Pourquoi les libéraux français n’ont-ils pas aimé les États-Unis ?

Pourquoi les libéraux français n’ont-ils pas aimé les États-Unis ?

par Benoît Malbranque

(Extrait du Dictionnaire de la tradition libérale française, volume 1, en préparation.)

 

 

Amérique, Américains [États-Unis]. Traditionnellement vantés comme des modèles de libéralisme, l’Amérique et les Américains ont surtout été traités élogieusement par les libéraux qui n’en avaient qu’une connaissance de seconde main. Ceux qui, à différentes époques, ont voyagé aux États-Unis — Volney en 1795-1798, Beaumont et Tocqueville en 1831-1832, Molinari en 1876 — sont revenus désabusés. Malgré des occasions innombrables et faciles, Dupont (de Nemours) reste le seul à s’y être installé durablement.

[Vocabulaire] On peut regretter que l’histoire et la langue aient entériné une corruption dans le vocabulaire, et qu’on ne puisse décemment publier cet article à la lettre E, en parlant des Étasuniens et de leur pays, à l’instar des Italiens qui disent proprement statunitensi et non americani : et cela d’autant plus que ce détournement a autorisé les glissements les plus pernicieux et les plus coupables, comme cette fameuse doctrine Monroe qui prétendit réserver subrepticement l’Amérique (le continent) aux Américains (les Étasuniens). (Michel Chevalier, L’expédition du Mexique, 1862, p. 82 ; Édouard Laboulaye, Histoire politique des États-Unis, vol. I, 1855, p. 62) Quoique validé en partie par l’usage, ce vocabulaire a toujours créé des confusions déplorables, culminant lors de la guerre de Sécession et les années qui la suivirent : ainsi, après avoir raconté les plaintes, les errements et quelques-unes des innovations constitutionnelles des « Américains du Sud » (des États confédérés) dans son grand cours d’histoire politique des États-Unis, Édouard Laboulaye se mobilisait pour recueillir des fonds pour l’Amérique du Sud proprement dite, rudement touchée par des tremblements de terre, devant un auditoire peut-être perplexe. (Histoire politique des États-Unis, vol. 2, 1867, p. 62 ; Conférence du 24 février 1868 à la salle Herz). Devant l’importance historique du terme Amérique — lequel, quoique délaissé par Volney, Molinari et bien d’autres, trône en tête du chef-d’œuvre de Tocqueville — je me résigne à cet usage. L’emploi aveugle des termes couramment employés par les Américains pour qualifier certaines parties de leur population historique, dont il sera longuement question dans cet article, s’avère plus difficile. À l’évidence, « Indiens » fait de la peine à employer, et Volney a eu raison de le proscrire, le qualifiant de « bizarre », avec de bonnes raisons (Tableau du climat et du sol des États-Unis d’Amérique, 1803, t. II, p. 422) : je le réserverai pour l’article qui sera relatif au peuple qui habite au nord du Gange. Autochtone, indigène, aborigène, conviennent davantage : il resterait à choisir. J’opte ici pour « indigènes », déjà employé dans le même sens dans l’article Algérie. Le terme de « natif d’Amérique » (native American), aujourd’hui le plus courant de l’autre côté de l’Atlantique pour qualifier les indigènes, n’a pas de base solide, et n’est le fruit que d’une mode que j’espère passagère. Il y a un siècle seulement, native American, aux États-Unis même, avait un sens tout à fait contraire, comparativement plus valable : dans la controverse agitée par les opposants à l’immigration, il signifiait l’homme né aux États-Unis, par opposition à l’immigrant né ailleurs, en Europe ou en Asie. On retrouve la trace de ce vocabulaire dans un livre assez représentatif de ce courant de pensée, alors assez puissant : Un-American Immigration: Its Present Effects and Future Perils (1894) par Rena M. Atchison. La population issue d’Europe est européenne ; la dire « caucasienne » ou « blanche » n’est pas opter pour la simplicité ni pour la rigueur. Les qualificatifs de race ou de couleur n’ont jamais été dans l’esprit du libéralisme, et toutes les teintes sont dans la nature. (Voir Race-Racisme.) Mais comme l’histoire des États-Unis, l’esclavage et le racisme se présentent sur notre chemin, il convient d’adopter un terme pour qualifier cette collection d’hommes « rebut de la société, parce qu’ils ont les cheveux crépus et la peau noire », comme l’écrit le même Volney (Les ruines, ou méditation sur les révolutions des empires, 1799, p. 32-33). Le terme « Afro-Américain » (African American) est une hérésie dont l’imprécision doit blesser les Maghrébins, notamment, qui d’un mot se voient exclus du continent africain où ils sont nés et où ils ont vécus depuis plus longtemps que les Américains même sur le leur. Nègre ne saurait convenir, quoique les Espagnols se contentent de Negro, n’ayant pas d’autre mot pour Noir ; d’ailleurs ce terme est d’avance retiré des services informatiques modernes, pour peu qu’ils soient américains : car ayant honte de leur histoire, ils nous imposent de goûter comme eux leur propre amertume, et nous sommes forcés de subir la manifestation de leur repentance. (Mais peut-être est-ce dans l’ordre ; qu’un criminel ait la conscience tranquille et passe de belles nuits, nous ne le concevrions pas.) Dans les écrits des plus fervents abolitionnistes, Nègres et Noirs s’emploient indistinctement, sans peur de faire offense. Mais cette peur me tient avec raison, et je garde Noirs.

[Objectif de cet article.] On pourrait citer l’opinion des libéraux français sur toutes les choses américaines, dans la confrontation permanente qu’ils ont entretenue avec cette nation étrangère et avec ses institutions. Mais d’abord, ne composant ici qu’un article, et non un ouvrage historique complet sur ce thème, des bornes plus étroites s’imposent à moi ; de plus, une discussion approfondie sur les banques libres aux États-Unis, par exemple, aura davantage sa place à l’article Banques, que partout ailleurs. L’Amérique présente, d’ailleurs, un sujet suffisamment vaste, plus essentiel et même plus neuf, à expliquer correctement ; c’est celui-ci : Pourquoi les défenseurs français de la liberté n’ont pas aimé les États-Unis.

Cette problématique apparaît à l’horizon lorsque l’on distingue, comme cela a été trop peu fait, les libéraux français d’après le degré de leur connaissance des réalités américaines. Or ceux qui se sont enthousiasmés pour l’Amérique et l’ont posé comme modèle ont rarement eu autre chose que des connaissances livresques, et d’un autre côté, ceux qui ont investigué le prétendu modèle sur place, non seulement s’en sont désabusé, mais ont ensuite conçu le projet d’en désabuser les autres, au travers de leurs écrits. Quatre grandes autorités du libéralisme français (voir à ce titre l’article Autorité), à trois moments radicalement différents de l’histoire américaine, ont vécu une expérience somme toute assez similaire, et fourniront l’armature principale de cet article : l’idéologue Volney (1795-1798), Gustave de Beaumont et Alexis de Tocqueville (1831-1832), et enfin Gustave de Molinari (1876). Ces quatre figures présentent différentes sensibilités du libéralisme, et en sont de bons porte-voix : tandis que Molinari est un économiste professionnel, volontiers radical, Beaumont et Tocqueville sont plus modérés et partagent un certain dédain pour l’économie : lors de leur séjour ils n’ont guère rencontré d’industriels ou de manufacturiers ni prêté attention au développement industriel alors en cours (Préface d’André Jardin aux Lettres d’Amérique de Beaumont, 1973, p. 16). Volney a une formation et un tempérament scientifique, auquel Molinari ne prétend pas, lui qui, en agronomie par exemple, avoue son incompétence (Lettres sur les États-Unis et le Canada, 1876, p. 225). Mais tous les quatre sont des observateurs sûrs : Volney a déjà publié un remarquable ouvrage sur l’Égypte et la Syrie (1787), et tracera bientôt tout un manuel du voyageur, détaillant les questions à poser et l’organisation idéale des réflexions politiques ; Molinari est un voyageur aguerri, éternellement sur les routes, et qui s’est déjà aventuré deux fois jusqu’en Russie ; enfin Tocqueville et Beaumont se disaient « les questionneurs les plus impitoyables du monde » (Lettre de Tocqueville à Félix Le Peletier d’Aunay, 7 juin 1831 ; Œuvres complètes, t. 17, vol. I, p. 86) et ils tenaient en Amérique leur esprit « dans une fermentation continuelle » (Tocqueville à Ernest de Chabrol, 7 octobre 1831 ; idem, p. 109) : les historiens ont plutôt eu à féliciter le soin mis à leur enquête.

Édouard Laboulaye est un grand spécialiste des États-Unis, mais lui-même n’a jamais fait le voyage ; Charles Comte a étudié toute la littérature de voyage sur l’Amérique, sans jamais franchir l’Atlantique : on peut aussi avoir recours, de manière critique, à leurs écrits.

[De quelle Amérique il est question.] Il est à peine nécessaire d’indiquer dans un ouvrage historique comme ce Dictionnaire, que je ne me fait pas ici le censeur d’une grande nation contemporaine, que je ne prétends pas juger, et que je n’ai pas davantage visité que les autres pays dont je traite. L’Amérique dont il est question ici est essentiellement une donnée historique, qui diffère sans doute en beaucoup de points de la réalité présente. 

En 1776, New York n’a pas 30 000 habitants, et Georges Washington conduit des opérations militaires sur les hauteurs de Harlem (Harlem Heights). Turgot et les physiocrates, qui suivent attentivement ces développements, reçoivent des informations vieilles de deux à trois mois, à cause de la durée de la traversée. (Œuvres de Turgot, vol. V, correspondance avec Dupont (de Nemours) ; Le Trosne, Réflexions politiques sur la guerre actuelle de l’Angleterre avec ses colonies et sur l’état de la Russie, janvier 1777.) La ville capitale, à laquelle Washington a donné son nom, se trouvait d’abord au centre même du pays, et non à l’exacte extrémité comme aujourd’hui ; peu à peu il allait falloir compter avec ces États nouveaux et vides, dont les noms devaient rester longtemps ignorés des Français, et que Laboulaye présentait comme les berceaux d’une prospérité future, à l’image d’une ville à naître au Puget-Sound (Seattle), « qui sera un jour », disait-il, « l’entrepôt du commerce de l’Europe et de l’Asie, et la rivale de New-York » (Histoire politique des États-Unis, etc., 1855, p. 61). À l’époque de Volney (1795-1798), le pays tout entier a cinq millions d’habitants : ils seront douze millions trente ans plus tard, à l’époque de Beaumont et de Tocqueville. Alors (1831), Brooklyn n’est encore qu’un petit village. « On va de New York à ce village, qui se nomme Brooklyn », raconte Beaumont, « sur un bateau à vapeur qui constamment va et vient, et fait le service de cette distance comme une voiture publique fait celui d’une route, à des heures réglées et moyennant un prix fixe » (Lettre à son père du 29 juin 1831 ; Lettres d’Amérique, 1973, p. 68). La découverte de ce pays aux bornes plus étroites — l’Amérique de Tocqueville ne compte que vingt-quatre États — est encore facilitée par les procédés rudimentaires de la douane et de l’administration, dont les voyageurs sont ravis. « De quelques parties du monde qu’on arrive dans les États-Unis, on peut entrer dans tous les ports et villes principales, y séjourner, et voyager autant de temps qu’on veut, dans toutes les parties du pays, sans que jamais aucun officier public s’informe qui vous êtes, et quels sont les motifs qui vous ont amené. » (François-André Michaux, Voyage à l’ouest des monts Alléghanys, dans les États de l’Ohio, du Kentucky, etc., 1808, p. 211) « On débarque dans ce pays, on y séjourne, on y voyage sans passeport », écrit Édouard de Montulé un peu plus de dix ans plus tard. « Arrivé sans autre bagage que celui dont vous êtes couvert, vous n’avez qu’à sauter à terre, et personne ne s’informe des motifs qui vous amènent ». (Voyage en Amérique, t. I, 1821, p. 19.) Cette politique séduisait les libéraux français et s’accordait parfaitement avec leur détestation des passeports, souvent manifestée dans leurs écrits (voir notamment Benjamin Constant, Œuvres complètes, t. III, p. 334 et 346 ; Charles Comte, Traité de législation, t. III, 1827, p. 44, et l’article Passeports de ce dictionnaire). Elle sera rappelée par Gustave de Beaumont en 1854 comme un signe de supériorité et de liberté dans son étude comparée de la Russie et des États-Unis (Revue des Deux-Mondes, janvier-mars 1854, p. 1169). Venu en 1876, Gustave de Molinari — un autre adversaire des passeports (voir Journal des économistes, juin 1888, p. 466) — ne put jouir des mêmes avantages, et il eut à subir l’inspection du médecin de la quarantaine sanitaire, avant de passer « une heure » à se mettre en règle avec la douane, car « la visite des bagages n’en finit pas ». (Lettres sur les États-Unis et le Canada, 1876, p. 23) Voyageant au même moment, son collègue du Journal des économistes, Charles Limousin, raconte que « la première impression qu’éprouve l’Européen, particulièrement le Français, en arrivant en Amérique, est une impression de répulsion », parce que la douane a des procédés extrêmes et qu’elle demande à tout arrivant, ne connût-il pas même la langue, de répéter en anglais une formule qui atteste qu’il fait une déclaration exacte. (Journal des économistes, février 1877, p. 251-252) Leur expérience américaine, bien que plus tardive, doit cependant être entendue comme historiquement datée : preuve en est cette étonnante visite au Capitole : « inutile de dire qu’il n’est pas nécessaire d’en demander la permission », marque Molinari. « Nulle part on n’aperçoit de gardiens ni de sentinelles, et toutes les portes sont ouvertes ». (Lettres sur les États-Unis, etc., 1876, p. 91) Ce qu’on offre ici, par conséquent, n’est rien d’autre qu’un récit historique. Quant à la vérité de l’aphorisme de Tocqueville, « que les nations, comme les hommes, indiquent presque toujours, dès leur jeune âge, les principaux traits de leur destinée » (Démocratie en Amérique I (1835), II, x ; O. C., t. I, vol. I, p. 425), je n’ai pas les moyens de la juger.

[Principales sources documentaires] Outre les innombrables récits de voyages publiés par des Français, dont les convictions étaient plus ou moins libérales, nous disposons avec Volney, Tocqueville et Beaumont (la société « Tocmont » — Œuvres complètes de Tocqueville, t. 8, vol. III, p. 506), et enfin Molinari, de trois ensembles documentaires de première importance pour guider notre compréhension du jugement de l’Amérique par les libéraux français. En 1803 Volney a publié son Tableau du climat et du sol des États-Unis d’Amérique, mais cette présentation ne couvrait qu’une partie assez réduite du plan initial, et il faut ajouter à cette première ressource un récit de voyage manuscrit, conservé dans le château familial, et une série de lettres, notamment celles adressées à Jefferson. Le cas « Tocmont » est assez similaire : tandis que sous le titre De la Démocratie en Amérique Tocqueville a fourni en deux parties (1835, 1840) le classique qui a immortalisé son nom, Beaumont a publié sur la réalité américaine, le préjugé racial, l’esclavage et le sort des Indiens un livre assez complet, sous la forme d’un roman : Marie ou l’esclavage aux États-Unis : tableau de mœurs américaines (1835). Cette forme du roman n’est pas problématique, dans le cas de Marie, car, explique Beaumont, « à part un très petit nombre d’exceptions qui sont ordinairement indiquées, les faits énoncés dans le récit sont vrais, et les impressions rendues sont celles que j’ai éprouvées moi-même. » (1835, t. I, p. vii) Le recueil de leur correspondance forme un supplément indispensable ; il existe en outre, pour le seul Tocqueville, des carnets de voyage très précieux, et les brouillons de rédaction de la Démocratie en Amérique, qui apportent des éclairages complémentaires dont on appréciera à l’occasion la valeur. Gustave de Molinari a raconté les étapes de son périple américain de trois mois dans des livraisons successives du Journal des Débats, réunies ensuite en volume sous le titre de Lettres sur les États-Unis et le Canada (1876). Il n’a pas conservé personnellement de papiers ni de correspondance, soit par décision à la fin de sa vie, soit plutôt parce qu’il avait une tendance presque maladive à changer de lieu de résidence et que livres et papiers finirent par l’embarrasser. La quelque centaine de lettres sur lesquelles j’ai pu mettre la main dans des fonds d’archives à travers l’Europe ne fournissent que des indications sommaires. Il a correspondu notamment avec Mme Raffalovich, une émigrée russe (il avait beaucoup d’amis russes), et il lui écrivit un jour ces mots : « Plaignez, je vous prie, un homme qui a été en Amérique ! Un de nos bons amis de là-bas me télégraphie son arrivée pour ce soir avec prière d’aller le prendre à la gare. Impossible de me dérober à ce devoir d’hospitalité, mais c’est égal ! Il n’est pas toujours agréable d’avoir été en Amérique ! Votre dévoué et très contrarié admirateur, — G. de Molinari ». (Institut de France, Ms 3690, f°90.) Il serait difficile d’en tirer une conclusion particulière, surtout connaissant l’esprit facétieux de Molinari. Heureusement, son livre publié en 1876 nous fournit les éclairages nécessaires.

[La désillusion : une expérience personnelle et collective] Avant de s’assembler collectivement pour produire devant l’histoire le jugement collectif du libéralisme français sur l’Amérique, la désillusion américaine est pour chacun des auteurs traités une expérience individuelle, qu’il convient dès l’abord de rappeler. 

Dans ses écrits antérieurs à son voyage, Volney a laissé diverses traces de l’enthousiasme assez grand (dans la mesure où lui-même était de nature caustique et flegmatique) qu’il éprouvait pour les États-Unis (voir par exemple ses Leçons d’histoire en 1795 ; Œuvres, 1825, vol. 7, p. 34.) Quelques mois plus tard il s’embarquait au Havre avec des convictions claires, partant « chez un peuple libre, voir si un ami sincère de cette liberté profanée trouverait pour sa vieillesse un asile de paix dont l’Europe ne lui offrait plus l’espérance. » (Tableau du climat et du sol des États-Unis d’Amérique, 1803, p. i-ii) Malgré un accueil chaleureux et l’amitié personnelle de Thomas Jefferson, le voyage fut une amère déception. « Aux États-Unis, il n’avait trouvé que peu d’endroits où il aurait aimé vivre, peu de gens qu’il aurait aimé fréquenter », raconte l’une des autorités sur cette question, Gilbert Chinard (Volney et l’Amérique d’après des documents inédits et sa correspondance avec Jefferson, 1923, p. 102).

L’expérience de Gustave de Beaumont, racontée en filigrane dans Marie, fut très exactement semblable. Élevé dans les idées du dix-huitième siècle, et confronté au chamboulement révolutionnaire de 1830, le jeune Beaumont, voyant sa carrière arrêtée, se rappelait à temps l’espoir américain. « Me faudrait-il vivre éternellement dans une société où j’étais sûr de ne point trouver l’existence que j’avais rêvée ! Alors s’offrit à mon esprit l’idée de passer en Amérique. Je savais peu de choses de ce pays ; mais chaque jour j’entendais vanter la sagesse de ses institutions, son amour pour la liberté, les prodiges de son industrie, la grandeur de son avenir. C’était de l’Occident, disait-on, que désormais viendrait la lumière, et puis je pensais comme vous : ‘‘On trouve en Amérique deux choses qui ne se rencontrent point ailleurs : une société neuve, quoique civilisée, et une nature vierge…’’ Je regardai ce projet nouveau comme une inspiration divine envoyée au secours de mon infortune. » (Marie ou De l’esclavage aux États-Unis. Tableau de mœurs américains, 1835, t. I, p. 50-51) Dès lors que les arrangements furent pris, il s’embarqua, enthousiaste et heureux « de venir contempler le développement d’un grand peuple, ses institutions, ses mœurs, sa merveilleuse prospérité » (Idem, t. I, p. 93) Cependant le premier aperçu de cet société sera défavorable. « Au milieu d’idées et de sentiments tous nouveaux pour moi, ma première impres­sion fut une répugnance… Je portais un regard avide et impatient sur cette société dont on parle tant en Europe, et que l’on connaît si peu ! Je crus voir au premier coup d’œil que je n’y trou­verais rien de ce que j’y cherchais. » (Idem, t. I, p. 60-61) Confronté à la haine raciale et à la froide injustice envers les indigènes, il ne devait plus qu’approfondir l’abîme de sa déception. « Depuis ce moment, je l’avoue, la société américaine perdit son prestige à mes yeux ; la nature elle-même, qui d’abord m’avait paru si brillante, me sembla décolo­rée ; les plus beaux jours, comme les plus beaux sites, furent sans charmes pour moi » (Idem, t. I, p. 179) Ce fut, d’après le récit de Marie — présenté par l’auteur comme authentiquement biographique — une très amère désillusion. « Vous me croyez injuste envers l’Amérique, et c’est vous, mon ami, qui l’êtes envers moi… Ah ! vous ne savez pas combien furent sincères mes admirations pour ce pays, et je ne pourrais vous raconter tout ce que le désenchantement me coûta de lar­mes et de regrets. » (Idem, t. I, p. 223) 

Le cas d’Alexis de Tocqueville est bien connu. Lui aussi fut, dans sa jeunesse, un admirateur de l’Amérique : il en fait l’aveu dans une lettre à son ami messin Charles Stöffels (26 août 1830 ; Œuvres complètes, t. XVII, vol. I, p. 64). Le projet de voyage, d’ailleurs, avait initialement été le sien. (Beaumont, « Notice sur Alexis de Tocqueville », 1861, dans son édition des Œuvres de Tocqueville, vol. I, p. 16.) Il déchanta de même. 

Enfin, Gustave de Molinari a raconté lui-même les débuts de sa passion américaine, en la rapportant principalement à la lecture des Lettres sur l’Amérique du Nord (1836) de Michel Chevalier. « Ce fut, en quelque sorte, pour nous, la révélation d’un monde nouveau. Cette civilisation si merveilleusement improvisée, ce peuple énergique et fier, grandissant à vue d’œil, au grand air de la liberté, cette démocratie, qui laissait à chacun pleine liberté d’administrer ses affaires à sa guise, sans intervenir entre les citoyens autrement que pour protéger leurs personnes et leurs propriétés, tout cela nous étonna au plus haut degré. Quoi ! nous disions-nous, il y a un peuple au monde qui vit sans Université et sans cultes salariés, sans corps des ponts-et-chaussées, sans recrutement, sans centralisation, sans prohibitions et sans primes à la sortie, sans offices privilégiés, sans industries réglementées, sans manufactures nationales de tabac, de tapis et de porcelaines, sans écoles modèles et sans haras de l’État, et ce peuple n’en est pas encore réduit à marcher à quatre pattes ? Est-ce que cela se peut concevoir ? » (La Patrie, 25 août 1850 ; Œuvres complètes, vol. 7, p. 246) Un quart de siècle plus tard, son récit de voyage se concluait sur une appréciation beaucoup plus ambivalente. « S’il y a beaucoup à admirer et même à emprunter aux États-Unis », disait-il alors, « il y a aussi quelque chose à laisser. » (Lettres sur les États-Unis, etc., 1876, p. 361) La vulgarité des manières et plus encore la réalité du racisme paraît avoir refroidi son enthousiasme. Ainsi, en Amérique, « les nègres ont leurs cimetières particuliers, aussi bien que les catholiques, qui refusent, aux États-Unis comme en Europe, de dormir du sommeil éternel à côté des membres des autres cultes. J’ai quitté l’intolérance dans l’ancien monde, je la retrouve dans le nouveau. » (Lettres sur les États-Unis et le Canada, 1876, p. 85)

Telles sont les expériences particulières des quelques auteurs structurants qui fournissent le cadre principal de cet article. Des exceptions, des dissonances, il en existe évidemment, au XVIIIe siècle notamment. Jacques-Pierre Brissot (de Warville) par exemple est revenu aussi américanophile qu’il était parti. Toutefois son Nouveau voyage dans les États-Unis de l’Amérique septentrionale, fait en 1788 (1791) contenait de vraies critiques à l’endroit des Américains : elles ont dû disparaître dans la traduction anglaise publiée à New York l’année suivante (B. W. Oliver, Brissot, 2016, p. 45). Vers la même époque, François-Jean de Chastellux, qui avait vanté l’Amérique dans De la félicité publique (1772, vol. II, p. 97), publia le récit de ses pérégrinations américaines en 1786, dans un livre qui, bien que critique, n’est pas une longue satire de l’Amérique. « Chastellux n’est pas totalement ébloui par le mirage américain », écrit sa biographe. « Il est plutôt ambivalent dans son jugement : on pourrait dire nuancé. » (I. de Rode, Chastellux, 2022, p. 397)

Pour la grande majorité des partisans français de la liberté, toutefois, l’expérience américaine rejoindrait celle des quatre auteurs cardinaux étudiés ici. Évoluant dans les mêmes milieux, partageant les mêmes idéaux, tous étaient forcés de vivre une expérience similaire. Dans les salons et les réunions publiques, leurs déceptions faisaient l’objet de commentaires souvent semblables, à l’image de ce récit de Juste Oliver en juin 1830, sur le banquier Henri Ternaux, « qui, parti pour les États-Unis avec les idées les plus libérales, venait d’en arriver tout désenchanté… déclarant l’Amérique le pays le moins libre de la terre, parce que, dès que l’on veut y vivre à sa guise, on est remarqué, on est en dehors de l’ordre, où l’on vous fait bien vite rentrer… M. Ternaux se promenant un jour avec une femme blanche à laquelle il donnait le bras, fut salué par une femme de couleur. Il lui rendit son salut. Sa compagne lui dit qu’elle voyait bien qu’il était ignorant des usages, mais que s’il continuait à saluer ainsi les femmes de couleur elle serait obligé de quitter son bras. » (Paris en 1830. Journal, 1951, p. 116-117.)

[Retour sur la construction historique de l’idéal américain] Pour bien saisir la portée et la signification de cette désillusion individuelle et collective, remontons quelque peu dans le temps, et étudions les écrits des auteurs libéraux français qui n’eurent pas de connaissance directe des États-Unis : c’est le moyen de comprendre comment le mythe américain s’est construit. 

