L’Algérie, par Amédée Desjobert (partie 3)

Amédée Desjobert, L’Algérie. Journal des économistes, février 1848.

L’ALGÉRIE.

CHAPITRE III[1].

COMMERCE ET NAVIGATION.

SOMMAIRE.— § 1. Commerce avec l’intérieur de l’Afrique. — § 2. Commerce avec l’Algérie. — § 3. Commerce interlope. — § 4. Navigation. — Résumé.

On a remarqué avec raison que, depuis plusieurs années, les saines doctrines d’économie politique étaient abandonnées. On devait espérer qu’à la suite d’une révolution faite au nom de la liberté, les doctrines libérales économiques seraient en faveur : le contraire est arrivé.

À la fin de la Restauration, l’école d’Adam Smith, Turgot, de Tracy, Malthus, Say, était en honneur. MM. Comte et Dunoyer, publicistes, la plupart des journaux de l’opposition, et notamment l’ancien Globeet le Courrier Français, soutenaient les doctrines libérales. Au moment de la révolution de Juillet, il arriva ce qui arrive souvent dans les commotions politiques, l’imagination l’emporta sur l’étude et la raison. Des novateurs, parce qu’ils ne savaient pas ce qui avait existé et ce qui était tombé par suite du progrès de la société humaine, crurent faire du nouveau en remettant au jour les vieilles choses d’un passé qu’ils ignoraient ; ils s’appelaient les gens avancés, et leur grande œuvre consistait à recoudre quelques lambeaux de la politique d’Aristote ou de la république de Platon, à recueillir quelques-uns des langes qui enveloppaient l’industrie au Moyen-âge, langes usés au service de l’enfance des sociétés. Ces esprits supérieurs jetaient anathème au laissez-faireet laissez-passer, qui résumait les conquêtes politiques et économiques d’un siècle de discussion et d’une ère nouvelle de liberté. En politique, ils auraient voulu tout régenter ; en économie politique, ils combattaient l’initiative individuelle, proscrivaient la concurrence et proclamaient l’organisation du travail, sans avoir pu jamais en formuler même la théorie. Proclamant la mission qu’ils disaient avoir reçue d’en haut, ils venaient parler au nom d’une Providence inconnue à tous, si ce n’est à eux, et ils apportaient la bonne nouvelle à l’humanité entière. Ils s’étaient appelés les gens avancés, ils s’appelèrent encore les humanitaires, les providentiels. Tout cela n’était pas sérieux sans doute, et ne pouvait laisser d’impression sur les esprits instruits et réfléchis ; mais c’était suffisant pour jeter dans les masses une incertitude fâcheuse, en leur promettant, par l’application de leurs idées, un adoucissement à des maux que nous reconnaissons, que nous déplorons, mais dont il faut reconnaître aussi que l’intensité diminue tous les jours et diminuera constamment par l’application des idées libérales, tandis que ces maux reprendraient leur ancien cours, si l’ancienne organisation industrielle ou l’organisation nouvelle, prêchée par les novateurs, pouvaient prévaloir.

Dans cette ancienne organisation industrielle, les idées de colonisation et le régime colonial avaient une grande part, et en étaient l’expression la plus exagérée. Plus ces idées étaient confuses, plus ce régime était contraire au plus simple bons sens, plus le vulgaire avait trouvé de profondeur dans ce qu’il ne pouvait entrevoir. L’Algérie présentait un nouveau champ à toutes les erreurs anciennes, une nouvelle officine à l’alchimie coloniale. On oublia les enseignements du passé et l’on courut après toutes les déceptions que l’on avait subies dans les derniers siècles.

L’éternelle déception que nous offre la pensée coloniale est de favoriser le commerce et de créer des consommateurs. Adam Smith apprécie cette idée en ces termes : « Aller fonder un vaste empire dans la vue seulement de créer un peuple d’acheteurs et de chalands, semble au premier coup d’œil un projet qui ne pourrait convenir qu’à une nation de gens à boutique : c’est cependant un projet qui accommoderait extrêmement mal une nation toute composée de gens à boutique. Il faut des hommes d’État de cette espèce et de cette espèce seulement, pour être capables de s’imaginer qu’ils trouveront de l’avantage à employer le sang et les trésors de leurs concitoyens pour fonder et pour soutenir un pareil empire[2]. » Ces marchands et leurs hommes d’État ne sont-ils pas en effet bien aveuglés, pour ne pas voir qu’en cherchant ainsi à créer des consommateurs en de lointains pays, ils perdent ceux dont le voisinage leur assurait la clientèle ?

Ces esprits superbes, qui planent incessamment sur l’Afrique et qui y égarent l’opinion publique d’une manière si funeste, n’ont jamais abaissé leurs regards sur la France ; ils y auraient vu : — les communes, obligées de s’imposer chaque année à environ 136 millions pour leurs dépenses locales ; ayant à dépenser encore plus de 200 millions pour leurs chemins vicinaux ; 150 millions pour leurs églises ; 35 millions pour leurs maisons d’écoles ; — les départements, tous grevés d’impôts extraordinaires, ayant encore à dépenser plus de 150 millions pour les routes départementales, et 100 millions pour les prisons nouvelles. —  L’État, dont les charges grossissent tous les ans : le budget de 1830 a été réglé par 1 095 millions, celui de 1849 est présenté pour 1 517 millions et, avec les crédits extraordinaires, s’élèvera certainement à plus de 1 550 millions. Cependant, depuis 1830, nous avons vendu des forêts, nous avons emprunté 910 millions, nous avons porté notre dette flottante à 700 millions, nos réserves de l’amortissement sont engagées pour de longues années, et l’État, endetté de six milliards, doit en dépenser plus de deux encore pour les routes royales, la navigation intérieure, les ports de commerce, les ports militaires, l’armement de nos côtes, les édifices religieux, les monuments publics, sa part dans les chemins de fer, etc., etc.

En dehors de ces dépenses publiques, combien de grandes choses à faire en France par les capitaux des particuliers pour l’agriculture, pour les diverses industries et pour le bien-être de la population !

Quand on connaît la France autrement que ne la connaissent ceux qui l’ont traversée pour aller de Paris à Alger, ne sait-on pas qu’en agriculture, la moitié de la France est à coloniser, et que les parties les plus avancées ont encore à faire des progrès considérables ? qu’en industrie, le manque de capitaux nous met, vis-à-vis de l’Angleterre, dans une infériorité déplorable, et nous empêche d’introduire les améliorations les plus indispensables ?Les esprits les plus prévenus se refuseront-ils à comprendre que les capitaux ne peuvent pas se trouver dans deux endroits à la fois, et que, si nous portons les nôtres en Afrique pour nous créer des consommateurs imaginaires, nous enlevons aux contribuables les moyens de consommer actuellement et de fonder en France par le travail les bases d’une consommation future et durable ?

Dans la discussion qui avait lieu ces jours derniers à la Chambre, sur l’état fâcheux de nos finances, on pensait assez généralement que la partie des revenus que les particuliers pouvaient annuellement économiser et transformer en capitaux s’élevait à peine à 100 millions. Quelle funeste influence a donc sur le bien-être actuel et sur la richesse future du pays une entreprise improductive qui est arrivée à coûter au pays 131 millions par an[3]?

