L’étatisme en fait d’alcool (Deuxième partie)

Dans la deuxième partie de son étude sur l’étatisme en fait d’alcool (1896), Eugène Rostand étudie les effets potentiels du monopole sur l’hygiène publique. L’alcoolisme, en effet, est un fléau terrible, dont on ne peut que vouloir s’occuper. Mais confier un monopole de l’alcool à l’État ne saurait résoudre en rien cette plaie sociale. Bien au contraire : en faisant de l’alcool un produit fiscal, l’État sera incité à favoriser et augmenter la consommation nationale. Ainsi, de même que financièrement la mesure est une aberration, du point de vue de l’hygiène les mécomptes sont immenses.


L’ÉTATISME EN FAIT D’ALCOOL[1]

par Eugène Rostand

[La Réforme sociale, 1896 ; en brochure, 1896 ; L’action sociale par l’initiative privée, vol. II, 1898.]

 

V

QUELLE EST LA PORTÉE FINANCIÈRE DU SYSTÈME ?

À ce système dans les assises duquel nous n’avons trouvé qu’hypothèses gratuites ou évidentes erreurs, et dont nous avons fait le tour sans y découvrir rien qui ne fût pour inspirer inquiétude ou répulsion, on prête du moins une portée financièreet une portéehygiéniqueextraordinaires. Recherchons ce qu’il en est, sans parti pris que celui de la vérité, et avec la même précision que nous nous sommes efforcé jusqu’ici d’apporter dans l’analyse.

C’est d’abord la portée financière qu’il nous faut examiner. Là du reste est, au fond, ce qui affole les parlementaires : un expédient qu’on espère apte à permettre l’équilibre des budgets sans toucher aux milliards sacrés des dépenses, et à faciliter du même coup les dégrèvements d’impôts à l’adresse de certaines grandes catégories d’électeurs.

Le monopole de rectification avec achat et vente se présente comme devant faire entrer dans les caisses de l’État un milliard, et si on en déduit le rendement actuel des impôts, 720 millions. M. Alglave dit 800. Ce 8 et ces huit 0 sont merveilleux : il ne serait guère facile de les justifier par le détail : prenons-les tels qu’on les assure. Eh bien ! même en acceptant ce chiffre prestigieux comme le résultat exact de calculs sur le papier, nous affirmons qu’il constitue une erreur colossale. Pourquoi ? Parce que tous les éléments de la réalisation contribueront inéluctablement à le fausser :

a) le coût de revient, qui dépasserait toute prévision, prix d’achats majorés par un a priori du mécanisme, enflés par les hausses artificielles des prix marchands que les producteurs réussiront toujours à faire en face de l’État acquéreur, élevés peut-être par l’État sans trop de résistance à la veille d’élections générales pour satisfaire la multitude des producteurs, accrus par les achats forcés au dehors si la consommation augmente et excède la production indigène, — établissement de l’outillage, depuis les caves et les entrepôts pour des centaines de millions d’hectolitres jusqu’aux usines de rectification, — coulage et exploitation anti-commerciale dans tous les services d’industrie administrative que comporteraient achats, emmagasinements, opérations de rectification, mise en bouteilles, transports, avec une armée de fonctionnaires et d’employés à traitements progressifs, — et tout cela roulant sur des quantités immenses ;

b) les pertes sur les reventes du stock si la consommation diminuait ou s’il y avait surproduction ;

c) l’avance gigantesque et onéreuse de capitaux qu’exigeraient la construction hâtive des usines d’État, l’achat des trois quarts de la production nationale, la mise en œuvre de toute la machine ;

d) la fraude impossible à mesurer d’avance : car même l’espoir des 720 millions ne peut coexister avec la liberté de la fabrication et de la vente ; le gain de plus de 5 fr. par litre soustrait au monopole, au prix où chacun pourra faire son alcool après le dégrèvement du vin, serait une tentation irrésistible, et s’opposer à cela pour la distillerie rurale, domestique, ou occulte dans un vaste pays comme le nôtre est pure chimère. M. Alglave croit en avoir le secret par « une garde mise à la porte de la consommation » : puérile illusion, car l’alcool clandestin, qui déjoue bien d’autres obstacles, aura empli vingt fois la bouteille fiscale chez le débitant avant que celui-ci l’exhibe pleine et comme invendue au contrôleur[2].

Le raisonnement, le bon sens économique disent donc que par tous les bouts les données de la portée financière prêtée au système seront faussées.

Existe-t-il une expérience qui démente ces évidences ?

