L’alcool et l’alcoolisme vus par les libéraux français

L’alcool et l’alcoolisme vus par les libéraux français

par Benoît Malbranque

(Extrait du Dictionnaire de la tradition libérale française, volume 1, en préparation.)

 

 

ALCOOL, ALCOOLISME. Au XIXe siècle, les libéraux français assistent à l’accroissement d’un mal social particulièrement pernicieux : l’alcoolisme. Face à cette menace, ils proposent des solutions fondées principalement sur l’initiative individuelle et l’association volontaire. Si un débat existe parmi eux sur le recours à l’État et à l’impôt, ils se retrouvent à l’unisson pour combattre les projets de prohibition ou de monopole de l’alcool. 

[L’imprécision du vocabulaire] Dans les écrits et les prises de parole des libéraux français du XIXe siècle, y compris dans les recueils ou les instances les plus autorisées, l’alcool est une réalité qui demeure imprécise, le terme ne se rapportant alors qu’aux spiritueux et autres « alcools forts » — pour utiliser une notion courante, quoiqu’aberrante et non-scientifique — à l’exclusion donc de la bière, du cidre et même du vin. (Séances et travaux de l’Académie des sciences morales et politiques, t. 102, 1874, p. 153 ; Yves Guyot, La question de l’alcool, 1917, p. 87) L’alcoolisme, qui est la consommation malsaine, dangereuse et immodérée de cet alcool (on parle aussi d’intempérance et d’ivrognerie), n’est pas mieux défini. De même que tous les fous que l’on rencontre en ce bas monde ne sont pas des aliénés officiels, de même bon nombre de grands consommateurs d’alcool échappent à l’appellation humiliante d’alcoolique. 

Le mot alcool vient de l’arabe الكحول (al-kuḥūl) ; c’est une étymologie maladroite, commune à nombre de mots similaires, tels qu’alchimie, almanach, etc., car ال (al) est l’article défini de cette langue, et aujourd’hui encore alcool se dit simplement en arabe كحول (kuḥūl). L’orthographe du mot français ne s’est fixée que tardivement : au XVIIe siècle on écrit indifféremment alkol, alkhol ou alkool, et au XIXe siècle alcohol se rencontre quelquefois. La prononciation française moderne [alkɔl] est fautive, et provient d’une corruption populaire ; nombreux Québécois d’aujourd’hui disent avec plus de raison [alkoɔl], comme le faisaient encore les auteurs français dont il sera question dans cet article. (Traité complet de la prononciation française dans la seconde moitié du XIXe siècle, par. M.-A. Lesaint, 2e édition, 1871, p. 102.)

D’après la science, l’alcool est d’abord et avant tout un poison nommé éthanol ; il est mortel à forte dose. (P. L. Myers & R. E. Isralowitz, Alcohol, etc., 2011, p. 3) Compte tenu de ses effets sur la dopamine, neurotransmetteur cérébral et neuromédiateur du plaisir, il peut être aussi appelé une drogue. L’alcool est issu de la fermentation de matières premières diverses contenant des sucres (fructose, saccharose, amidon, etc.), et lorsque cette fermentation procède de certains fruits particuliers, elle donne lieu à des dénominations spécifiques : ainsi le poiré (poires), le cidre et le calvados (pommes), le kirsch (cerises), etc., et indistinctement les boissons appelées eaux-de-vie, dont les producteurs patentés sont nommés des bouilleurs de cru. (T. Orban & V. Liévin, Alcool, etc., 2022)

[Le mal croissant de l’alcoolisme] L’homme a longtemps voulu croire aux vertus thérapeutiques de l’alcool. Les Anciens n’en doutaient pas, et leurs livres sont remplis de cette idée ; Lucrèce dit par exemple que l’absinthe donnée aux enfants leur apporte « force et santé » (Lucrèce [Titus Lucretius Carus], De la nature des choses [De rerum natura] ; éd. Les Belles Lettres, 1920, p. 36) Lors de la conquête de l’Algérie, puis du Viêt Nam, ce même alcool est employé par l’armée française pour assainir l’eau malsaine des marais et protéger les soldats de la dysenterie et de la malaria. (M.-C. Delahaye, L’absinthe, son histoire, 2001, p. 84). 