Suivant les partisans de la colonisation, l’Algérie devait assurer à la France : — un commerce important avec l’intérieur de l’Afrique ; —un débouché considérable en Algérie ; — un commerce interlope qui ruinerait celui de Gibraltar ; — un accroissement de richesses au profit de notre navigation. Examinons la valeur de ces promesses.

§ I. Du commerce avec l’intérieur de l’Afrique.

Lorsque, dans une chose, on ne peut invoquer la raison, on fait appel à la Providence. Les écrivains du gouvernement firent intervenir la Providence pour donner à la France le commerce des empires mystérieux de l’Afrique centrale[4]. Voici les moyens proposés :

À l’orient, « le traité fait avec l’iman de Mascate ouvre le commerce avec toute la côte orientale de l’Afrique »[5]. L’iman de Mascate est un prince nominal, qui a fui à Zanzibar en Afrique, à sept cents lieues de ses États nominaux, la colère de ses sujets révoltés en Asie. Passons.

À l’occident, on nous offre, pour faire pénétrer notre commerce dans l’intérieur de l’Afrique, le cours du Niger et des autres grands fleuves ; mais on nous avertit « qu’il faut préluder à nos excursions par de grands travaux hydrographiques : le commerce n’y suffirait pas, c’est une tâche qui n’est possible qu’à un gouvernement ; il y a de quoi tenter le nôtre »[6]. Pour moi, qui ne fais pas partie du gouvernement, je désirerais qu’avant d’aller attaquer les barres de la côte occidentale d’Afrique, nous fissions quelque chose pour la barre de Quillebeuf, qui attend depuis cent ans, et qu’avant d’aller rompre dans le Niger les récifs sur lesquels Mungo-Park a trouvé la mort, nous pussions améliorer la traversée de la Seine au Pont-au-Change, à Paris.

Au nord, « l’Algérie nous verra aboutir aux trois grands marchés du pays des noirs, Tombouctou, Kanou et Noufi »[7]. On nous conduit chez les Fellathas ; on nous dit que l’on avait sous les yeux la carte d’Afrique ; nous en aurions douté, la vue de la carte ne peut admettre l’idée de faire traverser toute l’Afrique pour aller gagner le bas Niger, que les Anglais ont déjà remonté jusqu’à Egga, frontière du Nyffé. Il est d’ailleurs dangereux de juger sur une carte ; l’œil la parcourt bien vite, et si l’imagination s’en mêle, elle vous fait faire d’étranges romans. Si l’auteur avait connu les voyages de Clapperton et des Lander, il aurait su que, même sans la navigation du Niger, le pauvre pays de Kanou et du Nyffé fait le triste commerce qu’il peut faire, au moyen des caravanes transversales qui vont du golfe de Benin au Bornou, où elles rencontrent celles qui, de ce pays, gagnent Tripoli par le Fezzan et la mer Rouge par le Darfour. Les circonstances naturelles qui ont fait adopter cette direction de préférence à celle que traverserait le grand désert, ne changeront pas au gré de nos caprices.

En 1844, le gouvernement s’était laissé entraîner à ces billevesées commerciales. C’était pour soutenir ces billevesées que nous faisions nos expéditions au désert ; les publications officielles, qui auraient dû éclairer l’opinion publique, semblaient prendre à tâche de l’égarer : on réduisait à vingt-cinq journées de caravane le parcours de Tombouctou au Touat[8]. Je fis observer que, d’après les auteurs et les voyageurs, il devait y avoir cinquante journées[9]: on me répondit que les vingt-cinq journées étaient calculées pour des chameaux non chargés ; que le trajet avait été effectué en cet espace de temps par une caravane peu nombreuse stimulée par la crainte des Touaricks, et que, pour des chameaux chargés, le trajet se faisait en quarante-quatre journées[10]. Je demanderai si les chameaux, qui sont les voitures du désert, font le commerce à vide, et si, lorsqu’on parle de journées de caravane de commerce, on doit calculer le parcours sur le temps employé par des chameaux de course effrayés. Dans les descriptions officielles que l’on nous donne du désert, on trouve avec étonnement des cours d’eau, des rivières qui traversent des bassins, des lacs qui reçoivent leurs affluents. La carte qui accompagne le texte est une véritable illustration du pays que l’on avait cru jusqu’à présent un désert : on y voit des fleuves, des lacs, des montagnes : le Sahara, sur la carte du moins, paraît une nouvelle Suisse. Quelquefois, cependant, l’auteur, échappant au mirage africain, nous donne des descriptions exactes, mais alors peu séduisantes voici le tableau qu’il présente de Tombouctou : « Ville mystérieuse, que nous ne voyons encore aujourd’hui qu’à travers un voile fantastique, à travers les ophthalmies, les dangers et les misères des voyageurs européens qui l’ont visitée »[11].

Quels sont donc les merveilleux produits qui ont pu exciter tant de désirs et exalter tant d’imaginations ? Depuis deux cents ans, les voyageurs et auteurs se sont passé de main en main la nomenclature inévitable et invariable des objets exportés du Soudan ; ils consistent en plumes d’autruche, poudre d’or, dents d’éléphants, gommes et esclaves.

En 1846 l’Algérie a exporté :
Des plumes de parure pour 19 681 francs.
Des dents d’éléphants pour 1 001 francs.

Les autres produits du Soudan ne figurent pas au tableau d’exportation de l’Algérie ; la gomme et la poudre d’or sont exportés d’Afrique par la côte occidentale et le Sénégal, et ont d’ailleurs peu d’importance.

Le seul objet d’exportation du Soudan qui ait de la valeur, est le noir esclave. Le bey de Tunis a aboli l’esclavage dans ses États, je ne pense pas que nous choisissions ce moment pour donner en Algérie, à ce commerce, une nouvelle extension. À notre confusion, il se tenait encore naguère, sous notre patronage, des marchés à esclaves : le 8 août 1845, des Beni-Mzabs ont amené à Médéah 68 esclaves, qui ont été exposés pendant trois jours et vendus. M. le maréchal Bugeaud maintenait cet état de choses, par la raison que, si nous enlevions cette branche de commerce aux peuplades de l’intérieur, nous ne pourrions pas espérer avec eux de relations commerciales[12]. Le maréchal Soult pensait que l’on ne peut empêcher les indigènes d’avoir des esclaves[13]. Nous ne pouvons pas même imiter le bey de Tunis.

Rapprochons-nous un peu de l’Algérie ; notre influence sera peut-être plus facile à exercer que dans l’Afrique centrale, à travers les populations originaires, en butte à la domination politique des Fellathas, au prosélytisme musulman, et à la tyrannie du commerce armé des Touaricks.

§ II. Du commerce avec l’Algérie.

