Le centenaire d’Edgar Quinet et les cultivateurs danois

Ernest Martineau, Le centenaire d’Edgar Quinet et les cultivateurs danois, Journal des Économistes, mai 1903.


LE CENTENAIRE D’EDGAR QUINET ET LES CULTIVATEURS DANOIS

 

Que signifie le titre de cet article qui, au premier abord, peut paraître étrange ? Quel rapport peut-il exister entre le centenaire du grand publiciste français et ce petit peuple des agriculteurs du Danemark ? C’est ce qui sera éclairci au cours de ce travail et nous sommes persuadés que, loin d’être considéré comme une bizarrerie, le rapprochement indiqué dans notre titre apparaîtra au lecteur comme la chose du monde la plus simple et la plus naturelle.

I

Le gouvernement vient de célébrer, comme il convenait, le centenaire d’Edgar Quinet, du contemporain et de l’ami de Michelet avec lequel il professa, en même temps, au Collège de France. Poète, professeur, historien, homme politique, Quinet a été tout cela ; son principal titre de gloire, c’est, après qu’il se fut consacré spécialement à l’étude des questions sociales et politiques, d’avoir professé une philosophie morale qui se résume dans cette simple et magnifique formule : « Sois une conscience .»

« Sois une conscience », c’est, à vrai dire, le résumé de la doctrine morale des plus grands philosophes depuis Socrate jusqu’à Kant. C’est en effet la maxime de Socrate : « Connais-toi toi-même », appliquée à la morale, c’est-à-dire : Apprends à connaître ta nature, et cherche dans cette connaissance la règle de ta conduite vis-à-vis des autres ; c’est la maxime du philosophe de Kœnigsberg : « Agis de telle sorte que la maxime de ta conduite puisse devenir une règle de législation universelle », suis la voie droite que t’indique le devoir, qui est la conscience de notre droit propre dans autrui, qui t’ordonne de respecter dans les autres la dignité de l’être libre, c’est cette noble et pure doctrine de l’humanité fin en soi où le droit est défini « l’ensemble des conditions suivant lesquelles l’arbitre de l’un s’accorde avec celui de l’autre, sous une loi générale de liberté. »

Le ministre de l’Instruction publique, M. Chaumié, dans son remarquable discours lors de la célébration du centenaire de Quinet, a bien mis en relief la beauté morale de cet enseignement : « Sauver la conscience humaine, en préparer le libre et complet épanouissement, en assurer l’indépendance, la dignité, la noblesse, lutter toujours et sans cesse contre ceux qui veulent la tromper, l’obscurcir ou l’asservir, tel a été, a-t-il dit, le but constant des efforts d’Edgar Quinet. »

C’est qu’en effet, pour mesurer toute l’étendue de ce précepte : « Sois une conscience », il faut noter qu’en même temps qu’il commande le respect du droit d’autrui, en sorte que la limite du droit de chacun se trouve à cette ligne de démarcation où commence le droit égal des autres, il prescrit à l’homme de ne pas souffrir qu’on porte atteinte à son droit, et de lutter avec une inlassable énergie pour faire respecter sa liberté, sa dignité d’être libre.

Cette haute et fière doctrine, nul peuple plus que le peuple français — dont çà été la mission historique d’être le soldat du droit et de la civilisation et qui a proclamé les Droits de l’homme et du citoyen — nul peuple, disons-nous, n’est plus apte à la comprendre et, l’ayant comprise, à l’adopter et en faire la règle de sa conduite ; et c’est en effet au peuple de France surtout, à ce peuple qu’il aimait tant et pour lequel il rêvait la gloire de devenir l’idéal des peuples modernes, que Quinet a dédié ce grand précepte.

Cependant, l’histoire contemporaine signale une défaillance morale de ce peuple de France, en même temps qu’elle nous montre, chez un petit peuple du nord de l’Europe, petit par le nombre, mais grand par le caractère, chez le peuple des cultivateurs du Danemark, une remarquable application du précepte de Quinet.

Il s’agit ici d’un épisode de la vie économique des cultivateurs danois. C’était au temps peu éloigné où un vent de réaction économique soufflait sur l’Europe continentale et où les nations hérissaient leurs frontières de hauts tarifs de douane dans le but de repousser mutuellement leurs produits à l’importation : les nations voisines du Danemark, la Suède, l’Allemagne, venaient, à l’exemple de la France, d’établir des taxes protectrices sur les produits agricoles, et le gouvernement danois, suivant l’impulsion donnée, crut devoir consulter les sociétés d’agriculture du pays sur l’opportunité d’établir également au profit des agriculteurs des taxes de faveur, en repoussant les produits similaires agricoles de l’étranger.