Les origines de l’alcoolisme se perdent dans la nuit des temps. Une femme qui gronde son mari ivrogne, quand il rentre au logis à l’aube du jour, est déjà au XVIIe siècle une scène typique pour le théâtre français. (Molière, Œuvres complètes, éd. Pléiade, t. II, p. 500). Le décès d’une princesse du sang, morte « de s’être blasée de liqueurs fortes dont elle avait son cabinet rempli », n’étonne pas en 1718, sous la plume du duc de Saint-Simon. (Mémoires, éd. Pléiade, vol. V, p. 965) De même, les maux économiques et sociaux n’ont attendu ni l’amplification du phénomène, ni la pléthore des esprits capables, pour être décris. Dans l’une de ses fameuses lettres à l’abbé Terray sur la liberté du commerce des grains (1770), écrites au milieu d’une disette terrible dans le Limousin, Turgot exprime ce regret que « souvent, même dans les temps d’abondance, l’artisan refuse à sa famille le nécessaire pour aller dépenser tous ses gains au cabaret et, quand la cherté vient, il tombe dans le dernier degré de la misère. » (Œuvres de Turgot, etc., Institut Coppet, t. III, p. 303)

Au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, cependant, l’alcoolisme devient un mal social de tout premier ordre. Les auteurs le décrivent tous à l’envie comme une « maladie nouvelle et terrible », un « véritable fléau », et une « plaie sociale » qui s’est notoirement aggravée au cours des derniers temps. (Opinion d’Hippolyte Passy sur l’abus des boissons alcooliques, Séances et travaux de l’Académie des sciences morales et politiques, t. 97, 1872, p. 775 ; Conférence de René Stourm sur la question de l’alcool, le 21 avril 1886, Journal de la Société de statistique de Paris, mai 1886, p. 198 ; Rapport adressé au ministre des finances par M. Léon Say au nom de la commission extra-parlementaire des alcools, Journal officiel, 9 juillet 1888, p. 2930) Ceux qui prêtent foi aux statistiques restent comme interdits devant la marche ascensionnelle, effrayante et inédite, qu’elles présentent : les chiffres de la fin du siècle indiquent que la consommation moyenne par tête a doublé depuis 1850, triplé depuis 1830. (René Stourm, L’impôt sur l’alcool dans les principaux pays, 1886, p. 30 et 35-36 ; Conférence du même sur la question de l’alcool, le 21 avril 1886, Journal de la Société de statistique de Paris, mai 1886, p. 200 et 202 ; Eugène Rostand, « L’étatisme en fait d’alcool », La Réforme sociale, décembre 1896, p. 848)

Les remarquables progrès de l’alcoolisme ne laissent pas les libéraux français indifférents ; ils sont plutôt pour eux à la fois un problème et une menace. 

L’alcool, tout d’abord, agit comme un dissolvant sur la liberté humaine. « Ceux qui sont atteints du mal de l’alcoolisme », note Léon Say, « perdent toute faculté de résistance aux suggestions de leurs passions. Ils agissent comme sous l’impulsion d’un premier mouvement animal qui ne paraît plus dirigé ou réglé ni contenu par l’intelligence. » (Rapport au nom de la commission extra-parlementaire des alcools, Journal officiel, 9 juillet 1888, p. 2930) Les actes sont désordonnés, mal accomplis ; ils ne répondent plus à la volonté réfléchie. Sans en avoir conscience, les alcooliques deviennent les ennemis d’eux-mêmes, de leur famille et de leur pays. « L’homme qui s’est fait l’esclave de l’alcool », répète Frédéric Passy, « ne s’appartient plus, et lui-même ne peut savoir où le conduira un jour ou l’autre la tyrannie de l’habitude. » (Conférence sur le tabac au point de vue hygiénique, 20 août 1878 : Conférences du palais du Trocadéro, 3e série, 1879, p. 233) Les souffrances que l’alcoolique inflige autour de lui sont innombrables, et sont essentiellement « des défaillances de la volonté libre ». (Henri Baudrillart, « La part de l’intempérance dans la misère », Journal des économistes, octobre 1874, p. 21-22)