Nous arrivons à ce que l’on appelle nos possessions sahariennes. Ceux qui voulaient nous donner le commerce de l’Afrique centrale voient avec douleur celui de notre Sahara même nous échapper et se faire par Mogador, Tunis et Tripoli[14]. Ceci, cependant, s’explique par la ligne d’oasis qui relie les deux marchés importants de Nefta et Figuig ; on ne pouvait espérer que de Gadamès et de Tafilet le commerce se dirigeât sur l’Algérie[15]. Ils voient avec douleur que l’Angleterre nous fournit, par Tunis, le café que nous consommons à Biskra et à El-Aghouat, et s’écrient : « Il est impossible que la France reste spectatrice impassible d’une pareille frustration de ses droits[16]. » Que faut-il faire, au dire de ces messieurs ? la guerre à l’Angleterre, à Tunis, au Maroc, à Tripoli ? — établir un cordon de douanes en plein désert et sur les frontières de Tunis et du Maroc ? — construire un chemin de fer qui transporte gratuitement leurs produits au désert ? — donner une prime aux Arabes qui voudront bien consommer ces produits ? — Ils s’indignent de ce que l’Angleterre profite de nos folies et de notre inintelligence. Ce n’est pas contre l’Angleterre que je m’indigne, c’est contre les faux prophètes qui falsifient les décrets de la Providence, et contre l’esprit de boutique, ignorant et cupide, qui inspire ces folies.

Voyons maintenant ce qu’on appelle le commerce de l’Algérie.

Le commerce n’est qu’une opération d’échanges ; celui qui veut consommer doit savoir produire ; la possibilité d’acheter comporte la nécessité d’avoir quelque chose à vendre.

Dans un commerce réel et régulier, les importations et les exportations se balancent ; si l’on trouve quelque différence dans les chiffres d’une année, cela provient nécessairement d’opérations plus ou moins avantageuses, de retours faits l’année suivante, d’évaluations officielles basées sur des tarifs surannés[17], de déclarations inexactes, de ventes d’objets entrés et sortis en contrebande et qui, par conséquent, ne figurent pas sur les tableaux des douanes.

La moyenne décennale du commerce français (commerce spécial) de 1827 à 1836 a été :

Pour les importations, de 667 millions.
Et pour les exportations, de 698

La moyenne décennale du même commerce, de 1837 à 1846, a été :

Pour les importations, de 776
Et pour les exportations, de 712

Il en est de même partout, ainsi qu’on peut le voir par le tableau suivant les chiffres indiquent des millions de francs.

États Années Importations Exportations
États-Unis 1845 627 618
Russie 1845 359 378
Autriche 1844 298 285
Zollverein 1842 621 631

C’est ainsi que les choses se passent dans les pays où les affaires commerciales sont réelles et régulières. Dans un pays de flibustiers, les choses se passent autrement : d’après Shaler, en 1822,

les importations de la régence d’Alger s’élevaient à 1 200 000 dollars
Et les exportations, à 273 000

Shaler démontre que le Trésor faisait la balance[18], et le Trésor était alimenté par la piraterie.

Depuis notre occupation de l’Algérie, la disproportion entre les importations et les exportations est la même : l’année 1846 présente les résultats suivants :

Importations (commerce spécial) 111 457 000 fr.
Exportations 3 706 00
C’est le Trésor de France qui couvre en grande partie la différence. En 1846, pour solder les dépenses que nous faisons en Afrique, le Trésor y a envoyé, tant en numéraire qu’en traites payables par ses caisses 81 315 000
Ces deux sommes réunies font 85 021 000 fr.
Somme qui se rapproche déjà de 111 457 000 fr.
montant des importation.

C’est absolument ce qui se passait sous le Dey, sauf qu’à cette époque, le Trésor des Turcs était alimenté par la piraterie qui s’exerçait sur l’étranger, tandis qu’aujourd’hui le Trésor français est alimenté par les contribuables de France.

Le résultat de notre opération commerciale est donc celui-ci : nous avons transporté en Afrique 100 000 soldats ; à la suite de ces 100 000 soldats sont venus des marchands, ouvriers, etc. ; les marchands ont porté des marchandises ; le Trésor a envoyé les fonds pour acheter ces marchandises. — Appeler cela du commerce, en vérité c’est se moquer, ainsi que le dit très bien le général Duvivier ; la même opération commerciale aurait lieu avec tout lieu désert en Franceoù on transporterait cent mille soldats[19]. La même opération commerciale aurait lieu avec les tours de Notre-Dame, si on pouvait y loger cent mille soldats ; et l’opération commerciale faite avec le désert du général Duvivier ou avec les tours serait encore moins déraisonnable que l’opération commerciale faite avec l’Algérie : car le désert français et les tours étant soumis aux douanes françaises, seraient approvisionnés en produits français, au lieu que l’Algérie est approvisionnée en partie par des produits étrangers. En effet, dans les marchandises que l’Algérie a reçues en 1846, s’élevant à (commerce spécial).                                                                          111 457 395 fr.

Les marchandises françaises, sont entrées pour   70 312 885
Et les marchandises étrangères, venant soit des entrepôts, soit de l’étranger, pour   41 144 510 fr.

En sorte que nous avons transporté en Afrique hommes et capitaux pour faire prospérer le commerce étranger. Avec plus de réflexion, on aurait laissé au contribuable son argent, avec lequel il aurait acheté en France des produits français, et il les aurait achetés en plus grande quantité qu’il n’en a été vendu en Afrique, parce qu’ils n’auraient pas été grevés de droits de douanes, de frais de transport, de bénéfices de commerce qui, en augmentant leur prix, en diminuent la consommation. Nous avions donc raison lorsque, il y a quatorze ans[20], nous annoncions ce mal comme inévitable ; nous l’avions reconnu dans les colonies de presque tous les temps. Adam Smith le signalait il y a de longues années, et disait : « Les colonies d’Espagne et du Portugal donnent plus d’encouragement réel à l’industrie de quelques autres pays qu’elles n’en donnent à celle de l’Espagne et du Portugal »[21]; et cependant le régime colonial de ces pays était beaucoup plus rigoureux que celui qui s’établit en Algérie.

Ces rapprochements ne prouvent-ils pas toute la déraison qu’il y a à vouloir créer ainsi forcément des consommateurs au loin ? Si l’on réussit, le plus souvent ces consommateurs vont se pourvoir là où les produits sont au meilleur marché. Si l’on échoue, l’on n’a même pas la satisfaction d’avoir travaillé pour des étrangers. Dans tous les cas, les capitaux sont perdus pour la métropole.

Dans notre entreprise de l’Algérie, les capitaux prodigués par la France sont nécessairement perdus pour elle. Les améliorations intérieures sont paralysées, et le malaise de la population, au lieu de diminuer, s’aggrave. On veut créer des consommateurs ! mais ce ne sont pas des consommateurs qui manquent ; ce qui manque, ce sont les moyens d’acheter chez ceux qui voudraient devenir consommateurs. Des consommateurs ! ils existent en France, ils existent à nos portes : seulement ils sont trop pauvres pour pouvoir consommer ! Ne les appauvrissez pas encore par des dépenses folles et excessives, si vous ne voulez retarder le moment où ils pourront augmenter leurs consommations et participer aux bienfaits de la civilisation et de la richesse publique.

