans le cas où il n’est pas possible d’identifier le propriétaire légitime d’attribuer des parts à des actifs spécifiques. En somme, des parts du réseau routier feraient l’objet d’attribution d’actions, dont il convient d’identifier les propriétés. Ces propriétaires seraient identifiés à partir des contributions fiscales passées. Une fois attribuées les actions pour chaque réseau routier, un marché pour échanger éventuellement ces actions apparaîtra, tandis que la prise en charge opérationnelle sera organisée.

Le dernier mécanisme concerne certaines parties du réseau routier pour les lesquelles aucun propriétaire potentiel n’est intéressé par la propriété du fait de sa non-rentabilité ou de l’impossibilité d’identifier les propriétaires. Dans cette situation, le principe du homesteading s’impose. La première personne à en faire un usage productif en devient le légitime propriétaire, usage qui ne relève pas automatiquement de services routiers. Dans le cas, où aucune personne n’est intéressée, il s’agit d’une situation de res nullius. L’infrastructure routière perd son statut.

Réfléchir aux conditions de transition vers un régime de propriété privée du réseau routier présente l’avantage également de remettre en question la perspective qui considère comme acquise, nécessaire et automatique sa gestion publique. La mise en œuvre d’un régime privé ne peut être réduite à la réintroduction de l’octroi ou du péage, comme on l’entend souvent et de manière inappropriée. Au contraire, il s’agit de réintroduire l’usager au centre du fonctionnement, afin de produire des services de qualité, cohérents, dont la tarification à l’usage n’est qu’un mécanisme de financement parmi d’autres. En effet, des propriétés communes fondées sur un financement collectif des propriétaires, qui en assurent la gestion et l’entretien, et en définissent les conditions d’accès ne peuvent être exclues (rue gratuite pour les piétons extérieurs, accès routiers gratuits pour accéder à des zones commerciales ou d’activité, etc.). En cela, le processus de marché devrait faire naître une large palette de solutions et de diversité institutionnelle. Les entrepreneurs offriront de nouvelles prestations, concevront des services de mobilité nouveaux et adaptés aux besoins des consommateurs et financés de différentes manières. Le monde reste à écrire sur ce point.

Grégoire Canlorbe : Vous avez cosigné avec François Facchini un article proposant une analyse économique des dégâts de gibier. Vous cherchez notamment à expliquer l’accroissement (observé depuis une trentaine d’années) des dépenses d’indemnisation versées par les chasseurs aux agriculteurs. Parmi les facteurs que vous évoquez, figurent en première place le coût de la chasse, une règle de responsabilité qui limite l’intérêt des agriculteurs à contenir les dommages, et des modalités d’indemnisation qui incitent à des comportements de resquille entre les chasseurs.

Pourriez-vous revenir sur les arguments essentiels de cet article ? Plus généralement quels sont les traits spécifiques de la chasse comme objet d’investigation scientifique et en quoi posent-ils question sous l’angle de la méthode ou de l’analyse ?

Laurent Carnis : L’origine de cet article repose sur le constat de l’augmentation des dégâts causés par le grand gibier émis par mon collègue F. Facchini, et sur lequel il avait attiré mon attention. Comment l’expliquer ? Une première approche consiste à considérer l’évolution et la prolifération des espèces, et à la relier à certains événements comme la modification leurs possibilités alimentaires ou les évolutions des prélèvements. En somme, il s’agit de mobiliser des explications cynégétiques, comme si le domaine de la chasse pouvait résister à des approches de type économique.

Je me rappelle la présentation de ce papier lors d’un colloque autour de la chasse et des territoires. Nous avions dû faire face à une assemblée très rétive, si ce n’est hostile à la démarche proposée. La séance avait été houleuse ! On bousculait des certitudes, tandis que les solutions menaçaient des intérêts. Le travail de l’économiste, c’est aussi cela, aller au-delà des idées reçues, bousculer les certitudes, même si cela conduit à nous mettre parfois dans des situations peu confortables !

Dans cette contribution, l’analyse défendue était clairement une approche économique, qui intégrait à la fois la notion de coût, les règles de responsabilité et les droits de propriété.

Au-delà du fait de montrer que les variables économiques sont à l’œuvre pour expliquer l’activité de chasse, ou que des règles de responsabilité différentes peuvent produire des effets de resquille ou de déresponsabilisation des agents, nous y soulignions que l’activité de chasse repose fondamentalement sur une altération des droits de propriété foncière. En effet, en perdant le droit d’affût, le propriétaire foncier ne dispose plus de moyens de réguler efficacement les dégâts causés par le grand gibier. Ce sont les chasseurs, en tant que collectif et leur association, qui prennent en charge l’indemnisation des dommages, tout en respectant des tableaux de chasse qui déterminent les prélèvements et régulent la démographie des espèces.