La question fut posée devant une réunion de 200 délégués constituant la fédération des sociétés agricoles danoises et représentant 35 000 cultivateurs environ ; après examen, la proposition fut repoussée, pour quel motif ? C’est ce qu’il est intéressant de remarquer : le motif du rejet de la proposition, c’est que « les cultivateurs danois, respectueux de l’égalité des droits des citoyens du pays, ne se reconnaissaient pas le droit de renchérir artificiellement la nourriture du peuple des villes, en repoussant à la frontière l’importation des produits agricoles similaires des autres nations » ; et cette délibération mémorable fut prise à la presque unanimité des délégués.

Quel exemple et quelle leçon !

Si Edgar Quinet pouvait soulever la pierre de son tombeau et reprendre sa vie mortelle, il serait fier de ce petit peuple de cultivateurs — ce peuple, ami de la France d’ailleurs, et nous le notons en passant —, peuple qui à un projet de nature à flatter ses appétits, son égoïsme de classe, faisait une réponse si noble et si digne, réponse empreinte de la plus haute moralité.

« Sois une conscience », a dit le philosophe, et ces cultivateurs du Nord ont été fidèles à l’enseignement : ce peuple agricole a interrogé sa conscience et il a écouté sa voix, cette voix qui lui ordonnait de respecter le droit des autres, la liberté des autres, des citoyens des villes, et il a repoussé le privilège injuste qu’on lui offrait de renchérir artificiellement la nourriture du peuple des villes et de s’enrichir ainsi à ses dépens.

Ce qui est admirable ici, dans cet acte de la vie économique des cultivateurs danois, c’est qu’ayant à choisir entre le privilège offert, l’appel adressé à leur cupidité, et le devoir qui leur commandait de respecter le droit du public consommateur, ils n’ont pas hésité à repousser le présent, la faveur offerte, et à obéir à leur conscience. Peut-être ont-ils aperçu tout l’odieux de ce système de protection prétendue, qui organise la disette sur le marché pour renchérir les prix des produits, système qui procède à la manière des fléaux de toute sorte, de la gelée, de la grêle, du phylloxera, et qui ne peut pas ne pas procéder de cette sorte, car il n’y a pas d’autre moyen à la portée des législateurs pour renchérir artificiellement les prix que de faire la disette, de restreindre l’offre, de chasser du marché l’abondance ; et la conscience de ces honnêtes cultivateurs s’est révoltée à l’idée de faire le vide sur le marché, dans une certaine mesure, et de diminuer ainsi la quantité des produits nécessaires à l’alimentation du peuple des villes.

Disons-le tout de suite, comme c’est notre conviction profonde, si le peuple de France n’a pas agi comme les cultivateurs danois, s’il a cédé à l’appel fait à sa cupidité, à son égoïsme de classe, c’est que sa conscience morale a été obscurcie et que la question ne lui a pas été posée comme elle devait être posée, sur le vrai terrain où elle se place, et qu’ont si bien vu les cultivateurs du Danemark.

Qu’a-t-on dit, en effet, à nos agriculteurs pour entraîner leur adhésion ? On leur a dit et répété qu’il s’agissait de sauver l’agriculture nationale mise en péril par la concurrence étrangère, qu’il fallait équitablement compenser les charges de la production nationale avec celles des concurrents des autres nations ; ainsi on n’a mis en présence que deux personnages seulement : l’agriculteur national et son concurrent étranger, on a soigneusement laissé dans l’ombre ce personnage oublié, toujours et systématiquement oublié par les dirigeants du protectionnisme, le public consommateur, le peuple des villes qui consomme ces produits que lui vend le peuple des campagnes, ce personnage qui représente l’intérêt général parce que c’est pour lui que travaille l’agriculteur, pour lui que sont faits ces produits agricoles, et qu’il est aussi absurde qu’odieux de nuire au but sous prétexte de protéger le moyen.