Ce sont donc les capitaux de la France, principalement ceux envoyés par le gouvernement et enlevés aux contribuables par les impôts, qui vont chaque année en Afrique solder les achats que nous y faisons.

Nous avons vu que les produits du crû de l’Algérie exportés ont été en 1846 d’une valeur de 3 706 000
Veut-on connaître la nature de ces produits ?
Viennent en première ligne :
Les peaux brutes pour une somme de 1 468 156
Les os, sabots et cornes de bétail pour 89 847
Le suif brut pour 33 900

Objets qui tiennent à la consommation de l’armée et aux razzias qui étaient encore considérables en 1846[22].

On ne peut pas non plus compter comme commerce sérieux celui du retour des futailles vides et des bouteilles cassées. Ces objets ne peuvent être considérés comme des produits du pays. L’Algérie garde le contenu et nous renvoie le contenant, les peaux, les bouteilles cassées, les futailles vides. Je l’ai déjà dit : si nous lui envoyions des huîtres, elle nous renverrait les écailles.

Les autres articles sont :
Les laines en masse, qui figurent pour 320 270 fr.
Les sangsues pour 153 365
Les objets de collections, tels que lions, etc. 4 040
Le corail brut pour 848 950

Ce dernier article, qui pourrait paraître le plus sérieux, l’est encore moins que les autres : ce sont les Italiens qui ont fait toute la pêche, ainsi que nous le verrons à l’article navigation ; ce sont les Italiens aussi qui ont reçu tout le corail ; la France n’est entrée dans le commerce que pour 8 000 fr., c’est-à-dire la centième partie.

On voit donc que le commerce provenant de la production de l’Algérie est nul. C’est à ce résultat que nous ont conduits dix-huit ans de promesses prodiguées par ceux qui promettaient tant à la France. On voit que nous sommes loin du milliard de produits de l’Algérie que M. Charles Dupin promettait à l’Europe[23]. Nous avons indiqué, dans l’article précédent, l’impossibilité pour les Européens de créer en Afrique ces produits en concurrence avec les pays où la production s’en fait aujourd’hui ; examinons ici où en est cette production en Afrique.

Céréales. Nous avons établi, dans le premier article, que la culture européenne ne pouvant fournir les céréales nécessaires pour l’alimentation des Européens et de l’armée, on était obligé de les tirer du dehors, et que l’importation des céréales était en raison du nombre des consommateurs européens. L’importation des farineux alimentaires avait été :

En 1835, de 5 251 524 fr.
En 1839, de 10 713 588
En 1845, de 16 33 954
L’importation a été, en 1846, de 18 199 614

 

M. le duc d’Aumale, cédant aux exigences des colons, a fixé, pour 1848, le prix du blé qui leur serait acheté pour l’armée, à 22 francs le quintal ; les colons disent qu’il faudrait 25 francs pour rémunérer le travail européen. Nous avons eu le maximum en France, nous avons le minimum en Algérie. C’est le commencement de l’organisation du travail annoncée par les socialistes. Si cette décision est maintenue, il en résultera une augmentation de dépense en Algérie. La culture coloniale n’en fera pas beaucoup plus de progrès ; les colons sauront présenter comme leurs produits les blés étrangers qui seront entrés en Afrique pour la consommation civile, de même que les pêcheurs de la Manche présentent à la prime de pêche le poisson pêché par les étrangers.

Bestiaux. Nous avons établi que les bestiaux de l’Algérie avaient été à peu près détruits par les razzias et la consommation européenne ; que la culture européenne ne pouvait produire du bétail en Algérie ; que la culture nomade seule le pouvait, mais d’une manière limitée par ce mode même de culture ; et qu’en attendant il fallait importer une partie de la nourriture en viande que consomme la population européenne. En 1845, l’Algérie avait importé pour      5 258 357 fr.

de ces produits ; en 1846 elle en a importé pour          6 885 101 fr.

Nous avons dit que le prix excessif auquel reviendrait le fourrage récolté, nécessaire à la culture européenne en Afrique, ferait ressortir tous les produits des animaux à des prix exorbitants ; je vois aujourd’hui, dans un compte présenté par la Société africaine dite la Société Angevine, que le litre de lait vaudra quarante centimes au village futur de Maine-et-Loire; dans le rayon de six lieues de Paris, le lait se vend quinze centimes pour la consommation de la capitale, et la fabrication du beurre et du fromage en Normandie l’élèveà peu près au même prix. La Société Angevine compte que l’engraissement du bétail lui donnera un produit de 50%. Toutes ces fables sont de la même famille que les brebis de M. le baron de Laussat, qui doivent lui donner quatre agneaux par an (voir notre deuxième article) ; le kumrah, mulet provenant de l’accouplement de l’âne et de la vache, découvert par le docteur Shaw (voyage dans la régence d’Alger, p. 40) ; et enfin, le rat à trompe et le crapaud géant découverts dernièrement par M. Bory de Saint-Vincent. L’Algérie est la possession de tous les phénomènes : n’était-ce pas là que Strabon avait placé ses sangsues longues de sept coudées ?

Boissons. Nous avons fait remarquer l’inquiétude que l’éventualité seule de la production du vin par l’Algérie avait répandue dans les pays viticoles ; inquiétude telle, que le comice agricole de Marseille demandait la prohibition de la culture de la vigne en Afrique. Le danger est en effet incontestable ; mais le remède ne serait pas suffisant, il faudrait prohiber l’entrée des boissons étrangères en Algérie. En 1845, l’Algérie avait reçu, tant de la France que de l’étranger, des boissons pour                                     9 935 909 fr.

Elle en a reçu en 1846, pour 10 754 724
Cette augmentation de consommation a été au profit de l’étranger, car la France était entrée dans l’importation de 1845, pour 9 570 821 fr.
Et elle n’est entrée dans l’importation de 1846, que pour 9 205 025 fr.

Huile. La culture de l’olivier est pratiquée depuis longtemps par les indigènes dans les pays kabyles. Il reste à savoir si elle pourra rétribuer le travail européen. Quant à présent, nous sommes loin des espérances conçues par M. Charles Dupin, qui ouvrait aux huiles de l’Algérie un marché en France de                                      31 300 938 fr.[24]

En 1846, l’Algérie nous en a fourni pour 4 821
La déception n’est que de 31 296 000
Elle en a importé du dehors pour 1 529 696
Et, suivant son usage, en grande partie de l’étranger ; car, sur cette somme, elle en a importé de l’étranger pour 1 440 389
Et de France pour 89 307

Les producteurs d’huile du Midi ont livré de rudes combats au sésame égyptien, dont la production avait au moins le mérite de ne leur avoir rien coûté ; pourront-ils être satisfaits en voyant arriver en France, et faire concurrence à leurs produits oléagineux, les huiles et le sésame de l’Algérie, dont la production sera due aux millions qu’ils ont prodigués à la colonisation de leur rivale ? Seront-ils satisfaits lorsque ces produits rivaux ne payeront, à leur entrée en France, que la moitié des droits que payent les similaires étrangers ?