Il en existe deux : l’une localisée (avec le monopole de vente dans quelques provinces de la Russie ; l’autre généralisée (monopole de rectification avec achat et vente) en Suisse. — L’expérimentation russe, — quoique comprenant la vente directe des boissons alcooliques en gros et en détail par l’État avec suppression des débitants, conception infiniment moins incohérente et ouverte aux fissures que celle dont on nous parle, — a rapporté en 1895, dans les quatre provinces où elle fonctionne depuis le début de 1895, 16 739 081 roubles, soit 44 358 000 fr. sur 10 millions d’habitants, c’est-à-dire 4 fr. 40 par tête. Or les droits actuels produisent en France plus de 280 millions pour 38,5 millions d’âmes, soit 7 fr. 70 par tête.— L’expérimentation suisse — dans un petit pays de 3 millions d’âmes, par conséquent en des conditions qu’on ne saurait comparer à celles d’un territoire et d’un peuple comme les nôtres — avait été basée lorsqu’on l’institua en 1887 sur un produit de 8 820 000 fr., près de 9 millions par an. Non seulement elle ne l’a pas donné, mais (fait anormal pour les fonctionnements que la pratique améliore comme pour les impôts qui ont d’habitude une plus-value régulière moyenne), le rendement est allé depuis six ans en baissant, tandis que les frais d’administration montaient comme le prouve le tableau suivant, emprunté au dernier rapport du conseil fédéral :

Dépenses
Années Recettes Dépenses courantes Amortissement des installations Excédents du compte d’exploitation
1890 13 773 596 6 775 270 334 192 6 995 326
1891 14 388 778 7 740 863 45 876 6 647 915
1892 14 750 240 8 370 423 11 248 6 379 817
1893 13 826 675 7 866 940 1 550 5 959 733
1894 12 344 582 6 839 014 2 084 5 505 569
1895 12 484 360 7 081 983 2 011 5 402 376

Ainsi le mécompte est allé croissant, et le revenu a représenté l’an dernier à peine un peu plus de 50 % de ce qu’on avait annoncé ! Sur 3 millions d’habitants, un revenu de 5 402 376 fr. donne 1 fr. 80 par tête, alors que les impôts en France rendent 7 fr. 70. D’après les résultats suisses, on aurait moins de 61 millions pour la France, et à condition que chaque Français payât infiniment plus cher son alcool qu’en Suisse[3].

Donc l’expérience atteste, comme le raisonnement prévoit, le caractère frivole, illusionniste et décevant de la portée financière qu’on prête au système.

Mais, dira-t-on peut-être, pourquoi tout de même ne pas consentir à un essai ? — D’abord il est absurde de bouleverser une partie importante de l’économie d’un grand pays pour faire des essais par avance prouvés stériles et malsains. — Secondement, à poursuivre l’utopie, on lâcherait, on ajournerait aux calendes des réformes sérieuses, contre l’alcoolisme notamment. — Enfin, et surtout, croit-on qu’une telle méthode soit inoffensive ? Pourquoi rêve-t-on monopole ? Pour abolir une masse énorme des impôts existants, et l’entraînement dans cette voie est infaillible ; mais quand on aura démoli des impôtsà rendement considérable et éprouvé, que fera-t-on si le mécompte creuse un trou trop large dans le budget, et à quelle crise dans nos finances ne s’expose-t-on pas ?

Nous voilà autorisés à conclure que la portée financière prêtée au monopole de rectification avec achat et vente est inexacte, et que des déceptions dangereuses seraient inévitables de ce côté si, par suite d’une agitation irréfléchie ou d’arrière-pensées électorales, il se trouvait un ministère et des chambres pour risquer l’aventure.D’autres plus sévères que nous, et sans doute excédés de tout le bruit mené autour du projet, l’ont appelé une mystification financière. On a prononcé le nom du Panama. Peut-être serait-il plus juste d’évoquer le souvenir des hallucinations du temps de Law.Nous n’irons du moins pas au-delà de la stricte vérité en disant que dans les 800 millions de M. Alglave, et même dans les 443 de M. Dupuy, la proportion du mirage est énorme.

VI

QUELLE EST LA PORTÉE HYGIÉNIQUE DU SYSTÈME ?

Si la portée financière qu’on prête au système est inexacte et décevante, la portée hygiénique, qu’on n’exalte pas moins, vaut-elle mieux ?