Les mythes naissent de l’ignorance et ne se dissipent que lentement à la lumière. Qu’un pays situé à l’autre bout de la terre, et qu’on ne peut rejoindre que par un trajet par bateau de plusieurs semaines, en vienne à être représenté de manière peu fidèle, cela ne doit pas nous surprendre. Ceux qui font l’effort du voyage n’ont pas toujours le temps et les compétences pour bien juger le pays, et ceux qui ne se reposent que sur des récits extérieurs peuvent aisément être trompés. Certains temps semblent, au surplus, assez propices à l’enthousiasme, et il y a en particulier dans la société française du XVIIIe siècle, en avance par la pensée, et en retard par les institutions, la tentation naturelle d’une nation modèle qui puisse faciliter et accompagner la transformation des idées en faits. « Le genre humain avait perdu ses titres », écrit Condorcet, « Montesquieu les a retrouvés et les lui a rendus. Mais il ne suffit pas qu’ils soient écrits dans les livres des philosophes et dans le cœur des hommes vertueux, il faut que l’homme ignorant ou faible puisse les lire dans l’exemple d’un grand peuple. L’Amérique nous a donné cet exemple. » (Influence de la révolution de l’Amérique sur les opinions et la législation de l’Europe, 1786, p. 13) À ce niveau, le mythe est un accoucheur des réalités. Dans des temps de despotisme, il fonctionne encore à un autre niveau : il permet de travailler des idées proscrites et d’évoquer un idéal refusé présentement chez soi. « Les hommes que la lecture des livres philosophiques avait disposés en secret à l’amour de la liberté », raconte ailleurs le même Condorcet, « se passionnaient pour celle d’un peuple étranger, en attendant qu’ils pussent s’occuper de recouvrer la leur, et saisissaient avec joie cette occasion d’avouer publiquement les sentiments que la prudence les avait obligés à tenir dans le silence. » (Éloge de Franklin, 1791, p. 64-65) À cause de ces deux objectifs simultanées, la prétention au réalisme disparaît : il est même douteux qu’on y vise. Ainsi, le modèle du quaker américain proposé par Voltaire dans ses Lettres philosophiques (1734) « est moins un phénomène historique digne d’examen, qu’une représentation symbolique de ce qu’il défend pour la France. » (D. Echeverria, Mirage in the West, 1957, p. 19) De même Diderot se félicite que l’Amérique offre « à tous les habitants de l’Europe un asile contre le fanatisme et la tyrannie » (Essai sur les règnes de Claude et de Néron, II, §74 ; Œuvres complètes, éd. Hermann DPV, vol. XXV (Idées, VII), p. 355) : il n’en cherche pas plus loin. 

Comme les religions, les mythes s’auto-entretiennent, et une explication fantastique sert de fondement à une autre ; parce que l’on consent à idéaliser l’Amérique sans la connaître, on est quitte pour quelques exagérations. Bien que les physiocrates aient aussi été capables de produire d’intéressantes critiques de l’Amérique, et bien qu’ils n’aient jamais abandonné la ferveur de leurs convictions humanistes, prises en défaut par l’esclavage des colonies, leur périodique, les Éphémérides du Citoyen, reproduisit fréquemment des représentations mythiques sur l’Amérique et leur donna du crédit. Sur la foi de Franklin, Dupont (de Nemours) écrit tranquillement « qu’il n’y a point d’artisan en Pennsylvanie, qui, en déjeunant, ne lise les papiers publics, et, pendant une heure après son diner, quelques bons ouvrages de philosophie et de politique. » (Éphémérides du Citoyen, 1771, t. XI, p. 75) La ville de New York (« la Nouvelle-Yorck ») n’est pas en reste. Nulle part ailleurs, écrit le même Dupont, « on ne trouve des femmes plus belles, même dans un âge avancé ; des hommes mieux faits et plus robustes, des génies plus élevés, des caractères plus doux, et des courages plus intrépides ». (Éphémérides du Citoyen, 1769, t. III, p. 76) Et quant au paradoxe que présente une nation libre qui possède des esclaves, on trouve aisément à le résoudre : la décision des Quakers de donner la liberté à leurs esclaves est présentée dans les Éphémérides comme les prémisses d’une abolition générale dans les colonies, qui ne saurait tarder. (Éphémérides du Citoyen, 1769, t. IX, p. 172) 

À la différence du mythe chinois, très en vogue au XVIIIe siècle, le mythe américain ne fonctionne alors que sur un mode confirmatif : par lui-même, il n’a rien à apprendre. Il est toutefois plus insidieux, dans la mesure où, aux récits venus de loin, s’ajoute la personnalisation de quelques hommes d’exception, que les libéraux peuvent fréquenter. Benjamin Franklin et Thomas Jefferson entretenaient des relations amicales et fréquentes avec Cabanis, Destutt de Tracy, Volney, Dupont (de Nemours), Condorcet, Chastellux, Morellet, et bien d’autres. Par leur supériorité naturelle, ils donnaient l’image d’une Amérique dirigée par des philosophes, comme une nouvelle république de Platon. À ces deux noms peuvent s’en ajouter quelques autres, comme celui de John Adams, qui, dès le lendemain de son arrivée à Paris, en 1778, rencontra Turgot, ministre disgracié. (Diary of John Adams, 9 avril 1778 ; éd. Harvard, vol. II, 1961, p. 297)

Les conditions étaient propices pour la constitution d’un idéal et pour sa diffusion. Cependant, certains points de crispation existaient, l’esclavage des Noirs en particulier. Dans leur premier enthousiasme, les libéraux français de cette époque sont convaincus qu’il disparaîtra bientôt. « L’esclavage des nègres subsiste encore, à la vérité, dans quelques-uns des États-Unis », écrit par exemple Condorcet, « mais tous les hommes éclairés en sentent la honte, comme le danger, et cette tache ne souillera plus longtemps la pureté des lois américaines. » (Influence de la révolution de l’Amérique sur l’Europe, 1786, p. 13) Mais comment doit-on exactement comprendre cette formule, et tant d’autres similaires ?

[Le double degré de la censure de l’Amérique] La critique, plus privée qu’officielle, que Dupont de Nemours et Mirabeau ont engagé à l’occasion de la déclaration des droits de la Virginie, du 1er juin 1776, ne possède qu’un seul niveau de lecture : il s’agit de comparer la théorie physiocratique, telle que l’un et l’autre l’entendent, avec la pratique américaine. Mais lorsque certains physiocrates présentent au public leurs opinions, le cadre change, car le public se dédouble : l’auteur cherche à populariser certaines idées en France, et à distribuer les éloges et les blâmes à une nation étrangère qui sans doute prête attention à ses observations. Dans la « Lettre au docteur Price sur les constitutions américaines » (22 mars 1778), de Turgot, la frontière entre le discours public et privé n’est pas parfaitement marquée, et la vérité de l’observation précédente n’est pas aussi frappante qu’elle peut l’être dans un autre écrit physiocratique, plus oublié : celui publié par Le Trosne en janvier 1777. Ce texte est curieusement construit, comme le titre nous l’indique, car ce sont des Réflexions politiques sur la guerre actuelle de l’Angleterre avec ses colonies et sur l’état de la Russie. La brochure a deux parties assez distinctes, la première consacrée à l’Amérique, la seconde à la Russie. Ce sera un thème assez fréquent au XIXe siècle que cette comparaison entre les deux puissances montantes, la Russie et les États-Unis, mais chez Le Trosne l’assemblage paraît contre-nature. La partie sur l’Amérique est, en apparence, un long panégyrique, avec quelques notes qui fournissent des conseils physiocratiques, par exemple sur la base de l’impôt. Toutefois, une large partie de ces éloges est construite sur une base anticipative : Le Trosne prédit que l’Amérique agira de tel et tel manière, comme pour l’y engager. « Tandis que l’Angleterre court à sa ruine, et nous instruit par ses fautes », écrit-il par exemple, « la république des États-Unis de l’Amérique offrira à l’univers l’exemple important d’une grande nation agricole, qui va probablement se gouverner par les lois de l’ordre social ; qui établira sa prospérité sur une riche culture, soutenue par un commerce libre, qui, fidèle aux lois de la nature, n’en arrêtera l’effet par aucune institution contraire à l’intérêt de la reproduction. Aussi juste dans sa politique extérieure, que sage dans son administration, elle ne sera ni jalouse, ni ambitieuse ; elle n’entretiendra une force militaire, que pour sa défense ; elle ne cherchera à s’étendre, que par des défrichements, et à s’agrandir, qu’au profit de l’humanité : elle ne fera d’autre conquête, que celle de soumettre des déserts à la culture, et de les forcer à nourrir des hommes. Si elle ne peut réussir à civiliser les faibles restes des nations sauvages, que nos liqueurs fortes ont presque détruites, elle vivra en paix avec ces hommes très susceptibles des sentiments d’attachement et de reconnaissance. Est-il à souhaiter pour elle que de proche en proche elle embrasse tout le continent septentrional ? Je n’oserais l’assurer. Un empire trop vaste devient trop difficile à maintenir ; une confédération trop étendue, et trop nombreuse, s’affaiblit, se dissout, et se sépare en autant de nations, qui deviennent jalouses et ennemies. Quelque chose qui arrive, elle occupera un espace immense, et fera de ces contrées, où il ne manque à la terre que des habitants, un des plus beaux pays de l’univers ; celui où se trouvera certainement la plus grande somme de bonheur ; celui où les hommes de toutes les contrées, chassés par la misère, par les entraves sans nombre mises aux travaux et à l’industrie, par l’intolérance, par les ravages de la guerre, par le désordre fiscal, trouveront un asile toujours ouvert. » (Réflexions politiques sur la guerre actuelle de l’Angleterre avec ses colonies et sur l’état de la Russie, janvier 1777, p. 8-9) Lorsque ce physiocrate nous débite de l’enthousiasme très fervent, on peut toujours se demander si derrière celui-ci ne se cache pas en vérité des conseils donnés à un peuple qui, paraît-il, n’apprécie que les louanges. Mais lorsqu’il ouvre plusieurs champs d’interprétation, en jouant sur les trois registres parallèles — l’Amérique peut devenir ceci et cela / elle va devenir ceci et cela / elle doit devenir ceci et cela — alors il demande à être lu de manière plus critique. Il y a même plus intriguant : c’est qu’à ces réflexions ambivalentes sur l’Amérique s’ajoutent des observations sur l’état de la Russie, qui autorisent de curieux rapprochements. Tandis que Le Trosne n’a pas flétri l’esclavage dans les quelques pages consacrées aux États-Unis, dès lors qu’il s’occupe de la Russie il parle un langage beaucoup plus clair, car « dans le nombre de ses habitants, il se trouve une si grande quantité de serfs. La liberté personnelle est la première prérogative de l’homme ; elle est le fondement de la liberté civile, et sans elle, il ne peut exciter aucun des rapports de la société. Les serfs ne sont pas des sujets ; ils ne tiennent ni à l’État, ni au souverain ; ils n’appartiennent qu’à leur maître ; ils forment un patrimoine privé ; il n’existe point pour eux de patrie ; car ce n’est pas le sol qui fait les citoyens, mais les liens civils, les droits et les sentiments. Ce sera donc procurer à la nation un véritable accroissement de force et de population, que ce lui incorporer un si grand nombre d’homme qui n’en font pas encore patrie, et de les appeler d’abord à la liberté personnelle, pour les élever ensuite, par l’instruction et l’éducation, à la dignité de citoyens. Ne doutons pas que ce ne soit le vœu de Catherine. Elle connaît certainement le droit inaliénable de l’homme à la liberté de sa personne, d’où suit la propriété des biens qu’il peut acquérir : elle sait que l’esclavage l’avilit et le dégrade ; et que cet état contre nature est aussi contraire à l’intérêt social qu’à la justice. » (Idem, p. 14) Très habilement, c’est toujours à l’article de la Russie que Le Trosne se risque à indiquer la marche à suivre, selon lui, pour affranchir les serfs ou esclaves : « Il faut commencer par adoucir le sort des serfs, et soulever leurs chaînes ; il faut modifier les droits qu’on exerce sur eux, leur assurer la propriété d’une partie des fruit de leur travail, les mettre sous la protection spéciale de la loi, comme la partie la plus faible, et celle qui a le plus besoin d’appui ; leur permettre d’aspirer à la liberté, dès qu’ils pourront l’acheter, et les engager, par cette perspective, au travail qui doit leur en procurer les moyens ; multiplier les affranchissements, par l’exemple du souverain et des grands ; diriger vers cet objet l’opinion publique ; fixer un prix modéré aux compositions ; faciliter aux affranchis l’acquisition de la propriété foncière, en encourageant les défrichements ; en un mot, employer plutôt des moyens doux et insensibles, que la voie de l’autorité. Tout cela sans doute demande un temps considérable ; mais le succès de ces moyens est assuré ; il n’est besoin que d’attention sur les détails, et de patience. » (Idem, p. 15) Cela concerne la Russie : est-ce une leçon pour l’Amérique ? Un esprit aussi brillant que Le Trosne a-t-il pu manquer ce rapprochement presque forcé ? Sans doute, au seuil de sa carrière (il est mort trois ans plus tard), il n’était pas assez novice et naïf pour ne pas s’apercevoir que ses principes généraux — tels que : « pour donner de grands produits, la terre veut être cultivée par des hommes libres et assurés de leur propriété » (Idem, p. 14) — touchaient aussi par ricochet à la question de l’esclavage américain. Preuve du moins que le discours public sur l’Amérique, à l’aube de la Révolution française, et même au-delà, n’est pas toujours d’une interprétation aussi facile qu’on le croit.

[La survivance du mythe au XIXe siècle] La principale raison de la survivance du mythe américain au cours de la première moitié du XIXe siècle tient dans son utilité pratique, celle d’un modèle : car des théoriciens sont toujours heureux de pouvoir prouver qu’ils ne se bercent pas d’illusions, et ne sont pas des hommes systématiques qui proposent des idées chimériques. (Voir l’article Abstractions). Dans les écrits de Jean-Baptiste Say, Destutt de Tracy, et bien d’autres, l’américanisme tient ce rôle, et par conséquent il revêt une forme « abstraite et idéologique », et ignore superbement la réalité. (D. Echeverria, Mirage in the West, 1957, p. 280) L’exemple américain se retrouve, inchangé, chez Bastiat (Œuvres complètes, t. II, p. 460 ; t. IV, p. 287 et 352 ; t. V, p. 455) ; il s’est maintenu pendant plusieurs générations et à vrai dire n’est pas mort.  

[Ce qui reste séduisant dans la réalité américaine] Bercés par le mirage américain, certains ont entrepris le voyage ; ce fut une amère expérience ; mais évidemment, jugés sur place, les États-Unis conservaient certains atouts et pouvaient encore donner de très nombreuses leçons. 

Dans la pensée de Tocqueville, le maintien ou le développement de libertés locales, d’un régime communal et de ce que l’on nomme la décentralisation, est crucial pour que la démocratie s’épanouisse sans perdre son appui dans les principes de liberté. « C’est dans la commune que réside la force des peuples libres », écrit-il. « Les institutions communales sont à la liberté ce que les écoles primaires sont à la science ; elles la mettent à la portée du peuple ; elles lui en font goûter l’usage paisible et l’habituent à s’en servir. Sans institutions communales une nation peut se donner un gouvernement libre, mais elle n’a pas l’esprit de la liberté. Des passions passagères, des intérêts d’un moment, le hasard des circonstances, peuvent lui donner les formes extérieures de l’indépendance ; mais le despotisme refoulé dans l’intérieur du corps social reparaît tôt ou tard à la surface. » (Démocratie en Amérique I (1835), partie I, chapitre v ; Œuvres complètes, t. I, vol. I, p. 59) Cela, les Américains l’ont compris et ils le pratiquent. Chaque État, et plus encore chaque comté, chaque township, est une petite république qui s’occupe de ses propres intérêts. « C’est la base la plus solide de la liberté américaine », soutient aussi Laboulaye. (Histoire politique des États-Unis, t. I, 1855, p. 257) À cette décentralisation s’ajoute l’institution du jury en matière civile, qui participe à former et à éclairer le citoyen. « On doit le considérer comme une école gratuite et toujours ouverte, où chaque juré vient s’instruire de ses droits, où il entre en communication journalière avec les membres les plus instruits et les plus éclairés des classes élevées, où les lois lui sont enseignées d’une manière pratique, et sont mises à la portée de son intelligence par les efforts des avocats, les avis du juge et les passions mêmes des parties. » (Démocratie en Amérique I (1835), II, viii ; O. C., t. I, vol. I, p. 286) « C’est surtout à l’aide du jury en matière civile », note encore Tocqueville, « que la magistrature américaine fait pénétrer ce que j’ai appelé l’esprit légiste jusque dans les derniers rangs de la société. Ainsi le jury, qui est le moyen le plus énergique de faire régner le peuple, est aussi le moyen le plus efficace de lui apprendre à régner. » (Idem, p. 288)

Menant consciencieusement leur enquête pénitentiaire, Tocqueville et Beaumont avaient été surpris par cette grande décentralisation du pouvoir. « Tous les bureaux comme tous les registres nous ont été ouverts, mais quant au gouvernement nous le cherchons encore. Il n’existe véritablement point. La législature règle tout ce qui est d’intérêt général ; les municipalités font le reste. » (Lettre à Ernest de Chabrol, 16 juillet 1831 ; O. C., t. XVII, vol. I, p. 99). Apparaissait alors l’image d’une autorité qui non seulement fonctionnait dans sa sphère — ce dont Laboulaye, en disciple de Benjamin Constant, se félicitait fréquemment (Histoire politique des États-Unis, t. I, 1855, p. 271 ; t. III, 1866, p. 3 et p. 28-29, etc.) — mais d’une société vivant de sa vie propre, dans un état assez proche de l’anarchie idéale. « Ce qui frappe le plus tout homme qui voyage dans ce pays, soit qu’il se mêle ou non de réfléchir, c’est le spectacle d’une société marchant toute seule, sans guide ni soutien, par le seul fait du concours des volontés individuelles. On a beau se tourmenter l’esprit pour chercher où est le gouvernement, on ne l’aperçoit nulle part, et la vérité est qu’il n’existe pour ainsi dire point. » (Lettre à Ernest de Chabrol, 7 octobre 1831 ; O. C., t. XVII, vol. I, p. 108) Cette réalité américaine ne pouvait que fasciner ces esprits libéraux français, tentés, par le mouvement même de leur tradition de pensée, à goûter les charmes de l’absence d’autorité (voir sur ce thème les articles Anarchisme, Liberté, Autorité, et Licence). Déjà en 1819, Jean-Baptiste Say l’avait remarqué et s’en prévalait pour soutenir son affirmation qu’à la rigueur une société n’a pas besoin de gouvernement. (Archives nationales, Fonds Say, Papiers. XVI. Cours d’économie politique donné à l’Athénée en 1819 ; New and unpublished material, etc, Institut Coppet, p. 67-68) Présents sur place un peu plus de dix ans plus tard, et quoique moins portés vers l’anarchie et la radicalité, Gustave de Beaumont et Alexis de Tocqueville n’en faisaient pas moins les mêmes constatations. « Toute l’habilité du gouvernement consiste ici à ne pas se faire sentir et moins l’administration fait de choses plus on est content », écrit le premier. « C’est une société qui va toute seule ; la seule chose qui pourrait l’empêcher de marcher serait de s’en mêler. » (Lettre à son frère Jules, 16 septembre 1831 ; Lettres d’Amérique, 1973, p. 145) Dans ses carnets d’Amérique, Tocqueville évoque avec plus de détails cette heureuse anarchie américaine, et la rattache à l’une des plus grandes vertus de l’autorité, à savoir « de travailler de toute sa force à se rendre inutile », pour reprendre les mots, plus tard, de Jules Simon (La liberté, 1859, t. I, p. 205). Tocqueville note en effet qu’une « des conséquences les plus heureuses de l’absence de gouvernement (lorsqu’un peuple est assez heureux pour pouvoir s’en passer, chose rare) est le développement de force individuelle qui ne manque jamais d’en être la suite. Chaque homme apprend à penser, à agir par lui-même sans compter sur l’appui d’une force étrangère qui, quelque vigilante qu’on la suppose, ne peut jamais répondre à tous les besoins sociaux. L’homme ainsi habitué à ne chercher son bien-être que dans ses propres efforts s’élève dans sa propre opinion comme dans celle des autres, son âme se fortifie et s’agrandit en même temps. M. Quincy donnait un exemple de cet état de choses lorsqu’il parlait de cet individu attaquant la ville qui a laissé dégrader la voie publique ; il en est ici de même pour tout le reste. Un homme conçoit-il la pensée d’une amélioration sociale quelconque, un collège, un hôpital, une route ; il ne lui vient pas à l’idée de s’adresser à l’autorité. Il publie son plan, s’offre à l’exécuter, appelle la force individuelle au secours de la sienne, combat corps à corps contre chaque obstacle. J’avoue qu’en définitive il réussit souvent moins bien que si l’autorité était à sa place, mais en somme le résultat général de toutes ces entreprises individuelles dépasse de beaucoup ce qu’aucune administration pourrait entreprendre, et de plus l’influence qu’un pareil état de choses a sur le caractère moral et public du peuple, compenserait et au-delà toutes les différences s’il en existait aucune. Mais il faut le répéter, il est peu de peuples qui puissent ainsi se passer de gouvernement. Un pareil état de choses n’a jamais pu subsister qu’aux deux extrémités de la civilisation. L’homme sauvage qui n’a que des besoins physiques à satisfaire ne compte aussi que sur lui-même. Pour que l’homme civilisé puisse en faire autant, il faut qu’il soit arrivé à cet état social où ses lumières lui permettent d’apercevoir clairement ce qui lui est utile et ses passions ne l’empêchent pas de l’exécuter. Le plus grand soin d’un bon gouvernement devrait être d’habituer peu à peu les peuples à se passer de lui. » (O. C., t. V, vol. I, p. 89-90) Cette leçon américaine est cruciale pour les auteurs libéraux français.

La politique étrangère des États-Unis est encore, pour les auteurs étudiés ici, un éternel objet de louanges. Si au milieu de sentiments vraiment amicaux et d’une similarité générale de vues, Volney et Jefferson ont pu se trouver en désaccord sur certaines réalités — l’esclavage et la religion, notamment — ils purent se féliciter de se rejoindre parfaitement dans l’idée qu’ils se faisaient de la politique étrangère. Cette politique des premiers présidents de la république américaine, « c’est la paix, c’est la neutralité, c’est la non-intervention », résume Laboulaye. (Histoire, etc., t. I, 1855, p. 12) « Peace, commerce, and honest friendship with all nations, entangling alliances with none » (paix, commerce et amitié avec toutes les nations, alliances empêtrantes avec aucune d’elles) promet Jefferson dans son discours d’installation, le 4 mars 1801. Et Volney, naturellement, n’a rien à redire. « Être indépendant et maître chez soi, et ne pas aller chez les autres, se mêler de leurs querelles ni même de leurs affaires, voilà quelle doit être la devise des Américains » (Lettre à Jefferson, 24 juin 1801 ; The Papers of Thomas Jefferson, vol. 34, 2007, p. 439) 

Les États-Unis, étudiés sur place, conservent aussi leur image de modèle de liberté économique, ce qui n’est pas sans importance pour des économistes de profession comme Gustave de Molinari. En 1876, malgré quelques errements et un tarif de douanes ultra-protectionniste, il constate avec bonheur la vérité de cette remarque de Laboulaye, que « la liberté industrielle, la liberté du travail, est plus considérable, mieux entendue aux États-Unis qu’en France » (Histoire politique des États-Unis, t. I, 1855, p. 14) Au cours de ses pérégrinations, cette liberté économique plus complète se dévoile devant ses yeux approbateurs. « La télégraphie est une industrie libre aux États-Unis, et l’idée d’en faire un monopole du gouvernement n’entrera jamais dans une tête américaine » note-t-il un jour avec plaisir. (Lettres sur les États-Unis, etc., 1876, p. 31) De même, en voyage, Molinari profite de l’extrême concurrence entre les différents modes de transport — car « nous ne sommes pas ici dans le pays des monopoles » — et fait état d’un service rapide et économique. (Idem, p. 47) On a même le droit de monter dans un train en marche : c’est alright ; la compagnie a prévenu du danger par un écriteau bien en vue, et le reste nous regarde. (Idem, p. 48)

La conséquence de cette liberté économique plus grande est un degré supérieur de bien-être, sur lequel tous les observateurs s’accordent. « La misère est un fardeau inconnu en Amérique », écrit Chastellux, « le logement, la nourriture sont des choses dont on ne manque jamais dans ce pays. » (Voyage dans l’Amérique septentrionale, 1786, t. II, p. 232) « Ici rien n’est plus aisé que de vivre en travaillant, et de bien vivre », note encore Michel Chevalier un demi-siècle plus tard. « Les objets de première nécessité, pain, viande, sucre, thé, café, chauffage, sont généralement à plus bas prix qu’en France, et les salaires y sont doubles ou triples. » (Lettres sur l’Amérique du Nord, 1836, t. I, p. 145.) Sans goût pour les statistiques ou pour la théorie économique, Tocqueville n’en fait pas moins la constatation qu’en Amérique « il n’y a point de prolétaires » : c’est une observation politique. (Démocratie en Amérique I (1835), II, vi ; O. C., t. I, vol. I, p. 249)

Le contact avec les Américains a été généralement décevant, mais une qualité, le bon-sens, surnageait. « Je crois que, dans nul pays du monde, il n’existe autant de raison universellement répandue que dans les États-Unis », dit Beaumont (Marie, etc., 1835, p. 228). C’est aussi, pour Tocqueville, une constatation importante, qui s’est imposée à lui lors de son voyage. (Lettre à Louis Bouchitté, 11 octobre 1831 ; O. C., t. XVII, vol. I, p. 119) Ce n’est pas tant que la bonne écriture ou les règles de l’arithmétique y soient plus généralement connues, mais, plus fondamentalement, « la masse de ceux qui ont l’entente des affaires publiques, la connaissance des lois et des précédents, le sentiment des intérêts bien entendus de la nation, et la faculté de les comprendre, y est plus grande qu’en aucun lieu du monde. » (Carnets d’Amérique ; O. C., t. V, vol. I, p. 278) À ce point que dans les brouillons de la Démocratie en Amérique, Tocqueville se risquait à une satire audacieuse, qu’il ne publia pas. « Je suis convaincu », disait-il, « qu’il y a moins d’habitudes des affaires publiques, et moins de notions pratiques du gouvernement de la société, et moins d’idées justes sur la liberté dans les membres de nos deux Chambres que dans un pareil nombre de paysans américains pris au hasard. » (Œuvres de Tocqueville, éd. Pléiade, vol. II, 1991, p. 1019)