Soie. Nous ferons les mêmes observations pour la culture du mûrier et pour les conditions économiques de la soie. Quant à présent, les prévisions de M. Charles Dupin sont encore bien distancées. Il offrait aux soies de l’Algérie un marché de                                  86 607 495 fr.[25]

Et l’Algérie n’a répondu à cet appel, en 1846, que pour           54 495
Et je ne garantirais pas qu’elle ait été le véritable auteur de la production de cet atome, et qu’elle ne l’ait pas emprunté à la production étrangère, car elle a importé le même produit pour         502 315 fr.

L’industrie séricicole en France offre des avantages d’autant plus précieux qu’elle se soutient sans aucun tarif protecteur, et s’étend aujourd’hui dans le centre de la France. Faut-il arrêter ses progrès naturels et lui enlever ses capitaux pour lui créer à ses dépens une industrie rivale en Algérie !

Tabac. Nous ne reviendrons pas sur ce que nous avons dit en traitant de la culture du tabac. Le tabac fait en France l’objet d’un monopole, les prix sont soustraits à l’effet de la concurrence ; tout est arbitraire, on ne peut rien discuter. Nous faisons seulement observer que, par mesure fiscale, on prohibe, à peu d’exceptions près, la culture du tabac en France, et que l’on fait des sacrifices pour en propager la culture en Afrique ; que la même administration des contributions indirectes entretient des agents en France pour empêcher la culture qui pourrait s’en faire, et des agents en Afrique pour provoquer cette culture qui ne s’y ferait pas sans elle.

Produits tropicaux. Nous avons indiqué, dans notre dernier article, les causes qui rendaient la culture de la canne à sucre, du cafier, de l’indigo, du coton, de la cochenille, impossibles en Algérie. De grandes promesses avaient été faites à leur égard, qui sont encore à l’état de promesses. Ne figurant pas au tableau des exportations, nous n’avons pas à nous en occuper ; nous dirons seulement, quant au sucre, que les sucres de nos colonies et le sucre de betterave sont en lutte sur nos marchés, que l’on a déjà fait inutilement plusieurs lois pour les concilier, et que l’arrivée d’un troisième sucre n’avancerait certes pas la question. Les colonies, cependant, se mettent déjà en garde ; le président du Conseil des délégués, dans la nomenclature des produits futurs de l’Algérie, a bien soin d’exclure « les produits internationaux qui font la richesse de nos colonies »[26]; quant aux produits nationaux qui font la richesse de la France, ils peuvent être impunément attaqués, c’est dans le droit colonial !

Charbons. C’est encore au profit de l’étranger que se fait la consommation du charbon en Algérie.

En 1846, la France y a exporté 10 555 tonnes
Et l’étranger 41 868

Tissus. Quant aux tissus, il est assez difficile de savoir à quoi s’en tenir. Les évaluations, tant à la sortie de France qu’à l’entrée en Algérie, sont plus ou moins arbitraires : voici la valeur attribuée par la douane de l’Algérie aux tissus français qui y ont été importés en 1846.

Tissus de chanvre et de lin 1 506 339 fr.
                laine 13 702 751
                soie 2 604 868
                coton 15 909 011 fr.

Pour ces derniers, il y a une certaine exagération. En comparant les produits à leur valeur sur les bases qu’a indiquées M. d’Eichthal, on arriverait à des chiffres moins forts ; et il faut encore considérer que, dans la valeur du produit exporté, se trouve la valeur de la matière première qui, dans les cotonnades exportées en Algérie, est d’environ un quart de la valeur du tissu ; en sorte qu’en faisant tant de sacrifices pour ouvrir en Algérie ce que nous appelons des débouchés à notre industrie, c’est à l’industrie américaine que nous ouvrons ces débouchés, puisque ce sont les États-Unis qui nous fournissent le coton, et qui même le transportent. Il en est de même des tissus de laine ; c’est un débouché au profit des pays auxquels nous achetons une partie des laines employées par nos fabriques.

Métallurgie. La production manufacturière n’est pas plus avancée que la production agricole. La métallurgie, qui était l’objet des plus pompeuses promesses, sort à peine de ses prospectus. L’Algérie possède des mines qui paraissent riches ; mais, jusqu’à présent, la houille manque et les ressources en bois sont appréciées de manière différente. Le bon marché du combustible et sa proximité du minerai sont les conditions premières de la fabrication des métaux : l’Angleterre et la Belgique doivent leur immense production en fer à la rencontre, sur le même point, de houillères puissantes et de minerai abondant. Nous ne sommes pas aussi favorisés, et, cependant, de grands établissements métallurgiques, basés sur des conditions analogues, s’élèvent sur les gisements houillers du centre et du midi de la France. Ce qui leur manque, ce sont des voies de communication suffisantes ; ils peuvent s’attendre à périr si les prospectus de l’Algérie ne sont pas trompeurs.

D’après le prospectus de la compagnie concessionnaire des mines et usines de Bone, « son minerai est reconnu d’une qualité supérieure et d’une nature égale au minerai magnétique de Suède ; il contient de 70 à 80% de fer, et, tout rendu dans l’intérieur de l’usine, il revient à la compagnie à un prix de moitié inférieur à celui qu’emploient les usines de France. Les gisements, dont la richesse est inépuisable, sont entourés d’un vaste territoire forestier qui, par un aménagement facile et intelligent, mettra en peu de temps l’industrie des fers à même de trouver son alimentation sur les lieux mêmes. En attendant, l’Italie et la Corse fournissent du charbon de bois supérieur à celui de la métropole et à des prix, rendus sur place, de 30% moindres que ceux du combustible employé dans la Champagne, la Comté, la Bourgogne et le Berry. Les éléments de revient du fer sont de 40 à 50% au-dessous de ceux de France, et les produits, par leur qualité, sont appelés à jouer le rôle exceptionnel réservé jusqu’à présent au fer suédois.» (Pag. 1, 2 et 3 du prospectus.)

On devait s’attendre à ce que, possédant des moyens de production aussi puissants et aussi avantageux, la compagnie, pour ne pas écraser l’industrie métallurgique française, aurait consenti, pour l’introduction de son fer en France, à rester dans les conditions faites par nos tarifs de douane au fer étranger ; mais il n’en est pas ainsi. M. le président du conseil de surveillance de la compagnie, consulté par la commission des crédits d’Afrique de la Chambre des députés de 1847, sur la condition douanière convenable pour les fers d’Afrique à leur entrée en France, a répondu que les fers d’Afrique devaient être traités comme fers français et entrer en France sans payer de droits. (Séance du 7 mai.)

