Intervention du 18 juin 1847 sur la liberté du commerce des grains

Intervention du 18 juin 1847 sur la liberté du commerce des grains

[Moniteur, 19 juin 1847.]

 

M. GUSTAVE DE BEAUMONT. M. le ministre de l’intérieur vient de poser parfaitement la question ; mais je crois qu’il l’a mal résolue. Je suis d’avis, comme lui, qu’il faut complètement écarter du débat les questions prématurées, les principes et les théories qui sont étrangères à un débat où ne se trouve engagée qu’une question d’expédients. 

C’est ainsi, quant à moi, que je l’envisage et que je l’ai toujours envisagée. La question, pour cela, Messieurs, ne perd rien de sa gravité ; elle est moins grave sous un certain rapport qu’un principe, et elle est plus grave sous un autre : moins grave sous un rapport, parce qu’elle n’a pas la permanence et la durée d’un principe ; plus grave sous un autre rapport, parce qu’il s’agit d’une question qui implique l’existence même de nos populations pour toute une année. (Bruit.) 

Je supplie la chambre d’accorder encore un instant d’attention à une discussion si importante et si grave par ses conséquences, et qui, peut-être, n’a pas obtenu d’elle toute l’attention qu’elle mérite. (Marques générales d’attention.) 

Messieurs, j’ai besoin d’abord de repousser également de ce débat un élément qui, à mon avis, ne doit pas s’y trouver. 

Il a été adressé au gouvernement des reproches que je crois excessifs et immérités ; oui, Messieurs, le gouvernement, la chambre, et j’ose le dire, le pays tout entier, se sont également émus des misères qui ont affligé notre pays, et certes, s’il avait fallu une occasion solennelle pour montrer à quel point les sympathies du riche pour le pauvre étaient vives dans ce pays, cette année l’aurait prouvé. (Marques générales d’approbation.) 

Oui, elle a suffi pour confondre les calomnies de ceux qui prétendent qu’en France, le riche est indifférent aux souffrances du pauvre. (Nouvelles marques d’assentiment !) 

Mais, Messieurs, j’ose dire que nous avons ici encore un dernier devoir à remplir. 

Chacun, sans doute, a fait jusqu’à ce jour de son mieux ; mais on n’a pu éviter des erreurs : des erreurs très graves ont été commises, le seul tort de M. le ministre du commerce, qu’il me permette de le lui dire, c’est de ne les avoir pas avouées. 

Tout le monde a commis des erreurs, on les a commises en Angleterre ; de même en France : seulement, je vous demande en grâce de ne pas en commettre une de plus, parce qu’elle amènerait les mêmes conséquences fatales que nous avons tous déplorées. 

Ce serait une erreur nouvelle que de ne pas vouloir proroger (je parle ici de la question des grains, et non de celle des bestiaux), ce serait une erreur nouvelle que de ne pas vouloir proroger jusqu’au 31 juillet, la faculté de libre importation des céréales étrangères dans notre pays. 

Je ne puis pas admettre, je l’avoue, l’argumentation de M. le ministre de l’intérieur, ni celle de la commission. 

Je n’ai pas besoin de rappeler à la commission, l’observation en a déjà été faite, qu’elle ne me paraît pas avoir été parfaitement logique dans ses conclusions ; cependant, je demande à la chambre la permission de lui remettre sous les yeux quelques lignes du rapport de l’honorable M. Muret de Bort : 

« Votre commission eût hésité devant ce supplément de prorogation, si elle avait pu craindre qu’elle affectât les intérêts de l’agriculture dans ce qu’ils ont de légitime ; si elle avait pu craindre que cette mesure, en précipitant la baisse, l’eût entraîné au-delà de ses limites naturelles. Mais, rassurée par l’étude des faits antérieurs, c’est en les consultant qu’elle a acquis la conviction qu’une bonne récolte (en supposant que la récolte actuelle soit bonne) qui succède à une armée désastreuse, laisse encore subsister des prix élevés jusqu’à la récolte suivante : ainsi ce n’a été qu’en 1813, et qu’à la fin de 1813, que s’est éteinte l’influence du déficit de 1811 ; qu’à la fin de 1818, l’influence du déficit de 1816. » 