L’altération du droit de propriété a donc nécessité la réintroduction de mécanismes de régulation des comportements. L’activité de chasse est, en effet, régulée par un ensemble de droits à payer (bracelets, permis…), des prélèvements définis pour orienter le gibier qui doit être chassé, et des règles de responsabilité pour assurer le paiement des préjudices dus aux victimes.

Cependant, ces mécanismes supplétifs à un mode de régulation peu efficace, introduisent de nouveaux mécanismes qui génèrent leurs propres inconvénients. Les règles de responsabilité introduisent une collectivisation des pertes qui n’incitent pas à une organisation efficace des prélèvements (laissant la place à des comportements de resquille au niveau individuel). Par ailleurs, le paiement des indemnités par les associations de chasseurs conduit à renchérir le coût de l’activité de chasse, qui lui-même limite l’intérêt pour cette activité. Or la diminution du nombre de chasseurs réduit l’activité de chasse, qui conduit à limiter les prélèvements nécessaires pour réguler la prolifération du gibier. Ultimement, les dégâts de gibier doivent nécessairement s’accroître. Cependant, la prolifération des espèces n’est pas homogène. Les tableaux de chasse sont alors modifiés et peuvent conduire à accroître les prélèvements pour des espèces qui ne sont pas nécessairement celles recherchées par le chasseur. Les inconvénients s’enchaînent et les solutions à mettre en œuvre sont de plus en plus compliquées.

Avec F. Facchini, nous proposons d’introduire une réelle commercialisation de la chasse, qui s’appuie sur le respect des droits du propriétaire foncier, qui peut ensuite contractualiser avec des chasseurs la régulation des espèces sur sa propriété. Ce modèle de commercialisation ne s’appuie pas nécessairement sur le modèle actuel des chasses commerciales, dans lequel ne se reconnaît pas l’ensemble des chasseurs.

La chasse est certes une activité de loisirs et peut représenter une activité professionnelle pour d’autres. Cependant, dans le cadre de l’approche économique que nous défendons, il peut être à la fois un producteur de services pour réguler la prolifération du gibier sur certains territoires et un consommateur qui doit payer l’accès à des territoires pour s’adonner à son activité. En cela, les mécanismes de responsabilité actuels ne sont pas souhaitables, car ils ne sont pas efficaces économiquement, et surtout ils reflètent une altération aux droits de la propriété foncière. On peut alors comprendre à la fois l’intérêt des chasseurs pour une partie de nos recommandations (être payé pour les services rendus) et leur rejet sur un autre volet (le retour à une pleine propriété foncière), car ils voient à juste titre une remise en cause de leurs droits d’usage, mais dont les fondements ne sont pas justes. C’est aujourd’hui sur cette confusion que prolifère le grand gibier, confusion qui conduit à l’incapacité à réduire les dégâts causés par le grand gibier.

BlockTalksRoads6La grande leçon à tirer est de faire preuve de grande prudence lorsqu’il s’agit de manipuler les droits de propriété. J’aime à citer l’exclamation de Walter Block, avec qui j’ai pu m’entretenir de nombreuses fois, « property rights, property rights, property rights… », pour identifier les sources d’un problème et la solution qui s’y rattache. En effet, les droits de propriété sont cruciaux. Ils doivent être clairement définis, ils doivent être respectés et protégés. En somme, on pourrait dire « property rights matter ! »

Grégoire Canlorbe : Vous ne faites pas mystère de votre affiliation au courant dit de l’Ecole Autrichienne en science économique. Comment présenteriez-vous au profane les spécificités essentielles de cette mouvance par rapport à l’Ecole Néoclassique, qui est actuellement le courant dominant ?

Laurent Carnis : Trois grandes différences me semblent cruciales entre ces deux écoles, mais s’il en existe sûrement d’autres auxquelles certains collègues attacheront plus d’importance. La plupart du temps, on les amalgame, on les confond, alors que ces deux écoles sont réellement différentes. P. Salin dans son livre Libéralisme, y consacre d’ailleurs de belles lignes pour en saisir non pas les nuances, mais les différences. Sans doute, il existe une lointaine parenté. Cependant, il serait plus juste aujourd’hui de les séparer clairement.