Aux États-Unis, cette vertu était d’une certaine manière naturelle, car ce furent presque exclusivement les couches moyennes de la population européenne qui fournirent des recrues à l’émigration américaine. (Laboulaye, Histoire, t. I, 1855, p. 158 ; Beaumont, Marie, 1835, p. 230). Cependant l’éducation populaire servait encore, pour les nouvelles générations, à entretenir et à développer ce fonds admirable. Dupont de Nemours l’avait déjà dit : « Les États-Unis sont plus avancés, relativement à l’éducation, que la plupart des autres sociétés politiques » (Sur l’éducation nationale dans les États-Unis d’Amérique, 1812, p. 5.) Et Tocqueville se chargeait d’expliquer comment cette éducation était produite par la liberté seule ; ce qu’au reste il approuvait fort. « Le principe général, en matière d’instruction publique », expliquait-il à un correspondant, « c’est que chacun est libre d’instituer une école et de la diriger suivant son bon plaisir. C’est une industrie comme une autre dont les consommateurs sont les juges et dont l’État ne se mêle en aucune façon. Vous me demandez si cette liberté illimitée produit de mauvais effets. Je crois qu’elle n’en produit que de bons. » (Lettre à Louis Bouchitté, 11 octobre 1831 ; O. C., t. XVII, vol. I, p. 118)

L’autre source de sagesse pratique était religieuse, et en ce domaine les libéraux français trouvaient encore de quoi s’enthousiasmer. Le système selon lequel les croyants paient d’eux-mêmes les frais du culte, avait naturellement leur préférence, et ils étaient satisfaits d’en voir l’heureuse application en Amérique. Que ce soit par une souscription, hebdomadaire, mensuelle ou trimestrielle, ou par la location des bancs (pews), l’Amérique prouvait que la religion pouvaient fonctionner dans la liberté et que l’Église et l’État gagnaient à être tenus séparés. « La liberté suffit à tout », conclut Laboulaye, en présentant l’organisation des différentes confessions religieuses aux États-Unis. (« L’Église et l’État en Amérique », Revue des Deux-Mondes, septembre-octobre 1873, p. 736). L’état des esprits, jusque dans le camp catholique, pouvait aussi servir d’étai à leur propagande et à leurs efforts. « Tous les prêtres catholiques que j’ai vus dans ce pays-ci considèrent comme très avantageuse au catholicisme cette séparation complète de l’État et de l’Église. Je suis très tenté de penser comme eux », écrit Beaumont. (Lettre à son frère Achille, 11 août 1831 ; Lettres d’Amérique, p. 119) 

[Des qualités fortement dépendantes de conditions proprement exceptionnelles] Dès le dix-huitième siècle, les libéraux français avaient appris à juger l’expérience américaine en tenant compte de ses conditions exceptionnelles d’existence. Dans sa fameuse lettre au docteur Price sur les constitutions américaines (1778), Turgot n’oublie pas que « l’Amérique a le bonheur de ne pouvoir, d’ici à longtemps, avoir d’ennemi extérieur à craindre », et naturellement cela change la donne. (Œuvres de Turgot, vol. V, p. 494) De même, les abus dans lesquels on avait évité de tomber prouvaient surtout la vérité de cette vieille constatation, que « tout gouvernement est beaucoup plus difficile à réformer qu’à former ». (d’Argenson, Considérations sur le gouvernement ancien et présent de la France, 1764, p. 17)

Volney, et après lui Tocqueville, placent au cœur de leur appréciation des États-Unis cet « exceptionnalisme » (factuel et n’emportant aucun jugement de valeur). « Les États-Unis », écrit le premier, « ont dû leur prospérité publique, leur aisance civile et particulière, bien plus à leur position insulaire, à leur éloignement de tout voisin puissant, de tout théâtre de guerre, enfin à la facilité générale de leurs circonstances, qu’à la bonté essentielle de leurs lois ou à la sagesse de leur administration…. Ce qui s’y est fait de bon et d’utile, ce qui y a existé de liberté civile, de sûreté de personne et de propriété, a plutôt dépendu des habitudes populaires et individuelles, de la nécessité du travail, du haut prix de toute main-d’œuvre, que d’aucune habile mesure, d’aucune sage police du gouvernement » (Tableau du climat et du sol des États-Unis d’Amérique, 1803, t. I, p. x-xi) Pour Tocqueville, similairement, « les États-Unis doivent rendre grâce au ciel de ce qu’il les a placés jusqu’à présent de telle manière qu’ils n’ont besoin, ni d’armées permanentes, ni de force publique, ni de politique extérieure habile et soutenue. Si jamais une de ces trois nécessités se présente, on peut prédire, sans être prophète, qu’ils perdront leur liberté ou concentreront davantage le pouvoir. » (Lettre à Ernest de Chabrol, 16 juillet 1831 ; O. C., t. XVII, vol. I, p. 99) 

Qu’un pays isolé et non menacé puisse vivre sans armée proprement dite, est un truisme qui n’a presque pas besoin de démonstration, et tous les auteurs sont d’accord. (Benjamin Constant, De la possibilité d’une constitution républicaine dans un grand pays. Fragments. Livre VII, chapitre vii : O. C., t. IV, p. 600 ; Beaumont, Lettres d’Amérique, p. 40 ; Laboulaye, Histoire, t. I, 1855, p. 287 ; etc.) L’exceptionnalisme américain s’entend toutefois de manière plus large. De même que les villes européennes du Moyen-âge, à une époque où la sécurité était précaire, devaient naturellement prendre une forme entassée et peu hygiénique, derrière des murs d’enceinte et des fortifications (G. de Molinari, article « Villes » du Dictionnaire de l’économie politique, t. II, 1853, p. 835), de même les conditions propres à l’Amérique et à ce peuple sorti de la classe moyenne, établi seul sur un pays-continent, devaient produire une administration très peu centralisée, et l’égalité des conditions. « Il était impossible, dans l’origine, et il serait encore très difficile d’établir en Amérique une administration centralisée », écrit Tocqueville. « Les hommes sont dispersés sur un trop grand espace et séparés par trop d’obstacles naturels pour qu’un seul puisse entreprendre de diriger les détails de leur existence. L’Amérique est donc par excellence le pays du gouvernement provincial et communal. » (Démocratie en Amérique I (1835), II, x ; O. C., t. I, vol. I, p. 413) L’esclavage favorise d’ailleurs cette inutilité de l’autorité, en subsistant la discipline du maître à l’autorité de la loi. (Rapport de Tocqueville sur l’esclavage dans les colonies, déposé le 23 juillet 1839 ; O. C., t. III, vol. I, p. 49-50) 

[Que l’exceptionnalité n’est pas toujours une qualité] Malgré la bonté générale de ces observations, en faisant valoir la situation exceptionnelle de l’Amérique on ne porte pas un jugement de valeur, et en vérité plusieurs caractéristiques exceptionnelles de l’Amérique ont plutôt été source d’embarras et de troubles. Qu’un peuple rassemble primitivement un très large régiment de fanatiques religieux, avec renforts de détenus (convicts) et de prostituées, ce n’est pas, sans doute, une exception dont on doive se féliciter, et il en va de même des nouveaux États comme la Californie, dont la première population fut faite de coureurs d’aventures et autres vauriens — « ce n’était pas une élite », dit sobrement Laboulaye. (Histoire politique des États-Unis, t. III, 1866, p. 63)

Avoir tiré le langage que l’on parle d’une nation située de l’autre côté de l’Océan, langage qui est un amalgame complexe et historiquement déterminé de nombreuses influences continentales, et notamment française, germanique et latine, n’est pas non plus une exception souhaitable ; personne n’est responsable, sans doute, et le premier cadeau empoisonné vient des Grecs ; les Américains auraient dû s’en méfier comme les Troyens. Désormais ils voient leurs étymologies embrouillées ou brisées ; quand ils essayent de raisonner souvent ils ne savent pas ce qu’ils disent. Le détournement de liberalism, dans un pays qui a adopté liberty tout en conservant freedom, ne s’explique pas autrement ; éloignés des étymologies, les Américains sont sans ressources pour maintenir la pureté du langage. La justice française de l’ancien temps entretenait une confusion et un mélange volontaire sur les deux réalités du rapt (enlèvement) et du viol (acte sexuel) : le mot rape est un reste de cette ambivalence ancienne : il se rapporte au rapt par son étymologie, mais signifie proprement le viol ; s’en préoccupent-ils ? Dans la Constitution même, les Américains ont été embarrassés, raconte Laboulaye, par le mot de jeopardy, dont il fallait déterminer précisément le sens, et qui en vérité est une corruption du français « jeu parti », enjeu ou hasard. (Histoire politique des États-Unis, t. III, 1866, p. 544) 

[Que l’ambition des libéraux français n’est pas que la France copie servilement l’Amérique, même en ce qu’elle a de bon.] L’Amérique possède visiblement des atouts, et quelques-uns de ses succès matériels, tels que sa richesse et sa population croissante, donnent à penser : c’est un exemple dont il est bon de s’instruire ; ce serait folie, toutefois, de le copier servilement. Benjamin Constant l’a toujours dit. (De la possibilité d’une constitution républicaine dans un grand pays. Fragments. Livre III, chapitre vii : O. C., t. IV, p. 454 ; Commentaire sur l’ouvrage de Filangieri, 1822, p. 9) Cette même observation, que l’exemple américain n’est ni une preuve ni un mandat de réformes, sera maintenue comme un principe structurant dans la réflexion de Tocqueville et de Beaumont. Les conditions exceptionnelles de l’Amérique, historiques, économiques, culturelles, ne se retrouvent pas en Europe, et d’un côté comme de l’autre elles sont parfaitement distinctes : on ne pourrait en faire abstraction. De même, tandis que le peuple des États-Unis est « sérieux et grave », la nation française est « vive et légère » : grande et périlleuse différence. (Lettre de Beaumont à sa mère, 7 juin 1831 ; Lettres d’Amérique, p. 58). « Je vois réussir ici des institutions qui bouleverseraient infailliblement la France ; d’autres qui nous conviennent seraient évidemment malfaisantes en Amérique », écrit Tocqueville à son père, à la même époque, c’est-à-dire un mois à peine après leur arrivée. (Lettre du 3 juin 1831 ; O. C., t. XIV, p. 101) L’observateur avisé ne doit pas s’y tromper : l’étude de l’Amérique n’est et ne peut être qu’intéressante et instructive, sans davantage d’utilité. « La société américaine, ses progrès et sa prospérité », écrit Beaumont, « ne prouvent rien du tout et ne présentent rien à l’imitation des vieilles nations européennes. » (Lettre à son frère Jules, 16 septembre 1831 : Lettres d’Amérique, p. 145) Il est impératif, d’après eux, de se garantir de l’enthousiasme imitatif, qui en politique fait bien du mal, et d’en garantir lecteurs et auditeurs, empressés d’habitude de tirer cette conclusion maladroite. À de nombreuses reprises dans son grand cours, Édouard Laboulaye croit utile, lui aussi, de rappeler qu’il ne s’agit pas pour la France de copier platement l’Amérique, que ce n’est pas dans ce motif qu’il l’étudie et la fait étudier, et que ses intentions sont ailleurs. (Histoire politique des États-Unis, t. I, 1855, p. 25-26, et 244 ; t. III, 1866, p. 466).

[Le voyage. L’envers du décor] Ces observations faites, revenons au voyage. Pourquoi et comment a-t-il été une amère déception et a-t-il participé à la désillusion américaine, qui touche le libéralisme français au XIXe siècle, comme l’écrit Limousin en 1877 dans le Journal des économistes ? (n° de février 1877, p. 250) Cette désillusion est progressive, et suit des étapes successives, dont les journaux et carnets de ces auteurs, leur correspondance, puis dans une certaine mesure leurs ouvrages publiés, rendent compte. 

[Une première perte de repères. 1° Le repos dominical] Tout commence par une perte de repères. Volney a débarqué à Philadelphie le lundi 12 octobre 1795, Tocqueville et Beaumont, à New-York, le mardi 11 mai 1831. Après quelques jours d’acclimatation, une première expérience allait frapper leurs esprits : l’absolutisme en matière de repos dominical. « L’observation du dimanche en Amérique est encore ce qui frappe le plus vivement l’étranger », écrit Tocqueville. « Il y a notamment une grande ville américaine dans laquelle, à partir du samedi soir, le mouvement social est comme suspendu. Vous la parcourez à l’heure qui semble convier l’âge mûr aux affaires et la jeunesse aux plaisirs, et vous vous trouvez dans une profonde solitude. Non seulement personne ne travaille, mais personne ne paraît vivre. » (Démocratie en Amérique I (1835), Note E, de la partie I ; O. C., t. I, vol. I, p. 439 ) « On dirait, au silence qui se fait partout, une cité abandonnée par laquelle l’ennemi aurait passé la veille, et où il n’aurait laissé que des morts », note pareillement Beaumont (Marie, etc., 1835, vol. I, p. 356-357 ; voir aussi, dans la même veine, Chastellux, Voyages, etc., 1786, t. II, p. 298). Selon leurs sensibilités personnelles, cet usage les surprend ou les heurte. Tocqueville a perdu la foi, mais continue de voir la religion de manière sympathique ; Beaumont est un héritier des Lumières, sceptique, mais sans manifestation ostensible ; Molinari accepte l’idée d’un Dieu, et n’en veut pas savoir plus ; Volney est résolument athée. L’absolutisme en matière de repos dominical a quelque chose de comique, qui les égaie d’abord. Le Connecticut interdit de brasser de la bière le samedi de peur qu’elle ne travaille le dimanche. (Volney, Tableau, etc., 1803, t. II, p. 376 ; Jean-Baptiste Say, Olbie, 1800, p. 89) En 1876, présent lors d’une soirée organisée à Saragota (État de New-York), « rendez-vous favori de la société américaine », Molinari remarque encore qu’à minuit l’orchestre disparaît : « nous sommes au samedi, et l’on ne danse pas le dimanche. » (Lettres sur les États-Unis, etc., 1876, p. 154). Toutefois, lorsque la loi entre en jeu, produit des interdictions innombrables, et force les pratiques, le ton change. « Il y a une loi, dans le Massachusetts (Nouvelle-Angleterre) », raconte Beaumont, « d’après laquelle on peut arrêter les gens qui voyagent le dimanche, et les condamner, pour ce fait, à une amende. Celui qui a une cause urgente de déplacement doit demander une autorisation de voyager pendant le saint jour. Le conducteur de voiture publique, qui se met en route sans avoir obtenu cette permission, perd sa patente pour trois ans. » (Marie, etc., 1835, vol. I, p. 358) Ceci ne lui paraît pas raisonnable, pas plus qu’à Molinari, qui après avoir fait l’expérience de l’immobilité des transports en Amérique, continuera de critiquer « le bigotisme étroit et formaliste que les puritains ont importé d’Angleterre » dans ses chroniques du Journal des économistes (n° de février 1883, p. 351) Ce reste de « l’esprit intolérant des premiers colons » (Volney, Tableau, etc., 1803, t. II, p. 376), qui force à se renfermer chez soi le dimanche et à n’y lire tout au plus que la Bible (Lettre de Beaumont à son père, 16 mai 1831 ; Lettres d’Amérique, p. 43), ne convient guère à leur tempérament. Il est pourtant fortement enraciné dans la culture américaine. Dès l’époque coloniale, au milieu des conflits pour l’indépendance, les soulèvements du samedi sont proprement sans lendemain ; c’est ce qui arrive en mars 1770, après une première émeute le samedi : le dimanche on se tient tranquille ; mais on ressort le lundi, avec cannes et bâtons, pour attaquer la garde. (Laboulaye, Histoire, etc., t. II, 1866, p. 161) Encore aujourd’hui, si l’anniversaire de la déclaration d’indépendance, le 4 juillet (Fourth of July), tombe un dimanche, la fête nationale est remise au lundi, c’est-à-dire qu’on la célèbre le cinq. 

[Une première perte de repères. 2° La cuisine] Volney, Beaumont, Tocqueville, Molinari, sont d’abord et avant tout des intellectuels, c’est-à-dire qu’ils vivent d’idées, de faits et d’observations ; cela est vrai ; et Beaumont raconte que son camarade de voyage, notamment, ne laissait jamais son esprit en repos, comme les voyageurs le font d’habitude. (Beaumont, « Notice sur A. de Tocqueville », 1861, dans son édition des Œuvres de Tocqueville, vol. I, p. 22.) Mais enfin le corps a besoin de nourriture, d’aliments, et un homme peut bien trouver ces considérations basses et grossières, s’il s’en abstient, en peu de temps il est mort. Comme les petites maîtresses, qui, dit plaisamment Molinari (O. C., t. IX, p. 11-12), mangent à peine en public afin de se faire passer pour des créatures éthérées, l’intellectuel aussi finit bien par « délacer son corset » pour engloutir beefsteaks, côtelettes, etc. Les États-Unis devaient toutefois, sur ce point, décevoir nos quatre auteurs. Voyageur insatiable, Molinari est habitué aux mets les plus curieux, mais il goûte peu la cuisine américaine, qui a « des délicatesses un peu rudes » (Lettres sur les États-Unis, etc., p. 64) Excepté dans quelques maisons particulières, raconte Beaumont, on ne fait tout simplement pas de bonne cuisine en Amérique (Lettre à son frère Achille, 25 décembre 1831 ; Lettres d’Amérique, p. 204), et très vite il se lasse de « l’éternel bacon (viande de porc) ». (Beaumont, « Notice sur A. de Tocqueville », 1861, op. cit., vol. I, p. 33.) Toutefois c’est surtout Volney qui, en bon connaisseur de la médecine humaine (il avait d’abord fait des études de médecine, et conserva le goût de cette science toute sa vie), raille le régime alimentaire des Américains. « J’ose dire », écrit-il, « que si l’on proposait au concours le plan du régime le plus capable de gâter l’estomac, les dents et la santé, l’on ne pourrait en imaginer un plus convenable que celui des Anglo-Américains. Dès le matin à déjeuner, ils noient leur estomac d’une pinte d’eau chaude chargée de thé ou de café si léger, que ce n’est que de l’eau brune ; et ils avalent presque sans mâcher du pain chaud à peine cuit, des rôties imbibées de beurre, du fromage le plus gras, des tranches de bœuf ou de jambon salé, fumé, etc., toutes choses presque indissolubles. À dîner, ce sont des pâtes bouillies, sous le nom de pouding ; les plus graisseuses sont les plus friandes ; toutes les sauces, même pour le bœuf rôti, sont le beurre fondu ; les turneps et les pommes de terre sont noyés de saindoux, de lard, de beurre ou de graisse : sous le nom de pie, de pumkine, leurs pâtisseries ne sont que de vraies pâtes graisseuses, jamais cuites : pour faire passer ces masses glaireuses, on reprend le thé presque à l’issue du dîner, et on le charge tellement qu’il est amer au gosier : dans cet état, il attaque si efficacement les nerfs, qu’il procure, même à des Anglais, des insomnies plus opiniâtres que le café. Le souper amène encore quelques salaisons ou des huîtres, et comme le dit Chastellux, la journée entière se passe à entasser des indigestions l’une sur l’autre » (Tableau, etc., 1803, vol. I, p. 349-350)

[Une première perte de repères. 3° Les villes américaines] La première expérience des villes américaines est pour nos quatre voyageurs une surprise plutôt décevante. « Nous sommes arrivés à Philadelphie », écrit par exemple Beaumont. « Cette ville, qui contient environ 200 000 âmes, ne ressemble à aucune de celles que j’ai vues jusqu’à présent : elle est d’une régularité qu’on est tenté de trouver trop parfaite ; il n’y a pas une rue qui ne traverse la ville tout entière dans un sens ou dans un autre ; toutes sont alignées avec une précision géométrique ; tous les édifices sont propres, entretenus avec un soin extrême et ont toute la fraîcheur des constructions nouvelles. C’est une ville charmante, très favorable à ceux qui n’ont pas de voiture, attendu que chaque rue est bordée de larges trottoirs ; et son seul défaut, je le répète, est d’avoir une beauté monotone. » (Lettre à son père, 16 octobre 1831 ; Lettres d’Amérique, p. 163). Tocqueville fait état d’une appréciation similaire. « À Philadelphie toutes les rues sont tirées au cordeau et tellement semblables que, qui a vu l’une les a vues toutes. » (Lettre à un correspondant non identifié ; O. C., t. XVII, vol. I, p. 142) C’est, dit-il aussi, « la seule ville du monde où l’on ait imaginé de distinguer les rues par des chiffres et non par des noms. Le système des rues est si régulier qu’en partant de la Delaware où se trouve la rue n° 1, on remonte de numéro en numéro jusqu’à la Skuykill. J’habite dans la rue n° 3. Ne trouvez-vous pas qu’il n’y a qu’un peuple chez lequel l’imagination est glacée qui puisse inventer un pareil système. Les Européens ne manquent jamais de joindre une idée à chaque objet extérieur : c’est un saint, un homme célèbre, un événement ; mais ces gens-ci ne connaissent que l’arithmétique. » (Lettre à sa belle-sœur Alexandrine, 18 octobre 1831 ; O. C., t. XIV, p. 141) Près d’un demi-siècle plus tard, naturellement, rien n’a changé. « Qui a vu une rue et une maison les a vues toutes », répète Molinari de Philadelphie. « Les rues, absolument droites, vont les unes du nord au sud, les autres de l’est à l’ouest… Ce damier, qu’égaient pourtant çà et là, dans les rues principales, des allées d’arbres, peut sembler monotone ». (Lettres sur les États-Unis, etc., 1876, p. 37-38)

Ceux qui désireraient des noms qui présentent des idées nouvelles se trouvent mal servis, et l’histoire américaine n’a pas pensé à eux. En 1620, les premiers pères fondateurs, après avoir exploré la côte, s’établissent au lieu que les indigènes nomment Patuxet et fondent la cité de New-Plymouth, en souvenir des terres qu’ils ont quittées. En 1688, les protestants de La Rochelle, qui viennent de voir leurs églises rasées à la suite de la révocation de l’édit de Nantes, émigrent en Amérique et fondent la Nouvelle-Rochelle (actuel État de New-York, sous le nom de « New-Rochelle », avec l’accent de rigueur). New-York s’est d’abord appelée la Nouvelle-Angoulême et la Nouvelle-Amsterdam (Nieuw-Amsterdam). Le Maine, le Maryland, et bien d’autres, masquent à peine leurs origines européennes. « Il y a plus de soixante endroits divers du nom de Washington aux États-Unis », raconte Volney, un peu désabusé. « Il y a aussi une douzaine de Charleston ; en général la nomenclature géographique de ce pays est pleine de répétitions de ses propres noms ou de noms d’Europe, par la raison que chaque colon, anglais, irlandais ou écossais, donne à son nouveau séjour le nom de son lieu natal : et l’on peut dire, sous plus d’un rapport, que les États-Unis sont une seconde édition de l’Angleterre ; mais cette copie est tirée sur un bien plus grand format que l’original. » (Tableau, etc., 1803, vol. I, p. 394) En s’aventurant plus profondément dans les terres américaines, Beaumont constate aussi avec surprise l’abondance de grands noms européens, données à des cités minuscules, perdues au milieu des forêts. « C’est une étrange chose », rapporte-t-il, « au milieu de cet empire à peine ébranlé de la nature sauvage, de s’entendre étourdir du nom magnifique des villes qui rappellent la plus antique comme la plus brillante civilisation. Ici, Thèbes ; là, Rome ; plus loin, Athènes. Pourquoi ce vol fait à tous les peuples du monde de leurs gloires et de leurs souvenirs ? Est-ce un parallèle ou un contraste ? La ville aux cent portes est une bourgade ; la cité reine du monde, un défrichement ; le berceau de Sophocle et de Périclès, un comptoir. » (Marie, etc., 1835, vol. II, p. 45) Aujourd’hui encore Paris, dans l’État de Virginie, ne compte que 49 habitants ; sans doute en sourient-ils eux-mêmes. Les éditeurs américains du roman de Beaumont, toutefois, n’ont pas goûté ces remarques impertinentes, et en l’an de grâce 1958 ils ont discrètement supprimé le passage qu’on vient de lire : car ce n’était pas assez pour eux d’avertir dans la préface que les développements de l’auteur sont « biaisés » ; il fallait bien plutôt les censurer pour protéger la dignité américaine, et c’est ce qu’ils font à plusieurs reprises : qu’ils me pardonnent de les avoir démasqué. (Marie, or slavery in the United States, 1958, réédité à l’identique en 1999.) C’est de l’orgueil, aussi, que Volney aperçoit dans certaines dénominations, comme le Capitole (Washington DC), ou pire encore, le Tibre (Tiber creek — « le ruisseau du Tibre » : c’est impayable), donné au petit filet d’eau qui en baignait encore le pied lorsqu’il visita le pays. (Relation manuscrite, p. 82 ; J. Gaulmier, L’idéologue Volney, 1951, p. 365 ; du même, Volney, 1959, p. 206).

[Une première perte de repères. 4° L’orgueil américain.] Ce même orgueil a impressionné, étonné ou irrité chacun de ces auteurs, l’un après l’autre. Pour Volney, le premier, l’expérience en fut amère. Son entreprise de description factuelle et scientifique des conditions naturelles, sociales et politiques des États-Unis, menée de manière impartiale et critique, se heurte d’emblée à la susceptibilité américaine. De tous les sujets qu’il ambitionnait de couvrir initialement, le climat est, on le sait, le seul qu’il ait livré à la publicité. Dans son ouvrage, Volney expose les caractéristiques principales du climat sur le continent américain, et naturellement avantages et inconvénients sont en balance. L’extrême variabilité du froid au chaud, et du chaud au froid, est notamment signalée par lui comme une cause d’infériorité relative. Cependant les Américains, dit-il, « qui se tiennent presque offensés de ce reproche, défendent déjà leur climat comme une propriété ». (Tableau, etc., 1803, t. I, p. 354) Sans doute le climat, sur une terre habitable, est-il une donnée, et n’est-il pas raisonnable d’en faire un mérite national, quelqu’en soit la bonté véritable. Sans doute aussi, l’homme des sables, à l’Européen qui le croise dans une caravane, n’en vante-t-il pas moins lui aussi « son » désert. Mais les intelligences moyennes et hautes, dans quelque proportion qu’elles soient à la population générale, se distinguent surtout par leur appréciation des faits, et c’est ce qu’au jugement de Volney, puis de nos autres voyageurs, on ne trouvait pas en Amérique. Comme Beaumont et Tocqueville (voir Beaumont, « Notice sur A. de Tocqueville », op. cit., p. 28), Édouard Laboulaye — peu enclin à blâmer les Américains à l’excès — a signalé la tendance plus « meurtrière » du climat américain, remarquant que « le froid, en Amérique, est infiniment plus rigoureux qu’en Europe sous la même latitude, et par exemple, Québec, au Canada, qui a les étés de Paris, a un hiver de six mois aussi rude qu’à Saint-Pétersbourg ; tandis que New-York, sous la latitude de Naples, a les étés de Rome et les hivers de Copenhague. » (Histoire politique des États-Unis, t. I, 1855, p. 155) Une appréciation aussi désintéressée avait peu de chance de trouver de la résonance aux États-Unis. Pour le traducteur américain du Tableau, l’excessive variabilité du climat américain est un mal illusoire, dont ne souffrent que ceux qui ont, comme Volney, un corps « faible et efféminé » (weak and effeminate). (A view of the soil and climate of the United States of America, 1804, p. 138) Thomas Jefferson lui-même, dans sa correspondance avec Volney, montre qu’il fut blessé par les remarques dépréciatives de son ami sur la bonté du climat américain, et comme l’auteur l’avait assez anticipé il entreprit lui aussi de défendre son climat comme une propriété. « Notre ciel est toujours clair, tandis que celui de l’Europe est toujours nuageux », soutient-il notamment. (Lettre à Volney du 8 février 1805 ; The Papers of Thomas Jefferson, vol. 45, p. 473-474) Après avoir franchement dit sa préférence pour le climat américain, il termine en soulignant que sans doute l’habitude, en ceci, joue un grand rôle : c’est un bon politique.