Les violences et les crimes imputables à l’alcool, la statistique judiciaire en permet une première appréciation : ce sont rixes, meurtres, suicides, etc. ; mais n’oublions pas, clame Henri Baudrillart à plusieurs reprises, tous les crimes tenus secrets, échappés à l’œil du juge et du magistrat, comme les viols, les attentats à la pudeur, les incestes, les violences et sévices à l’intérieur du domicile familial : car les femmes et les enfants sont les premières victimes des brutalités de l’ivrogne. (Travaux à l’Académie des sciences morales et politiques, sur l’amélioration des logements ouvriers [Séances et travaux, etc., t. 131, 1889, p. 195-196], et de même sur l’intempérance [idem, t. 102, 1874, p. 161.])

En attaquant les capacités mentales des individus, l’alcool n’affaiblit pas seulement ce que d’aucuns appellent le gouvernement de soi-même (self-government) ; il attaque aussi, comme par ricochet, la démocratie ou le gouvernement de tous. L’alcoolisme, dit Léon Say, « tend à diminuer l’aptitude des masses à comprendre les idées générales et à les appliquer, c’est-à-dire qu’il les rend moins aptes à gouverner. » (Rapport au nom de la commission extra-parlementaire des alcools, Journal officiel, 9 juillet 1888, p. 2931) L’empire des masses bruyantes et agitées succède au calme des démocraties tempérées, et le règne paisible de la loi devient impossible.

Pour l’ouvrier, en particulier, l’alcool implique une multitude de maux. Si, dans son âge mûr, sa main jadis si sûre se met à trembler, ou s’il voit ses forces physiques et mentales l’abandonner, on n’en doit pas accuser le travail, qui aurait plutôt tendance à fortifier et à aguerrir, mais bien la débauche et l’intempérance. (Jules Simon, L’Ouvrière, 1861, p. 129) Sans la ruineuse passion de l’alcool, il pourrait tout à fait épargner dès son jeune âge et se former un petit capital ; mais, si son salaire se dissipe au cabaret, son ménage tout entier est comme condamné à la misère. (Paul Leroy-Beaulieu, De l’état moral et intellectuel des populations ouvrières, etc., 1868, p. 86) Au quotidien, l’alcoolémie est encore pour lui, et pour ses camarades de travail, une menace et un danger. C’est un processus bien connu : à un premier niveau de concentration sanguine, l’éthanol agit comme un stimulant : le cerveau exécute les tâches cognitives plus rapidement, et avec une sorte d’aisance grisante, mais le taux d’erreurs s’accroît ; au niveau suivant, les fonctions motrices sont perturbées. (T. Orban & V. Liévin, Alcool, etc., 2022) L’alcoolémie atteint son maximum environ 45 minutes après l’absorption, et décroît à un rythme d’environ 0,13g par heure, variable selon les individus et les boissons consommées ; les effets d’une consommation extraordinaire se font donc ressentir longtemps. Sur la base de statistiques belges, Gustave de Molinari fait remarquer en 1894 que les accidents du travail sont plus fréquents le lundi, lendemain du jour d’ivresse générale, et qu’ils décroissent ensuite le long de la semaine ; le jeudi et le vendredi, il n’y a quasiment pas d’accident. (Chronique du Journal des économistes, mars 1894, p. 472)

Le tableau ne serait pas complet si l’on n’évoquait pas encore d’un mot les maladies mentales, la mortalité infantile, les suicides, la dégénérescence de la race, dont l’alcoolisme apparaît bien comme l’un des premiers responsables. (Edmond About, Causeries, vol. II, 1866, p. 250 ; Eugène Rostand, « L’étatisme en fait d’alcool », La Réforme sociale, janvier 1897, p. 56)