Pour faire taire les scrupules de nos cultivateurs, on leur a dit que le producteur et le consommateur ne font qu’un et à la faveur de cette équivoque on a réussi à obscurcir la conscience de nos producteurs nationaux — car on croit facilement ce que l’on désire — et le peuple de nos cultivateurs n’a pas cherché à approfondir le problème moral posé devant sa conscience. Ainsi il lui a échappé qu’il portait atteinte au droit des autres, il n’a pas vu cette violation du droit des citoyens des villes que les cultivateurs danois ont si nettement aperçu et qui les a fait reculer, ce renchérissement artificiel provoqué par le mécanisme des hauts tarifs de douane et dont on lui a masqué la vue en prétendant que, grâce au développement de la production agricole nationale à l’abri des tarifs protecteurs, les prix des produits alimentaires ne seraient pas surélevés.

Nous en appelons du peuple de nos cultivateurs mal informé à nos cultivateurs mieux informés, nous leur disons que la question économique est en même temps une question morale, une question de conscience ; aux deux personnages qu’on lui a montrés, sur la scène de la vie économique, nous joignons ce troisième personnage nécessaire, puisque c’est pour lui que les produits sont faits, c’est à lui qu’ils sont destinés, ce personnage qu’on a laissé toujours dans l’ombre et qu’il en faut sortir pour le replacer en pleine lumière, au premier plan, CET HOMME OUBLIÉ qui a ses droits, sa liberté qu’il faut respecter, l’acheteur des villes, le consommateur.

Cet oubli réparé, nous n’avons aucun doute sur la réponse finale de nos cultivateurs : ce peuple de cultivateurs de nos campagnes, dont l’instruction s’est notablement perfectionnée depuis un quart de siècle, se posera le problème comme l’ont fait les cultivateurs danois, il tiendra à honneur d’être le disciple fidèle du grand publiciste dont le gouvernement de la République vient de fêter le centenaire, et dont on a rappelé le précepte de haute morale : « Sois une conscience. » À l’exemple des privilégiés de 1789, notre peuple agricole aura sa nuit du 4 août, il renoncera, la main sur la conscience, à cet odieux et injuste privilège de la protection douanière.

Que si nos agriculteurs hésitaient, s’ils s’imaginaient qu’en renonçant à la faveur des tarifs ils sacrifient leurs intérêts, nous pouvons les rassurer, nous viendrons au secours de cette faiblesse, hélas ! bien humaine, qui, trop souvent fait sacrifier le devoir à l’intérêt, nous leur dirons — et la preuve en sera facile à faire — qu’en faisant leur devoir, en suivant le droit chemin de la justice, ils y trouveront, comme ont fait les cultivateurs danois, bénéfice et profit.

Comment et pourquoi les cultivateurs danois ont-ils trouvé, dans l’absence des taxes de protection, bénéfice et profit ? La raison en est simple ; les taxes de protection sont des taxes de renchérissement, en sorte que les cultivateurs soi-disant protégés ont à payer les taxes protectrices qui grèvent les produits agricoles tels que les maïs, avoine, seigle, etc., qu’ils achètent et qu’ils ne produisent pas ; par suite, sur les marchés étrangers où le champ de bataille de la concurrence entre les produits des divers peuples est le bon marché, l’avantage appartient aux producteurs des pays libres qui, achetant à bon marché leurs matières premières et leurs outils, peuvent vendre à meilleur marché.

C’est ainsi que sur le marché de l’Angleterre, les statistiques démontrent que nos exportations sur ce grand et riche marché, en beurre et en œufs notamment, sont en voie de décadence, de diminution croissante, et que notre concurrent le plus redoutable est le peuple des cultivateurs danois dont la production agricole est de plus en plus active et prospère.

M. Méline devrait bien le comprendre, lui qui écrivait en octobre dernier, dans un article de la République française, où il combattait la création des ports francs, que les producteurs de la France protégés à l’intérieur auraient à subir sur les marchés étrangers une concurrence désastreuse de la part des producteurs des zones franches qui, n’ayant pas à payer des taxes protectrices, seraient en mesure de vendre à meilleur marché et les chasseraient ainsi de ces marchés extérieurs. Ce qui est vrai pour les producteurs des zones franches l’est, à plus forte raison, pour ceux des pays libres comme le Danemark, et ainsi notre démonstration est d’une évidence telle qu’elle s’est imposée au chef du protectionnisme lui-même, elle est indiscutable.

L’intérêt véritable de nos producteurs agricoles est donc en accord parfait avec le droit et la morale, la protection est finalement une déception. En renonçant à leurs privilèges, ils ne feront pas seulement une bonne action, ils feront aussi un calcul profitable.