Cet essai par Volney de la méthode scientifique, au milieu d’un peuple qui se place si haut dans l’échelle comparative, n’avait pas été très heureux. D’autres voyageurs allait encore butter contre l’orgueil américain, dans leur quête intellectuelle. Tocqueville et Beaumont avaient débarqué aux États-Unis en 1831 pour découvrir d’eux-mêmes la vraie situation américaine : ils étaient en quête de faits, non de louanges. Collecter les premiers, et écarter les seconds, allait s’avérer une tâche redoutable. Il fallait user de l’hyperbole et même du mensonge, pour ne pas brusquer la susceptibilité des Américains, tout en restant un juge impartial et tranquille, qui avance l’esprit clair ; de même, en écoutant les réponses faites aux questions posées, on devait distinguer les vérités factuelles au milieu d’un langage toujours glorificateur, et les retenir sans se préoccuper du reste. L’épreuve était difficile. « Pour être bien avec eux », note Beaumont, « il faut les louer beaucoup. Je le fais de tout mon cœur, sans que cela tire à conséquence quant à ma manière de voir. Cet orgueil national les conduit à faire tous leurs efforts pour fasciner nos yeux et pour nous présenter seulement le beau côté des choses. Mais j’espère que nous parviendrons à savoir la vérité. » (Lettre à son père, 16 mai 1831 ; Lettres d’Amérique, p. 44) Au fil du voyage, l’exaspération allait devenir dominante. Beaumont ne peut pas faire une plaisanterie sans resté incompris, tant l’orgueil interdit aux Américains de croire à une critique méritée. (Note de voyage de Beaumont, citée dans sa « Notice sur A. de Tocqueville », op. cit., p. 31) C’est cette exaspération, venue après la surprise, qui transparaîtra seule dans les ouvrages subséquents des deux auteurs. « Il n’y a rien de plus gênant dans l’habitude de la vie que ce patriotisme irritable des Américains », écrit ainsi Tocqueville. « L’étranger consentirait bien à louer beaucoup dans leur pays ; mais il voudrait qu’on lui permît de blâmer quelque chose, et c’est ce qu’on lui refuse absolument.  L’Amérique est donc un pays de liberté, où, pour ne blesser personne, l’étranger ne doit parler librement ni des particuliers, ni de l’État, ni des gouvernés, ni des gouvernants, ni des entreprises publiques, ni des entreprises privées ; de rien enfin de ce qu’on y rencontre, sinon peut-être du climat et du sol ; encore trouve-t-on des Américains prêts à défendre l’un et l’autre, comme s’ils avaient concouru à les former. » (Démocratie en Amérique I (1835), II, vi ; O. C., t. I, vol. I, p. 247) Dans Marie, Beaumont parle d’« un orgueil national poussé jusqu’au délire », et il précise sa pensée, écrivant qu’« un Américain, si forte que soit la louange donnée à son pays, n’en est jamais pleinement satisfait ; à ses yeux, toute approbation mesurée est une critique, tout éloge restreint est une injure ; pour être juste envers lui, il faut manquer à la vérité. » (Marie, etc., 1835, t. I, p. 70) 

Enfin nous retrouvons Gustave de Molinari. En 1876, celui-ci n’en est pas à son premier voyage : il a sillonné la plupart des pays de l’Europe, a participé à des congrès internationaux, s’est mêlé avec des hommes de toutes les nations et de toutes les races — il en a vu d’autres, comme on dit. Confronté à l’orgueil américain, Molinari fait état, toutefois, d’une réalité distincte, éminemment nouvelle. « La vanité nationale a certainement jeté des pousses vigoureuses chez tous les peuples civilisés », rapporte-t-il. « L’orgueil méprisant de l’Anglais est proverbial ; le Français est fier de ses institutions que ‘‘le monde lui envie’’, ce qui ne l’empêche pas de les renverser en moyenne tous les quinze ans ; l’Allemand n’a pas dégonflé depuis Sedan ; le Belge lui-même répète avec complaisance que la Belgique est petite par son étendue, mais grande par le génie et les vertus de ses habitants, et le cri favori du Flamand c’est : ‘‘Vivan ons ! Vivent nous !’’ L’Italien est persuadé qu’il ne peut manquer de reconquérir avant peu ses frontières naturelles, — les frontières de l’Empire romain ; le Russe n’ose pas encore se dire le premier des peuples, mais il le sera, et l’avenir du monde appartient indubitablement à la race slave. Le Chinois ne dissimule pas son dédain pour les barbares aux cheveux rouges, et le sauvage australien, qui se nourrit de vers et de grenouilles crues, manifeste hautement son dégoût pour la civilisation et la cuisine européennes. Mais toutes ces vanités et ces orgueils amoncelés ne formeraient qu’une simple motte de terre en comparaison du mont Blanc de l’orgueil américain. » (Lettres sur les États-Unis, etc., 1876, p. 159-160) 

Ce caractère de l’Américain, qui a exaspéré les voyageurs libéraux français, était trop enraciné, trop véridique, pour que Laboulaye l’ait prétendu fallacieux. En plusieurs occasions de son grand cours, il explique lui aussi que les Américains sont « peu avares d’éloges » à propos de leurs pays, et qu’ils sont « assez disposés à grossir les choses ». (Histoire, etc., t. II, 1866, p. 128 et p. 286) Si l’orgueil national est de tout temps et de tout lieu, celui des Américains a participé à la dissipation du mythe, et à ce titre il conserve, pour l’histoire que ce Dictionnaire a charge de raconter, une importance toute particulière.

[Une première perte de repères. 5° Où sont les grands hommes ?] Lorsque Laboulaye parlait des Américains comme étant peu avares d’éloges, il le faisait à l’occasion d’un surnom un peu exagéré qu’ils avaient donné à Benjamin Franklin, l’appelant le « Démosthène de l’Amérique ». Car il était évident pour eux que l’Amérique était une terre propice aux grands hommes. Ce point, toutefois, n’allait pas de soi pour les libéraux français qui avaient visité l’Amérique. 

Le système social et politique américain est tout entier dominé par la masse populaire, certains disent par la foule ; dans ces conditions les grands hommes disparaissent du théâtre. « C’est un grand spectacle que celui de tout un peuple qui se meut et se gouverne lui-même », écrit Beaumont, « mais nulle part les individus ne sont aussi petits. » (Marie, etc., 1835, t. I, p. 62). L’Américain moyen est plein de bon sens, mais sans manières ; ses idées sont justes, mais bornées. (Idem, t. II, p. 83) 

À entendre ces jugements, peut-être nous récrierons-nous, pensant que c’est injustice : oublierait-on de compter les grands hommes de la révolution américaine ? Mais d’abord, Volney mis à part, nos voyageurs ne les ont plus sous les yeux ; Beaumont et Tocqueville rencontrent un dernier survivant, et Molinari n’a plus rien à espérer. La période dorée de l’indépendance américaine est pour eux de l’histoire. Il y a plus : bien analysée, elle ne détruit pas leurs conceptions sur la petitesse de l’individu dans une société démocratique comme les États-Unis. Il faudrait pouvoir définir le national, qui diffère assez du citoyen : peut-être pourrait-on dire qu’on appartient vraiment à une nation, et qu’on en a le type, quand nos quatre grands-parents sont nés dans le pays ; que tous les autres citoyens sont des métèques, au sens grec. Dès lors la donne change. Le père de Benjamin Franklin, et ses quatre grands-parents, sont nés en Angleterre ; lui-même, de 1757 à 1785, a passé la plus grande partie de sa vie en Angleterre ou en France. Lors de la lutte pour l’indépendance, Thomas Paine était un Anglais fraîchement arrivé en Amérique. John Jay descendait d’une famille française de La Rochelle, qui avait fui après la révocation de l’Édit de Nantes. Alexandre Hamilton, que Laboulaye présente élogieusement dans son cours comme « non seulement l’ami, mais l’inspirateur de Washington » (Histoire, etc., t. III, 1866, p. 98), n’était pas né sur le territoire des États-Unis, mais aux Antilles ; son père était Écossais et sa mère, d’origine française, était une demoiselle Faucette, dont les parents avaient également fui la cité de La Rochelle ; ce n’est qu’en 1772, âgé de quinze ans, qu’il arriva dans le New-Jersey ; il parlait le français avec facilité. James Wilson, autre père fondateur majeur, et « un des hommes les plus éclairés, un des politiques les plus éminents qu’ait possédés l’Amérique » (Idem, p. 272) était né en Écosse ; élevé à Glasgow et à Édimbourg, il s’est établi à Philadelphie en 1766, à l’âge de vingt-quatre ans. Il serait difficile, par conséquent, de citer la période de l’indépendance américaine comme apportant un démenti à l’appréciation générale des libéraux français, et notamment de Beaumont et Tocqueville, sur la disparition des grands hommes dans une société démocratique comme l’Amérique. Les pièces du procès sont ailleurs.

[Une première perte de repères. 6° Vertueux ou simplement rangés ?] Les hommes véritablement supérieurs, soutiennent nos voyageurs, ont disparu de la scène, et il ne reste guère plus que des hommes du peuple, avec leur rusticité et leurs idées bornées. L’Europe, toutefois, les dit et les croit vertueux, par un reste, très certainement, de puritanisme bien compris. Volney nous explique dans son récit de voyage manuscrit que, l’esprit rempli de tous ces éloges, il attachait « un vif intérêt » à en examiner la réalité (Relation inédite ; J. Gaulmier, L’idéologue Volney, p. 366) ; malheureusement il n’a rien publié qui puisse nous éclairer sur ses conclusions : je les devine mais n’en puis rien dire.

Celles de Beaumont et de Tocqueville, à l’inverse, sont extrêmement claires. « C’est l’intérêt et non la moralité qui rend les Américains amis de l’ordre », écrit Beaumont. « Ils pour­suivent gravement la fortune. Ils ne sont pas vertueux, ils ne sont que rangés ; la société des États-Unis refroidit l’enthousiasme sans inspirer le respect. » (Marie, etc., 1835, t. I, p. 64) « Ici le commerce et l’industrie absorbent tous les instants », disait-il déjà en privé, à l’époque de son voyage. « On n’a pas le temps d’être mauvais sujet. » (Lettre à son père, 16 mai 1831 ; Lettres d’Amérique, p. 42) La même observation est faite par Tocqueville. « Un peuple qui ne semble vivre que pour s’enrichir, ne saurait être un peuple vertueux dans la stricte acception de ce mot ; mais il est rangé. Tous les vices qui tiennent à la richesse oisive, il ne les a pas : ses habitudes sont régulières » (Lettre à Ernest de Chabrol, 9 juin 1831 ; O. C., t. XVII, vol. I, p. 89) Et après quelques mois de plus de voyage à travers l’Amérique, sa conclusion n’a pas changé : « Ces gens-ci se disent vertueux, moi je les trouve rangés et rien de plus. » (Lettre à un correspondant inconnu, 8 novembre 1831 ; O. C., t. XVII, vol. I, p. 141)

[Une première perte de repères. 7° La froideur du money-making] L’Américain, donc, n’a pas le temps d’être dissipé et mauvais sujet, car son attention est toute entière tournée vers les affaires matérielles. Cette disposition produit des hommes froids et insensibles aux grandes idées comme à l’idée du beau. « Il n’y a pas un Américain qui ne soit un homme d’affaires, il passe sa vie à faire du commerce et de l’industrie ; il ne sait pas faire autre chose ; il est incapable de tout travail intellectuel. » (Lettre de Beaumont à son frère Achille, 11 août 1831 ; Lettres d’Amérique, p. 120) Les Américains, dit encore Molinari, se préoccupent peu des théories, de la littérature ou de l’idée du beau, toutes choses « qui ne paient pas ». (Lettres sur les États-Unis, p. 326 et p. 158) L’opinion de Tocqueville n’est pas différente. « Rien n’est plus facile », écrit-il, « que de s’enrichir en Amérique ; naturellement l’esprit humain, qui a besoin d’une passion dominante, finit par tourner toutes ses pensées vers le gain ; il en résulte qu’à la première apparence, ce peuple-ci semble une compagnie de marchands réunis pour le négoce ; et à mesure qu’on creuse plus avant dans le caractère national des Américains, on voit qu’ils n’ont cherché la valeur de toutes les choses de ce monde que dans la réponse à cette seule question : combien cela rapporte-t-il d’argent ? » (Lettre à Ernest de Chabrol, 9 juin 1831 ; O. C., t. XVII, vol. I, p. 89) Quant à l’aménité, à la chaleur, un voyageur français doit passer la frontière, à en croire Beaumont, pour la retrouver. « Depuis que je suis en Amérique, je n’ai vu rire qu’au Canada », écrit-il à son père, près de quatre mois après son arrivée à New-York. (Lettre du 5 septembre 1831 ; Lettres d’Amérique, p. 142)

[La grande question de l’esclavage et du racisme] Tout ceci, ce sont les habitudes mises à mal, les susceptibilités nationales qui s’entrechoquent. La désillusion américaine, chez les libéraux français en voyage, découle d’une autre déception plus fondamentale : elle se construit autour de la grande question de l’esclavage et du racisme. 

La répulsion éprouvée par les Français pour la survivance de l’esclavage sur les terres des États-Unis a toujours été très grande, et elle a fortement ralenti, au XIXe siècle, la progression du mythe américain en France, lequel n’atteindra jamais les sommets d’enthousiasme de l’époque des Lumières. À plusieurs reprises, Édouard Laboulaye a raconté qu’avant l’abolition finale de 1865, la défense des institutions américaines était repoussée comme impertinente précisément à cause de l’esclavage. « Quand un Américain arrivait en Europe », aimait-il à raconter, « s’il parlait avec un juste orgueil de la liberté de son pays, on lui répondait : ‘‘Que nous parlez-vous de votre liberté, vous êtes le pays de l’esclavage !’’ » (Conférence sur l’abolition de l’esclavage, du 27 août 1867 ; voir de même, conférence du 3 novembre 1865, sur les Nègres affranchis).

Les grands libéraux français qui visitèrent l’Amérique semblent avoir été confrontés à une réalité sociale et politique qu’ils avaient d’abord sous-estimée. Bien sûr, leurs convictions les prédisposaient assez à projeter dans l’Amérique une normalisation des rapports humains qu’ils concevaient comme atteignable. Volney fait partie de la première Société des amis des Noirs, c’est un anti-esclavagiste fervent ; Beaumont et Tocqueville ont œuvré, à la tribune et par la plume, à l’abolition effective de l’esclavage dans les colonies françaises ; enfin Gustave de Molinari, en 1876, caresse ce thème depuis plus de trente ans. Si l’expérience américaine produit un choc aussi violent dans leur esprit, c’est d’abord à cause de l’environnement intellectuel français dans lequel ils évoluent. La France est, disent-ils, un pays où les haines raciales sont presque inexistantes : c’est un jugement optimiste ; je ne le repousse pas cependant, car les travaux historiques que j’ai consulté n’y contredisent pas (voir par exemple Erick Noël, Être Noir en France au XVIIIe siècle, 2006) ; d’ailleurs tous les auteurs libéraux de l’époque sont d’accord. « La France est le pays dans lequel l’orgueil de race est le moins marqué », écrit Charles Comte en 1827, et il ne craint pas d’être contredit. (Traité de législation, t. IV, 1827, p. 490) Gustave de Beaumont, sentant de même, fait de la France une terre d’accueil pour le couple que son héros, Ludovic, forme avec Marie, une descendante d’esclave. « Quittons ce pays, allons en France », dit-il. « Là, nous ne trouverons point de préjugés contre les familles de couleur. » (Marie, etc., 1835, t. I, p. 148) Il y a plus : dans la préface de la deuxième édition, Beaumont explique que « l’odieux préjugé que j’ai pris pour sujet principal de mon livre est si extraordinaire et tellement étranger à nos mœurs » que malgré des précautions diverses « plus d’une personne m’a demandé si l’antipathie des Américains contre les gens de couleur était vraiment portée au degré de violence que j’indique dans mon livre » (Marie, etc., 2e édition, 1835, t. I, p. vi)[La confrontation avec la double réalité de l’esclavage et du racisme : une expérience personnelle.] C’est dans ce climat intellectuel, et avec les convictions fortes que l’on connaît, que plusieurs générations de libéraux français ont découvert l’Amérique et la double réalité de l’esclavage et du racisme. Avant d’étudier leurs considérations sur l’esclavage au point de vue économique, social et politique, ainsi que leur appréciation des dangers et des remèdes au racisme, revenons sur leur expérience personnelle.

Au cours de son voyage américain, Volney eut l’occasion, au mois de juin 1796, de passer trois semaines à Monticello, sur les terres de Jefferson. Alors, le problème de l’esclavage se présenta à lui dans toute sa force. Et ici nous sommes forcés de délaisser son ouvrage publié, pour lire dans son manuscrit les notes de voyages qu’il prit à cette occasion. « Après le dîner », raconte-t-il donc, « le maître et moi nous allâmes voir les esclaves qui semaient des pois. Ces corps brun sale plutôt que noirs, ces haillons terreux, cette demi-nudité misérable et hideuse, ces figures hagardes, cet air inquiet, cachotier, ces regards craintifs et haineux, tout cet ensemble me saisit d’un premier sentiment de tristesse et de terreur que je dus voiler. Leur indolence à remuer leurs houes était extrême. Le maître prit un fouet pour les effrayer, et bientôt, ce fut une scène comique ; placé au milieu de leur troupeau, il s’agitait, grondait, menaçait et se tournait de tous côtés. Or, à mesure qu’il tournait le visage, les noirs changeaient d’attitude : ceux qu’il regardait en face travaillaient mieux ; ceux qu’il ne voyait qu’à demi travaillaient moins ; ceux qu’il ne voyait pas du tout cessaient tout travail ; et s’il faisait volte-face, la houe se levait à sa vue, et dormait derrière son dos. Ce tableau me rappela ces troupes de singes et de petits chiens habillés que nous voyons dans les rues de Paris danser au geste d’un bâton. » (Relation inédite, p. 124-126 ; J. Gaulmier, L’idéologue Volney, 1951, p. 370 ; du même, Volney, 1959, p. 210-211) Plus au sud, dans les Carolines, Volney rencontre aussi des plantations, des esclaves et des maîtres, et il dresse un portrait tout aussi pittoresque des habitudes de vie des propriétaires. « Le planteur géorgien ou carolinien monte à cheval sitôt son lever, avale un verre de bitter, visite sa plantation, fustige le premier noir oisif qu’il rencontre, envoie un autre, malade, à l’infirmerie, donne des ordres pour le riz, le maïs, etc., revient déjeuner à 8 heures, est servi par de jeunes noirs tout nus : ses filles de 15 à 18 ans n’en sont pas plus scandalisées que de voir des chevaux ou des ânes ; à 10 heures, il remonte à cheval, court en ville ou chez le voisin, cause politique ou vente de riz, prend jour pour une course, ramène dîner des amis, boit avec eux ou joue aux cartes toute la soirée ; et s’il fait beau, ils vont ensemble à nuit close chasser le daim aux flambeaux ; on en manque, on en tue, on rentre les jambes écorchées. » (Idem ; J. Gaulmier, L’idéologue Volney, 1951 p. 366 ; et du même, Volney, 1959, p. 207-208)

Volney raconte qu’il ne fut pas surpris de trouver des esclaves chez Jefferson. Il est vrai que les abolitionnistes étaient alors en butte aux plus grandes vexations, et que quiconque donnait la liberté à un esclave était immédiatement flétri par l’opinion. Stedman, croyant faire un geste d’humanité au Surinam, rapporte que si quelques personnes honnêtes applaudirent hautement à sa sensibilité, le plus grand nombre désapprouva son action, et la traita de faiblesse ou de folie. (Voyage à Surinam et dans l’intérieur de la Guyane, t. III, 1798, p. 198) Les préventions américaines étaient plus grandes encore.

Devant ses interlocuteurs américains, Volney défend la solution de l’éducation et de l’émancipation. Dans certains cantons de la Bretagne, leur dit-il, les paysans sont plus abrutis encore que les esclaves, et pourtant, en plaçant leurs enfants dans des collèges, on parvient à en faire « des notaires, des procureurs et des ecclésiastiques d’esprit distingué… Éduquez vos noirs, rendez-les libres, et la même chose leur arrivera. » (Relation inédite, p. 158 ; J. Gaulmier, L’idéologue Volney, 1951 p. 371 ; et du même, Volney, 1959, p. 212) On ne dit pas si son discours fut applaudi et jugé convaincant.

L’expérience de Gustave de Beaumont est plus mélancolique, plus sentimentale, comme le personnage. C’est un homme de valeur, sensible ; l’injustice le révolte et le blesse ; il souffre avec les opprimés du monde. En Amérique, diverses expériences vont achever de le placer dans le camp des redresseurs de torts, et inspirer sa résolution de se consacrer, non à l’écriture, en commun avec Tocqueville, d’un grand livre politique sur l’Amérique, comme ils en étaient d’abord convenus, mais d’une protestation, sous forme de roman, sur l’injustice du sort des Noirs aux États-Unis. Son expérience personnelle est celle d’une surprise, à laquelle se joint, de manière croissante, une émotion. La surprise d’abord, comme au théâtre, où il assiste à une ségrégation raciale insolite. « La première fois que j’entrai dans un théâtre, aux États-Unis, je fus surpris du soin avec lequel les spectateurs de couleur blanche étaient distingués du public à figure noire. À la première galerie étaient les blancs ; à la seconde, les mulâtres ; à la troisième, les nègres. Un Américain près duquel j’étais placé me fit observer que la dignité du sang blanc exigeait ces classifications. Cependant mes yeux s’étant portés sur la galerie des mulâtres, j’y aperçus une jeune femme d’une éclatante beauté, et dont le teint, d’une parfaite blancheur, annonçait le plus pur sang d’Europe. Entrant dans tous les préjugés de mon voisin, je lui demandai comment une femme d’origine anglaise était assez dénuée de pudeur pour se mêler à des Africaines. — Cette femme, me répondit-il, est de couleur. — Comment ? de couleur ! elle est plus blanche qu’un lis. — Elle est de couleur, reprit-il froidement ; la tradition du pays établit son origine, et tout le monde sait qu’elle compte un mulâtre parmi ses aïeux. Il prononça ces paroles sans plus d’explications, comme on dit une vérité qui, pour être comprise, n’a besoin que d’être énoncée. Au même instant je distinguai dans la galerie des blancs un visage à moitié noir. Je demandai l’explication de ce nouveau phénomène ; l’Américain me répondit : La personne qui attire en ce moment votre attention est de couleur blanche. — Comment ? blanche ! son teint est celui des mulâtres. — Elle est blanche, répliqua-t-il ; la tradition du pays constate que le sang qui coule dans ses veines est espagnol » (Marie, etc., 1835, t. I, p. v) La surprise initiale ne tarde pas à se transformer en émotion, et le roman Marie la fait bien ressentir. Depuis son arrivée en Amérique, le héros — qui n’est d’autre que Beaumont lui-même, rappelons-le — entend dire sans cesse que les gens de couleur ne méritent que le mépris ; lui seul a de la pitié. Voici un passage, où je souligne : « Un jour, je promenais dans New-York mes tristes méditations, lorsque des cris lamentables, poussés à peu de distance de moi, éveillèrent mon attention. C’était un pauvre nègre qu’on menait en prison ; une femme noire le suivait tout en pleurs avec ses enfants. Ému de compassion, je m’approchai de la négresse, et lui demandai la cause de ses larmes. Elle laissa tomber sur moi un regard douloureux et dur, comme si elle eût jugé que ma question n’était qu’une moquerie et une lâche dérision de sa misère ; un nègre, aux États-Unis, ne croit point à la pitié des blancs ; cependant je renouvelai ma question d’un ton de voix qui trahissait une émotion profonde. Alors la pauvre femme me dit que son mari était traîné en prison pour n’avoir pas payé le prix de quelques livres de pain. » (Idem, p. 175)

Après avoir vécu des expériences marquantes, Beaumont voulut partager son émotion, et dès lors la forme du roman s’imposait. Il n’en avait pas les compétences et ne prétendait à rien. « Mon but principal n’a point été de faire un roman… Je ne sais point l’art du romancier… Mon premier but a été de présenter une suite d’observations graves…. J’ai tenté de recouvrir mon œuvre d’une surface moins sévère, afin d’attirer à moi cette portion du public qui cherche tout à la fois dans un livre des idées pour l’esprit et des émotions pour le cœur. » (Idem, p. i-ii)

En 1876, Gustave de Molinari étudie la question de l’esclavage depuis plus de trente ans. Ce bagage ne lui est d’aucun secours, toutefois, pour anticiper la réalité de la division des populations et la force des préjugés qu’on entretient du côté des descendants des Anglo-Américains. Dans les villes comme dans les campagnes, en voyage et à l’hôtel, Molinari observe la ségrégation et la haine raciale portées à des niveaux inusités, et parvenu dans le Sud, il fait cette remarque peu encourageante : « Il me semble même, depuis que je suis dans le Sud, que le préjugé de couleur s’est ravivé et exalté en proportion des efforts que le gouvernement a faits pour le détruire. » (Lettres sur les États-Unis, etc., 1876, p. 197) Ces rapports d’exclusion ne sont rien d’autres, affirme-t-il, que « la plus orgueilleuse sottise qu’on puisse imaginer ». (Idem, p. 198) Faisant mille efforts pour la vaincre, ou du moins pour l’apaiser, dans l’opinion des personnes qu’il fréquente, il prend la défense des Noirs, sans connaître toutefois un grand succès. « Maintes fois en Europe, j’ai rencontré des hommes de couleur qui ne seraient déplacés dans aucune réunion blanche ; et si la société américaine ne veut pas les admettre dans ses rangs, c’est tant pis pour la société américaine. — Je dois déclarer que ce speech, dans lequel je m’efforçais de mettre toute mon éloquence, n’obtenait aucun succès, et une aimable dame à laquelle je demandais pourquoi elle ne recevait pas chez elle un clergyman de couleur, d’une éducation distinguée et de mœurs irréprochables, paraissait aussi choquée de ma question que si je lui avais demandé pourquoi elle n’invitait pas à dîner un singe ou un porc. » (Idem, p. 198-199) C’était un échec.