Elle est le grand prétexte, le clou d’actualité, le motif d’entraînement pour les esprits honnêtes qui saisis par une aspiration juste ne réfléchissent pas au plus ou moins de justesse des moyens, le thème moral pour enrôler ceux à qui ne suffit pas l’attraction du milliard. « Voulez-vous guérir ce pays ? Édictez le monopole d’État : il garantira la santé publique, il sauvera la race menacée ! »

Si la thèse était vraie, la tentation serait forte. Car la marche ascensionnelle de la menace est effrayante. En 1850, on ne consommait en France que 1 lit. 46 d’alcool par habitant, et en 1869 encore que 2,63 ; nous voilà à près du double, 4,04 en 1894. La consommation des absinthes a passé de 18 000 hectol. en 1880 à 108 000 en 1893.Et notre consommation monte pendant que celle des autres peuples décroît. Des villes comme Marseille, où le mal était contre-indiqué, sont profondément atteintes : Marseille a bu l’an dernier plus de 70 000 hect. de spiritueux, 70 000 au lieu de 21 000 en 1876 pour ne pas remonter plus loin ! Les conséquences d’une pareille intoxication sur les maladies de toute sorte, la mortalité infantile, le taux des décès, la folie, la dégénérescence sont terribles. Si donc en courant une aventure financière, ou en sacrifiant des rectitudes économiques, on pouvait arrêter l’expansion d’un tel fléau, nous ne serions pas de ceux qui disent : périsse la patrie plutôt que les principes ! Mais il n’en est rien. La vérité est une tous les aspects en sont harmoniques ; ce qui est faux au point de vue économique ne peut être bon au point de vue social.

On dit : l’État par sa rectification rendra les alcools purs, et seul il le fera efficacement[4]. — Mais d’abord des savants considérables ont établi que tout alcool est poison. Nos lecteurs se rappellent la démonstration de M. Daremberg à l’Académie de Médecine. Quand la Chambre examinait le régime des boissons, M. Lannelongue fut prié de la renseigner sur la toxicité comparée des eaux-de-vie et des alcools d’industrie : il fit remarquer que si les alcools d’industrie ont en général des éléments qui rendent leur toxicité plus forte, les eaux-de-vie, même issues de la distillation du vin et sans nul mélange, n’en sont pas indemnes, et que ces impuretés donnent le bouquet, la saveur ; c’est même cette déclaration qu’on a exploitée contre M. Lannelongue dans sa circonscription électorale en l’accusant d’avoir diffamé l’armagnac. Il existe dans les eaux-de-vie des impuretés que nulle rectification ne parvient à dissocier.— Puis, est-ce dans l’impureté qu’est le péril ? En partie, et un projet de loi est déposé pour assurer un contrôle hygiénique ; mais le péril est surtout dans la quantité absorbée. Devant l’Académie de Médecine, le beau rapport de M. Riche a prouvé 1° que l’alcool éthylique pur n’a pas de goût et doit être additionné d’impuretés pour devenir agréable ; 2° que d’après les expériences poursuivies en Belgique, en Angleterre, en Suisse, en Allemagne, en Autriche, à une dose tolérable d’impuretés, fixée à 2 gr. par lit., les alcools d’industrie ne sont pas nocifs par eux-mêmes, mais par la quantité. Que devient la nécessité d’une rectification par l’État, et ne suffit-il pas d’imposer par voie de contrôle la dose maxima dans les alcools livrés à la consommation ? Ou plutôt le monopole d’État n’aurait-il pas cet effet que le produit livré étant considéré comme officiellement inoffensif, le buveur croyant boire du « bon » alcool, l’abus s’accroîtrait au lieu de se réduire?[5].

Nous ajoutons, nous, ce qui est plus décisif encore — car ce n’est pas une vérité de science, que l’histoire montre être souvent provisoire, c’est une vérité de bon sens, qui est éternelle : — si vous faites de l’alcool, dans la France de 1896, une source de recettes pour l’État, l’État sera fatalement poussé, étant donnés ses besoins financiers croissants, les lâchetés électorales, la moralité malheureusement abaissée de notre démocratie, à élargir et à creuser cette source au lieu de la restreindre et de la tarir.

Reprenons, au point de vue de l’hygiène, les deux expérimentations étrangères. — En Suisse, on n’aperçoit pas que le monopole ait sensiblement réduit la consommation : en 1890 6 lit. 27 par habitant, en 1891 6,32 ; en 1892 6,39 ; en 1893 6,37 ; en 1894 5,81. Ce n’est pas un résultat comparable à ceux qu’on a obtenus ailleurs sans monopole d’État. — En Russie, le monopole a un but exclusivement hygiénique, M. de Witte l’a proclamé dans le rapport sur le budget de 1895. Mais c’est un monopole intégral, avec suppression de tous les cabarets et vente au détail par l’État dans des boutiques où il est interdit de boire. S’agit-il de cela ? Pas le moins du monde : il ne s’agit que de rectification. Nous avons plus de 400 000 débits, nous en aurons bientôt 500 000 ou 600 000 ; compter qu’on les empêchera de vendre d’autres alcools que ceux de l’État est naïf. M. Alglave sourit aux cabaretiers : « ils verront, s’écrie-t-il, que le monopole est plus favorable pour eux que le régime contraire », et il le prouve. Il n’est pas question de les fermer ou de les réduire, nos 400 000 débits : le monopole leur assure 20% sur les alcools ordinaires, un bénéfice illimité sur les cognacs et liqueurs fines, et « le crédit gratuit de l’État ». Au Congrès de Bâle, M. Alglave démontra par des graphiques que plus il y a de cabarets dans un pays, moins on boit. Nous croyons le contraire, et que plus un peuple a d’occasions de boire, plus il boit, et depuis la funeste loi de 1880, la France en sait quelque chose!