Si, comme le dit le prospectus, les éléments de revient du fer algérien sont de 40 à 50% au-dessousde ceux de France, si la qualité est d’une nature exceptionnelle, si les gisements sont inépuisables, et si d’un autre côté, comme le demande M. le président du comité de surveillance, ce fer entre en franchise en France, les hauts-fourneaux de France n’ont qu’à éteindre, car ils ne peuvent baisser de moitié le prix de leur fer. Le prospectus nous assure qu’en dehors de son intérêt matériel, la compagnie aura la satisfaction d’affranchir la France d’un tribut exorbitant qu’elle paye à l’étranger. Je ne vois pas de tribut payé à l’étranger, j’y vois un échange ; si nous lui prenons du fer, il nous prend autre chose, et si nous lui payons tribut pour le fer, il nous paye tribut pour cette autre chose : il en serait absolument de même si nous prenions ce fer en Algérie, mais avec cette différence que l’administration d’un pays étranger, l’Angleterre ou la Belgique, par exemple, ne nous coûte rien, au lieu que celle de l’Algérie nous coûte aujourd’hui 131 millions par an.

La production du fer en Algérie n’est cependant pas aussi avancée que le ferait croire le prospectus. — Des difficultés se sont élevées pour la concession des bois ; il fallait d’abord que l’État s’en mît en possession et en dépouillât les Arabes qui en usaient mal peut-être, mais enfin qui les avaient fait entrer dans les conditions de leur existence. Quand on sait toutes les difficultés que l’on éprouve en France lorsque l’on veut modifier des usages acquis à certaines populations rurales, on conçoit que celles que nous éprouvons en Afrique pour déposséder des populations ennemies doivent être graves ; mais cela ne regarde pas les concessionnaires, c’est notre armée qui a la charge de les mettre en possession. — Puis des difficultés de fabrication se sont probablement présentées, car une compagnie rivale s’est bornée à exporter le minerai en France pour le traiter dans nos usines. Tout aussitôt, le colonismese récrie contre cette opération, et cependant elle me paraît plus prudente pour le présent et plus sûre pour l’avenir. En cas de guerre maritime, les arrivages de minerai sont suspendus, il est vrai, mais ces établissements sont en France, et ne deviennent pas la proie de l’Angleterre.

De quelque manière donc que l’on envisage la prétendue production coloniale, on ne trouve qu’illusion et embarras: même en supposant la production algérienne, et si nous prenions en Algérie les huiles et les soies que nous prenons aujourd’hui en Italie et en Espagne, les aurions-nous à meilleur marché que nous ne les avons aujourd’hui dans ces pays ? Pouvons-nous nous en réserver le monopole ? Les aurions-nous pour rien ? Non ; nous donnerions, comme aujourd’hui, autre chose en échange. En achèterions-nous davantage ? Non ; on n’achète pas en raison de ce que possèdent les autres, mais en raison de ses propres besoins et de la possibilité d’acheter : et n’achèterons-nous pas d’autant moins que nous nous serons plus ruinés pour les billevesées algériennes ? Que resterait-il donc ? Simplement ceci : nous aurions pris en Algérie ce que nous prenons aujourd’hui autre part et aux mêmes conditions : il y aurait simplement eu déplacement de commerce et perturbation d’affaires avec les pays avec lesquels nous faisons aujourd’hui ces affaires. — Quant à présent, pense-t-on que si l’on avait dépensé en France les 1 300 millions jetés en Afrique depuis dix-huit ans, les consommateurs de France n’auraient pas acheté aux producteurs de France des produits beaucoup plus considérables que ceux que nous exportons en Afrique ? Sont-ce les besoins de vêtements, de bien-être et d’aisance qui manquent dans nos villes et nos campagnes, ou sont-ce les moyens d’y satisfaire ? Et ces moyens ne sont-ils pas tous les jours diminués par les impôts excessifs qui pèsent sur la population, et notamment par l’impôt d’Afrique, qui équivaut aujourd’hui à la moitié du principal des quatre contributions directes[27]?

Mais toutes les idées sont bouleversées quand on parle d’Afrique. À la tribune, un ministre oppose les exportations aux dépenses de manière à balancer la dépense avec les exportations. Admirable compensation faite entre les produits qui sortent et l’argent qui sort aussi ! S’est-il jamais trouvé un homme qui, donnant six francs et sa chemise, ait pensé que les six francs qu’il donnait venaient en compensation de la chemise qu’il donnait aussi ? Il faut, en vérité, le soleil d’Afrique pour faire éclore de semblables idées !

Ce qui est le plus curieux, c’est que c’est la même école qui aujourd’hui veut attirer en France les produits de l’Algérie, qui naguère avait une si grande frayeur des produits belges, lorsqu’il était question de l’union douanière avec la Belgique. Sa frayeur a fait rejeter une union que sollicitait cependant un grand intérêt politique. Elle craignait la concurrence des produits belges, créés aux frais des Belges, et elle appelle la concurrence des produits algériens, dont il faut protéger la création par les dépenses excessives que nous faisons pour l’occupation et la colonisation ! En Belgique, nous trouvions des consommateurs tout faits et riches, qui auraient pris nos produits en échange de ceux qu’ils nous auraient fournis. En Algérie, quels sont les consommateurs ? notre armée, qui consommerait nos produits si elle était en France, et quelques malheureux que la misère a chassés de tous pays, et que souvent nous y transportons nous-mêmes à grands frais.

Il a souvent été question, dans les pages précédentes, des produits étrangers entrant en Algérie en concurrence avec les nôtres. Nous ne voulons pas que l’on se méprenne sur le sens de nos paroles. Il est très bien qu’on achète les produits étrangers : on ne peut acheter sans vendre. Il est très bien qu’on achète ce que les autres ont produit par leur travail ; mais, ce que le bon sens repousse, c’est de se ruiner pour produire en Algérie ce qu’il faudra y acheter plus tard, car l’Algérie ne nous le donnera certainement pas pour rien. N’est-ce pas alors les payer deux fois ? À quel esprit borné oserait-on proposer de garnir à ses frais une boutique de toutes choses, et de venir ensuite acheter ces mêmes choses ? C’est ce que l’alchimie coloniale enseigne à ses adeptes et ce que ses habiles professeurs ont fait croire au pays.

On devait espérer, cependant, que l’enseignement du passé colonial aurait dû nous profiter. On devait penser que ce n’était pas au moment où le régime colonial, sapé de toutes parts dans le monde, se relâche là où il ne s’écroule pas, qu’il pourrait jeter de jeunes racines en Afrique. Lorsqu’en 1835[28], nous annoncions le mal comme inévitable, on nous répondait qu’on ne se laisserait pas entraîner, et on a été entraîné. Les producteurs de France qui subviennent à la dépense de l’Afrique ne pouvaient pas, en effet, consentir à voir toujours leurs millions employés à acheter des produits étrangers, et ils sollicitaient du gouvernement des mesures pour que leurs millions fussent employés à l’achat de marchandises françaises. D’un autre côté, les spéculateurs d’Afrique, pour établir un lien nouveau avec la France, et consolider ainsi leurs propriétés, sollicitaient depuis longtemps un droit différentiel en faveur des produits de l’Algérie expédiés en France[29]. Une ordonnance du 11 novembre 1835 n’avait pas apaisé ces exigences, les plaintes et les sollicitations furent incessantes. Le gouvernement, assailli de toutes parts, crut pouvoir satisfaire une partie de ces réclamations par les deux ordonnances du 16 décembre 1843 : l’une, du ministre de la guerre, réglait le tarif des douanes de l’Algérie, elle est toujours en vigueur ; l’autre, du ministre du commerce, réglait le tarif des douanes pour l’entrée en France des produits de l’Algérie, elle a été consacrée par la loi du 9 juin 1845.