Pour bien comprendre le caractère univoque de l’opinion des libéraux français sur cette question, il faut mobiliser encore les écrits, leçons et discours de Laboulaye. Américanophile en titre, pour ainsi dire, et presque américanophile de métier, lui plus que personne pourrait être tenté de minimiser la situation, de tempérer les accusations, de donner des excuses. Il ne s’en prive pas tout à fait, et dans l’histoire qu’il trace des premières colonies américaines, il n’oublie pas de rappeler la force des sentiments de l’époque. « En un temps », dit-il par exemple, « où les idées de fraternité, qui nous sont aujourd’hui familières, n’étaient pas très répandues, où le nom d’humanité était un mot inconnu, où la traite des noirs était considérée comme une œuvre pieuse, parce qu’elle enlevait des malheureux à l’idolâtrie pour les baptiser, on comprend que la Caroline ne se soit pas montrée plus scrupuleuse que les autres colonies. » (Histoire politique des États-Unis, etc., t. I, 1855, p. 422) Il ne se contente pas, cependant, de cette argumentation assez précaire. Profondément révolté par l’esclavage américain, Laboulaye a mené un combat abolitionniste long et influent. Peu habitué à blâmer sévèrement les Américains, il n’a pu cependant s’empêcher de le faire sur ce sujet précis. Qu’en plein XIXe siècle, en conquérant le Mexique qui avait proscrit l’esclavage, le premier acte des Américains fut d’y établir la servitude, c’est pour lui une souillure dans leur histoire nationale, c’est une « tache ineffaçable ». (Préface aux Œuvres de W. E. Channing : De l’esclavage, 1855, p. xlv ; voir aussi Histoire, etc., t. I, 1855, p. 438) Tandis que le monde avançait, chaque décennie qui passait ajoutait à la honte des États-Unis, et Laboulaye n’a jamais manqué une occasion de le dire. « L’Angleterre a marché. Grâce à Romilly, grâce à Wilberforce, grâce à Clarkson, elle a pris l’initiative de l’émancipation et a sacrifié des millions à cette œuvre sainte. L’Amérique n’a rien fait. Elle n’a pas aboli l’esclavage ; elle ne l’a pas transformé en servage. Ses lois sont aussi dures que le premier jour. Entre cette assemblée coloniale, qui déclarait, en 1712, qu’il n’était ni juste ni convenable de mettre les nègres en liberté, et les lois et les idées d’aujourd’hui, rien n’a changé, sinon peut-être que l’opposition des abolitionnistes a donné plus d’audace et de vivacité à la défense de l’esclavage » (Histoire, etc., t. I, 1855, p. 429-430) Sur l’esclavage, il y a unanimité chez les libéraux français ; c’est une unanimité de théorie, mais peut-être surtout de sentiment.

[Une expérience décisive : la ségrégation.] Parmi toutes ces expériences et ces jugements, une réalité particulière fait l’objet d’un traitement plus approfondi : c’est la vie de séparation que les différents groupes de personnes mènent dans le pays dont ils sont légalement des citoyens égaux. L’époque de l’esclavage est une période d’attente, cela peut s’entendre : quand les bons esprits sont convaincus de l’ampleur du mal, ils diffèrent encore sur les solutions, et peut-être le pays n’est-il pas mûr pour une émancipation générale. Mais la lèpre de l’esclavage une fois vaincue, il reste à vivre ensemble dans une même société. Les Américains n’y sont pas parvenus, et ils maintiennent une ségrégation dont l’ampleur est un objet de grande surprise, et de consternation, pour les libéraux français qui découvrent l’Amérique. 

La surprise intervient dans un premier temps, pour vous saisir : le roman Marie en témoigne (et je souligne). « J’ai vu dans chaque ville deux cimetières séparés l’un pour les blancs, l’autre pour les gens de couleur. Étrange phénomène de la vanité humaine ! Quand il ne reste plus des hommes que poussière et corruption, leur orgueil ne se résout point à mourir, et trouve encore sa vie dans le néant des tombeaux !… Cette séparation se retrouve partout : dans les hôpitaux où l’humanité souffre, dans les églises où elle prie, dans les prisons où elle se repent, dans le cimetière où elle dort de l’éternel sommeil. — Eh quoi ! m’écriai-je, même au jour de la mort ? — Oui, reprit-elle avec un accent grave et mélancolique ; quand je mourrai, les hommes se souviendront que, cent ans auparavant, un mulâtre exista dans ma famille ; et si mon corps est porté dans la terre destinée aux sépultures, on le repous­sera de peur qu’il ne souille de son contact les ossements d’une race privilégiée… Une autre fois, je témoignai mon étonnement de ce que les enfants des nègres étaient exclus des écoles publiques établies pour les blancs ; on me fit observer qu’aucun Américain ne voudrait envoyer son enfant dans une école où il se trouverait un seul noir. » (Marie, etc., 1835, t. I, p. 170, p. 76, et p. 169-170) Le roman de Gustave de Beaumont repose sur l’émotion et la naïveté ; il installe la surprise avant et au-dessus du raisonnement. Épisodiquement, certains exemples nous font cependant entrevoir dans le narrateur l’étape subséquente, celle de la consternation : c’est par exemple le cas de ces prostituées blanches qui repoussent les clients noirs et qui « croiraient, en acceptant les caresses d’un noir, dégrader la dignité de la race blanche ». (Idem, p. 176) Cette consternation froide et raisonnée se retrouve davantage chez Tocqueville : c’est la suite de la différence de leurs caractères. À Philadelphie, celui-ci note dans ses carnets de voyage que « les Noirs ne sont pas enterrés dans le même cimetière que les Blancs » ; c’est une constatation pénible. (O. C., t. V, vol. I, p. 247) Le maintien de cette ségrégation dans les situations les plus improbables fait aussi naître chez lui de l’exaspération. Ainsi en est-il des prisons, où sans doute il ne s’attendait pas à retrouver deux groupes d’hommes séparés sur d’autres fondements que leurs crimes. « On semble croire que forcer un assassin à respirer le même air qu’un nègre c’est encore le dégrader. » (Brouillons de la Démocratie en Amérique ; manuscrits de la Beinecke Library, CV Ia.)

Gustave de Molinari aussi interprète cette réalité selon son tempérament ; il est plus factuel. « Charleston possède une police noire et une police blanche, des pompiers noirs et des pompiers blancs, une milice blanche et une milice de couleur. » (Lettres sur les États-Unis, etc., 1876, p. 189-190) Cependant, à multiplier les exemples de cette ségrégation, son agacement grandit, et il se désespère de retrouver en Amérique cette même intolérance qui a fait la décadence de l’Europe. (Idem, p. 85) 

[Que l’esclavage et le racisme sont en contradiction avec les principes du libéralisme.] À découvrir ces réalités, la surprise, la consternation et la honte ont grandi dans le cœur des libéraux français en voyage aux États-Unis ; c’est une suite, ai-je dit, tout à la fois de leur tempérament et de leurs principes. Après avoir sondé quelque peu cette surprise et cette émotion, voyons le rejet s’introduire dans le domaine des idées. Pour ces libéraux, l’esclavage et le racisme sont en contradiction complète avec leurs principes, et ils reprochent à l’Amérique de maintenir chez elle un amalgame honteux de liberté et de servitude, de tolérance et d’exclusion. Cette contradiction, tous les auteurs l’affirment, et c’est un passage obligé dans l’argumentation de tous ceux qui écrivent contre l’esclavage américain, jusqu’à la guerre de Sécession et l’émancipation générale de 1865. (Voir par exemple Henri Baudrillart, « La crise américaine », Journal des économistes, juin 1861, p. 362-363). 

L’auteur le plus précis sur ce thème n’est pas l’un de nos voyageurs. Volney n’a laissé qu’une relation de voyage manuscrite et très fragmentaire ; Beaumont, dans un roman, doit faire du sentiment, et Tocqueville craint trop de faire de l’ombre à son ami pour étudier en détail le même thème ; enfin Molinari n’y consacre que quelques pages, de style léger.

La froideur analytique ne se trouve guère que chez Charles Comte. Celui-ci a compulsé toute la littérature de voyage pour préparer son grand Traité de législation ; c’est le plus voyageur des non-voyageurs. Il consacre tout le quatrième volume de ce livre à la question de l’esclavage. L’une des idées qui revient le plus, à propos du cas américain, est justement cette contradiction honteuse entre l’idéal de liberté placé jusque dans la constitution, et la réalité factuelle de l’arbitraire le plus terrible. 

Pour Comte, le mot de liberté aux États-Unis n’est qu’un mensonge, une fausse promesse, car depuis les premiers moments de leur histoire les Américains ont constamment tenu un double langage. « Quand les Anglo-Américains voulurent combattre pour leur indépendance », écrit-il, « ils sentirent qu’ils avaient besoin d’invoquer des principes de morale et de justice, qui fussent favorables aux opprimés. Ils proclamèrent, en conséquence, que tous les hommes naissaient libres et égaux, et que tous avaient le droit de résister à l’oppression : ces principes, qui leur étaient nécessaires pour justifier leur insurrection contre le gouvernement de la métropole, devinrent le fondement de la plupart des constitutions particulières des divers États. Mais, lorsque les esclaves voulurent à leur tour employer à l’égard de leurs maîtres les principes que ceux-ci avaient employés à l’égard du gouvernement anglais, les possesseurs d’hommes trouvèrent que ces principes n’étaient point applicables. » (Traité de législation, 1827, t. IV, p. 159-160) « Nous considérons comme vérités évidentes », disaient-ils dans le préambule de leur Constitution, « que tous les hommes ont été créés égaux, qu’ils ont reçu du Créateur des droits inaliénables, et que ces droits sont la vie, la liberté, et la poursuite du bonheur » : l’histoire allait montrer que c’était un mensonge et une fausse promesse. (Voir de même Laboulaye, Histoire, etc., t. I, 1855, p. 381) Ces hommes, obtenant pour eux-même de plus grandes libertés et en privant les autres, tinrent ensuite à leurs hommes de lois le langage le plus ambivalent. Comte le résume en substance : « Vous ne percevrez sur nos revenus, ou sur les produits de nos travaux, que les sommes qui vous seront rigoureusement nécessaires pour une bonne administration, et vous nous rendrez un compte clair, net et public de toutes celles que vous aurez perçues et dépensées ; mais, en même temps, vous protégerez la faculté que nous avons de nous approprier le fruit des travaux des hommes qui nous sont soumis, et de ne leur laisser que qui leur est rigoureusement nécessaire pour soutenir leur existence ; car, à leur égard, les extorsions sont de la justice. » (Traité de législation, 1827, t. IV, p. 304-305)

Cette fausseté est méprisable, c’est une immoralité ; elle porte condamnation complète contre les principes éthiques des Américains. « Qu’on demande, par exemple, aux citoyens américains qui ont rendu au général Lafayette des honneurs inconnus jusqu’alors, ce qu’ils penseraient d’un homme qui rendrait à leurs esclaves des services analogues à ceux qu’ils ont eux-mêmes si bien récompensés, et l’on verra à quoi se réduisent leurs principes de morale. » (Idem, p. 12-13) À cause de la survivance de l’esclavage, soutient Comte, en Amérique les mots de justice et de liberté n’ont pas de réalité, et partant pas de signification bien établie. Dans un pays à esclaves, les idées qu’on peut se faire sur la garantie des propriétés ne reposent sur rien, le mot de liberté lui-même est une parodie, et on ne doit pas prêter attention au planteur qui l’aurait à la bouche. (Idem, p. 315-316).

Ces contradictions honteuses, les libéraux français les aperçoivent encore dans le sort des Noirs émancipés, et Beaumont, le premier, construit son roman sur cette constatation gênante qu’au pays par excellence de l’égalité des conditions la couleur blanche est une noblesse et qu’on y tombe à jamais dans l’opinion par une mésalliance. (Marie, etc., 1835, t. I, notamment p. 382)

[La critique libérale de l’esclavage américain. 1° Une tyrannie sauvage] L’opposition des libéraux français à l’esclavage est complète et unanime ; ils ont d’autres torts, mais pas celui-ci. Voyons ici sur quoi se fonde leur critique du cas américain.

Faire d’un autre homme sa propriété est une violence inouïe, et tout esclavage est une tyrannie sauvage. Il peut être toutefois tempéré par les lois, et de même par les usages, et l’historien peut en étudier les formes plus ou moins rustiques, sanguinaires ou douces, selon les lieux. En Amérique, l’esclavage reste une tyrannie violente, et tous les auteurs tiennent à le faire sentir, quelque soit leur sentiment de bienveillance en général pour les Américains. Charles Comte, pour qualifier l’esclavage aux États-Unis, cite l’opinion d’un voyageur, selon lequel « les Américains, qui se vantent d’être les plus humains de la terre, sont tout aussi barbares que les autres envers leurs esclaves » [Robin, Voyage dans la Louisiane, t. I, ch. XX, p. 283.] ; c’est là un aveu qui ne lui coûte guère. (Traité de législation, 1827, t. IV, p. 174) Édouard Laboulaye lui-même, cependant, ne consume pas davantage ses forces à tâcher d’embellir la réalité. L’esclavage aux États-Unis a été féroce dès les premiers temps, raconte-t-il dans son cours. « Les Mahométans », soutient-il « sont bien autrement doux pour leurs esclaves que n’étaient ces pieux Américains » (Histoire politique des États-Unis, etc., t. I, 1855, p. 427), et ailleurs il affirme que l’esclavage américain n’a jamais été tempéré, et n’a pas perdu en intensité, de sorte que sa condamnation est complète.

La tyrannie que Beaumont et Tocqueville décrivent en Amérique, sur la base de leurs impressions de voyage, est plus sensée et plus froide. De même que les Américains mènent contre les indigènes une « guerre de procureur », ils entretiennent leur capital humain, au sens propre, c’est-à-dire leurs esclaves, avec l’inhumanité particulière à un peuple de commerçants. Aussi, on ne voit pas sur les terres des États-Unis le faste et le décorum de certaines nations plus aristocratiques, et « l’habitant des États-Unis, possesseur de nègres, ne mène point sur ses domaines une vie brillante et ne se montre jamais à la ville avec un cortège d’esclaves. L’exploi­tation de sa terre est une entreprise industrielle ; ses esclaves sont des instruments de culture. Il a soin de chacun d’eux comme un fabricant a soin des machines qu’il emploie ; il les nourrit et les soigne comme on conserve une usine en bon état ; il calcule la force de chacun, fait mouvoir sans relâche les plus forts et laisse reposer ceux qu’un plus long usage briserait. Ce n’est pas là une tyrannie de sang et de suppli­ces, c’est la tyrannie la plus froide et la plus intelligente qui jamais ait été exercée par le maître sur l’esclave. » (Marie, etc., 1835, t. I, p. 298-299) Tocqueville et Beaumont n’ont jamais beaucoup goûté la beauté abstraite du money-making, ni la grandeur de l’industrie capitaliste, et cette forme de tyrannie pèse plus sur leurs nerfs, semble-t-il, qu’une barbarie plus commune. 

[La critique libérale de l’esclavage américain. 2° Un non-sens économique.] La critique économique de l’esclavage n’est pas approfondie par Tocqueville, que l’économie politique n’intéressait pas, ni par Beaumont, qui a le même goût, et qui au surplus s’intéresse surtout au sort des Noirs émancipés. Volney n’a laissé que de brefs aperçus, et Molinari séjourne vingt ans après l’émancipation générale. Aussi, il faut faire de Charles Comte le guide principal dans cette discussion, et à travers lui s’en tenir à la littérature de voyage qu’il mobilise. 

Les libéraux français sont des abolitionnistes, et les arguments économiques en faveur de l’esclavage ne les émeuvent pas. Tocqueville n’approuve pas qu’on le présente comme un moindre mal dans des temps où les prisonniers de guerre sont exécutés (voir O. C., t. XVII, vol. I, p. 192-194), et Charles Comte repousse comme futile et blessante la discussion sur la supériorité du travail libre sur le travail esclave. Il l’affirme dans un beau passage, qui mérite d’être cité. « Un planteur peut croire », écrit-il, « que le travail d’un homme qu’il tient enchaîné et qu’il stimule à coups de fouet, ne lui coûte que le prix auquel il l’a acheté, et les frais de son entretien, comme un pirate peut croire que les marchandises et les hommes dont il s’est rendu maître, ne lui ont coûté que quelques livres de poudre et quelques boulets de canon ; mais nous, qui n’avons aucun tarif pour fixer la valeur de nos semblables ; nous, qui ne savons pas quel est le prix légitime auquel on achète la faculté de faire violence à des hommes, à des enfants ou à des femmes ; nous, qui n’admettons pas que la partie la plus considérable du genre humain ait été créée pour les plaisirs d’un petit nombre d’oisifs ; nous, qui ne pouvons voir dans les relations qui ont lieu entre un maître et ses esclaves, que l’action de la force et de la brutalité sur la faiblesse et sur l’ignorance ; nous, aux yeux de qui les esclaves sont des hommes aussi bien que les maîtres, et qui devons calculer ce que coûte un produit, non pas à tels ou tels individus, mais au genre humain tout entier ; nous, qui ne pouvons pas ne compter pour rien les violences et les misères auxquelles des populations sont assujetties pour les plaisirs d’un petit nombre d’individus, nous devons raisonner autrement que des possesseurs d’hommes. » (Traité de législation, 1827, t. IV, p. 241-242) Quant au climat du sud des États-Unis, prétendument impropre au travail des champs par des Européens, ils ne le retiennent pas comme un argument décisif ; et d’ailleurs, le Maryland, qui dispose d’un climat doux, n’en a-t-il pas moins conservé l’esclavage jusqu’en 1864 ? (Voir Laboulaye, Histoire, etc., t. I, 1855, p. 313-314)

L’étude économique de l’esclavage américain, menée par Charles Comte sur la base des récits de voyage qu’il a attentivement compulsés à défaut d’avoir voyagé lui-même, aboutit à cette conclusion que les États à esclaves ne font pas de progrès, et qu’ils sont condamnés à l’infériorité. Car les travailleurs tenus dans la servitude ne sont pas des agents productifs comme les autres ; ils sont des hommes, mais n’en possédant pas les droits, ils n’en ont pas non plus les mobiles. Leur peine étant gratuite et sans récompense, ils ne la dilapident pas, et on n’extrait leur travail que par la force, ou en faisant peser sur eux la crainte de plus grands châtiments. Dans ces conditions inférieures, il ne faut espérer ni inventions, ni perfectionnements. « Les esclaves n’étant mus que par la crainte des châtiments », dit bien Charles Comte, « ne livrent à leurs maîtres que la portion de leurs forces qu’ils ne peuvent pas leur refuser ; celles qui peuvent être cachées, comme la plus grande partie des forces intellectuelles, sont toujours soustraites à leur empire, et restent sans développement. Un maître peut commander à son esclave d’exécuter bien ou mal une chose dont il lui montre le modèle ; il peut bien le contraindre à répéter certaines paroles, à apprendre par cœur certains livres ; mais il ne saurait exiger de lui une découverte ou seulement une pensée nouvelle ; il ne saurait exiger de lui le perfectionnement de rien. » (Traité de législation, 1827, t. IV, p. 83) Les témoignages des voyageurs abondent pour le prouver. Dans la Louisiane, les esclaves sont employés aux tâches les plus rudimentaires, et toute activité économique qui réclame de l’intelligence et de l’initiative est impraticable. Les locaux n’y entretiennent pas d’arbres à fruit, car les esclaves ne sauraient faire office de jardiniers. [Michaux, Voyage à l’ouest des monts Alleghanys, ch. I, p. 9, et ch. XXXI, p. 294 et 295. — Robin, Voyage dans la Louisiane, tome II, ch. XXXVII, p. 114.] (Comte, Traité de législation, 1827, t. IV, p. 259-260). De même, quoiqu’on possède de larges forêts, situées à très faible distance des habitations, les planches qui servent à la construction des maisons et le charbon employé pour le chauffage doivent être tirés d’Angleterre ou des États du nord de l’Amérique où l’esclavage n’est pas institué. [Michaux, voyage à l’ouest des monts Alleghanys, ch. I et VIII, p. 10 et 84.] (Comte, Traité de législation, 1827, t. IV, p. 261-261) Quand la maison est construite, et qu’il faut l’entretenir, c’est encore à des ouvriers libres qu’on doit recourir, et alors il faut les dédommager grassement, pour qu’ils se déplacent ; car penser qu’on emploiera un esclave indolent et maladroit à remplacer des vitres est une naïveté. « Aussi », conclut Comte sur la base, cette fois-ci, du Voyage de LaRochefoucauld, « est-il peu de maisons qui soient en bon état, et il arrive quelquefois de voir une table somptueusement servie et couverte d’argenterie, dans une chambre où la moitié des vitres manquent depuis dix ans. » [LaRochefoucauld, Voyage aux États-Unis, tome V, deuxième part., page 95.] (Comte, Traité de législation, 1827, t. IV, p. 263) On imagine à peine, dans les pays esclavagistes, ce dont la population jouirait si les esclaves ne fournissaient pas de force leur besogne ; et pourtant le tableau le plus frappant serait celui qu’un observateur impartial tracerait de l’état approximatif de ces pays s’ils étaient privés des secours des régions où les travailleurs sont tous libres, car sans esprit d’initiative ou d’invention sans doute les planteurs eux-mêmes seraient-ils immanquablement réduits à la condition la plus primitive. (Idem, p. 275)

Tandis que l’esclavage détruit chez les opprimés les mobiles habituels de l’homme au travail, il éteint de même l’initiative des propriétaires, introduisant chez eux une paresse, une candeur et une tranquillité qui ne sont pas moins préjudiciables au progrès économique. Lisant à livre ouvert les aperçus des voyageurs les plus autorisés, Comte en fournit le récit. « Un maître ni une maîtresse, ne faisant rien par eux-mêmes et ne se donnant même pas la peine de prendre soin de leurs enfants, ont besoin d’une multitude d’esclaves, même quand ils ne jouissent pas d’une grande fortune : il en faut une vingtaine pour le service d’une maison. Marcher est une fatigue, surtout pour les femmes : aussi, elles ne sortent à pied dans aucune saison de l’année ; la course la plus rapprochée est toujours faite en voiture, et, à cet égard, leurs maris ne sont guère moins paresseux qu’elles. La principale distraction des hommes est le jeu, et quelquefois la chasse. » [De LaRochefoucauld-Liancourt, Voyage aux États-Unis, deuxième partie, t. IV, p. 10, 11 et 111, et t. V, p. 92 et 93. — Travels in Canada and the United-States, by Francis Hall, p. 457 et 460.] (Comte, Traité de législation, 1827, t. IV, p. 166) « Dans la Louisiane, où les esclaves sont très nombreux, l’indolence et l’oisiveté des femmes est extrême. Elles ne sauraient se baisser pour ramasser un chiffon échappé de leurs nonchalantes mains ; elles ne marchent pas, dit Robin, elles se traînent ; il faut qu’une esclave les suive, pour leur épargner la fatigue de porter leurs ridicules. Une excessive paresse se manifeste jusque dans leur langage ; leur prosodie est languissante, leurs accents sont traînants ; chaque syllabe s’allonge comme si la voix expirante articulait ses derniers sons. On dirait qu’elles regrettent de ne pouvoir rejeter sur leurs esclaves la fatigue de la pensée et le travail de la parole. » (Comte, Traité de législation, 1827, t. IV, p. 167). On dit même, rapporte Comte sur la base du Voyage de LaRochefoucauld, que lorsqu’un incendie survient, les propriétaires d’esclaves, craignant trop de s’avilir en se mêlant à eux, leur abandonnent entièrement le soin de l’éteindre, quelque soit le danger. [Voyage aux États-Unis, deuxième partie, tome IV, pag. 59, 172, 99 et 100.] (Comte, Traité de législation, 1827, t. IV, p. 48) Après l’avilissement primitif, c’est l’annihilissement total. 

[La critique libérale de l’esclavage américain. 3° L’ignorance forcée.] Si les esclaves ne peuvent être employés comme jardiniers ou vitriers, c’est que leurs dispositions intellectuelles sont tenues volontairement éteintes. Non seulement un esclave n’a pas les mêmes occasions qu’un homme libre de développer son esprit, mais il lui est rigoureusement interdit de le faire. Pour les libéraux français qui en font le récit, cette ignorance forcée est proprement inhumaine. 

À côté de l’école, et souvent avant elle, l’église sert à la première transmission des idées morales. À travers les États-Unis, les églises sont fermées aux esclaves, et s’il s’en forme, elles sont démolies et incendiées. C’est une politique délibérée. (Voir Comte, Traité de législation, 1827, t. IV, p. 400, sur la base de La Rochefoucauld-Liancourt, troisième partie, tome VI, p. 181.)