[Deux faux remèdes : la prohibition et le monopole] Pour porter remède au mal de l’alcoolisme, diverses solutions ont été employées au cours de l’histoire, depuis ces Lacédémoniens fameux qui, dit-on, montraient à leurs enfants des esclaves ivres pour leur inspirer l’horreur de l’ivrognerie. (d’Argenson, Considérations sur le gouvernement, etc., 1784, p. 99 ; Saint-Pierre, Projet pour perfectionner l’éducation, 1728, p. 35 ; La Décade philosophique, etc., 10 messidor an II [28 juin 1794], p. 422.) La solution la plus énergique et la plus évidente est l’interdiction légale ; le libéralisme français la repousse par un double examen théorique et factuel. D’abord, interdire des actes qui ne nuisent pas directement aux droits d’autrui, est une erreur politique grave. Le législateur prononce une proscription verbale, mais demeurant tout à fait incapable d’en maintenir l’application stricte, il ne fait que déprécier la valeur générale de la loi. L’homme s’accoutume alors à violer les règlements, et il passe inévitablement d’une violation inférieure à une violation supérieure. (Benjamin Constant, Commentaire sur l’ouvrage de Filangieri, 1822, t. I, p. 50, 81, 144 ; O. C., t. XXVI, p. 225, 246, 288) Des lois disproportionnées dépriment à la longue la force naturelle des gouvernements et conduisent à l’anarchie. (Germaine de Staël, De l’influence des passions, 1796, p. 363 ; O. C., série I, t. I, p. 296) Dans les faits, la prohibition revient à confondre l’abus et l’usage, et elle fait violence aux libertés les plus fondamentales. « C’est une interdiction de production et de commerce, qui est une triple atteinte à la liberté individuelle, à la liberté du travail et à la propriété », écrit Yves Guyot, « et ces principes, je les mets au-dessus de la tempérance, quelque bons effets pratiques qu’elle puisse avoir ». (Le Siècle, 22 mars 1894) Aux États-Unis, le général Neal Dow fut l’initiateur, en mai 1851, de la première loi de prohibition de l’alcool, dans l’État du Maine. Pour Yves Guyot, c’est un paternalisme sans mandat, et de la plus hideuse sorte, car il a un effet débilisant et infantilisant plus terrible que l’alcool lui-même. Au lieu de vaincre le vice par l’éducation et la conviction, les prohibitionnistes font de la vertu une obligation, et dès lors elle n’est plus que de l’obéissance. (Idem)