Le principe de l’ordonnance relative aux douanes en Algérie, est l’entrée en franchise des marchandises françaises et l’établissement d’un droit sur les marchandises étrangères : aussitôt qu’elle paraît, l’intérêt colonial se récrie ; son principal organe pense que les intérêts de l’Algérie sont sacrifiés à des prétentions étroites ; que c’est mal comprendre les besoins de l’Algérie, que de faire payer à ses habitants les cotonnades et les draps 25% plus cher, en grevant d’autant ces produits étrangers. Cette mesure, suivant lui, ne peut être que temporaire. La population d’Oran souffre déjà des privations que l’ordonnance lui impose : elle ne peut plus se procurer qu’à des prix exorbitants les denrées qu’elle tirait d’Espagne à des prix modérés. La conduite du gouvernement n’est-elle pas contradictoire ? D’une part, il appelle, même au prix des plus grands sacrifices, des colons en Afrique ; de l’autre, il leur rend la vie difficile, impossible même quelquefois ; il fait manger l’Algérie, sa fille cadette, par l’industrie française, sa fille aînée. L’ordonnance, d’ailleurs, sera difficilement exécutée : l’étendue des nos frontières de terre ne nous permet pas de surveiller efficacement la contrebande par les frontières de Tunis et du Maroc. Cette contrebande sera d’autant plus active que les Arabes, dans leurs affaires commerciales, comptent pour rien la distance, et n’auront pas d’ailleurs une plus longue route à faire pour l’approvisionner à l’est ou à l’ouest, que pour gagner le nord[30]. On voit avec quelle vivacité les colons d’Afrique expriment leurs griefs ; leurs plaintes sont déjà aussi amères que les plaintes des colons de Bourbon et des Antilles ; les mêmes causes produisent toujours les mêmes résultats.

La loi du 9 juin 1845 diminue de moitié, pour une partie des produits de l’Algérie, les droits que payent à leur entrée en France leurs similaires étrangers. Nous avons vu plus haut que la totalité des produits du crû exportés de l’Algérie en 1846 s’est élevée à 3 706 000 fr. La concurrence que, sous ce rapport, l’Algérie fait à la France, paraît peu inquiétante ; et cependant, dès le principe, le Midi, que l’on a toujours présenté comme fort partisan de la colonisation de l’Algérie, exprimait ses appréhensions. Une commission, nommée par le conseil municipal de Montpellier pour examiner la question, constatait, dans son rapport, le 31 mars 1835, que l’intérêt de Toulon et de Marseille n’était pas celui des départements méridionaux, dont l’agriculture souffrirait des importations de la Régence, si la colonisation prospérait. Le seul journal qui ait été opposé aux projets de colonisation, le Mémorial bordelais, est un journal du Midi, et l’on sait avec quelle persistance il a soutenu son opinion. Le seul Conseil général qui se soit occupé d’Alger est celui du département du Var : dès 1836, il appelait toute la sollicitude du gouvernement sur le système à suivre en Algérie, de telle sorte que ce système ne porte pas atteinte aux intérêts agricoles du midi de la France. En 1843 il émettait le vote suivant : « Il serait contraire à tous les principes établis en matière d’économie politique de cultiver dans l’ancienne régence d’Alger les mêmes produits qu’en France, et de faire, en pareil cas, supporter les charges qu’exige la colonisation aux agriculteurs français qui, pour récompense de leurs sacrifices, n’auront en perspective que la concurrence des produits similaires. » En 1847, le conseil général renouvelle le même vœu. Ce conseil n’a-t-il pas ainsi parfaitement précisé la question ?

Mais, nous dira-t-on, si l’Algérie ne peut rien produire, vous ne devez pas craindre pour l’agriculture française la concurrence des produits africains. À cela deux réponses : l’Algérie, abandonnée à elle-même, ne peut pas produire ; mais la colonisation, assistée des secours du gouvernement, peut produire, à des prix exorbitants, il est vrai ; mais, à quelque prix que ces produits soient créés, ils n’en viendront pas moins en concurrence avec les produits similaires créés en France par l’industrie particulière, et dans des circonstances ordinaires. En second lieu, ce n’est pas seulement aux produits de l’Algérie que la loi donne accès ; les produits étrangers entreront par contrebande à Alger, pour pouvoir ensuite entrer en France comme produits d’Alger, et ne payer que moitié droit. C’est ainsi que l’Algérie, bien qu’elle reste dans son improduction native, pourra nous envoyer comme siens les cotons d’Amérique ou d’Égypte, le sucre du Brésil, des colonies anglaises ou espagnoles, le café d’Haïti ou de Cuba, l’huile de Sardaigne, les laines d’Espagne, enfin, le plus grand nombre des produits sur lesquels la douane perçoit aujourd’hui 150 millions. Par cette contrebande, le Trésor est assuré de perdre une partie notable de sa recette. Cette contrebande est inévitable ; elle se fait aux colonies pour le sucre ; elle se faisait, en 1835, avec une telle audace à Marseille par la Corse, pour l’huile et les céréales, qu’une loi a été rendue à ce sujet sur les réclamations des propriétaires du Midi. Pour l’Afrique, elle a été annoncée par la commission du gouvernement en 1833. « Comment espérer, disait-elle, même au prix de la surveillance la plus intelligente et la plus coûteuse, d’empêcher la contrebande, qui ne rencontrera nulle part les facilités que lui offrent à Alger, sur le littoral, l’étendue des côtes, et, à l’intérieur, l’impossibilité d’exercer une autorité réelle sur les tribus éloignées[31]» ?

On voit que les faits commerciaux qui se produisent en Algérie sous l’influence de la pensée coloniale sont les mêmes que ceux qui s’étaient produits dans les autres établissements coloniaux. C’est toujours ce monopole réciproque que la colonie et la métropole veulent exercer l’une sur l’autre. Les mêmes idées fausses amènent les mêmes déceptions ; les mêmes exigences amènent les mêmes représailles, les mêmes embarras.

§ III. Commerce interlope.

L’Angleterre n’avait pas de ports dans la Méditerranée, et nous concevons qu’elle ait voulu acquérir Malte et Gibraltar pour y créer des entrepôts, et de là répandre ses produits, surtout par la contrebande. Mais nous n’avons pas les mêmes besoins, nous qui avons sur la Méditerranée toute la côte méridionale de la France et les ports de la Corse; nos ports d’Afrique ne seront jamais, comme Marseille, des entrepôts de marchandises qui puissent satisfaire à tous les besoins de détail d’un commerce interlope.

§ IV. Navigation.

Les illusions les plus incroyables se sont emparées des personnes qui devraient être les plus graves, lorsqu’on a traité de la navigation de l’Algérie. — Un ministre disait que l’Algérie fournirait 15 000 marins à notre inscription maritime. — Un autre proposait d’y former des villages maritimes composés de Bretons et de Normands. — Jusqu’à présent, l’Algérie a augmenté les dépenses de marine de 12 millions, et a été l’occasion de la perte de plusieurs vaisseaux de nos flottes. Les villages maritimes n’ont pu que défrayer par leur ridicule les feuilletons de la presse algérienne.