Des peines sont portées dans les codes pour empêcher à un esclave d’apprendre jamais à lire. « Si les esclaves savaient lire, en effet », explique Comte, « il se trouverait bientôt des affranchis qui sauraient écrire ; et, dès ce moment, les maîtres ne pourraient plus assurer leur repos, qu’en soumettant à une censure préalable tous les écrits qui seraient publiés ou introduits sur leur territoire. Ils seraient, par conséquent, obligés de renoncer à une des portions les plus précieuses de leurs libertés, à celle qui sert de garantie à toutes les autres » (Comte, Traité de législation, 1827, t. IV, p. 328) Aussi, les lois que les Anglo-Américains ont édictées sont-elles extrêmement sévères. Celui qui sera convaincu d’enseigner à écrire à un de ses esclaves sera puni d’une amende de cent livres, par exemple ; le même code porte à quatorze livres l’amende de celui qui aurait coupé les mains ou la langue d’un esclave.« Il suit évidemment de là », note Comte, « que le crime d’enseigner à lire à un homme asservi est un peu plus grave que le crime d’en avoir mutilé sept. On peut, d’après cela, se faire une idée des mœurs et de la religion des peuples d’Amérique qui ont des esclaves. » (Comte, Traité de législation, 1827, t. IV, p. 175) 

Par suite de ces prescriptions légales d’une brutalité vraiment remarquable, l’ignorance, parmi les esclaves, est au-dessus de toute imagination. Pour en donner une idée même imprécise, Comte cite le récit de voyage de Robin, lequel raconte avoir rencontré des esclaves « ne pas pouvoir faire le compte de cinq à six pièces de monnaie ; il est rare d’en trouver en état de dire leur âge, celui même de leurs enfants, ou de déterminer depuis combien d’années ils sont sortis de leur pays, dans quel temps ils ont appartenu à tels maîtres, ou sont passés à tels autres. » [Voyage dans la Louisiane, tome III, ch. LXVII, p. 180 et 181.] (Comte, Traité de législation, 1827, t. IV, p. 67) 

[Comment mettre fin, aux États-Unis, à l’esclavage et au racisme] Pour plusieurs générations de libéraux français, l’esclavage demeure une réalité blessante en Amérique, et ils mènent le combat pour l’affranchissement. Différentes méthodes, plus ou moins brusques et rapides, sont discutées par les auteurs : on en donnera une étude approfondie à l’article Esclaves-Esclavage. 

Après une période d’euphorie — pour ne pas dire de naïveté — au XVIIIe siècle, le pessimisme devient dominant au XIXe siècle. Quoiqu’inévitable, l’abolition de l’esclavage ne sera ni prochaine ni très heureuse. Cette institution, dit Tocqueville à un Américain, « a sur votre sol des racines plus profondes et plus vivaces que partout ailleurs. Ni vous ni moi n’en verrons la fin. » (Lettre à Jared Sparks, 13 octobre 1840 ; O. C., t. VII, p. 83) Il écrivait ces lignes en 1840, et il est mort en avril 1859 ; mais sa prédiction ne s’est pas vérifiée, car son correspondant a survécu de quelques semaines à l’entrée en vigueur du troisième amendement le 18 décembre 1865. 

Ce pessimisme, qu’on retrouve également chez Beaumont (Marie, etc., 1835, t. I, p. 328) se reproduit sous une forme nouvelle chez les observateurs de la guerre de Sécession. S’ils n’en prédisent pas moins la victoire du Nord et l’abolition complète de l’esclavage aux États-Unis, les motifs profonds qui font agir les hommes les inquiètent, et les haines raciales qui subsistent leur font déceler de grands dangers pour l’avenir. Il s’en faut de beaucoup, rapporte Henri Baudrillart dans le Journal des économistes, que l’abolition de l’esclavage soit un geste d’humanité : c’est surtout un calcul, et la suite de la rivalité du travail des Blancs contre le travail des Noirs. (« La crise américaine », n° de juin 1861, p. 364) L’abolition, même générale, même bien conduite, ne résoudra pas la disharmonie des rapports entre les différents groupes humains. Les yeux sont fixés sur la première délivrance, toute prochaine, mais là est le vrai problème de l’avenir.

À la différence de l’esclavage antique, l’esclavage américain a superposé la question de la couleur et de la race à celle de l’asservissement, et le privilège d’une solution complète, par l’émancipation générale, lui est refusé. La condition servile une fois éteinte, il reste la couleur, la race, les lointaines origines africaines ou caribéennes ; après la condition servile, il reste le mépris, l’exclusion. La pureté du sang devient une noblesse, et, plus encore, une caste : en affaires, au théâtre, dans les transports, il faut se résigner à ne vivre qu’au milieu de ses semblables ; dans les prisons mêmes, les pénitenciers doivent prévoir deux espaces dans le réfectoire, car aucun Blanc n’accepterait de s’asseoir à la table d’un Noir. 

Thomas Jefferson, qui n’imaginait pas que les Anglo-Américains puissent jamais cohabiter avec des descendants d’esclaves émancipés, voulait plutôt les renvoyer au loin, pour peupler une colonie d’Afrique. (Notes on the State of Virginia, manuscrit de 1785, Massachusetts Historical Society, p. 83.) Cette solution héroïque, à peine praticable en 1785, devait rapidement devenir une impossibilité, et dès lors de grands dangers se préparaient à l’horizon. « Il est malheureusement trop certain », prédit Beaumont en 1835, « qu’un jour les États du Sud de l’Union recèleront dans leur sein deux races ennemies, distinctes par la couleur, séparées par un préjugé invincible, et dont l’une rendra à l’autre la haine pour le mépris. C’est là, il faut le reconnaître, la grande plaie de la société américaine. » (Marie, etc., 1835, t. I, p. 338).

Les libéraux français partagent cette constatation et s’étonnent de la tranquillité d’esprit des Américains, quand les nuages s’épaississent et que le ciel commence à craquer. La ségrégation ne les inquiétait pas davantage, dans la nouvelle société, que les progrès de l’esclavage ne les avaient alarmé à la fin du siècle précédent. « Les propriétaires de nègres se plaignent déjà que, depuis que la population noire augmente, ils sont moins soumis, plus remuants qu’ils ne l’étaient autrefois », écrivait déjà La Rochefoucauld à la toute fin du XVIIIe siècle. « Tous ces symptômes devraient les aviser de la prompte nécessité de faire quelque chose pour préparer une fin à cet état d’esclavage, qui sera tôt ou tard d’un grand danger pour les maîtres ; mais on s’endort sur ce danger comme sur tous les autres ; et, dans ce cas comme dans tous les autres, on reconnaît que la prévoyance est nulle parmi le peuple américain. » (De La Rochefoucauld-Liancourt, Voyage dans les États-Unis d’Amérique, fait en 1795, 1796 et 1797, t. VI, 1799, p. 86.) Trente ans plus tard, Charles Comte répète le même avertissement, qu’il veut plus solennel, car entre temps le nombre des esclaves a beaucoup augmenté. (Traité de législation, 1827, t. IV, p. 347) Encore quelques années et Tocqueville livrerait sa très sombre prédiction, que « si l’Amérique éprouve jamais de grandes révolutions, elles seront amenées par la présence des noirs sur le sol des États-Unis ». (Démocratie en Amérique II (1840), III, xxi ; O. C., t. I, vol. II, p. 263). Et pourtant les actions courageuses qui furent alors entreprises, Laboulaye nous les a déjà assez présentées, quand il a dit ce mot : « L’Amérique n’a rien fait. Elle n’a pas aboli l’esclavage ; elle ne l’a pas transformé en servage. Ses lois sont aussi dures que le premier jour », etc. (Histoire politique des États-Unis, etc., t. I, 1855, p. 429-430)

Désormais, il fallait faire face à cette menace nouvelle, et à ce problème subsistant du racisme, dans une société américaine qu’on supposerait entièrement débarrassée de l’esclavage. Pour en accélérer la solution, Beaumont prit le parti de mobiliser l’opinion française : il écrivit un roman. Pour la première fois, la cause des Noirs voyait naître une œuvre de fiction où il n’était pas question, à proprement parler, ni de la servitude, ni des luttes de l’émancipation, mais bien de « l’opinion flétrissante qui s’attache à la race noire et aux générations même dont la couleur s’est effacée », de ce « préjugé » qui rend « chaque jour plus profond l’abîme qui sépare les deux races et les suit dans toutes les phases de la vie sociale et politique ». (Marie, etc., 1835, t. I, p. v-vi)

Quoiqu’il ait choisi par amitié de s’abstenir de trop grands développements, sur cette question qui avait occupé Beaumont, Tocqueville partageait les mêmes craintes, et il n’a pu s’empêcher de les exprimer dans sa grande œuvre. « Ceux qui espèrent que les Européens se confondront un jour avec les nègres me paraissent caresser une chimère. Ma raison ne me porte point à le croire, et je ne vois rien qui me l’indique dans les faits. » (Démocratie en Amérique I (1835), II, x ; O. C., t. I, vol. I, p. 358) La raison tenait dans la différence de la couleur et des origines. Tandis que les descendants de divers peuples d’Europe, qui partageaient les mêmes caractères physiques, avaient mis des siècles à former une société plus ou moins harmonieuse et unie, comment pouvait-on espérer que l’union entre les Anglo-Américains et les descendants d’esclaves serait ou prompte ou facile ? (Brouillons de la Démocratie en Amérique ; manuscrits de la Beinecke Library, CV Ia.) L’avenir recelait des dangers, et le futur ne laissait apercevoir que de sombres couleurs. Selon toute probabilité, l’abolition de l’esclavage dans le Sud ne détruirait pas les haines raciales, mais tendrait, tout au contraire, à les accroître davantage. (Démocratie en Amérique I (1835), II, x : O. C., t. I, vol. I, p. 373 ; voir de même Beaumont, Marie, etc., 1835, t. I, p. 162-163)

Les changements les plus profonds devaient s’introduire dans les lois et dans la manière dont la justice était dispensée. Le Noir dispose théoriquement des droits électoraux, mais s’il se présente pour voter, il court risque de la vie. (Démocratie en Amérique I (1835), II, x : O. C., t. I, vol. I, p. 359) Qu’il doive rentrer en possession de ce droit, et pouvoir l’exercer tranquillement, ne fait pas unanimité chez les auteurs. Gustave de Molinari n’y croit pas, et préfère un régime temporaire de tutelle (Lettres sur les États-Unis, etc., 1876, p. 275), tandis que Laboulaye, l’esclavage à peine aboli, ose défendre l’opinion contraire dans une lettre inédite à un Américain, avec les précautions de langage nécessaires — qu’il n’est qu’un étranger qui voit l’Amérique de loin, que peut-être se trompe-t-il, etc. (Lettre à William Henry Seward, 31 août 1865 ; University of Rochester (État de New York), William Henry Seward Papers.)

Diverses incapacités sont acceptées, à cette époque, par la loi électorale américaine ; au milieu du débat contradictoire l’exclusion des Noirs est acceptée par certains auteurs libéraux français comme celle des femmes. L’inégalité devant la justice et les tribunaux, en revanche, est unanimement repoussée. Il n’est pas normal, souligne Tocqueville, que quand un Noir veut se plaindre il ne trouve que des Blancs parmi ses juges, et Beaumont compare la justice qu’on dispense dans ces occasions à celle que rencontre le parti vaincu après une guerre civile. (Démocratie en Amérique I (1835), II, x : O. C., t. I, vol. I, p. 359 ; Marie, etc., 1835, t. I, p. 168) C’est un reste de la vieille asymétrie de la justice à l’époque de l’esclavage. (Voir Beaumont, Marie, etc., t. I, p. 281 et 290, et de même Laboulaye, Histoire, etc., t. I, 1855, p. 424)

À l’époque de Molinari, la loi de Lynch fait des ravages : les peines sont maximales et les procédés très sommaires ; il en fait la constatation à Augusta (État de Géorgie), dans une affaire d’attentat à la pudeur. La maxime de Beccaria, que la peine doit être proportionnée au délit, paraît être de toute justice, et semble acceptée par tous les peuples civilisés ; mais les Américains n’ont pas eu le temps « de pâlir sur les livres », dit Molinari. « Dans l’opinion du juge Lynch, tout nègre qui porte la main sur une blanche doit absolument être pendu, et voilà pourquoi ce magistrat expéditif a cru nécessaire d’intervenir dans l’affaire d’Augusta. Ai-je besoin d’ajouter que l’opinion du juge Lynch est partagée par la généralité de la population blanche ? Je n’y contredis point ; seulement, j’ai beau me raisonner, j’ai quelque peine à m’accoutumer à l’idée qu’on puisse tuer un nègre, fût-il trop galant, sans plus de façon et de remords que s’il s’agissait d’un lapin. » (Lettres sur les États-Unis, etc., 1876, p. 230)

Pour Charles Comte, la justice, sainement entendue et équitablement distribuée, est la vraie solution pour pacifier les rapports entre les races. Il ne faut pas perdre son temps, dit-il, à faire des déclarations selon lesquelles « les blancs, les basanés et les cuivrés sont tous de même couleur, ou que les couleurs sont abolies », et « on n’avancerait pas beaucoup plus en démentant le fait de la conquête ou de l’asservissement, ou en déclarant que ce fait n’aura point de conséquence ; ce qui a été, est irrévocable ; et quand un fait a existé, il produit des résultats qu’il n’est pas au pouvoir des hommes d’empêcher. » (Traité de législation, 1827, t. IV, p. 494-495). Une justice impartiale, l’égalité réelle devant la loi, sont en revanche, dit-il, des remèdes efficaces, et des leviers qu’un gouvernement peut employer. « Il faut faire, autant que cela se peut, que tous les hommes jouissent d’une protection égale ; il faut que les mêmes qualités ou les mêmes services obtiennent les mêmes récompenses, et que les mêmes vices ou les mêmes crimes soient suivis de peines semblables. » (Idem, p. 496). Ceux qui ont devant les yeux la société américaine contemporaine jugeront de la réalité de cette politique et témoigneront peut-être de son efficacité. Elle demeure insuffisante et précaire dans l’esprit de quelques auteurs, comme Beaumont, qui, peut-être à raison, n’y place pas toutes ses espérances. La véritable solution, pour lui, tient dans l’union des deux races par le mélange des populations. « Les mariages communs sont à coup sûr le meilleur, sinon l’unique moyen de fusion entre la race blanche et la race noire », écrit-il. (Marie, etc., 1835, t. II, p. 317) C’est une observation à la fois optimiste et terriblement pessimiste, qui résume bien l’état d’esprit des libéraux français face à la double question de l’esclavage et du racisme aux États-Unis.

[La destruction des indigènes.] L’histoire de la tradition libérale française est faite de débats et de controverses et les auteurs n’adoptent pas toujours les vues qui nous conviendraient le mieux. L’esclavage et le racisme, notamment tels qu’ils se donnent à observer aux États-Unis, atteignent cependant contre eux un degré d’unanimité assez rare. Le sort des indigènes de l’Amérique est traité avec plus d’ambivalence. D’un auteur à l’autre, on passe d’une sympathie distante et d’un intérêt scientifique sans approbation, à l’émotion et à la défense. D’emblée, la question du droit des Anglo-Américains à s’accaparer les terres des indigènes fait naître diverses appréciations. Robertson (History of America, 1777, t. I, p. 336), et d’autres voyageurs, ont remarqué que ces hordes d’hommes vivant d’une chasse qu’on pourrait dire extensive, ils ont besoin pour survivre de très larges étendues de terrain. Pour Volney, ce gaspillage relatif des terres implique que les indigènes n’auraient pas « le droit raisonnable de refuser du terrain à des peuples cultivateurs qui n’en auraient pas suffisamment pour subsister » (Tableau du climat et du sol des États-Unis d’Amérique, 1803, p. 475-476). Cette expropriation aurait donc des conditions, mais en ces termes même elle dérange. Yves Guyot demande de quel droit l’Européen s’est saisi des terres des populations indigènes d’Amérique : ce n’était pas l’application de la théorie du premier occupant, car les territoire étant déjà occupés ; où était la justice et le droit ? (Lettres sur la politique coloniale, 1885, p. 147) Laboulaye, de même, a des doutes ; dans son cours, il pose les termes du problème mais ne le résout pas. (Histoire politique des États-Unis, t. I, 1855, p. 51) Pour tous, l’expropriation sans condition fait de la peine à admettre. Certains s’y rangent, cependant, notamment parmi les partisans du principe de la colonisation. (Voir par exemple Michel Chevalier, « Les colonies et la politique coloniale », Séances et travaux de l’Académie des sciences morales et politiques, t. 74, 1865, p. 132)  

Malgré cette différence d’appréciation, qui annonce une position plus nuancée et ambivalente, le libéralisme français entretient des rapports assez similaires avec les indigènes d’Amérique et avec les noirs esclaves ou émancipés : c’est, traditionnellement, d’un côté comme de l’autre, une politique de sentiment, de bienveillance, qui prédomine.

Sans doute trouverait-on dans le caractère français la disposition mentale ou culturelle qui les y prédisposait, car il y a, dans les rapports entre Français et indigènes d’Amérique, trop d’aménité et de sentiments généreux pour que le hasard seul y est présidé. Brissot déjà racontait en 1791 les rapports cordiaux que les Français seuls entretenaient avec ces peuples. « Un homme de cette nation », écrivait-il, « peut voyager en sûreté, sans armes, du Canada aux Illinois. Les sauvages distinguent à son air, à sa peau, à son langage, à quelle nation il appartient, et ils le fêtent comme un frère. Mais s’il se trouve avec des Américains, ils le traitent avec la même cruauté ; car il détestent les Américains. » (Nouveau voyage dans les États-Unis de l’Amérique septentrionale, 1791, t. II, p. 297)

Volney, esprit d’un naturel assez froid, introduit cette bienveillance dans son étude scientifique des indigènes, et aussi borné soit-il, ce sentiment aimable lui vaut des moqueries et du mépris de la part des Américains. Assez peu porté à estimer aveuglément les fameuses vertus du bon sauvage, dont Rousseau a fait une arme si pitoyable contre la civilisation, Volney prend soin de redresser la vérité factuelle. L’étude du climat et du sol des États-Unis démontre par exemple que l’écorce des arbres est plus épaisse et plus dure du côté sud que de tout autre, que de même le ciment et le mortier des murs y sont toujours plus durs, plus difficiles à démolir qu’à aucune des autres expositions. « C’est à des faits », écrit Volney, « à des observations de cet ordre, aussi simples et aussi naturels, que cette espèce d’hommes doit la sagacité que nous admirons en elle ; et lorsque des voyageurs romanciers ou des écrivains qui jamais n’ont quitté le coin de leur cheminée, s’extasient sur la finesse des sauvages, et en prennent occasion d’attribuer à leur homme de la nature une supériorité absolue sur l’homme civilisé, ils nous prouvent seulement leur ignorance en fait de chasse, et du perfectionnement des sens de l’odorat et de la vue par l’habitude et la pratique d’un exercice quelconque. » (Tableau) Le sort des faibles et des femmes, dans ces tribus indigènes, la piteuse alternance de l’abondance et du plus extrême dénuement selon le produit de leur chasse, et jusqu’à leurs croyances magiques ou religieuses, tout cela excite davantage la pitié que l’admiration. Cependant, Volney craint la disparition de ces peuples, et voudrait que l’on étudie leur vie et leur histoire, que l’on recueille attentivement leurs langages. « Il serait à désirer que le congrès, sentant l’importance du sujet, formât, ne fût-ce que temporairement, une école de cinq ou six interprètes uniquement occupés à recueillir des vocabulaires et des grammaires sauvages. Dans cent ans, dans deux cents ans, il n’existera peut-être plus un seul de ces peuples. » (Tableau) C’était aussi la proposition faite par Crévecœur (Voyage dans la Haute Pennsylvanie et dans l’État de New-York, 1801, t. I, p. 319) Les Américains, toutefois, ne partagent pas leur intérêt. La proposition que Volney formule directement à Jefferson se heurte à une fin de non-recevoir. (Lettre à Jefferson, 10 mai 1803 : Chinard, 137 — Papers, etc.) Pareillement, le traducteur américain du Tableau juge sans intérêt la question, soulevée par Volney, de savoir si les indigènes peuvent se civiliser : pour lui la question n’existe pas, puisqu’ils disparaissent. (A view of the soil and climate of the United States of America, 1804, p. 381) Et quand à l’idée de recueillir leur histoire, leurs coutumes et leur langage, « les Américains », dit-il, « souriront à cette proposition » (the American citizen will smile at this proposal). (Idem, p. 425) 

Il y a incompréhension et opposition entre les motifs et les sentiments de part et d’autre de l’Atlantique. Ému de compassion, Beaumont a rencontré aussi la froideur toute américaine, envers le sort des indigènes. Il a senti le besoin de témoigner, et il mêle — habilement ou non, cela importe peu ici — la cause indigène et la cause noire dans son roman sur les esclaves émancipés. Dans Marie il a voulu placer toute son émotion première ; or son cœur a vibré, aussi, devant le spectacle des indigènes d’Amérique. Lors de son voyage au côtés de Tocqueville, il a beaucoup observé et a appris la vérité de leur situation. Il comprend, et raconte à sa famille, pourquoi il suffit que l’Européen paraisse dans un endroit pour que l’Indien fuie : « ce n’est pas chez ce dernier une affaire de sentiment : il fuit parce que le gibier dont il a besoin pour vivre a fui le premier. » (Lettre à son frère Achille, 11 août 1831 ; Lettres d’Amérique, p. 122) Les tableaux qu’il dresse de l’indigène américain, à cette occasion, sont remplis d’une bienveillance douce et tranquille, qui paraît renouer avec les traditions du XVIIIe siècle, dont Beaumont est, bien entendu, en ceci comme ailleurs, un véritable successeur. « Nous appelons ces Indiens des sauvages parce qu’ils n’ont point nos talents ; mais quel nom nous donnent-ils, eux qui ne possèdent point nos vices ? » demandera-t-il dans son roman. (Marie, etc., 1835, t. II p. 39 ; voir aussi Lettres d’Amérique, p. 126) Il ne caresse pas, cependant, l’utopie de Rousseau, et présente aussi la vie sauvage comme une vie d’égoïsme, de violence et de privations. (Marie, etc. 1835, t. II, p. 159) Mais la supériorité évidente de l’Anglo-Américain ou de l’Européen, il la méprise et la conteste. Ces indigènes, écrit-il après John Lawson (History of Carolina, 1718, p. 235) nous fournissent des vivres quand nous nous trouvons dans leurs pays, tandis que nous les laissons mourir de faim à notre porte : n’est-ce donc pas qu’ils sont meilleurs pour nous que nous pour eux ? (Marie, etc., 1835, t. II, p. 242)

Quoiqu’envisageant leurs usages et leurs coutumes avec un esprit critique, Beaumont reste touché par leur malheur et les mauvais procédés dont les Américains usent envers eux. C’est un cynisme qu’il n’a pas tardé à apercevoir, et à expliquer à ses proches. « Le gouvernement des États-Unis marche rapidement à la destruction de cette race, jadis maîtresse du sol américain », explique-t-il à Ernest de Chabrol. « Il serait trop difficile de les anéantir par le moyen de la guerre : cela coûterait des hommes et de l’argent. Un peu de temps et beaucoup de perfidie, voilà ce qui est sûr et plus économique ! Ainsi donc, on est censé vivre avec eux en bonne intelligence ; mais on ne manque pas de prétextes pour les refouler toujours de plus en plus dans l’Ouest. On fait avec eux des traités dont l’interprétation est donnée par le plus fort. Des relations commerciales sont établies entre eux et les Américains : ils donnent des peaux de bêtes sauvages et d’autres choses utiles en échange desquelles les Américains leur donnent de l’eau-de-vie qui les anéantit ; ils font des liqueurs un tel abus que cette boisson en tue plus que la guerre. » (Lettre du 24 juillet 1831 ; Lettres d’Amérique, p. 103). « Ils possédaient le sol américain ; chaque jour ils en sont expulsés. » continue-t-il, quelques jours plus tard. « Et j’ai vu sur la route de Flint River de pauvres Indiens qui glanaient dans un champ qui leur appartenait il y a quelques années. Ils abusent, il est vrai, des liqueurs fortes ; mais quel est le plus barbare de celui qui reçoit ces liqueurs sans en connaître le danger ou de celui qui les vend sachant qu’elles donneront la mort ? Aux environs de Saginaw les serpents sonnettes abondent. Les Indiens savent guérir leurs blessures d’une manière infaillible. Je demandais s’ils se faisaient payer pour donner leur remède ; on m’a répondu qu’ils n’étaient jamais plus heureux que lorsqu’ils pouvaient sauver la vie à quelqu’un et qu’ils ne voulaient jamais recevoir aucune récompense. » (Lettre à Ernest de Chabrol, 2 août 1831 ; Lettres d’Amérique, p. 111)

Désormais, dans son livre, il exposera leur condition, leurs protestations, et les manœuvres malhonnêtes des Américains à leur endroit. Il mobilise, pour ce faire, ses observations de voyage et ses notes de lectures, et s’il cite des faits précis, ce sont ceux qui l’ont particulièrement ému : telle est, par exemple, la réponse que les Indiens font aux blancs qui viennent à eux pour acheter leurs terres : « Nous ne vendrons pas le lieu où repose la cendre de nos aïeux. » (Marie, etc., 1835, t. II, p. 232 ; voir de même chez Tocqueville, Démocratie en Amérique I (1835), II, x : O. C., t. I, vol. I, p. 339) 

Les Américains, cependant, ne voient pas les indigènes du même œil. L’émotion que Beaumont ressent devant leur extinction progressive et inéluctable ne les saisit pas, et une démarche scientifique, nous l’avons vu, les ferait plutôt sourire. « Les Américains se demandent à quoi sert de connaître ce qu’ont fait les Indiens, ce qu’ils font encore ; comment ils vivaient dans leurs forêts, comment ils y meurent. Les sauvages sont de pauvres gens desquels il n’y a rien à tirer, ni richesses, ni enseignements d’industrie. Il faut prendre leurs forêts, voilà tout, et s’en emparer, non pour faire de la poésie, mais pour les abattre et passer la charrue sur le tronc des vieux chênes. » (Marie, etc., 1835, t. I, p. 264-265) Cette disposition d’esprit, Beaumont la repousse, et il regrette que les fils d’Européens n’aient pas ambitionné le rapprochement des deux peuples, par l’introduction progressive des éléments de leur civilisation, à ces indigènes qui manquent du premier nécessaire : sûrement l’essai valait d’être tenté. En attendant le flot de l’émigration européenne et l’avancée des défricheurs fait présager l’extinction finale. Il ne faut être naïf ni sur les ambitions, ni sur les moyens des Américains. « Ce peuple, faiseur de lois, placé en face de sauvages ignorants, leur livre une guerre de procureur. » (Idem, p. 185). L’aboutissement en sera irrémédiablement l’extinction. « Les forêts du Michigan leur sont livrées à perpétuité… Oui, ce sont les termes du traité : mais quelle dérision ! Les terres qu’ils occupaient jadis, et dont on vient de les chasser, leur avaient été concédées aussi pour toujours. Leur nouvel asile sera respecté tant qu’il n’excitera point l’envie de leurs ennemis ; mais le jour où la population américaine se trouvera trop serrée dans l’Est, elle se rappellera que le Nord du Michigan est une riche et belle contrée. Alors un nouveau traité sera conclu entre les États-Unis et les Indiens, et il sera démontré à ceux-ci que leur intérêt bien entendu est d’abandonner leur nouvelle retraite et d’en aller chercher une autre encore plus loin. Mais à force de s’avancer vers l’Ouest, ils rencontreront l’Océan Pacifique : ce sera le terme de leur course ; là ils s’arrêteront comme on s’arrête au tombeau. » (Idem, t. II, p. 54) Devant ce péril, le roman de Beaumont est un appel à l’opinion publique européenne. 