Le monopole de l’alcool est un rêve d’une autre sorte. Des âmes plus ou moins bien intentionnées, du professeur Émile Alglave aux socialistes les plus vociférants, voudraient introduire la puissance de l’État dans les transactions de l’industrie de l’alcool, afin d’en tempérer les effets indésirables. Ils échafaudent à cet effet des systèmes burlesques et innombrables, que la science économique doit sans cesse réduire à néant. (Yves Guyot, « Le monopole de l’alcool », Journal des économistes, mars 1903, p. 331) La fameuse « bouteille fiscale », qui pourra se vider et ne pourra pas se remplir, n’est pas la moindre des inventions puériles de ces curieux réformateurs. Les hypothèses les plus audacieuses s’amoncèlent, et le monopole de l’alcool se présente finalement comme une mystification financière qui rappelle les heures sombres du système de Law. « L’alcool clandestin », promet Eugène Rostand, « aura empli vingt fois la bouteille fiscale chez le débitant avant que celui-ci l’exhibe pleine et comme invendue au contrôleur ». (« L’étatisme en fait d’alcool », La Réforme sociale, décembre 1896, p. 798, 846 et 848) Dans d’innombrables secteurs d’activité, l’étatisme, sous des formes variées, aboutit à des échecs et à des déceptions : le monopole de l’alcool est condamné aux mêmes destinées. (Conférence de René Stourm sur la question de l’alcool, le 21 avril 1886, Journal de la Société de statistique de Paris, mai 1886, p. 208) Il y aura un ministère de plus ; l’État brisera les rouages d’une industrie supplémentaire : on peut en prendre d’avance le pari. (René Stourm, L’impôt sur l’alcool dans les principaux pays, 1886, p. 196) Les leçons de l’expérience devraient d’ailleurs dessiller les yeux des plus fanatiques. Dans la Caroline du Sud (États-Unis), l’essai en a été fait : la fraude a été énorme et les ressources fiscales ont chuté ; il a fallu y mettre un terme. (Eugène Rostand, « L’étatisme en fait d’alcool », La Réforme sociale, décembre 1896, p. 846). Surtout, l’exemple de tous ces monopoles désastreux, dans l’économie française elle-même, devrait inviter à plus de circonspection. « Nous trouvons les monopoles d’État existants insupportables : l’Imprimerie nationale perd 640 000 fr. par an et fait payer 30% de plus que l’industrie privée ; les allumettes ne s’enflamment pas, et le bois s’en casse neuf fois sur dix ; les téléphones fonctionnent en dépit du sens commun, et leurs desservantes répondent quand il leur plaît ; la poste stérilise une demi-heure à qui veut recommander un pli ; le public s’irrite du tabac, des cigares, des cigarettes de l’État qui ne livre ni ce que demande le client, ni même ce que réclame le marchand ; en un mot, aucun des monopoles connus ne rend de services en rapport avec la dépense qu’il coûte aux contribuables, — et nous en inventerions un gigantesque ! » (Idem, p. 793) Cette aberration paraissait à peine croyable. Si l’État a tant de qualités industrielles, pourquoi ne monopoliserait-il pas utilement la production du beurre ou du chocolat, qu’on falsifie aussi ? Ce serait logique. L’erreur pourtant serait complète et ruineuse. (Paul Leroy-Beaulieu, « Le projet français de monopole de la vente de l’alcool », L’Économiste Français, 30 janvier 1886)

[Les vrais remèdes : l’initiative individuelle et l’association volontaire] La prohibition et le monopole apportent des solutions décevantes et détruisent des libertés fondamentales. Pour répondre au mal de l’alcoolisme, les libéraux français se tournent donc vers des remèdes compatibles avec les principes de la liberté, et dont l’efficacité apparaît plus démontrée.

D’évidence, à moins de faire de chaque individu un automate et un enfant, il faudra bien le laisser tenir le gouvernail de sa propre vie, et dès lors, comme tous les vices, l’alcoolisme est essentiellement une question d’éducation. (G. de Molinari, chronique du Journal des économistes, janvier 1903, p. 158) Sans doute, malgré ses infirmités très grandes, l’État demandera-t-il encore ce rôle : il voudra être celui qui apprend au citoyen à boire et à ne pas boire, à s’abstenir ou à s’arrêter. Mais la science officielle, l’éducation officielle ne valent rien : les libéraux le disent et le répètent. Le constat en est encore fait de nos jours : l’État subventionne maladroitement des campagnes sur le conducteur sobre ; les autres peuvent s’alcooliser en paix et tomber face contre terre, tout est bien.

La pression morale exercée par les associations volontaires et l’initiative individuelle est tout autrement efficace. Les formes prises par cette action sont variées, comme le problème qu’il faut vaincre. Ici c’est un groupe d’ouvriers, de jeunes gens ou de femmes ; là, une association scolaire de tempérance qu’un professeur a fondé avec ses élèves ; tous peuvent avoir leur utilité. (G. de Molinari, « Exposé d’un projet de fondation d’une Ligue contre l’alcoolisme, sous le patronage des pouvoirs publics », Journal des économistes, septembre 1893, p. 455) C’est un fait, dit Léon Say, que ce sont dans les pays où de telles sociétés libres se sont formées, que les meilleurs résultats contre l’alcoolisme ont été obtenus. (Conférence faite à la société industrielle d’Amiens le 10 novembre 1894, sur le socialisme d’État : Journal des économistes, novembre 1894, p. 177) Comme en bien des domaines, rien ne vaut l’initiative privée, le libre développement des institutions et le jeu de l’intérêt privé. (Intervention d’Arthur Raffalovich à la Société d’économie politique, réunion du 5 janvier 1885, sur les dangers de l’alcoolisme ; Journal des économistes, janvier 1885, p. 116) Les libéraux français en sont si convaincus qu’ils participent d’eux-mêmes à l’effort ; Léon Say, notamment, est président d’honneur de la fameuse société de la Croix-Bleue, qui existe toujours.