Pas de doute : notre monopole, à nous, ne tendrait qu’à un but, le résultat d’argent. Mais au surplus qu’est-il besoin de chercher à l’extérieur la preuve d’expérience ? Est-ce que notre monopole du tabac a réduit la consommation, et partant le mal, sérieux aussi, du tabagisme ? Établi en 1810, il rendait 40 millions en 1819, et le budget de 1897 lui en réclame plus de 381, exactement 381 113 500 fr. ! Il a eu une portée financière, celui-là, mais due à ce qu’il est total, à ce qu’il comprend fabrication et vente. Quant à sa portée hygiénique, la voilà ! Et voilà la portée hygiénique de tous nos monopoles d’État.

Plus d’un ne s’est pas gêné pour écrire que le jour où le monopole étatiste pour l’alcool serait institué, l’empoisonnement alcoolique irait plus vite. Aussi réservé que nous nous sommes attaché à l’être dans notre examen financier du système, nous nous bornerons à affirmer, comme la conséquence légitime de ce qui précède, que pour assurer le degré scientifiquement utile de rectification le monopole de l’État est inutile, et que le danger étant surtout dans les quantités consommées, ce monopole tendrait à l’accroître. C’est le caractère de notre situation en ce temps que l’État cherche constamment à se procurer des ressources nouvelles, et à tout le moins, comme ici il aurait aboli une énorme masse d’impôts, il s’efforcerait d’abord de récupérer les rendements perdus.

Au point de vue hygiénique comme au point de vue financier, il n’y aurait qu’un monopole qu’on pût croire efficace : c’est le monopole absolu, de fabrication et de vente ; il est irréalisable en France. Celui dont on nous parle apparaît en réalité, à travers de faux calculs, comme un instrument de grosses recettes, et précisément à cause de cela, nous sourions, manquant de confiance, quand on nous promet que l’État en fera un outil pour abaisser une consommation fructueuse. En fait d’amélioration hygiénique et de préservation de la race, il ne contient, et il n’en faudrait attendre qu’une chose : un alcoolisme d’État.

(À suivre).

Eugène ROSTAND.

__________________

[1] Voir la Réforme sociale du 1er décembre.

[2] Un monopole absolu avec vente et suppression des débits, a été tenté en 1893 dans la Caroline du Sud. Même dans ces conditions, la fraude a été énorme, les bénéfices étaient inférieurs au rendement de l’impôt antérieur, les vexations pour découvrir les ventes clandestines sont devenues de suite insupportables, et la Cour suprême a aboli le système comme contraire à la Constitution pour mettre fin à une expérience condamnée.

[3] Ces démonstrations pour la Suisse et la Russie ont été faites par M. P. Leroy-Beaulieu dans l’Économiste français avec une netteté irréfutable. Un des hommes d’État les plus considérables de la Suisse, et des plus progressistes. M. Numa Droz, regarde le monopole comme voué à l’improductivité. (Rev. pol. et parl., 1895 et nov. 1896.)

[4] Le docteur Laborde devant la Société de Médecine publique, M. Ch. Dupuy dans la Revue politique et parlementaire du 10 nov. 1896.

[5] « Il faut avouer qu’épurer l’alcool n’est pas en diminuer la consommation, et que c’est même l’augmenter en fournissant aux buveurs une apparence de justification. » (L’Alcool, par les docteurs Sérieux et Mathieu, Alcan, 1896). — Séance de l’Académie de Médecine, le Temps8 sept. 1896 ; lettre de Paris à l’Indépendance Belge du 11 sept. 1896 ; Revue polit. et parlem. 10 oct. 1896 (objection bien forte contre l’hymne alglavien de M. Ch. Dupuy publié par la Revue le 10 novembre). M. Brouardel vient de dire de même (déc. 1896), dans une conférence à la Faculté de médecine, qu’il faut non seulement que l’alcool soit débarrassé de tout élément toxique, mais surtout que la consommation en diminue.

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