Une grande similarité d’opinion existe, entre Beaumont et Tocqueville, sur la question des indigènes et des noirs. Il y a, de part et d’autre, les leçons d’une commune expérience, seulement plus émotive chez Beaumont, plus raisonnée chez Tocqueville. Ce dernier a été frappé par le faible accès que les procédés des hommes civilisés trouvaient dans l’esprit des indigènes, de sorte par exemple qu’en hiver et par les températures les plus froides, ces hommes nus refusaient les manteaux qu’on leur offrait et les regardait en pitié. (Carnets ; O. C., t. V, vol. I, p. 76) Cette imperméabilité à la civilisation, déjà bien exposée par Crévecoeur (Voyage dans la haute Pennsylvanie et dans l’État de New-York, 1801, p. 4-5), le rendait plus sceptique, plus pessimiste encore que son ami. La sympathie qu’il ressentait pour les indigènes était cependant réelle, et c’est une réhabilitation, plus qu’un rabaissement, qu’il a ambitionné. « Il suffit de voir les indigènes de l’Amérique du Nord pour se convaincre que leur race ne le cède en rien à la nôtre. » écrit-il. L’état social a pour ainsi dire tracé autour de l’esprit des Indiens un cercle étroit, mais dans ce cercle, ils se montrent les plus intelligents de tous les hommes. Il y a sans doute dans ce qu’ont fait les Cherokees autant de génie naturel que dans les plus grands efforts des peuples modernes. … Admis dans les écoles des blancs, les jeunes Indiens étonnent par la rapidité de leurs progrès et, si l’on songe aux difficultés sans nombre qui environnent les Cherokees, on ne saurait douter qu’ils n’aient montré autant et peut-être plus de génie naturel que les peuples européens dans leurs plus vastes entreprises. Leur malheur est de rester à moitié barbares en contact avec le peuple le plus civilisé et j’ajoute le plus avide de la terre. » (Brouillons de la Démocratie en Amérique ; manuscrits de la Beinecke Library, CV Ia.) 

La « guerre de procureur » menée par les Anglo-Américains l’a aussi profondément irrité. Il en a parlé avec ses proches, notamment avec sa mère. (Voir par exemple la lettre du 25 décembre 1831 ; O. C., t. XIV, p. 159.) La manière dont les Américains se débarrassent des arguments fondés sur le droit naturel et sur la raison, pour s’accaparer les terres des indigènes, le révolte et il le dit. (Démocratie en Amérique I (1835), II, x ; O. C., t. I, vol. I, p. 355.) Ses carnets de voyage contiennent aussi la description d’une scène touchante où, Beaumont et lui ayant rencontré sur leur chemin un Indien couché sur le bord de la route, et à moitié mort, Tocqueville raconte que « revenus à la ville, nous parlâmes à diverses personnes du jeune Indien dont le corps était étendu dans le chemin. Nous parlâmes du danger imminent auquel il était exposé ; nous offrîmes même de payer sa dépense pour une auberge. Tout cela fut inutile ; nous ne pûmes déterminer personne à bouger. Les uns nous disaient : ‘Ces hommes sont habitués à boire avec excès et à coucher sur la terre, ils ne meurent pas pour de pareils accidents.’ D’autres reconnaissaient bien que probablement l’Indien mourrait ; mais on lisait sur leurs lèvres cette pensée à moitié exprimée : qu’est-ce que la vie d’un Indien ? Le fait est que c’était là le fond du sentiment général. Au milieu de cette société américaine si policée, si sentencieuse, si charitable, il règne un froid égoïsme et une insensibilité complète, lorsqu’il s’agit des indigènes du pays. Les Américains des États-Unis ne font pas chasser les Indiens par leurs chiens comme les Espagnols du Mexique, mais au fond c’est le même sentiment impitoyable qui anime ici comme partout ailleurs la race européenne. ‘Ce monde-ci nous appartient, se disent-ils tous les jours, la race indienne est appelée à une destruction finale qu’on ne peut empêcher et qu’il n’est pas à désirer de retarder. Le ciel ne les a pas faits pour se civiliser, il faut qu’ils meurent. Du reste je ne veux point m’en mêler. Je ne ferai rien contre, je me bornerai à leur fournir tout ce qui doit précipiter leur perte. Avec le temps j’aurai leurs terres et serai innocent de leur mort.’ Satisfait de son raisonnement, l’Américain s’en va dans le temple où il entend un ministre de l’Évangile répéter chaque jour que tous les hommes sont frères et que l’Être éternel qui les a tous faits sur le même modèle leur a donné à tous le devoir de se secourir. » (Carnets ; O. C., t. V, vol. I, p. 225) 

[Pourquoi le voyage est une déception : quelques considérations supplémentaires.] Les considérations précédentes, sur la réalité de l’esclavage et du racisme, et sur le sort des indigènes, éclairent davantage la répulsion que les libéraux français ont ressenti en visitant les États-Unis. Des remarques complémentaires doivent cependant encore être fournies, pour compléter un tableau qu’on voudrait fidèle.

[Emprise de la religion, et absence d’une véritable liberté de penser.] La liberté religieuse et la liberté de penser sont certainement les premières qu’un Français croyait retrouver en Amérique ; car sans doute les descendants de persécutés ne se feraient pas eux-mêmes des persécuteurs ? C’est toutefois un schéma si fréquent dans l’histoire, qu’il ne méritait guère de les étonner.

Malgré les peines de l’exil et les souvenirs pénibles des discordes religieuses, les premiers colons américains ne brillèrent pas exactement par leur esprit de tolérance. Édouard Laboulaye, peu suspect de dénigrement systématique, raconte qu’une fois établis sur leurs nouvelles terres, ils furent « oppresseurs et bourreaux, après avoir été victimes et martyrs ». (Histoire politique des États-Unis, etc., t. III, 1866, p. 536) À une autre occasion, il indique que les puritains d’Amérique « ne furent pas moins intolérants que les catholiques d’Europe ». (« L’Église et l’État en Amérique », Revue des Deux-Mondes, septembre-octobre 1873, p. 725)

Ayant accompli l’effort héroïque d’une émigration, en un temps où elle était si rare et si difficile, ces puritains n’aspiraient qu’au bonheur de prier Dieu en paix. Quand quelques-uns de ceux qui les avaient accompagné prenaient devant eux le parti de rester fidèle à l’Église anglicane, et témoignaient de leur volonté d’en suivre le rite dans quelque lieu reculé, les colons déclarèrent qu’ils ne le supporteraient pas. (Histoire, etc., t. I, 1855, p. 170) Ils n’avaient pas placé l’Océan entre eux et le continent de leurs pères pour vivre en terre hostile au milieu de l’infidèle et du dissident. Ainsi, la foi était contrôlée et un homme ne devenait citoyen qu’à de certaines conditions, toutes religieuses et non civiles. Dans la Nouvelle-York, la grande charte des libertés et privilèges (1683) affirme que « nulle personne, faisant profession de croire en Dieu, par Jésus-Christ, ne sera, en aucune occasion, inquiétée pour différence d’opinion » (that Noe person or persons which professe ffaith in God by Jesus Christ Shall at any time be any wayes molested punished disquieted or called in Question for Difference in opinion or Matter of Religious Concernment — America’s Founding Charters: Primary Documents, 2006, vol. I, p. 179), ce qui indique une appréciation assez bornée de la liberté de penser. Un siècle plus tard (1777), la constitution du même territoire de New-York déclare que tout étranger pourra obtenir le titre de citoyen, pourvu qu’il fera serment de se soumettre aux lois de l’État et d’abjurer toute allégeance étrangère, en toutes matières ecclésiastiques aussi bien que civiles (provided all such of the persons… shall take an oath of allegiance to this State, and abjure and renounce all allegiance and subjection to all and every foreign king, prince, potentate, and State in all matters, ecclesiastical as well as civil — America’s Founding Charters: Primary Documents, 2006, vol. I, p. 799), et cette dernière provision l’empêche de fait d’être catholique. 

Si tel était l’accueil réservé aux dissidents, il n’est pas étonnant que les peines les plus lourdes aient été prévues pour les audacieux qui oseraient blasphémer Dieu, nier la révélation ou mettre en doute la vérité de la Trinité. Le malsonnant « Acte de tolérance » (Act of toleration) du Maryland, en 1649, prévoit pour eux la peine de mort et la confiscation complète de leurs biens, possessions et terres. (J. F. Wilson, D. L. Drakeman (ed.), Church and State in American history: key documents, etc., 4th edition, 2020, p. 33) 

Les puritains qui colonisèrent l’Amérique furent, comme leur nom l’indique assez, de vrais fanatiques religieux. La traversée est toute religieuse et se passe au rythme de trois sermons par jour. (G. Bancroft, History of the colonization of the United States, 1851, vol. I, p. 139) Les actes politiques, les lois, sont encastrées dans la religion, ce qui ne produit pas les résultats les plus heureux, ainsi qu’on le verra bientôt. Les sessions du congrès fédéral et des législatures de chaque État sont ouvertes par des pasteurs. En 1789, George Washington, premier président des États-Unis, affirme dans son discours inaugural qu’il serait malséant de commencer son action publique par autre chose qu’une prière fervente à l’Être tout-puissant qui gouverne l’Univers (it would be perculiarly improper to omit in this first official act, my fervent supplications to that Almighty Being who rules over the universe.—Papers of George Washington, presidential series, vol. II, p. 173)

Ce que de tels usages et de telles lois laissent de liberté à l’incroyant, on le devine assez. Le libre penseur est une impossibilité en Amérique. « Tout le monde, en Amérique, est forcé par l’opinion de tenir à un culte », dit Beaumont. « L’homme qui dirait n’avoir ni culte ni croyance religieuse serait non seulement exclu en fait de tous emplois civils et de toutes fonc­tions électives gratuites ou salariées, mais encore il serait l’objet d’une persécution morale de tous les instants ; nul ne voudrait entretenir avec lui des rapports de société, encore moins contracter des liens de famille ; on refuserait de lui vendre et de lui acheter : on ne croit pas, aux États-Unis, qu’un homme sans religion puisse être un honnête homme. » (Marie, etc., 1835, t. II, p. 196 et 224) Il en avait fait la constatation très tôt lors de son voyage, et l’avait reportée dans ses lettres. (Lettres d’Amérique, p. 41) Quoique plus résolument porté vers les choses de la religion, Alexis de Tocqueville, son compagnon de voyage, n’en juge pas moins certains usages comme passablement excessifs. Ainsi, dans un procès, un témoin qui déclarerait ne pas croire en l’existence de Dieu ne pourrait déposer, car l’opinion d’un athée ne saurait avoir aucun poids. (Démocratie en Amérique I (1835), II, ix ; O. C., t. I, vol. I, p. 306-307) Cela ne paraît pas raisonnable.

Alexis de Tocqueville a perdu la foi étant jeune homme, lors de son séjour à Metz, mais il respecte les croyances et voit dans la religion l’appui fondamental de la liberté ; Gustave de Beaumont peut dire fièrement, en France, qu’il tient « par trop de liens aux idées philosophiques du XVIIIe siècle pour [s]’en séparer jamais » (Lettre au nom du comité de la gauche constitutionnelle, en soutien du candidat Ernest de Villiers, 1846), au milieu du monde il est accommodant et tranquille. 

Volney, en revanche, traîne une réputation d’athée qu’il ne mérite que trop. Aux États-Unis, elle devait lui valoir quelques troubles. Le docteur Joseph Priestley le prend à parti publiquement, et dans sa vie quotidienne il se voit refuser les services d’un pâtissier de Philadelphie au motif qu’il est un « maudit athée ». (Mémoires du comte de M***, 1828, p. 246-247). 

La présence de cet esprit religieux dans les lois est l’objet des remarques, volontiers critiques, de la part des voyageurs libéraux français. Comme la plupart des codes ont emprunté littéralement au Lévitique et à l’Exode, on punit sévèrement les actes les plus variés, touchant notamment ce qu’on voudrait pouvoir considérer comme la vie privée. « Le code pénal de l’Ohio punit de l’emprisonnement les rapports entre hommes et femmes non mariés », explique Beaumont. « À New-York, tous les jeux de hasard, tels que les cartes, les dés, le billard, sont défendus dans tous les lieux publics, auberges, tavernes, paquebots, etc., sous peine de 10 dollars d’amende (53 fr.) contre les aubergistes et les maîtres de paquebots. » (Marie, etc., 1835, t. I, p. 355) Ainsi qu’il a déjà été dit, le repos dominical est strictement appliqué.

La conséquence de ces mœurs et de ces lois est qu’il n’existe pas, à proprement parler, de vraie liberté de penser aux États-Unis. « Je ne connais pas de pays », écrit Tocqueville, « où il règne en général moins d’indépendance d’esprit et de véritable liberté de discussion qu’en Amérique. » (Démocratie en Amérique I (1835) II, vii ; O. C., t. I, vol. I, p. 266) Les Américains même ont l’occasion de s’en convaincre, lorsqu’il est question de traduire en anglais, pour être publiés chez eux, les écrits de philosophes audacieux, sceptiques ou incroyants. Thomas Jefferson, qui tout bas est un chrétien assez libre et philosophique, s’intéresse au livre des Ruines, de Volney, et en traduira les vingt premiers chapitres. (Ceci toutefois n’est pas fréquemment mentionné dans les études américaines. L’ouvrage de Jon Meacham [Thomas Jefferson: the art of power—800 pages], qui a obtenu le prix Pulizer, n’en dit pas un mot. Ce n’est qu’un exemple.) Jefferson demanda à Volney de détruire le manuscrit et de conserver ceci comme un secret ; aujourd’hui, seule leur correspondance croisée nous le révèle. Des précautions aussi grandes devaient être prises en Amérique. En 1825, dans leur vieillesse commune, John Adams se plaint encore dans une lettre à Jefferson que les attaques contre la Bible étant punies d’amende ou d’emprisonnement, il est certains sujets qu’on ne peut examiner aux États-Unis. « Qui donc, dans ces conditions, oserait traduire les Recherches nouvelles de Volney ? Qui oserait traduire Dupuis* ? Je n’en dirai pas davantage sur ce sujet, quoiqu’il me tienne fort à cœur. Mon opinion est que de telles lois sont honteuses [a great embarassement], et qu’elles forment un obstacle considérable à l’amélioration de l’esprit humain. » (Lettre du 23 janvier 1825 ; The Adams-Jefferson Letters, 2012, p. 608)  (*L’origine de tous les cultes, 1795 ; le jeune Destutt de Tracy fournira une analyse raisonnée de cet ouvrage (1799) : ce fut sa première œuvre d’importance ; elle aurait été impossible aux États-Unis.)

[La pensée, l’art, l’architecture, la musique, la littérature, et autres choses « qui ne paient pas ».] Que la pensée ne puisse se donner libre court aux États-Unis, à cause du carcan de la religion, n’indispose pas tant les libéraux français que le désintérêt profond et systématique que l’Américain manifeste pour toute pensée, pour toute littérature, comme si l’idée du beau elle-même ne frappait pas son esprit. L’un après l’autre, nos voyageurs font cette constatation pénible que là où l’homme est essentiellement un cultivateur, un défricheur, ou plus tard un commerçant, un industriel, la pensée et les beautés abstraites de l’art ne se retrouvent pas. Lors de sa tournée dans le Sud, Volney, mélancolique, évoque auprès de Jefferson cette population à laquelle il est forcé de se mêler, et qui possède « de vastes terres, de nombreux troupeaux ; mais tout cela laisse la tête bien vide, le cœur bien fade et les jours bien longs. Par calcul fait, j’ai plus vécu à Monticello dans quelques heures que je n’ai vécu dans ces contrées en plusieurs jours. » (Lettre du 24 août 1796 ; The Papers of Thomas Jefferson, vol. 29, p. 175) Plus de trente ans plus tard, Beaumont et Tocqueville évoquent avec des sentiments similaires une situation toute semblable. « Les beaux-arts sont ici dans leur enfance », dit Beaumont à son frère. « La nature leur a refusé une organisation propre à la musique. Je crois qu’ils n’ont pas des dispositions plus heureuses pour la peinture. Tu me demandes s’il y a un musée à New York. Sans doute, il y en a même plusieurs. Mais sais-tu ce qu’on y voit ? La lanterne magique et quelques oiseaux empaillés. Tocqueville et moi avons ri comme des bienheureux, lorsque voyant écrit sur un édifice Musée américain et y étant entrés, nous y avons vu de pareilles choses au lieu de tableaux que nous pensions y rencontrer Il y a quelques bibliothèques publiques ; mais elles ne contiennent pas plus de 20 000 volumes et on n’y voit personne. Du reste, la littérature y est fort peu cultivée. Tout le monde apprend à lire, à écrire et à calculer ; en un mot, on veut assez de connaissances pour faire ses affaires. Mais, quant aux belles lettres, on ne s’en soucie guère. On nous dit qu’à Boston et à Philadelphie, il en est autrement. Nous verrons. » (Lettre à son frère Jules, 4 juillet 1831 ; Lettres d’Amérique, p. 83) Cette première impression, qui s’est solidifiée au cours du voyage par suite d’expériences cumulatives et confirmatives, a donné lieu, dans Marie, à des remarques critiques générales d’une grande virulence. « Ne cherchez, dans ce pays, ni poésie, ni littérature, ni beaux-arts », lit-on en guise d’avertissement. « L’égalité uni­verselle des conditions répand sur toute la société une teinte monotone. Nul n’est ignorant de toutes choses, et personne ne sait beaucoup ; quoi de plus terne que la médiocrité ! » (Marie, etc., 1835, t. I, p. 238) 

Les rares libéraux français qui défendent l’Amérique sur ce point ne remettent pas en cause les faits, mais en proposent une interprétation différente. Les Américains n’ont pas le goût et la patience d’élever de grands monuments, dit Brissot, mais leurs habitations et leurs églises sont agréables, spacieuses et propres, quoique sans luxe ni ornements : l’avantage, ainsi, est de leur côté. (Nouveau voyage dans les États-Unis de l’Amérique septentrionale, etc., 1791, t. I, p. 140-141) Si les esprits qui ont conduit la révolution américaine ont démontré une telle maturité, explique aussi Laboulaye, c’est qu’on « lisait beaucoup en Amérique. Il n’y avait point de grandes bibliothèques ; on s’y occupait assez peu de science, et point du tout d’érudition ; avant tout, il fallait défricher le sol et constituer le capital national ; tout portait à l’action. Mais en chaque maison était la Bible, et dans le plus pauvre loghouse on la lisait et on la méditait tous les soirs. » (Histoire politique des États-Unis, etc., t. II, 1866, p. 10) Grands amateurs des productions de l’esprit humain, sensibles au beau et à l’art, la grande majorité des libéraux français ne va néanmoins pas se satisfaire de la simplicité américaine.

En architecture, les États-Unis ont adopté les modes les plus simples, et Chastellux, devant l’abondance des habitations sans prétention, fait cette remarque en passant que « M. Jefferson est le premier Américain qui ait consulté les beaux-arts pour savoir comment il se mettrait à couvert ». (Voyage dans l’Amérique septentrionale, etc., 1786, t. II, p. 34) Tous les libéraux français en voyage aux États-Unis constatent cette absence totale de goût architectural. Non toutefois qu’ils la condamnent irrémédiablement. Par exemple, note Molinari, si une salle de théâtre y est « complètement dépourvue  d’élégance, en revanche, on y est fort à son aise. En France, nous avons presque partout dans nos théâtres du luxe sans confort ; en Amérique, on a du confort sans luxe. » (Lettres sur les États-Unis, etc., 1876, p. 328) Mais l’absence de tout esprit architectural, de tout monument qui vaille le coup d’œil, blesse leurs espérances de voyageurs et d’hommes raffinés. New-York, raconte Tocqueville, est « une ville propre, bâtie en briques et en marbre, mais sans monuments publics remarquables. » (Lettre à Eugène Stöffels, 28 juin 1831 ; O. C., t. XVII, vol. I, p. 95) Ses constructions les plus imposantes reposent sur des falsifications, et dans la Démocratie en Amérique il explique qu’ayant voulu étudier de plus près quelques petits palais de marbre blanc qu’il avait aperçu de loin en pénétrant dans la ville, il dut se rendre à l’évidence que « ses murs étaient de briques blanchies et ses colonnes de bois peint ». (Démocratie en Amérique II (1840), I, xi : O. C., t. I, vol. I, p. 56-57 ; voir une appréciation similaire dans Marie, etc., 1835, t. I, p. 259). Les fameux monuments de la capitale fédérale ne les ont pas non plus impressionné. Depuis longtemps, les voyageurs français s’apitoyaient du spectacle présenté par tous ces portiques grecs et ces colonnes corinthiennes assemblées sans goût ni sens des proportions. (Granier de Cassagnac, Voyage aux Antilles, t. II, p. 375 ; La Havane par Mme la comtesse Merlin, t. I, p. 74-75). Comment espérer que les libéraux français en jugent autrement ? La Maison Blanche, dit sèchement Molinari, ressemble à une sous-préfecture de second ordre ; on l’appellerait à Paris un bel hôtel particulier, soutient Beaumont. (G. de Molinari, Lettres sur les États-Unis, etc., 1876, p. 95 ; G. de Beaumont, Lettres d’Amérique, p. 210) La manière qu’ont les Américains de singer les productions de l’Europe ne les satisfait pas. Les élégantes demeures qu’on trouve à New-York, indique Molinari, sont des répliques des hôtels du West-End de Londres (Lettres sur les États-Unis, etc., 1876, p. 27) : ainsi, on est mal payé du voyage. Quant à Beaumont, il est tout étonné quand, vantant devant des Américains le bâtiment du Capitole, qu’il considère être un très beau palais, il se voit demander si l’Europe a de quelconques monuments qui puissent soutenir la comparaison. (Lettre à sa mère, 20 janvier 1832 ; Lettres d’Amérique, p. 211)

Cette même synthèse d’inélégance naturelle et de contrefaçon de l’Europe se retrouve dans la mode vestimentaire. À la toute fin du XVIIIe siècle, Volney remarque avec étonnement que les vêtements des Américaines sont copiées de l’Europe, et plutôt deux fois qu’une. « Je dois dire, pour l’instruction des amateurs et pour l’histoire importante des modes, que j’ai vu arriver en 1795 à Philadelphie, celle qui régnait à Paris en 1793 ; puis celle de 1794, arriver en 1796 ; et lorsque je m’inquiétai de ce qu’elle devenait dans l’année intermédiaire, l’on m’expliqua qu’elle la passait à Londres, où elle recevait les formes anglaises pour lesquelles les Anglo-américains ont conservé un goût et un respect filial. » (Tableau, etc., 1803, t. I, p. 302). Les choix et le goût qu’on manifeste à ces occasions n’est pas le mieux senti, aux dires de nos libéraux en voyage. « Les Américaines sont en général assez richement habillées, mais elles manquent de goût », raconte Beaumont à sa famille. « Elles imitent en tout les modes françaises. Tous les articles de la toilette leur viennent de Paris et c’est même une branche de commerce immense pour la France ; mais elles prennent souvent dans nos modes ce qu’il y a de moins bon ; souvent aussi elles les exagèrent. Elles distribuent mal sur leurs personnes les ornements dont elles se chargent : elles font abus de bijoux et se chamarrent de différents objets de couleurs diverses et tranchantes. Elles sont remarquables par la blancheur de leur teint, mais je n’ai pas encore vu parmi elles une beauté parfaite, présentant sous tous les rapports le beau idéal. » (Lettre à son frère Jules, 4 juillet 1831 ; Lettres d’Amérique, p. 81) Quarante ans plus tard, Molinari parle surtout des costumes pour souligner leur simplicité, « qui n’exclut pas toujours la négligence et le laisser-aller ». (Lettres sur les États-Unis, etc., 1876, p. 39). 