Toutefois, nombre d’auteurs avertissent que ces associations françaises contre l’alcoolisme devront se garder de reproduire servilement leurs grands sœurs anglaises ou américaines. De l’autre côté de la Manche, dit Frédéric Passy, « on va volontiers jusqu’au bout de ses principes, et quelquefois au-delà ». (Conférence sur le tabac au point de vue hygiénique, 20 août 1878 : Conférences du palais du Trocadéro, 3e série, 1879, p. 230) À la fin du XIXe siècle, l’alcoolisme est si bien enraciné en Angleterre que l’abstinence y paraît un véritable scandale : Benjamin Constant en fait personnellement l’expérience. (Ma vie ; O. C., t. III, p. 342.) Désormais les membres des sociétés de tempérance s’interdisent toute boisson alcoolisée et se disent teetotalers, c’est-à-dire absolutistes. En France, dit Molinari, il est impératif de s’arrêter avant cette ligne, et de frapper l’abus, et non l’usage, de la désapprobation publique. (Chronique du Journal des économistes, novembre 1893, p. 477) Quant aux sociétés de tempérance américaines, elles offrent un exemple plus médiocre encore, car elles se sont formées et se développent encore dans un climat de violence et de persécution. « Dans certains États, les tempérants représentent les débitants de liqueurs comme des suppôts de Satan », raconte Léon Say, « on les pille, on jette leur marchandise au ruisseau, et la lutte contre l’alcoolisme est entretenue par une sorte de fanatisme à la fois religieux et social. » (Rapport cité, Journal officiel, 9 juillet 1888, p. 2932) Ce n’est pas là ce que la France doit vouloir. « Les sociétés de tempérance sous la forme américaine ont peu d’avenir chez nous », soutient aussi Baudrillart ; c’est aux Français à inventer un type plus conforme à leur tempérament et aux exigences de la raison. (« La part de l’intempérance dans la misère », Journal des économistes, octobre 1874, p. 14) L’avenir appartient à ces groupements, en eux se trouve la solution des maux de l’alcoolisme, mais les débuts seront lents et difficiles, car l’esprit d’association est encore une nouveauté en France.

[La solution plus controversée de l’impôt.] Dès que le mal de l’alcoolisme commença à se présenter à l’attention publique comme l’une des plaies sociales majeures du temps, de nombreux libéraux se prononcèrent en faveur d’un accroissement de l’impôt, qui réprimerait l’ivrognerie en réduisant l’attrait de la consommation. En 1871, Édouard Laboulaye, président d’une commission sur le sujet, se prononce en faveur d’un surhaussement du tarif de l’alcool. (Assemblée nationale, séance du 26 août 1871 ; Journal officiel, 27 août 1871.) Léon Say, et bien d’autres, promeuvent des mesures semblables. (Rapport cité, Journal officiel, 9 juillet 1888, p. 2932) Attentifs à rendre la mesure praticable, ils ont soin cependant d’indiquer que l’État devra d’abord s’assurer de pouvoir tenir la main à l’application, et par conséquent que les moyens par lesquels on empêchera la fraude devront marcher de pair avec l’accroissement de l’impôt, sans quoi le procédé ne fera que renforcer la contrebande. Il faut donc « procéder avec une extrême prudence ». (René Stourm, L’impôt sur l’alcool dans les principaux pays, 1886, p. 200 ; Conférence du même sur la question de l’alcool, le 21 avril 1886, Journal de la Société de statistique de Paris, mai 1886, p. 203 ; voir aussi le rapport de Léon Say, Journal officiel, 9 juillet 1888, p. 2932.)