La première différence concerne la place accordée à l’individualisme. Même si cette dimension est présente chez les néoclassiques, elle trouve rapidement une limite en autorisant des phénomènes d’agrégation, comme les comparaisons interpersonnelles ou le calcul d’utilité. Le choix est individuel, mais il serait possible de le mesurer, le comparer, et d’agréger les préférences. La démarche de la détermination du coût social, du contractualisme sous ses différentes formes conduisent finalement à écraser l’individu sous des concepts holistes, en faisant intervenir des collectifs comme l’État, la société, l’intérêt général, le bien-être social sans que ne soit clairement établi leurs fondements.

La démarche autrichienne est bien plus cohérente en supposant une primauté individuelle. La société n’existe pas en dehors des individus qui la composent. Certes, des interactions individuelles existent, contraignent le choix des individus, mais il n’existe que des individus ! Ce sont eux qui agissent.

Accorder la primauté à l’individu ne signifie pas pour autant qu’il agit seul dans un environnement. Il peut coopérer au sein de sociétés organisées. Murray Rothbard a écrit un bel ouvrage sur cette question en soulignant toute l’importance que l’on doit accorder à la division du travail. Il existe une différence de taille entre une démarche qui considère une organisation sociale en prenant comme point d’appui l’individu, et celle qui suppose qu’elle surplombe et écrase les agents.

Une deuxième différence qui est extrêmement liée à la première réside sur la place accordée au subjectivisme. Là encore, l’approche classique lui accorde de l’importance, pour mieux l’effacer dans des approches formalisées, déshumanisées, le réduisant à un centre de calcul. Il est d’ailleurs intéressant de voir comment sont présentées la théorie du consommateur et celle de la firme avec des individus moyens ou représentatifs. Or l’individu est fait de singularités, s’inscrit dans une histoire. Il commet des erreurs, il apprend et corrige. Il est entrepreneur et bien d’autres choses. Il résiste à cette opération d’homogénéisation. Il est souverain, et c’est lui qui agit. Il ne se réduit pas à une fonction d’utilité que l’expert serait en mesure d’apprécier. Considérer l’individu comme souverain consiste également à le prémunir de toute intervention qui lui veut du bien ou qui vise une redistribution forcée. Cette démarche téléologique imprègne que trop les positions de principe de certains chercheurs et idéologues

Au niveau individuel, l’approche autrichienne ne dissocie pas le choix lui-même de ses préférences. Ce qui nous est accessible, ce sont des actions et les résultats des actions. L’individu a de bonnes raisons de procéder à certains choix. Il agit pour remédier à une situation qu’il juge insatisfaisante. Mesurer les utilités n’a aucun sens, et les comparer encore moins. La présentation classique en microéconomie du choix du consommateur où l’agent est présenté comme un maximisateur infaillible, omniscient, dont on peut identifier la fonction d’utilité laisse parfois songeur, et heurte à juste titre l’intuition de certains élèves. En cela, l’approche autrichienne est plus réaliste. En effet, elle considère l’erreur, la complexité de la décision humaine qui résiste à des formalisations simplistes et outrancières, qui conduisent nécessairement à savoir ce qui est bien pour l’individu, et l’affubler d’irrationalité lorsque sa décision diffère de la réponse attendue dans le cadre d’une opération de maximisation. Dès lors, il est nécessaire d’intervenir pour l’orienter et décider à sa place. L’approche comportementaliste influencée par la psychologie en constitue une illustration et une forme d’extension du modèle classique. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, il ne s’agit pas d’une remise en cause radicale de ce modèle, mais une tentative d’extension et de correction des failles de cette approche.

La troisième différence est celle de l’importance accordée aux droits de propriété. Ces droits sont individuels et ne doivent pas faire l’objet de négociations arbitraires ou d’atteintes justifiées par un pseudo calcul économique public. Ces droits ne sont pas conditionnés ou temporaires. D’une certaine manière, ils sont absolus, même s’ils peuvent faire l’objet d’échanges et de négociation. Ces échanges reposent sur le consentement individuel des parties à l’échange. Il s’agit d’une logique économique que l’on peut opposer à une logique politique qui repose sur des relations d’hégémonie, et ultimement exprime des relations de violence. La distinction faite par Oppenheimer, et reprise par Rothbard, dans Power and Market est utile à cet égard. L’importance et les fondements des droits de propriété sont clairement exposés également dans Éthique de la liberté de Rothbard, dont je recommande la lecture.