Les libéraux français sont des intellectuels dont le sens artistique est en général assez développé, et ils marchent en Amérique sur une terre peu hospitalière. En musique, en littérature, ils ne faut pas compter sur des productions supérieures. Les Américains ont des goûts plus simples. « Il faut peu de chose pour les amuser, parce qu’ils ont une vie très occupée et très active », écrit Beaumont dans sa correspondance. (Lettre à son frère Jules, 4 juillet 1831 ; Lettres d’Amérique, p. 82) C’est une observation très vraie — dont la signification plus théorique a bien été analysée par Germaine de Staël puis par Tocqueville — qu’il répète aussi dans son roman, à propos des journaux, qui sont, dit-il, la seule littérature du pays ; c’est qu’il faut « à des gens affairés, et dont la fortune est médiocre, une lecture qui se fasse vite et ne coûte pas cher. » (Marie, etc., 1835, t. I, p. 252) Venus aux États-Unis avec le désir sincère d’y trouver une humanité plus heureuse et mieux constituée, ces auteurs ne pouvaient masquer l’impression pénible que faisait sur leurs sens la démonstration des compétences artistiques des Américains. Tous sont d’accord pour trouver la littérature pauvre à l’excès, les théâtres mauvais, la musique malsonnante. (Molinari, Lettres sur les États-Unis, etc., 1876, p. 354-355 ; Beaumont, Lettres d’Amérique, p. 82 ; etc.). Gustave de Beaumont, surtout, parle de la musique américaine comme « sans contredit la plus barbare qui soit au monde » (Lettre à sa sœur Eugénie, 14 juillet 1831 ; Lettres d’Amérique, p. 88). « Il y a dans les Américaines un défaut que nous ne pouvons leur pardonner », raconte-t-il à sa mère (et ce « nous » englobe Tocqueville, aussi volontiers médisant), « c’est d’être détestables musiciennes et de faire toujours de la musique. Elles n’en ont point le goût ; c’est seulement une affaire de mode. Elles chantent d’une manière impayable : il y a dans leur gosier un certain roucoulement qui a un cachet particulier que je ne saurais rendre, mais qui n’a rien de commun avec les lois de l’harmonie. Si on leur dit : ‘Vous chantez à merveille’, elles vous répondent avec une ingénuité rare : ‘C’est très vrai.’ Elles apprennent le piano pendant trois mois, puis elles jouent sans se faire prier le moins du monde, en avouant toujours de la meilleure grâce qu’elles sont folles de musique et qu’elles ont un véritable talent. » (Lettre à sa mère, 7 juin 1831 ; Lettres d’Amérique, p. 60)

Le sentiment du beau peut s’épanouir différemment de chaque côté de l’Atlantique, et personne n’espère être parfaitement sensible à la musique de populations très éloignées. Il y a cependant, dans l’appréciation de l’art en Amérique, des incompatibilités plus fondamentales. Si les productions littéraires n’atteignent pas un niveau très remarquable en Amérique, soutient Beaumont, c’est que le bon goût lui-même y manque. Or « pour avoir de l’élégance dans le goût », écrit-il un peu sévèrement, « il en faut d’abord dans les mœurs. » (Marie, etc., 1835, t. I, p. 253) L’homme Américain, tel qu’il le décrit, est essentiellement un être incomplet, incapable de jouir des choses morales. « C’est tout une science que d’apprendre à jouir des choses morales. La nature ne nous donne point cette faculté qui naît de l’éducation seule et des habitudes d’une vie libérale. Il ne faut pas croire qu’après avoir amassé de l’argent et de l’or, on puisse se dire tout à coup : ‘Maintenant je vais vivre d’une vie intellectuelle. » Non, l’homme n’est point ainsi fait. Le reptile tient à la terre et l’aigle aux cieux. Les hommes d’esprit pensent, les hommes à argent ne pensent pas.’ » (Marie, etc., 1835, t. I, p. 245-246) C’est toute une éducation à faire ou à refaire. En l’état, la rusticité des Américains est inconciliable avec les plus belles productions du génie humain. Bien triste est l’homme de culture constatant qu’au théâtre l’Américain ne prête à peu près aucune attention au spectacle ; « on cause, on discute, on remue, on prend occasion du spectacle pour boire ensemble ; l’intérêt de la pièce est entièrement perdu de vue ». (Idem, p. 395). Bel encouragement pour les auteurs !

Ces derniers, aux États-Unis, n’ont en vue que l’enrichissement ; le théâtre, comme la littérature ou la musique, c’est essentiellement une industrie. (Marie, etc., 1835, t. I, p. 248) En Amérique, on cultive les lettres dans le même esprit qu’on défricherait les forêts voisines. (Tocqueville, brouillons de la Démocratie en Amérique ; manuscrits de la Beinecke Library, CV Ia.) C’est l’industrie littéraire, avec toutes ses conséquences esthétiques, sociales et politiques, qu’en théorie Germaine de Staël et Alexis de Tocqueville ont finement analysées. (Voir Littérature)

Comme dans toute industrie, la satisfaction des consommateurs est l’aiguillon premier et essentiel. Si la finesse et l’élégance « ne paient pas », on aura tôt fait de les abandonner. Le peuple américain n’a pas de goût pour le beau abstrait ou la perfection de la langue, et il réclame qu’on marche dans l’art comme en tout, avec l’utilité et la simplicité en vue. Quand un orateur ou un écrivain veut faire du style brillant et classique, soutient Beaumont, il met en péril sa popularité : aussi ne s’y risque-t-il pas une seconde fois. (Marie, 1835, t. I, p. 253)

Pour les libéraux français, cette situation est déplaisante. Elle a aussi, sur le plan strictement pratique, des conséquences néfastes pour l’Amérique elle-même. L’industrie américaine est la plus moderne et la plus développée, mais ses productions, écrit Molinari, manquent de goût, et de bonnes écoles de dessin industriel n’y seraient pas inutiles. (Lettres sur les États-Unis, etc., 1876, p. 53) La philosophie est une science dont l’utilité n’est pas aussi perceptible que la mécanique, mais la succession des crises économiques, suite d’euphories collectives, doivent assez indiquer l’avantage de la pensée critique. Le bon-sens américain ne va pas encore jusque là, écrit Volney à Jefferson. Alors, une fois encore, l’enthousiasme en affaires a conduit à des désastres. « Le vent était bon et chacun a forcé ses voiles. Chacun s’en repent aujourd’hui, et ce qu’il y a de désolant, c’est qu’aussitôt que l’orage sera fini tout le passé s’oubliera et l’on recommencera de plus belle. » (Lettre du 29 décembre 1796 ; The Papers of Thomas Jefferson, vol. 29, p. 238) 

Incapables d’apprécier la beauté qui les environne, les Américains la détruise. Volney consacre de larges développements à la destruction des forêts en Amérique, et il signale les effets climatiques délétères qui s’ensuivent. (Tableau, etc., 1803, chapitre xi) Dans les villes modernes, il n’apprécie pas le spectacle de ces rues très larges sans aucune végétation : c’est une faute de goût. (Relation inédite ; J. Gaulmier, L’idéologue Volney, 1951, p. 365 ; du même, Volney, 1959, p. 206.) Comme Beaumont et Tocqueville l’ont constaté au cours de leur voyage, aux États-Unis les forêts disparaissent à vue d’œil. (Lettre de Tocqueville à un correspondant inconnu, 8 novembre 1831 ; O. C., t. XVII, vol. I, p. 141) Sans remettre en cause l’utilité des défrichements, Beaumont fait valoir une divergence de sensibilité esthétique et culturelle. Ses lettres familiales nous racontent son dégoût devant ce sentiment général, en Amérique, de « haine contre les arbres ». (Lettre à sa sœur Eugénie, 14 juillet 1831 ; Lettres d’Amérique, p. 93) Pour lui, la destruction systématique des forêts produit un mal moral et esthétique. « Moi qui ne partage point l’enthousiasme des Américains pour les champs de blé, je regrette tous les beaux arbres qu’ils ont abattus. Que ces forêts devaient être belles quand la main de l’homme ne les avait pas encore déshonorées ! Maintenant on peut les comparer à une belle femme dont on a en partie coupé la chevelure. » (Idem) Cette appréciation n’est pas partagée par les Américains, et la divergence de sentiment produit à nouveau un sentiment d’étrangeté chez Beaumont, voyageur libéral aux espérances pourtant si grandes pour ce pays. Comme si le spectacle de l’Amérique civilisée n’était pas assez déplaisant, il faut se confronter, dans les profondeurs du wild west, à ce qui s’apparente à une profanation, dont l’ampleur est très surprenante. « L’Européen, admirateur des belles forêts, est tout surpris de trouver chez les Américains une haine profonde contre la végétation des arbres. Ceux-ci poussent si loin ce sentiment, que, pour embellir leurs maisons de campagne, ils anéantissent les arbres et la verdure dont elles sont environnées, et n’imaginent rien de plus beau qu’une habitation située dans une plaine rase, où pas un arbre ne se montre. Il importe peu qu’on y soit brûlé par le soleil, sans asile contre ses rayons : l’absence de bois est, à leurs yeux, le signe de la civilisation, comme les arbres sont l’annonce de la barbarie. Rien ne leur semble moins beau qu’une forêt ; en revanche, ils n’admirent rien plus qu’un champ de blé. » (Marie, etc., 1835, t. II, p. 328-329) 

C’est le plaisir habituel des voyages de ne pas se comprendre par la langue, mais de se retrouver dans la communion autour d’un repas partagé, comme d’apprécier ensemble les mélodies nouvelles de la musique locale. Mais ces joies, les libéraux français ne les avaient pas goûtées : après l’ambivalence du jugement des institutions, il y avait l’impasse de la divergence des goûts. 

L’absence des beaux-arts en Amérique désespère les libéraux français, qui vivent dans un raffinement tout contraire. Elle inquiète même Tocqueville, qui y décèle un avenir possible pour les démocraties. « Si les hommes parvenaient jamais à se contenter des biens matériels », avertit-il ainsi, « il est à croire qu’ils perdraient peu à peu l’art de les produire, et qu’ils finiraient par en jouir sans discernement et sans progrès, comme les brutes. » (Démocratie en Amérique II (1840), II, xvi ; O. C., t. I, vol. II, p. 154)

En l’état, la vulgarité des manières des Américains les dérange ou les indispose. Il y a en Amérique, explique Tocqueville à sa famille, un sans-gêne incroyable. « Le ministère public parle les mains dans ses poches, le tribunal chique et l’avocat nettoie ses dents en interrogeant les témoins » (Lettre à Ernest de Chabrol, 20 juin 1831 ; O. C., t. XVII, vol. I, p. 93). C’est une expérience comique, que vingt ans plus tard Tocqueville rappelle encore à son vieil ami Beaumont, en parlant de « ces rustres d’Américains » qui avaient une curiosité remarquable, des connaissances exactes, et toujours quelque chose de neuf ou d’utile à apprendre, mais « qui nous crachaient à la figure sans y faire attention ». (Lettre du 5 janvier 1851, O. C., t. VIII, vol. II, p. 355) Dans Marie, Beaumont parle aussi de leur grossièreté « non intentionnelle », comme si c’était un compliment. « Quand le Français est grossier, c’est qu’il le veut : l’Américain serait toujours poli, s’il savait l’être. » (Marie, etc., 1835, t. I, p. 226) De façon ou d’autre, c’est une déception. « Il y a désappointement complet pour qui cherche chez eux l’élégance des manières et l’urbanité des formes », écrit-il. (Idem, p. 382)

[Une dernière considération. Pourquoi seul Dupont (de Nemours) a émigré aux États-Unis] La réalité américaine, découverte par plusieurs générations de libéraux français, a été déroutante et décevante. Les États-Unis devaient continuer à servir à l’élaboration théorique, comme à guider les hommes pratiques par l’exemple de succès ou d’échecs bons à considérer, mais le mythe américain n’avait pas survécu au voyage.  

Vivre aux États-Unis est une perspective qui a paru globalement peu attirante. Que seul Dupont (de Nemours) y ait émigré, n’est pas une surprise, après le récit qu’on vient de lire. Mais on n’apprécierait pas assez la force de la répulsion collective des libéraux français pour la vie américaine, si l’on s’abstenait de considérer les circonstances exceptionnelles dans lesquelles certains d’entre eux se trouvaient relativement à l’émigration aux États-Unis.

Lorsqu’au tout début du XIXe siècle Napoléon inaugure son régime personnel de despotisme, Volney perd tout espoir d’une action politique, et le domaine de la pensée se présente désormais comme une arène close. À cette époque il sait l’anglais, et revient de trois années passées aux États-Unis ; il a parcouru tout le pays, connaît les emplacements propices à une installation, et le président, Thomas Jefferson, est un ami personnel, avec qui il correspond fréquemment. La perspective d’une émigration ne l’a toutefois jamais tenté. C’est que, comme le notait Gilbert Chinard avec justesse, « aux États-Unis il n’avait trouvé que peu d’endroits où il aurait aimé vivre, peu de gens qu’il aurait aimé fréquenter ». (Volney et l’Amérique d’après des documents inédits et sa correspondance avec Jefferson, 1923, p. 102).

Alexis de Tocqueville et Gustave de Beaumont partageaient également des circonstances très exceptionnelles. En 1851, leur carrière politique s’arrêta, sans espoir de reprise, lorsque Louis-Napoléon Bonaparte entreprit de marcher sur les traces de son oncle. À cette époque, Tocqueville avait peu d’amis, et il s’était brouillé avec sa famille ; il était marié à une Anglaise ; ils n’avaient pas d’enfants. Cette grande occasion ne fut pas saisie. Quelques années plus tard, lorsque sa santé déclina, les médecins lui conseillèrent de s’établir durablement sous un climat plus chaud, et en effet les dernières années de sa vie ont été rythmés par des séjours en Italie et à Cannes. (Beaumont, « Notice sur A. de Tocqueville », op. cit., p. 113). Il ne paraît pas avoir jamais songé aux États-Unis, pas plus que son vieil ami, Gustave de Beaumont, pourtant marié avec Clémentine de La Fayette, petite-fille du héros des deux mondes. 

Tous les libéraux français paraissent douter que des hommes comme eux puissent jamais trouver le bonheur aux États-Unis. À l’époque de Volney, un autre Français y avait vécu trois ans, et s’en revenait content. « Ce bonheur », racontait plus tard l’intéressé, « je l’avais principalement dû à ce que, dès que je fus arrivé parmi les Américains, je parlai comme eux, je m’habillai comme eux, je me gardai bien de vouloir avoir plus d’esprit qu’eux, et je trouvai bon tout ce qu’ils faisaient ». (Physiologie du goût, etc., 1828, t. II, p. 347) Comment Volney, Beaumont ou Tocqueville, et tant d’autres, auraient-ils pu s’y résoudre ? 

Si les voyageurs français de toute couleur politique étaient unanimes sur un point, c’était sur le peu de chance qu’aurait un esprit d’exception de se trouver bien d’une émigration aux États-Unis. (La Rochefoucauld-Liancourt, Voyage dans les États-Unis d’Amérique, etc., 1799, t. VIII, p. 168 ; Félix de Beaujour, Aperçu des États-Unis, etc., 1814, p. 154 ; Montlezun, Voyage fait dans les années 1816 et 1817, de New-York à la Nouvelle-Orléans, etc., 1818, t. I, p. 8 ; etc.)

Certains auteurs, trop bien informés, n’y songèrent pas. Charles Comte, qui dut s’exiler après quelques exploits peu goûtés par le pouvoir, trouva refuge à Lausanne puis à Londres, et il est revenu en France accompagné d’une servante qui ne savait pas un mot de français. Mais à la lecture de son grand Traité de législation on n’imagine pas qu’il ait jamais sérieusement considéré la solution américaine. Quoique bienveillant envers de nombreuses autres civilisations, comme la Chine, il présente à ses lecteurs une Amérique souillée par le plus grave des méfaits. « De tous les faits que nous considérons comme criminels », écrit-il, « il n’en est pas de plus graves que d’avoir dégradé une partie du genre humain, en la mettant au rang des choses ; d’avoir dénié, à son égard, l’existence de tous devoirs moraux ; d’avoir exercé sur elle, pendant une longue suite de générations, tous les vices et tous les crimes dont des hommes peuvent être susceptibles. » (Traité de législation, etc., 1827, t. IV, p. 463) En vivant au milieu de cette injustice et de cette violence barbare, sans doute n’aurait-il pas tardé, comme Beaumont plus tard, à trouver la nature elle-même décolorée, et les plus beaux jours, comme les plus beaux sites, sans aucun charmes. (Marie, etc., 1835, t. I, p. 179)

Quelques grands noms du libéralisme français ont caressé toutefois cette idée, et leurs doutes, leur irrésolution, et leur refus final, méritent l’examen. Je m’occuperai ici d’un exemple fameux, et bien documenté, celui de Germaine de Staël.

Comme Benjamin Constant, Germaine de Staël a vécu la plus grande partie de sa vie dans l’admiration de l’Amérique : leurs œuvres en portent témoignage. (Lettre de B. Constant à I. de Charrière, 16-18 octobre 1793 : Correspondance générale, t. II, p. 175 ; De la possibilité d’une constitution républicaine dans un grand pays. Fragments. Livre I, chapitre iii : O. C., t. IV, p. 405 ; etc ; Germaine de Staël, De la littérature, II, i : éd. Pléiade, p. 205 et p. 264-265 ; De l’Allemagne, I, xix : O. C. Série I, t. III, p. 201 ; Considérations sur la Révolution française, VI, vii : O. C. Série III, t. II, vol. II, p. 908.) L’intérêt de Germaine de Staël pour les États-Unis se nourrissait de circonstances personnelles et historiques extrêmement propices. Pour une riche protestante forcée à l’exil, l’Amérique est une destination évidente, plus encore lorsque des attaches financières vous lient à cette nation ; or les investissements de Germaine de Staël aux États-Unis étaient considérables, et elle a fini par posséder une partie du Bronx, à New York. (Ghislain de Diesbach, Madame de Staël, 2011, p. 298). Pendant huit ans, elle n’a cessé d’entretenir ses amis de l’idée d’un voyage ou d’une émigration en Amérique, sans jamais la concrétiser. Cette irrésolution, et ce choix final, ne sont pas sans explications.

À l’époque dont on parle, Germaine de Staël est occupée par la rédaction du roman qui paraîtra sous le titre de Delphine ou l’Italie. Certaines scènes caustiques de ce roman nous décrivent l’ennui d’une femme de génie, perdue au milieu d’une médiocrité écrasante. Benjamin Constant, qui a été sensible à ces morceaux, et qui y retrouvait l’esprit altier de son amie, les met en exergue et tire d’eux cette conclusion peu encourageante : « Malheur à celui qui veut des lauriers au milieu de gens qui n’en ont pas. » (Compte-rendu de Corinne, O. C. t. III, p. 1063 et 1118 ; voir aussi O. C., t. XXXIII, p. 274) Voguant à travers l’Europe dans les cercles les mieux choisis, Germaine de Staël y paradait sa brillante intelligence. Les Américains qu’elle côtoyait sentaient à ses côtés leur propre infériorité. « Je me sens très stupide dans ce cercle… La conversation est trop brillante pour moi » (I feel very stupid in this group… A conversation too brilliant for me), écrit Gouverneur Morris dans son journal. (The Diary and letters of Gouverneur Morris, 1888, t. I, p. 189 et 210) Conséquent avec ses observations, il prendra plus tard le parti de dissuader sa brillante amie de découvrir les États-Unis, car son bel esprit, dit-il, n’y trouverait ni audience ni aliment. (Lettre du 27 avril 1805 ; Mémorial de Gouverneur Morris suivi d’extraits de sa correspondance, 1841, p. 554)

L’exemple de quelques-uns des proches amis que Benjamin Constant et elle avaient en commun pouvaient encore attiédir la ferveur de sa résolution américaine. Talleyrand en est sans doute le meilleur exemple. Contraint d’y émigrer, il était revenu très désappointé, et disait qu’en trois ans de séjour aux États-Unis il n’avait pas trouvé un seul Français qui ne s’y sentait pas comme un étranger. (« Mémoire sur les relations commerciales des États-Unis », Mémoires de l’Institut national des sciences et arts, t. II, 1799, p. 92) Perdu au milieu des Américains, Talleyrand avait imploré la pitié de Germaine de Staël, lui disant : « si je reste encore un an ici, je meurs », comme elle le lui rappellera quatorze ans plus tard. (Lettre du 28 février 1809 ; Correspondance générale, t. VI, p. 602) Bien des années plus tard, Constant non plus n’avait pas oublié cette expérience décevante (voir O. C., t. VII, p. 590).

Or Germaine de Staël a toujours vécu l’ennui de façon pénible et douloureuse. (Dix années d’exil, chapitre xx) Elle détestait la Suisse pour cette raison qu’on s’y ennuyait fort ; et elle aurait été heureuse en Amérique ? Ses amis, qui la connaissaient, l’avertissaient. « L’usage n’y permet pas aux femmes de se mêler d’affaires publiques ni même d’en parler fréquemment », lui écrivait Dupont. « Les beaux arts y sont peu cultivés. Il n’y a de gens de lettres que des géomètres, des physiciens, des avocats et des théologiens ; vous pourriez vous y ennuyer à mort. » (Lettre du 26 février 1805 ; De Staël—Du Pont Letters, 1968, p. 265) « Vous seriez en pays perdu », répète-t-il quatre ans plus tard. « Lorsqu’à la fin du dîner, ou on vous renverrait dans votre salon, ou bien l’on serait étonné de vous voir rester à table ; vous vous trouveriez également désappointée : dans le premier cas par l’ennui ; dans le second par la gêne des convives, puis par les mauvais propos de toutes les autres dames qui diraient que vous êtes venue déranger les mœurs du pays. » (Lettre du 4 avril 1809 ; Idem, p. 348-349) Germaine de Staël n’y gagnerait rien, dit-il encore en 1810, que de perdre la bonne opinion qu’elle a des Américains, et de revenir en France « mécontente, excédée d’humeur et d’ennui » (Lettre du 18 mai 1810 ; Idem, p. 358) Sismondi, autre ami de longue date, et un habitué de Coppet, paraît même s’agacer de la résolution affichée par la brillante châtelaine. Ce grand voyage qu’elle projette « nous paraît à tous si redoutable pour elle », confie-t-il. Les Américains ne s’intéressent qu’aux affaires mercantiles et pas du tout aux subtilités de l’esprit, et c’est « parmi ces misérables calculateurs qu’elle va passer quelques années » ? Sismondi ne peut le croire. (Lettres à Mme d’Albany, 18 octobre 1809 et 12 mars 1810 ; Revue des Deux-Mondes, janvier-février 1861, p. 789-790) 

Pour tous ceux qui la connaissaient, ce projet américain semblait un paradoxe. Par ses goûts et son caractère, Germaine de Staël aurait tranché avec la société américaine. Quoiqu’ayant des principes très républicains, elle avait des penchants aristocratiques, et elle pestait quand la petite société de Genève l’appelait Madame Staël, oubliant la particule nobiliaire et le titre bien sonnant de baronne. (Ghislain de Diesbach, Madame de Staël, 2011, p. 15 et p. 156) Qu’en auraient fait les Américains ?

La résolution de Germaine de Staël, en vérité, était feinte. « Si elle parle sans cesse de son départ », explique un récent biographe, « c’est, semble-t-il, avec l’arrière-pensée que ses amis la retiendront et que le plus cher de tous, Prosper de Barante, se décidera enfin, pour ne pas la perdre irrémédiablement, à faire le geste qu’elle attend. » (Ghislain de Diesbach, Madame de Staël, 2011, p. 622) Dans son étude sur le sujet, R. L. Hawkins comprend aussi les choses ainsi. (Germaine de Staël and the United States, 1930, p. 74) Et comment ne pas voir en effet que ses projets d’Amérique répondent, à chaque occasion, à des circonstances auxquelles l’idée d’un départ, plus que le départ lui-même, doit répondre. C’est quand Benjamin Constant fait mine de s’éloigner d’elle, ayant trouver une femme à épouser, qu’elle représente son projet d’Amérique comme très sérieux ; ou sur un autre théâtre, c’est dans le but d’obtenir l’autorisation de rester en France qu’elle fait état à nouveau de ce désir d’exil qui pourrait toucher une pouvoir désireux de ne pas perdre tout à fait un grand talent littéraire. D’après les meilleurs spécialistes, Germaine de Staël avait en vérité « peu d’attirance » pour les États-Unis, et considérait les Américains comme trop rustres pour jamais donner le change à son bel esprit. (Ghislain de Diesbach, Madame de Staël, 2011, p. 675 ; Hawkins, Germaine de Staël and the United States, 1930, p. 61)

Il resterait le cas de Dupont (de Nemours) pour contredire la thèse générale que les libéraux français ont peu goûté l’Amérique. Peut-être les circonstances de sa vie et de son exil en donneraient-ils la raison. Au milieu de l’embrasement révolutionnaire, Dupont (cinquante ans passés) venait de risquer plusieurs fois sa vie ; homme plutôt sage, s’il avait pu vivre en France sous un gouvernement tolérable, sans doute il l’aurait fait. Mais n’entrevoyant nulle part la stabilité politique nécessaire, il avait pris le parti de l’exil : c’était peu avant que Napoléon Bonaparte ne réinstalle de la sécurité et de l’ordre, avec les applaudissements (et plus que cela) des authentiques libéraux que conservaient la France. L’Atlantique était franchi et il était trop tard. « Je n’ai pas besoin de vous avouer que si les événements qui ont eu lieu avaient précédé mon entreprise américaine, je ne me serais pas exilé à l’autre bout du monde », écrivit-il à Germaine de Staël, « et je serais vraisemblablement avec vous à causer sur ce qu’on a fait, ce qu’on peut faire, ce qu’on doit faire et ce qu’on fera. » (Lettre du 8 février 1800 ; De Staël—Du Pont Letters, 1968, p. 15) Son amie paraissait convaincue, de même, que si le 18 Brumaire avait précédé son départ, il n’y aurait plus même songé, et elle croit que lorsque la paix sera obtenue il prendra le chemin du retour. (Lettre du 2 mai 1800 ; Idem, p. 18) Mais quand demanderait-on à nouveau ses services en France ? En attendant il faisait des plans d’éducation nationale, que Jefferson et Madison lui avait demandés, et qu’ils avaient approuvés. (Lettre du 26 février 1805 ; Idem, p. 265) Une nouvelle vie américaine débutait pour lui, et surtout pour ses enfants. Car Dupont ne prit jamais la peine d’apprendre l’anglais (Lettres à Jefferson, du 23 juillet 1808, 12 décembre 1811, 10 février 1813, 7 décembre 1815, et 18 août 1816), et de l’autre côté du globe il continua curieusement à dater ses lettres selon le nouvel almanach de France (Lettre de Necker à Dupont, 21 mars 1801 ; Idem, p. 60) Ce sont des signes par lesquels se reconnaissent les « exilés malgré eux » (Forced Émigrés), dont parle Durand Echeverria. (Mirage in the West, etc., 1957, p. 180) Dupont rentra en France, pour repartir ensuite aux États-Unis (mars 1815), à nouveau un peu forcé, lorsque Napoléon eût quitté l’île d’Elbe. Il a fini par s’acclimater.

[Conclusion générale.] Malgré les nombreux exemples utiles que ce pays a pu donner aux libéraux français à travers les âges, et malgré un engouement assez général au XVIIIe siècle, les États-Unis ont fait naître chez les voyageurs une désillusion profonde qui méritait d’être examinée. L’un après l’autre, Volney, Tocqueville et Beaumont, puis Molinari, ont vécu des expériences relativement semblables, qui jointes ensemble illustrent la relation complexe, faite d’attraction et de répulsion, que le libéralisme français a entretenu, historiquement, avec l’Amérique et les Américains. Que les États-Unis, en tant que civilisation, valent mieux que la France, est une conclusion à laquelle même ses plus fervents admirateurs n’aboutissent pas. « Nous sommes sans doute moins avancés que les États-Unis dans la pratique de la liberté », dit Laboulaye, « mais nous n’avons pas d’esclaves, et notre civilisation plus humaine est par cela même infiniment plus grande et plus relevée. » (Histoire politique des États-Unis, etc., t. I, 1855, p. 431-432) Si l’histoire du jugement de l’Amérique par les libéraux français est d’abord celle d’un engouement, elle est aussi, comme on l’a montré, celle d’un rejet.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publié.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.