Surélever l’impôt sur les boissons alcooliques pour restreindre la consommation est une recommandation critiquée par d’autres auteurs. Si l’État remplit ses caisses grâce à l’alcoolisme, demande-t-on, ne sera-t-il pas plutôt tenté de l’encourager, ou du moins de se désintéresser de ses dangereux progrès ? Les ressources manquent partout, les besoins s’accroissent, et il faut bien vivre ! Les gouvernements ne seront-ils pas heureux d’en trouver le moyen dans cette maladie sociale qu’ils doivent combattre ? « Si vous faites de l’alcool, dans la France de 1896, une source de recettes pour l’État », prévient Eugène Rostand, « l’État sera fatalement poussé, étant donnés ses besoins financiers croissants, les lâchetés électorales, la moralité malheureusement abaissée de notre démocratie, à élargir et à creuser cette source au lieu de la restreindre et de la tarir. » (« L’étatisme en fait d’alcool », La Réforme sociale, décembre 1896, p. 850) La mesure, en tout cas, paraît inefficace. La fiscalisation de l’alcool ne réduit pas la consommation, répète inlassablement Gustave de Molinari, et elle n’aboutit qu’à ponctionner davantage sur le maigre budget de l’ouvrier, au grand détriment de son épouse et de ses enfants, qui voient leur condition de vie se dégrader, par suite de cette mesure présentée comme hygiénique et bienfaisante. (Chroniques dans le Journal des économistes, avril 1891, p. 162 ; juin 1895, p. 465-466 ; janvier 1903, p. 156) 

[Quelle place pour la loi ?] L’intervention de l’État dans la question de l’alcoolisme est matière à de grands débats au sein de la tradition libérale française. Léon Say recommande de surhausser le prix des licences, de manière à réduire le nombre des débits de boissons, mesure qui, jointe à l’augmentation du prix des alcools par une fiscalité accrue, doit combattre l’ivrognerie en s’attaquant à la fois à l’offre et à la demande. (Rapport cité, Journal officiel, 9 juillet 1888, p. 2934). Parmi les « mesures défensives », Eugène Rostand évoque lui la limitation d’autorité du nombre des débits dans toute la France suivant une proportionnalité générale au nombre des habitants de la commune. (« L’étatisme en fait d’alcool », La Réforme sociale, janvier 1897, p. 55) Ces propositions, toutefois, ne sont pas unanimement partagées. Pour de nombreux auteurs, la limitation du nombre des débits de boissons par l’intervention de l’autorité est illégale et contraire aux principes. « Limiter le nombre des cabarets, ce serait attenter gravement au principe de liberté, sans atteindre le but qu’on désire », déclare Frédéric Passy à la Société d’économie politique. (Réunion du 5 janvier 1885, sur les dangers de l’alcoolisme ; Journal des économistes, janvier 1885, p. 120) Les classes aisées n’auront pas de mal à délaisser le cabaret, car elles disposent de salons confortables ; mais pour un ouvrier pauvre, dont le logement est étroit, insalubre, c’est un lieu de réunion et de distraction indispensable. Ce qu’il faut faire par conséquent, c’est favoriser la concurrence des lieux saints, qui capteront la clientèle habituée aux repères de l’intempérance. (Chronique de G. de Molinari dans le Journal des Économistes, décembre 1893, p. 478 ; Intervention d’Arthur Raffalovich à la Société d’économie politique, réunion du 5 janvier 1885, sur les dangers de l’alcoolisme : Journal des économistes, janvier 1885, p. 116)