J’avoue qu’après avoir lu ces lignes, je me demande quelle doit être la conséquence. La conséquence, selon moi, c’est le maintien de la faculté de libre importation pendant une année encore, c’est-à-dire jusqu’en 1848. Comme la mauvaise récolte a eu lieu en 1846, et que les effets d’une mauvaise récolte subsistent pendant deux années, alors même qu’une bonne récolte a suivi immédiatement la mauvaise, la conséquence logique, les prix devant rester élevés pendant deux années, nécessairement, comme l’a constaté la commission, la conséquence logique, naturelle, tirée des arguments mêmes de la commission, appuyée sur des faits, sur l’expérience de deux années, ce qui vaut mieux encore que des raisonnements, la conséquence logique, naturelle, était que la prorogation de la libre importation devait être portée jusqu’en 1848. J’ai été étonné, je l’avoue, de ne pas trouver cette conséquence à la suite des faits dont elle devait découler. 

Maintenant, l’honorable rapporteur de la commission et M. le ministre de l’intérieur répondent ceci : « Mais pourquoi vous inquiéter ? Vous craignez que les prix ne soient encore élevés lorsque expirera le délai de la liberté ? Mais est-ce que les chambres ne seront pas réunies au mois de janvier 1848 ? Si, par conséquent, les prix étaient encore très haut à cette époque, n’auriez-vous pas la faculté de prolonger de six moins encore le délai que vous portez aujourd’hui au 31 janvier 1848 ! » 

M. BENOIST. Je demande la parole. 

M. GUSTAVE DE BEAUMONT. Je crois, et je ferai volontiers appel aux lumières et aux connaissances si étendues de M. le ministre de l’intérieur en économie politique, je crois que cet argument est mal fondé. M. le ministre de l’intérieur, comme M. le ministre de l’agriculture et du commerce, savent parfaitement que le commerce vit surtout de sécurité et de règles fixes. Un commerce intelligent, sérieux, qui ne se livre pas à de vaines et aventureuses spéculations, a besoin essentiellement de règles fixes pour se conduire, et il ne se livre pas à tout hasard à des entreprises qui manqueraient d’une base solide. Or, je le demande, que faut-il pour celui qui fait le commerce de grains ? Notez que, pour le commerçant, le grain est une denrée tout comme une autre ; il s’agit également de réaliser un bénéfice ou de subir une perte ; quelle est donc la grande question pour un commerçant qui fait le commerce des grains ? C’est la question de savoir à quel prix il achètera dans le pays où il ira chercher des grains et à quel prix il vendra dans le pays où il compte l’importer. 

Voilà la grande question. Je sais très bien qu’indépendamment même de la question de tarif, il y a, pour le commerçant qui fait le trafic des grains, une cause permanente de péril. Le prix auquel il pourra vendre sur les marchés est incertain et subordonné à des éventualités qu’il ne peut pas toujours prévoir. Les grains peuvent être très chers ou à très bon marché, même indépendamment du tarif qui les frappe à l’entrée ; c’est une mauvaise chance qui existe dans tous les cas contre le commerçant qui importe des grains dans un pays et au risque de ne point en trouver le placement utile. Mais voyez combien sa position est aggravée, combien sa situation devient plus mauvaise et plus précaire encore ! Si, en même temps qu’il est menacé par cette cause d’incertitude, il a encore contre lui, en cas que le marché demeure favorable, la chance d’être atteint par l’échelle mobile du tarif protecteur. 

Je dis que par là vous rendez beaucoup plus difficiles, plus périlleuses et nécessairement plus rares, les entreprises de ceux qui veulent exporter du blé en France. 

Je ne veux exagérer la question ni dans un sens ni dans un autre. Les honorables auteurs de l’amendement ne proposent pas quelque chose de bien radical et de très différent de ce que propose la commission. 

Le gouvernement ne demandait de proroger que jusqu’au 31 octobre. La commission a étendu le délai de trois mois : elle le porte au 31 janvier 1848 ; or, en vertu des lois que nous avons votées, cela implique en fait la prorogation de l’importation libre jusqu’à la fin de février ou le milieu de mars. Ainsi donc, entre la commission et les auteurs de l’amendement, il n’y a qu’une différence de trois ou quatre mois. C’est peu de chose assurément ; je suis convaincu que les intérêts de l’agriculture, que personne ne respecte plus que moi, ne sont pas atteints le moins du monde par cette disposition. 