Dans la navigation ouverte par l’Algérie, c’est l’étranger qui a eu sa bonne part, ainsi qu’il l’a eue dans le commerce. Voici les résultats du mouvement de la navigation en 1846 :

Navigation. Il est entré dans les ports de l’Algérie, navires français. 2 523
Navires étrangers 5 078
Pêche du corail. La pêche du corail a occupé, bateaux 118
Sur ce nombre, la France en avait 1
Pêche du poisson. La pêche du poisson a occupé, bateaux 475
Sur ce nombre, la France en avait 19

C’est ainsi que les choses se passent depuis notre occupation de l’Afrique. Les ports qui payent leur part des 131 millions que coûte l’Algérie furent naturellement blessés en voyant la navigation qui leur avait été promise passer aux mains des étrangers : ils devaient réclamer. L’ordonnance du 16 décembre 1843 a fait droit à ces réclamations, en réservant à la navigation française la plus grande partie des transports et en grevant de droits la navigation étrangère : tout aussitôt l’intérêt colonial se plaint de ce que les objets importés coûteront aux colons plus cher que s’ils étaient importés par navires étrangers. Cette mesure est prise dans l’intérêt des armateurs. Les colons sont trop pauvres pour payer à ce prix l’amitié des négociants français. Ces plaintes sont fondées aussi bien qu’étaient fondées les plaintes des producteurs français, qui voyaient leurs produits exclus de l’Algérie par la concurrence étrangère. Ce ne sont ni les colons ni les négociants qu’il faut blâmer de ces récriminations réciproques, ce sont les hommes d’État qui, ne sachant prévoir des difficultés inévitables, ont laissé engager le pays dans une voie sans issue.

RÉSUMÉ.

L’examen des faits a établi que la question économique de l’Afrique pouvait se résumer ainsi qu’il suit :

Le Français ne peut s’acclimaterà l’état de travailleur en Algérie : son enfant ne peut pas s’y élever dans les conditions de familles de travailleurs.

En supposant qu’il en soit autrement et en mettant de côté la difficulté de déplacer les Arabes, — en s’emparant de la terre arable, on n’aura qu’une terre nue qui, lorsqu’elle aura absorbé toutes les dépenses nécessaires pour sa mise en valeur, sera aussi chère que la terre en France.

La colonisation civile européenne ne peut réussir : la colonisation militaire ne le peut davantage. Les produits alimentaires à créer par le travail européen reviennent à des prix exorbitants, et ne peuvent supporter la concurrence, ni des mêmes produits créés en Europe, ni de la culture indigène. On a renoncé aux produits tropicaux. Les produits industriels n’ont pas d’avenir.

En supposant que l’Algérie produise, quel est l’avantage pour la France ? Pour obtenir ces produits, elle devra les payer. Elle aura donc en perte les 1 300 millions qu’elle a déjà jetés à l’Afrique, et les 130 millions qu’elle jette chaque année dans ce gouffre sans fond. Aujourd’hui, c’est au profit de l’étranger que se font en grande partie le commerce et la navigation.

Pour soutenir une pareille entreprise, nous avons déjà sacrifié plus de 120 000 soldats, et nous en sacrifions 6 000 à 7 000 chaque année. Tout cela est dans l’ordre colonial : ceux qui approuvent le colonisme doivent trouver tout cela bon. Pour moi qui voudrais voir la France débarrassée du colonisme, je trouve tout cela mauvais.

DESJOBERT,

Député de la Seine-Inférieure.

_______________________

[1] Voir le t. XVII, p. 121 (numéro de mai 1847), et le t. XVIII, p. 89 (numéro de septembre 1847.)

[2] Richesse des nations, liv. IV, chap. VII.

[3] Cette somme a été établie à la séance de la Chambre des députés, du 9 juin 1844, d’après des documents recueillis par la commission d’Afrique.

[4] La France en Afrique, p. 5, par M. le secrétaire de la présidence du Conseil des ministres.

[5] Idem, p. 69.

[6] Idem, p. 90.

[7] Idem, p. 38.

[8] Carte de l’Afrique septentrionale, distribuée à la Chambre.

[9] Discours à la Chambre des députés.

[10] Journal de l’Algérie du 12 juillet 1844.

[11] Recherches sur la géographie et le commerce de l’Algérie méridionale, p. 116.

[12] Lettre du maréchal Bugeaud au duc de Montmorency, du 4 octobre 1844.

[13] Déclaration du maréchal à la commission des crédits d’Afrique de 1844. Séance du 7 mai.

[14] La France en Afrique, p. 39. — Du commerce de l’Algérie, p. 33.

[15] Nous avions prévu le résultat aujourd’hui déploré, dès 1837, dans la Question d’Alger, p. 182, et dès 1844, dans l’Algérie en 1844, p. 123.

[16] La France en Afrique, p. 39. — Du commerce en Algérie, p. 33.

[17] En France, les évaluations sont faites en partie d’après des tarifs remontant à 1826. — En Angleterre, les exportations sont évaluées d’après la valeur actuelle, et les importations sont évaluées d’après un tarif qui remonte à 1660 et à 1725 ; il ne peut donc y avoir de rapport entre la somme des importations et celle des exportations : lorsqu’on veut les réunir, on est obligé d’assimiler la valeur inconnue de l’importation à la valeur déterminée de l’exportation. (Statistique de la Grande-Bretagne, par M. Moreau de Jonnès, t. II, p. 7.)

[18] Esquisse de l’État d’Alger, p. 106.

[19] Quatorze observations, p. 32.

[20] Discours des 24 avril 1834 et 20 mai 1835.

[21] Richesse des nations, liv. IV, chap. VII.

[22] « Si les bulletins étaient véridiques, l’Afrique serait dépeuplée d’hommes et de bestiaux ; depuis 1830, nous avons pris, d’après eux, 18 720 400 moutons, 3 604 600 bœufs, 917 320 dromadaires ; nous avons conquis 3 184 tribus. » Considérations sur l’Algérie, par M. Bodichon, docteur-médecin à Alger. 1845.

[23] Rapport du 21 juin 1842, pag. 42 et 43.

[24] Rapport du 21 juin 1842, p. 45.

[25] Même rapport, p. 45.

[26] Rapport de M. Charles Dupin, p. 42.

[27] Le principal des quatre contributions directes s’élève, pour 1849, à  252 434 000 fr.

L’Algérie a coûté, en 1846, sans compter les dépenses du recrutement131 641 000 fr.

[28] Discours du 20 mai 1835 et du 24 avril 1834. — Voir le discours de M. H. Passy du 1er mai 1834, qui a jeté de si vives lumières sur la question.

[29] Pétition des colons d’Alger, du 4 janvier 1834.

[30] L’Algérie, 6 janvier et 2 avril 1844.

[31] Commission d’Afrique, p. 512.

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