D’autres mesures légales créent moins de débat. Veiller sérieusement à ce que les débits de boissons n’accueillent pas des enfants, ce n’est pas pour l’autorité outrepasser son rôle, tout au contraire : on peut y acquiescer. (Intervention de Frédéric Passy à la Société d’économie politique, réunion du 5 janvier 1885, sur les dangers de l’alcoolisme ; Journal des économistes, janvier 1885, p. 120-121) Confier à des agents de l’administration la surveillance de la qualité des alcools, pour éviter la vente de poisons au public, pourrait peut-être aussi se concilier avec les principes du libéralisme en matière d’attributions de l’État. (Eugène Rostand, « L’étatisme en fait d’alcool », La Réforme sociale, janvier 1897, p. 55 ; Léon Say, rapport cité, Journal officiel, 9 juillet 1888, p. 2932 ; Conférence du même faite à la société industrielle d’Amiens le 10 novembre 1894, sur le socialisme d’État : Journal des économistes, novembre 1894, p. 177.) Encore convient-il de se souvenir que l’alcoolisme est un problème lié davantage à la quantité qu’à la qualité, et craindre un peu de présenter au consommateur une boisson officiellement vérifiée, un « bon » alcool, qui accroîtrait le mal au lieu de le réduire. (Eugène Rostand, « L’étatisme en fait d’alcool », La Réforme sociale, décembre 1896, p. 850).

[Y’a-t-il une liberté de s’intoxiquer ?] La science est unanime : tout alcool est un poison, et aucune consommation n’est absolument sans risque. (T. Orban & V. Liévin, Alcool, etc., 2022) Toutefois, on l’a vu, les libéraux français ne songent pas à proscrire l’usage : leur seule ambition est de frapper l’abus de la désapprobation publique. Bannir tout à fait l’alcool est la nouvelle lubie de la médecine officielle, qui présentait jadis le vin comme une boisson fortifiante, et jetait l’anathème sur l’eau, vue comme insalubre. Le citoyen doit d’abord et avant tout apprendre à douter, et à exercer son jugement. (Yves Guyot, Le Siècle, 15 août 1895.) Si l’abstinence est plutôt une qualité, et l’ivrognerie un vrai fléau, il faut toutefois se méfier des « intempérants de la tempérance », qui entendent bannir l’alcool pour ceux mêmes qui en usent prudemment. (Yves Guyot, La question de l’alcool, 1917, p. ix) Les journaux et les feuilletons racontent allègrement la déchéance de quelques personnes alcooliques, qu’on retrouve en cours d’assise ou à la morgue : à l’évidence, certains abusent, mais cela prouve-t-il qu’il faut empêcher l’usage ? (Idem, p. 82). La loi n’a pas de mandat en ce sens, et la démocratie doit s’arrêter aux portes d’une sphère qui n’est pas la sienne. « Il est souverainement injuste de donner à une majorité le droit de contrôler les goûts de la minorité et de la priver de l’usage modéré des boissons, parce qu’il y a des ivrognes », croit aussi Arthur Raffalovich. (Réunion de la Société d’économie politique, du 5 janvier 1885, sur les dangers de l’alcoolisme ; Journal des économistes, janvier 1885, p. 114) Voyez d’ailleurs la conséquence qu’on sera forcé de tirer d’un premier essai fait en ce sens. « Il y a des gens qui font un mauvais usage des couteaux qu’ils achètent », écrit Guyot, « ils se coupent maladroitement les doigts et quelquefois sous un prétexte ou sous un autre, les plantent dans le dos ou dans la poitrine d’autrui… Pour mettre fin à ces abus évidents, il faudrait supprimer la fabrication et le commerce des couteaux. » (Yves Guyot, La question de l’alcool, 1917, p. 88) De telles mesures protectrices n’auraient pas le sens commun. Ce serait l’extension à l’absurde d’un paternalisme qui, sur la question de l’alcool, n’en est pas moins insupportable. « Quantité de gens se considèrent comme investis par leur propre volonté, au nom de leur propre sagesse qu’ils croient supérieure, du droit et de la fonction de traiter leurs concitoyens en enfants, qui doivent être châtiés s’ils ne sont pas obéissants. » (Idem, p. x) Un tel mandat n’existe pas ; une telle prétention doit être combattue. L’alcool, d’ailleurs, est source de calories : on ne compte pas moins de 7 calories par gramme d’alcool : consommé à doses raisonnables, c’est un supplément alimentaire à moindre volume, sous la forme la plus portative et la plus assimilable. (Idem, p. 41) La proscription complète n’aurait pas de justes motifs. C’est toujours à l’exemple de l’usage maîtrisé, à la juste appréciation des risques personnels, qu’il faut en revenir. 

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