Mais, Messieurs, cela peut être beaucoup pour la subsistance de la population.

Je suppose que l’extension qui serait donnée à l’importation par cette prorogation eût pour effet de compléter ce qui pourrait manquer aux besoins du pays : quel est celui de nous qui ne doit s’applaudir de l’avoir votée ? Si, au contraire, en ne la votant pas, vous voyiez reparaître quelques-unes de ces misères affreuses dont le spectacle nous attriste encore, je vous demande quel est celui qui ne serait pas désolé de n’avoir pas voté la mesure destinée à en combattre le retour. 

Il y a une considération qui n’a été que touchée, et sur laquelle je rappelle l’attention de la chambre. On n’a pas, je crois, suffisamment réfléchi à la situation de tous les pays étrangers, qui sont dans une détresse analogue à la nôtre. L’Angleterre et la Belgique ont souffert de la disette des céréales plus ou moins que nous ; l’Irlande plus que nous ; l’Irlande est dans une situation lamentable ; elle aura l’année prochaine à demander à l’étranger encore plus de substances alimentaires que cette année, car les pommes de terre sont encore dans un état funeste…. (Bruit.) Messieurs, ce sont les éléments mêmes de la question. (C’est vrai !) Vous comprenez parfaitement que si plusieurs pays voisins éprouvent des souffrances égales aux nôtres, et que toutes, par exemple, elles se soient assuré le bénéfice de la libre importation, je dis que ceux qui font le commerce des grains iront de préférence porter leurs marchandises là où les marchés sont parfaitement libres et exempts de toutes les éventualités parlementaires qui ailleurs les menaceraient. Ils préféreront ces marchés à celui qui, à la vérité, sera libre pour trois mois, mais qui sera menacé de ne pas demeurer dans cette liberté, qui sera, au contraire, menacé de dispositions exceptionnelles propres à faire revivre les tarifs interrompus un instant. (Bruits divers.) 

Je suis désolé de ne pas mieux faire entendre ma voix au milieu du bruit qui se fait… (Parlez ! parlez !) 

M. LE PRÉSIDENT. Je ne veux pas interrompre l’orateur ; mais on me demande à connaître les tours de parole. Dans le même sens que M. de Beaumont, après lui, seraient MM. Clapier (de Marseille), d’Eichthal ; dans le sens opposé, MM. Demarçay, de Loynes. (Oh ! oh !) 

M. GUSTAVE DE BEAUMONT. J’éprouve le regret, je le répète, de voir la chambre fatiguée d’une discussion à peine engagée… (Non ! non ! — Parlez !) 

Je regrette qu’une voix plus puissante et plus autorisée que la mienne ne se fasse pas entendre en ce moment, parce que je ne crois pas que la chambre ait encore eu à prendre une résolution dans des circonstances plus graves. Vous me permettrez, en effet, de regarder comme graves les circonstances dans lesquelles nous sommes placés, lorsque je me rappelle qu’il y a six mois environ nous avons proposé précisément la prorogation des délais pour la libre importation de céréales plus étendue que celle qui est offerte. De grandes clameurs se sont élevées dans le sein de cette chambre, telles, que moi-même, qui n’ai pas l’habitude de reculer, je me suis arrêté, je me suis tu comme les autres. Vous voyez quels ont été les résultats. 

Je ne crois pas, je ne me fais pas de pareilles illusions, que même ce que nous proposions eût eu pour effet certain de prévenir la totalité des maux qui sont arrivés ; mais je suis, d’une autre part, très convaincu que si les mesures avaient été adoptées, elles auraient un peu diminué ces maux, et c’est déjà beaucoup. 