II

Le ministre de l’Instruction publique, M. Chaumié, dans le discours dont nous avons donné ci-dessus un extrait, a cité un admirable passage de Quinet :

« Le banni, disait-il à un exilé, est celui qui, dans son champ paternel, à son foyer, se sent proscrit par la conscience des hommes de bien. Mais toi, tu habites avec le droit ; partout où tu es, si tu restes fidèle à toi-même, tu es dans le foyer de tes pères… On ne t’enlèvera pas la cité de la conscience. Pour refaire un monde, que faut-il ? Un point fixe, pur, lumineux. Travaille à devenir ce point incorruptible, sois une conscience. »

C’est au peuple de France qu’il voulait grand, le plus grand de tous, qui, dans sa pensée, devait être le peuple lumière, à s’inspirer de ces paroles du maître, de ce haut et fier langage, à en faire le guide de sa conduite.

Le monde à refaire, c’est celui de la cité antique, de la domination et de l’oppression en vue de la spoliation des richesses au profit d’une oligarchie de privilégiés ; sur ses ruines, il faut bâtir la Jérusalem nouvelle, la cité moderne assise sur le droit et la liberté. Voilà l’œuvre à faire, l’œuvre de justice, et comme la société, au point de vue économique, consiste dans la division du travail et dans l’échange des services, le problème économique est doublé d’un problème moral.

Ce qu’il fallait démontrer avant tout, ce qui était décisif — si la preuve était faite —, c’est que la formule protectionniste : « le producteur et le consommateur ne font qu’un », qui a pu obscurcir la conscience de nos producteurs, est une formule menteuse et fausse. Or, la preuve est faite à cette heure, et, pour la faire, il suffisait de provoquer un instant la réflexion de ce peuple d’Athéniens, du peuple léger et frivole que nous sommes ; il fallait montrer ce qui crève les yeux, à savoir que, dans la société économique, les hommes travaillent les uns pour les autres, d’où il suit, d’une certitude qui ne laisse aucune place au doute, que nous trouvons toujours, quand nous sommes en face d’un problème économique, un rapport d’homme à homme à régler ; que toujours, nécessairement, il y a d’un côté le producteur, le vendeur, et de l’autre côté l’acheteur, le consommateur.

Cette preuve faite, l’hésitation n’est plus possible : la liberté de l’un ayant pour limite la liberté égale des autres, en face de la liberté de vendre du producteur se dresse la liberté égale, également respectable, la liberté d’achat du consommateur.

Le peuple des cultivateurs danois ne s’y est pas trompé ; il a fait son devoir, il a respecté la liberté d’achat du consommateur. Ce même devoir s’impose, aussi impérieux, au peuple des cultivateurs de France, et, pour remplir ce devoir, il lui faut saisir cette occasion du centenaire de Quinet.

Ce devoir accompli, cette nouvelle nuit du 4 août marquant l’abolition des privilèges de la protection douanière, quelle date glorieuse dans notre histoire nationale ! Il est aisé de prévoir le langage des historiens de l’avenir.

« C’était, diront-ils, au temps où l’on célébra, en France, le centenaire d’un grand écrivain, d’Edgar Quinet ; par l’organe d’un des ministres du gouvernement de la République, la philosophie de ce grand homme fut portée à la connaissance du peuple, résumée dans cette maxime : « Sois une conscience. » Et alors, comme il fut prouvé clairement que le problème économique est aussi un problème moral, le peuple des cultivateurs de France entendit la voix de sa conscience qui lui criait : « Tu n’as pas le droit de violer le droit des autres, parce qu’il n’y a pas de droit contre le droit ; tu fais une injustice aux autres, au peuple des villes, en renchérissant artificiellement le prix des produits agricoles », et, ayant entendu cette voix, il lui obéit, fidèle au précepte : « Sois une conscience. » »

Oui, que le peuple de nos cultivateurs fasse son devoir, qu’il soit une conscience et il deviendra ce point fixe, lumineux, dont parle Quinet, ce point incorruptible capable de refaire le monde économique. Pourquoi ? parce que quand la France parle ou agit, sa parole, ses actes, ont partout leur retentissement.

On entend ses paroles, on voit ses actions jusqu’aux extrémités du monde.