En fait, la position autrichienne repose sur un individualisme méthodologique clairement établi, un subjectivisme méthodologique réel et une attention scrupuleuse aux droits de propriété. Il reste que l’école autrichienne est faite de diversités, diversités qui touchent tout autant les écoles de pensée, de telle manière qu’on doit se garder d’une trop grande simplification et généralisation.

Grégoire Canlorbe : Comment expliquer selon vous la position minoritaire et hétérodoxe des économistes Autrichiens au sein de la profession ? Pensez-vous que l’Ecole Autrichienne puisse accroître son audience et son influence au cours des années à venir ?

Laurent Carnis : Ceci est une vaste question. Il y a sans doute des raisons qui relèvent des conclusions radicales auxquelles peut conduire l’école autrichienne. Démontrer l’effet désastreux de certaines interventions publiques sur le marché du travail, souligner les conséquences néfastes des aides à certains secteurs économiques, etc. n’aident pas à populariser les enseignements de l’école, d’autant plus que ces positions font l’objet de caricatures outrancières et infondées de la part des écoles rivales. Cela met également en évidence la nécessité de mettre, beaucoup plus qu’à présent, les avantages que confère une organisation sociale fondée sur la liberté. Nous devons à cet égard faire un travail sur nous-mêmes et bâtir une réelle stratégie de diffusion des enjeux associés à une société libre.

Diffuser les enseignements de l’école autrichienne exige aussi la constitution de relais au sein du monde journalistique, pour en vulgariser et en populariser les résultats. Il ne faut surtout pas négliger l’importance des médias dans le façonnage des idées. En cela, l’économiste autrichien doit descendre dans l’arène publique pour transmettre, informer et éduquer.

Le monde académique requiert également une attention toute particulière pour former de nouvelles générations qui pourront connaître et découvrir les enseignements de l’école autrichienne et devenir éventuellement de nouveaux relais. En cela, le monde académique doit être beaucoup plus pluraliste et ouvert qu’il ne l’est aujourd’hui, et se départir d’un mode de pensée différent. À cet égard, ce qui a été réalisé par le Ludwig Von Mises Institute ou IHS au cours de ces dernières années est considérable.

Je reste profondément optimiste sur le devenir de l’école autrichienne. Aujourd’hui, je suis d’ailleurs heureux de voir la multiplication d’instituts, de think tanks, etc. qui sont apparus ces dernières années et qui sont autant de vecteurs de diffusion de la pensée libérale sous toutes ses formes. Le travail entrepris par l’Institut Coppet est tout à fait notable à cet égard. La multiplication de ces lieux de réflexion, d’échanges souligne tout l’intérêt que porte à la liberté un nombre considérable d’individus.

Le meilleur atout reste internet, qui sert de plateforme de discussions, d’échanges, de mises en relation d’individus d’horizons divers, aux objectifs différents, qui peuvent coopérer pour produire de nouveaux projets éditoriaux, la transmission d’idées et d’informations. La mise en ligne d’ouvrages anciens, la traduction des travaux de certains auteurs étrangers participent à un même mouvement de réduction de coûts d’obtention de l’information, de contournement des vecteurs de diffusion traditionnels qui sont orientés et contrôlés. Aujourd’hui, il existe une forme de production anarchique de connaissances, qui fait place à une nouvelle offre et permet une certaine concurrence des idées. Cela explique en partie la volonté aujourd’hui de contrôler ces nouveaux espaces de liberté. L’école autrichienne, les libertariens, les libéraux doivent saisir cette nouvelle opportunité. Certains l’ont d’ailleurs compris.

Grégoire Canlorbe : Notre entretien touche à sa fin. Aimeriez-vous ajouter quelques mots ?

Un grand merci à vous et à l’Institut Coppet pour cette opportunité d’échanger.

J’aimerai simplement vous féliciter pour le travail accompli ces dernières années. J’apprécie notamment votre revue Laissons Faire à la fois pour son sérieux, son éclectisme dans les sujets traités et les auteurs abordés, qui témoigne à la fois d’une réelle ouverture d’esprit et d’une volonté de faire découvrir des auteurs malheureusement trop peu connus.

Je suis particulièrement optimiste pour l’avenir. Ma participation récente à la conférence organisée par European Students for Liberty, à laquelle ont participé près de 200 jeunes venant de différents pays européens m’a marqué. Un changement est en marche. Il doit prendre de l’ampleur, il doit se poursuivre. Nous devons relever le challenge pour permettre une société prospère, tolérante et de liberté. L’enjeu est là, il est à notre porte. A chacun d’entre nous de jouer, à vous de jouer, à nous de jouer !

 Grégoire Canlorbe : C’est moi qui vous remercie.

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