M. le ministre de l’intérieur disait : « Mais voyons, après tout ; qu’aurait-t-on pu faire de mieux que ce qui a été fait ? Est-ce que, à la fin de 1846, on aurait pu faire quelque chose d’utile qui eut combattu le mal ? » 

Je suis très convaincu que si, par une mesure d’urgence prise sous sa responsabilité, M. le ministre du commerce, exempt des illusions qu’il nourrissait, eût décrété par ordonnance la libre importation des céréales, je ne doute pas que la conséquence n’eût été d’amener un résultat différent de celui qui est arrivé

En effet, à peine la libre importation des céréales a été proclamée par la législateur, qu’au lieu de recevoir trois millions d’hectolitres dans le délai de six mois, comme cela était arrivé pendant les six derniers mois de 1846, dans les six premiers mois de l’année 1847 vous avez eu une importation de huit millions d’hectolitres ; et, à cet égard, il m’est impossible (et cela en rendant hommage au caractère et aux intentions de M. le ministre du commerce) de ne pas rappeler ce qu’il disait le 8 janvier dans son exposé des motifs : 

« En supposant, disait M. le ministre du commerce, que les importations des six premiers mois de l’année 1847 suivent la même proportion, on peut s’attendre à une introduction moyenne de 500 000 hectolitres par mois, ou de 3 millions d’hectolitres d’ici au 1er juillet ; quantité évidemment suffisante pour répondre aux besoins les plus élevés de la consommation jusqu’à la prochaine récolte. » 

Il y avait là deux erreurs ; ce n’est pas 3 millions qui, en vertu de la liberté donnée, ont été importés, c’est 8 millions d’hectolitre, et ce sont 8 millions qui ont été importés précisément par l’effet de la loi d’importation libre : première erreur. Autre erreur plus grave : non seulement les 3 millions d’hectolitres annoncés n’eussent pas été suffisants, mais les 8 millions importés réellement n’ont pas suffi pour nous préserver de cette affreuse misère, qui, quoique diminuée aujourd’hui, est encore immense. (Mouvement.) Et prenez-y garde ! ce sont de ces maux qui ne peuvent pas se reproduire deux fois. Oui, nos sociétés, si solides qu’elles soient, seraient ébranlées par le retour de pareils malheurs. (Agitation.) 

Eh bien, maintenant (ne vous méprenez pas sur mes intentions), je ne vous reproche même pas vos erreurs. Non, je ne vous reproche pas de vous être trompé. Quand on veut faire des prévisions sur des faits impossibles à prévoir, on est sûr de tomber dans l’erreur. Il y a des faits qu’il n’est donné à personne de deviner. Il n’y a personne qui puisse dire si la récolte actuelle sera bonne, si elle sera excellente, si elle sera seulement médiocre ; personne ne peut dire quelle sera la quantité de la production dans les pays étrangers où nous allons nous approvisionner. Personne ne connaît les besoins des pays étrangers qui, n’ayant pas assez de céréales pour eux seront obligés d’en emprunter d’autres pays. 

Quelle est la conséquence qu’il faut tirer des doutes qui existent nécessairement sur les faits ? C’est qu’en présence de ces doutes, la seule chose certaine, évidente, c’est la résolution à prendre ; c’est de prendre le moyen le plus large, le plus naturel, celui qui s’offre de lui-même pour assurer la subsistance de notre pays pendant l’année. Je me place ici dans la réalité des faits. Il n’y a pas ici de principe engagé, de doctrine atteinte. Je me délie, pour mon compte, des moyens subreptices d’introduire dans le débat des théories qui ont besoin d’être discuté à fond. Ce qui n’a pas besoin d’être discuté, c’est le spectacle que nous avons sous les yeux, c’est le moyen naturel de porter un remède au mal ; c’est, lorsque les céréales se présentent pour nous nourrir de ne pas leur fermer la porte, permettez-moi de me servir de cette expression. Ne faut-il pas, au contraire, les provoquer à entrer librement pendant tout le temps que durera la crise ? Or tous les faits connus nous autorisent à penser que la crise durera jusqu’à la fin de 1848. Pendant tout ce temps, que les blés entrent librement ; et ensuite la législation établie reprendra son cours. Alors nous rentrerons dans l’état normal. 

En agissant ainsi, aucun principe ne sera violé, en même temps que satisfaction sera donnée aux besoins les plus légitimes et les plus impérieux de notre pays. (Plusieurs voix. Très bien !)

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publié.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.