La lumière faite dans la conscience du peuple français, comment n’illuminerait-elle pas, par exemple, la conscience de ce grand peuple de la République des États-Unis du nord de l’Amérique, de cette République, sœur de la nôtre, à qui nous avons donné la belle œuvre de Bartoldi : « La liberté éclairant le monde » ?

La liberté, elle est toujours, comme le dit un vieil adage, semblable à la lance d’Achille qui guérissait elle-même les blessures qu’elle faisait.

Vous avez peur, ô producteurs timorés, de la liberté économique, de la libre concurrence des producteurs du monde, et vous ne voyez pas que le moyen le plus sûr de soutenir cette concurrence tant redoutée, c’est de produire au meilleur marché, et que vous ne pouvez produire au meilleur marché que grâce à cette même libre concurrence, qui vous ouvre le marché du monde pour acheter vos matières premières et vos instruments de travail ? Vous ne comprenez pas que, une fois débarrassés de ces taxes de protection, de renchérissement que vous vous payez les uns aux autres, vous serez merveilleusement outillés pour faire valoir vos qualités natives, pour rivaliser avec vos concurrents du dehors d’activité, d’intelligence et d’énergie ; vous ne comprenez pas, non plus, que la liberté a deux faces et que, sur ce marché ainsi agrandi, devenu le marché de l’univers, si vous subissez la concurrence des vendeurs, vous aurez, en compensation, à votre profit, la concurrence des acheteurs ?

La clientèle du monde ! voilà apparemment qui vaut mieux, pour des producteurs, qu’une clientèle limitée aux frontières du pays, clientèle appauvrie systématiquement par ce régime protectionniste, qui renchérit au détriment des consommateurs le prix des produits.

Singulier régime, en vérité, qui a la prétention d’enrichir successivement chaque industrie favorisée en appauvrissant les autres, en épuisant leur puissance de consommation, et où on ne comprend pas que ce qui fait la richesse d’un producteur, c’est la richesse de sa clientèle, en sorte que la valeur d’un produit dépendant de deux éléments, l’offre et la demande, chacun de ces éléments agit dans le sens de la hausse ou de la baisse, et que sous le régime de la liberté, si la concurrence des vendeurs agit dans le sens de la baisse des prix, la concurrence des acheteurs, agissant inversement dans le sens de la hausse, fait monter les prix. 

La clientèle de l’univers ! Que nos producteurs y réfléchissent bien, c’est, à notre époque de progrès, où les découvertes merveilleuses de la science moderne ont supprimé l’obstacle des distances, en dépit des barrières de la douane protectionniste, alors que la concurrence est plus âpre et plus active que jamais, c’est le moyen unique de développer la prospérité d’une industrie quelconque, de l’agriculture comme de toute autre branche de production, car les profits étant très limités pour chaque unité de vente, la richesse d’un producteur ne peut résulter que de la multiplicité des ventes, c’est-à-dire de l’étendue et de la richesse de la clientèle.

Ainsi, en rentrant dans le droit chemin de la justice, nos agriculteurs y trouveront leur véritable intérêt, leur intérêt permanent !

Assez et trop longtemps nous avons dépensé de vaines paroles, des discours retentissants qui s’en allaient en fumée, pour honorer la mémoire de nos grands morts ; il faut, cette fois, que le centenaire d’Edgar Quinet laisse après lui quelque chose de durable, que nous adhérions, autrement que du bout des lèvres, au précepte qui résume sa philosophie morale !

« Sois une conscience » a-t-il dit : eh bien ! nous serons cette conscience, nous ferons notre devoir, tout notre devoir ; nous apprendrons de lui à respecter le droit, la liberté des autres ; à l’exemple des cultivateurs danois, notre peuple d’agriculteurs renoncera à ses injustes privilèges qui, sans profit véritable, font la disette sur le marché pour arriver au renchérissement des prix : cela fait, ce sacrifice accompli, la nouvelle s’en répandra dans le monde entier et les peuples étrangers, qui ont l’habitude de se tourner vers la France, apprenant que le peuple français a brisé les hautes barrières de la douane protectionniste pour obéir à la voix de sa conscience, pour appliquer le précepte de Quinet, ces peuples interrogeront aussi leur conscience et, comme nous, ils finiront par entendre son clair et ferme langage.

La nation française aura, finalement, cette gloire que Quinet a rêvée pour elle, à savoir que, marchant dans le chemin de la liberté et du droit, elle servira de guide et de modèle à l’univers.

 ERNEST MARTINEAU.

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